Bande dessinée et SF pré-1945 : le grand silence des années 1920

Pour cet avant-dernier article de la série « Bande dessinée et SF pré-1945 », peu d’affirmations et beaucoup d’interrogations. Si je récapitule les cinq articles précédents, j’en arrive à la situation suivante : au tout début du XXe siècle, entre 1905 et 1915, G.Ri s’inspire graphiquement à la fois de son prédécesseur Robida et de l’iconographie vernienne pour offrir des variations humoristiques dans la veine de la « fantaisie scientifique ». À l’autre bout de ma période, au début des années 1940, la science-fiction se constitue comme genre graphique codifié sur le modèle du roman populaire et entre dans l’ère d’une production de masse marquée par des récits complets dans des collections à bas prix comme Les Cahiers d’Ulysse. Cela donne lieu à des oeuvres fortement inspirées de modèles américains comme Vers les mondes inconnus de Liquois. Quant à la fantaisie scientifique, elle n’est pas oubliée avec des oeuvres comme Le professeur Fulminate et le docteur Vorax d’Erik.

Mais que se passe-t-il dans les années 1920 et 1930 ? C’est ce que je vais essayer de comprendre dans les deux derniers articles.

La fin de l’ère de l’anticipation

Reprenons : jusque vers 1915 G.Ri continue de proposer des feuilletons graphiques de science-fiction dans Les Belles Images. J’étais parti de l’hypothèse que les oeuvres de cet auteur peu connu consacrait l’entrée de la science-fiction dans la bande dessinée, par l’angle de la fantaisie graphique (Robida étant surtout un illustrateur faisant peu appel aux techniques séquentielles). G.Ri propose en effet une habile synthèse entre le style graphique du dessin de presse, la structure narrative de l’imagerie populaire, et les thématiques et l’imagerie de la proto-science-fiction du XIXe siècle.

Et puis, en essayant de chercher des successeurs immédiats à G.Ri (qui semble lui-même cesser de s’intéresser à la fantaisie scientifique autour de 1915), j’ai plutôt été déçu. Les illustrés de l’époque (consultés grâce à leurs numérisations) comme Les Belles Images, La Jeunesse Illustrée, Pierrot, L’Epatant, ne semblent pas proposer d’autres bandes dessinées de science-fiction. Les grands héros graphiques français de l’immédiat après-guerre sont notamment Bécassine, Les Pieds Nickelés, l’Espiègle Lili, Frimousset ou encore les adaptations de Laurel et Hardy et Charlot, mais aucun d’entre eux ne vivent des aventures inspirées par la science-fiction. Même Bibi Fricotin, qui pourtant va faire son « tour du monde » dans un album de 1930 édité par la SPE, à l’image du Phileas Fogg de Verne, ne s’aventure pas dans la science-fiction avant les années 1950. Je ne prétends pas ici avoir effectué une vérification exhaustive, et des plus érudits de mes lecteurs sur cette période sauront peut-être me donner tort. Mais à première vue pas de science-fiction graphique dans les années 1920.

De ce constat, je pense qu’il faut donc dire que les oeuvres de G.Ri, loin d’être le début d’un nouveau genre, marquent la fin d’un temps, celui de l’anticipation scientifique et de la proto-science-fiction du XIXe siècle. Elles en sont un écho graphique, mais n’arrive pas à la renouveler.

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« Un lointain voyage » de Pouf, dans Guignol, le cinéma de la jeunesse, 1933

Ainsi, la première oeuvre graphique de science-fiction de l’entre-deux-guerres semble être Un lointain voyage, d’un certain Pouf, exhumée par l’excellent site ArcheoSF, et publiée dans Guignol, cinéma de la jeunesse. Un an après, Saint-Ogan commence Zig et Puce au XXIe siècle dans Dimanche-Illustré, puis en album chez Hachette en 1935. Saint-Ogan (né en 1895) dit dans ses mémoires avoir lu et apprécié G.Ri pendant sa jeunesse. Son inspiration est la même : celle de la fantaisie scientifique et de l’anticipation, ici avec le thème récurrent de « la ville en l’an 2000 ». Sans doute faut-il imaginer que pour le lecteur de 1934 cette thématique a un petit parfum rétro, avec ces voitures volantes rappelant Robida et ses thèmes à la Jules Verne, décédé quelque trente ans plus tôt.

 

Puis, entre 1937 et 1939, Saint-Ogan s’engage dans une bande dessinée feuilletonesque de science-fiction dans son journal Cadet-Revue, Le Rayon mystérieux. J’avais déjà évoqué cette oeuvre passionnante et surprenante et y reviendrais dans le dernier article de la série. Disons simplement qu’il se rapproche en partie de l’histoire de Spirou par Rob-Vel intitulée « L’îlot mystérieux », dessinée dans le belge Journal de Spirou exactement aux mêmes dates (1938-1940). 1936-1938, ce sont aussi les années de Futuropolis de Pellos dans Robinson et de Saturne contre la Terre de Giovanni Scolari dans Le Journal de Toto et des Conquérants de l’avenir de Kurt Caesar. En trois ans, au moins cinq oeuvres de science-fiction sont publiées dans des journaux français pour enfants, bien plus étendues que les épisodes ponctuels de G.Ri.

Donc, entre 1915 et 1933, il n’y aurait rien, et entre 1933 et 1936 presque rien. Un silence de vingt ans sans science-fiction graphique qui pose deux questions : Comment expliquer cette absence dans une bande dessinée pour enfants pourtant en pleine croissance ? Qu’est-ce qui enclenche le redémarrage du milieu des années 1930, efficace au point de provoquer l’explosion du genre dans la décennie suivante ?

Je tenterais de répondre à la première question dans cet article, et à la deuxième dans un article suivant.

Une absence surprenante

Avant d’avancer des explications, je vais commencer par justifier ma surprise. Elle est liée à plusieurs constats qui sembleraient être en mesure de favoriser le développement, dès les années 1920, d’une science-fiction graphique dans le cadre de la bande dessinée pour enfants.

Le premier constat est l’existence, depuis le début du siècle, d’une science-fiction littéraire pour enfants, ou populaire, à large diffusion et relativement prolifique, au-delà du modèle de Verne. J’ai déjà cité certains de ses auteurs : Arnould Galopin, avec Le Docteur Omega (1906), Jean de la Hire qui crée Le Nyctalope, héros scientifique, précurseur des super-héros (1908), ou encore Paul d’Ivoi… Par ailleurs, ces auteurs sont édités ou réédités par Albin Michel, Fayard ou les frères Offenstadt qui publient aussi des revues de bande dessinée. En d’autres termes, il existe un fonds littéraire de science-fiction, plus récent que Verne, connu des éditeurs et sans doute connu de certains enfants, pour servir de base à des récits graphiques.

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Une illustration pour Le Docteur Oméga d’Arnould Galopin, 1906 : exagération de l’imagerie gravée vernienne

 

D’ailleurs, second constat : d’autres genres de récits graphiques d’aventures se développent durant la période, y compris des genres qui pourraient sembler étrangers au domaine français comme le western, qui connaît un bon succès dans les revues pour enfants de l’époque. Ainsi, l’argument selon lequel la science-fiction paraîtrait trop étrangère et novatrice pour les éditeurs ne tient pas vraiment dans la mesure où ils puisent, ou invitent leurs auteurs à puiser, dans le fonds du roman d’aventures populaire.

Et sur le plan iconographique, nous avons vu qu’il existe aussi des sources d’inspirations possibles : Robida, G.Ri, l’iconographie vernienne, ou, plus récents, l’iconographie des romans de science-fiction pour enfants. Il est d’ailleurs amusant de constater que Saint-Ogan, cinq ans avant Zig et Puce au XXIe siècle, réalise des illustrations inspirées de la fantaisie scientifique pour le roman Caddy-Caddy, chez Hachette.

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Illustration de Saint-Ogan pour le roman Caddy-Caddy de Pierre Humble (1929) : une imagerie d’anticipation présente dans le roman pour la jeunesse

 

Bref, plusieurs conditions sont réunies, et pourtant, rien n’est créé…

De quelques hypothèses…

Nous en sommes donc réduits à des hypothèses. Et pour tenter de les résoudre, je vais examiner d’un peu plus près les deux oeuvres qui rompent l’apparent silence de vingt ans déclenché après la fin des épisodes de G.Ri.

J’ai déjà dit quelques mots de Zig et Puce au XXIe siècle. Ce qui nous intéresse ici est sa très forte parenté avec « Dans la planète Mars » de G.Ri que Saint-Ogan » modernise graphiquement en transposant l’esthétique Belle Epoque inspirée de Robida aux apparences de la vogue Art Déco.

On retrouve les mêmes sources d’émerveillements, à chaque fois légèrement décalées (un voyage spatial, sur Vénus au lieu d’être sur Mars, une ville futuriste, celle du XXIe au lieu d’être une ville extraterrestre), jusqu’aux champignons géants « verniens ». Nous sommes toujours dans le registre de l’anticipation qui consiste, principalement, à extrapoler un futur urbain extraordinaire. La suite des aventures de Zig et Puce les amène, sans leur pingouin Alfred, sur la planète Vénus où ils rencontrent, cette fois, de véritables extraterrestres. Là encore, le thème de l’extraterrestre est depuis la fin du XIXe siècle, un des éléments clés de l’anticipation européenne, présent aussi chez G.Ri.

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Parcours d’un motif iconographique (de droite à gauche et de bas en haut) : les champignons géants, des entrailes de la Terre chez Riou pour Jules Verne (1864) à la planète Mars chez G.Ri (1915) jusqu’à Venus chez Saint-Ogan (1934)

 

Il est à la fois plus facile et plus difficile de comprendre « Un lointain voyage » du dessinateur Pouf, ce dernier étant d’ailleurs pour moi complètement inconnu, sauf s’il s’agit d’un pseudonyme. Il raconte l’histoire de Maryse et son fils Charlot qui, pendant un séjour chez un oncle excentrique, se retrouvent envoyés sur la planète Mars. Ils vont y rencontrer des extraterrestres, sorte de canard à trompes d’éléphant, et sont menacés de devenir des pièces de musée jusqu’à ce qu’ils se rendent compte que… leur expédition n’est qu’une farce orchestrée par un méchant ingénieur voulant tourner un film de science-fiction sans payer des acteurs professionnels ! L’expédition sur Mars n’a jamais eu lieu et les extraterrestres sont des figurants déguisés. Le contexte de publication est ici important : Guignol, le cinéma de la jeunesse, édité par les éditions de Montsouris est, comme son nom l’indique, une sorte de « cinéma de papier » qui joue constamment d’une mise en abyme théâtrale pour proposer des récits complets d’aventure, sans doute inspirés par des succès cinématographiques ou du roman populaire. En proposant une fin qui transforme réellement l’aventure en film, le dessinateur Pouf ne fait, dans le fond, que montrer au grand jour qu’il dessine non pas un récit d’anticipation, mais la représentation d’un récit d’anticipation. Ainsi le côté extraordinaire de l’aventure est bien reléguée au rang de fiction, seule restant dans l’aventure « réelle » les éléments plausibles relevant plus du roman policier (enlèvement de l’oncle, perfidie de l’ingénieur…).

De fait, cette fin en queue de poisson pour un récit qui aurait pu, somme toute, passer pour un roman de science-fiction à la française, avec campagne perdue, savant honnête trahi par son adjoint et jeune couple innocent, a été reprise par Saint-Ogan puisque Zig et Puce au XXIe siècle se termine par le réveil des deux enfants qui n’ont fait que rêver le siècle passé et la planète Vénus. Les deux récits semblent être des histoires de science-fiction qui refusent de s’assumer comme telles. C’est un de leurs points communs, le second étant leur caractère d’exceptions au sein de la collection qui les accueille. Car autant Zig et Puce au XXIe siècle est la première histoire de science-fiction de la série Zig et Puce, autant « Un lointain voyage » est la première histoire de science-fiction de la revue Guignol. L’exceptionnalité du récit ne semble pas pouvoir s’intégrer en tant que tel à l’ensemble éditorial et doit se justifier par le recours au rêve, ou à la mise en scène. Dans les deux cas l’anticipation est présentée comme une invraisemblance. Les éléments comiques présents dans les deux récits participent d’ailleurs à en faire, en partie, des parodies de roman d’anticipation.

À partir de cette impossibilité éditoriale à assumer un récit graphique de science-fiction, ne peut-on pas déduire une hypothèse selon laquelle l’invraisemblance des motifs science-fictionnels, qui pouvait passer il y a vingt ans dans Les Belles Images (et encore, sous couvert de parodie vernienne et chez un seul auteur), ne peut désormais s’assumer dans un récit pour enfants ? Car durant ces vingt ans l’image de l’enfant a changé, et les réflexions quant à son éducation, et au rôle joué par les éditeurs spécialisés dans cette éducation, ont agité les éducateurs catholiques comme laïques, qui commencent à dresser des listes de « bonnes » et « mauvaises » revues ». Après tout, la science-fiction sera fortement critiquée durant les débats qui précèdent la loi du 16 juillet 1949, en particulier accusée de semer le trouble dans l’esprit des enfants en diffusant les images d’une science faussée et trop fantasmatique.

L’argument paraît de nos jours ridicule (quoique… on le retrouve dans d’autres débats de nos jours…) mais les travaux de recherche sur la critique de la littérature pour la jeunesse de cette époque et des époques précédentes ont montré que le reproche « d’invraisemblance » est fréquent (voir notamment Annie Renonciat, Jean-Yves Mollier…). Les contes de fées sont parfois attaqués sur ces mêmes arguments. Alors la science-fiction aurait implicitement été mise à l’écart pendant vingt ans par les éditeurs et auteurs pour respecter l’éducation de l’enfant…

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Illustration de Jacques Touchet pour L’Ether-alpha d’Albert Bailly (1929) : tout l’art de la modernité 20’s au service de la science-fiction graphique.

Ce n’est bien sûr qu’une hypothèse qui a aussi ses contradictions : l’argument tient pour une partie de la presse, mais comment expliquer que des éditeurs populaires, peu préoccupés d’enjeux pédagogiques, comme les frères Offenstadt, ne se soient pas plongés dans ce genre qui rencontre un bon succès dans le roman populaire ? Par ailleurs, des romans d’anticipation « conformes à la science » semblent acceptés par les pédagogues, comme L’Ether-Alpha d’Albert Bailly, prix Jules-Verne en 1929 ; alors pourquoi ne pas imaginer des bandes dessinées du même ordre ? Pourquoi aurait-on interdit pour l’image ce qui existe à l’écrit ? Certes, la place de l’image dans la société de l’époque est nettement moins noble, et donc jugée plus dangereuse. Quoi qu’il en soit je reste persuadé que l’explication est plus à chercher du côté de blocages éditoriaux que de blocages esthétiques, puisque la tradition visuelle de l’anticipation, sous couvert de fantaisie scientifique, existe bien… Les admirables gravures en noir et blanc de Jacques Touchet pour L’Ether-Alpha, porteuses du modernisme pictural de son temps, auraient pu inspirer d’autres dessinateurs (certaines scènes vénusiennes de Zig et Puce au XXIe siècle comportent les mêmes jeux d’ombre).

 

Surtout, dernière question à laquelle je tenterais de répondre lors du dernier épisode de cette série d’articles : comment expliquer que, en l’espace de trois ans, la tendance s’inverse et la science-fiction graphique explose chez les auteurs et éditeurs français ?

6 réflexions au sujet de « Bande dessinée et SF pré-1945 : le grand silence des années 1920 »

  1. Férocias

    Bonjour,
    Tout d’abord merci pour la mention d’ArchéoSF.
    Un Lointain voyage n’est pas la seule BD (souvent ce sont des récits sous bande plutôt que des BD au sens moderne du terme) à être publiée à cette période. Pouf (je ne sais pas qui se cache derrière ce pseudonyme) en a publié au moins deux autres en 1933-1935.
    Dans les périodiques pour la jeunesse on trouve d’autres récits sous bande entre 1915 et 1933 (même pendant la guerre par exemple en 1917-1918).. Il est vrai que la récolte est souvent médiocre tant en terme de quantité que de qualité.
    Cordialement

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    1. mrpetch Auteur de l’article

      Bonjour,

      Merci pour votre commentaire.
      Je pense que « Pouf » est le pseudonyme d’un dessinateur peut-être plus connu (ou connu hors de la bd ?) mais il faudrait faire le tour des dessinateurs pour l’identifier…

      Quand vous dites que « Un lointain voyage n’est pas la seule BD » entre 1933 et 1935, voulez-vous dire « la seule bd de science-fiction » ? Si c’est le cas, ça m’intéresse, même médiocre. J’ai effectivement trouvé des bandes dessinées « avec texte sous l’image », en abondance même, dans les revues de l’époque, mais rien en SF

      Répondre
      1. Férocias

        Bonjour,
        Je parle bien de BD de SF.
        Je vais faire une liste (sans doute non exhaustive) . Il y en a quelques-unes ayant des éléments conjecturaux sur la période 1933-1935.
        Cordialement

        Répondre
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