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Pour une histoire sociale de l’auteur de bande dessinée (1)

S’il est un domaine de l’histoire de la bande dessinée peu étudié, et dont l’historien n’a qu’une vision micro-historique et non globale, c’est l’histoire sociale de l’auteur de bande dessinée. On parle souvent des oeuvres et des éditeurs, dont les évolutions sont connues pour l’essentiel, mais derrière il y a aussi des auteurs, ou plutôt une communauté d’individus partageant une même profession ; et dans ce domaine les études les plus représentatives ne sont pas celles qui concerneraient les pointures du métier, dont on fait pourtant des biographies.

Alors m’est venu l’idée de cette série d’articles, un peu spécialisée certes, dont l’objectif est d’ouvrir quelques pistes historiques sur un domaine peu étudié. On pourra se reporter, en introduction, à l’article fondateur du sociologue Luc Boltanski « La constitution du champ de la bande dessinée » (disponible en ligne sur Persée) qui analyse avec précision l’évolution du métier entre 1960 et 1970, et la « création » d’une profession aux contours jusque là mal déterminés. On pourra se reporter aussi, en guise de comparaison, à un récent ouvrage intitulé Vivre des arts du dessin en France, XVIe-XVIIIe de Martine Vasselin qui donne, par son chapitrage, une bonne idée de ce que pourrait être un « Vivre de la bande dessinée en France ». Je me limiterais toutefois au XXe siècle, que je connais le mieux, mais les problématiques sont certainement transposables au XIXe siècle.

 

(1) Piste 1 : la transmission des savoirs 1 / 2 : évolution et concurrence des structures

Par l’expression un peu pompeusement académique de « transmission des savoirs », j’entends la réponse à cette question simple : comment est-ce que les jeunes auteurs apprennent leur métier et, inversement, comment est-ce que les vétérans transmettent leur « savoir-faire ». Bref, par quels moyens la profession s’arrange pour assurer la transmission d’un héritage de pratiques ?

Sans doute est-ce là le point le plus décisif dans le questionnement sur la transmission des savoirs. Car auteur de bande dessinée, qu’il s’agisse de scénariser ou de dessiner, n’est pas une profession qui nécessite un cheminement balisé, et encore moins un concours ou un diplôme, pour y arriver. Cela s’observe encore de nos jours, au vu de la diversité des parcours de chaque auteur. Globalement, au XXe siècle les auteurs de bande dessinée suivent trois types de formation différentes (qui peuvent d’ailleurs se combiner) :

-les écoles d’arts

-l’apprentissage par les pairs

-l’autodidactie

On peut déjà pointer des structures ou des types de structure récurrentes.

 

Les écoles d’art : chronologie et exemples

Assez logiquement, lorsque des dessinateurs ont suivi une formation, il s’agit d’une formation dans une école d’art. Il faut distinguer alors deux époques : avant et après les années 1970. Avant cette période, il n’existe pas véritablement d’écoles d’art proposant spécifiquement des cours de bande dessinée, ou du moins de dessin conçu sur le mode narratif. Les futurs dessinateurs reçoivent alors une formation artistique généraliste, et ce n’est qu’après, dans la foulée de leur carrière, qu’ils se dirigent, volontairement ou non, vers la bande dessinée. Après 1970 des formations spécialisées apparaissent, soit pour l’illustration livresque d’une façon générale, soit pour la bande dessinée. Une étape importance est franchie lorsqu’en 1968 s’ouvre à l’Institut Saint-Luc de Bruxelles le premier cursus d’enseignement de la bande dessinée en Belgique. Progressivement, d’autres formations apparaissent, mais il n’existe pas à proprement parler « d’école de bande dessinée ». Du moins jusqu’en 2001, avec la création de l’atelier-école L’Iconograf qui délivre, à Paris, à Strasbourg ou à distance, une formation directement orientée vers la bande dessinée. Mais dans la majorité, les cursus de formation en école sont des cursus intégrés à des formations plus généralistes.

 

Passons en revue quelques unes des écoles les plus importantes…

L’Institut Saint-Luc de Bruxelles est la première école des Beaux-Arts du domaine francophone a ouvrir explicitement une section bande dessinée en 1968. Elle est alors dirigée par Eddy Paape, auteur des revues Tintin et Spirou. Lui succède en 1976 son ancien élève et assistant Claude Renard qui, sous le nom « d’Atelier R », ouvre l’enseignement aux nouvelles esthétiques graphiques de l’époque et à davantage d’expérimentation. Depuis, l’Institut Saint-Luc est resté une institution de l’enseignement de la bande dessinée et a formé plusieurs générations de dessinateurs belges.

L’Ecole nationale des arts décoratifs de Paris et, plus récemment, sa petite soeur de Strasbourg ont vu passer un certain nombre d’auteurs de bande dessinée. En apparence, leur priorité ne va pas à la bande dessinée, même si la tendance aux arts appliqués à l’industrie et à la communication peut mener à la bande dessinée. Pourtant, c’est depuis longtemps que ces écoles des arts décoratifs forment des dessinateurs de bande dessinée puisqu’autour de 1911, Alain Saint-Ogan, créateur de Zig et Puce, passe par l’institution parisienne. Dans les générations suivantes, Martin Veyron, JC Denis et Jacques Tardi sont également formés à l’ENSAD dans les années 1970. Parmi les auteurs contemporains qui en viennent (source : Wikipédia), on notera par exemple Denis Bajram, Phillipe Dupuy, Emmanuel Guibert, J-C Denis, André Juillard, Wandrille, Aude Picault, Benoît Preteseille, Matthieu Lauffray et Pénélope Bagieu. A Strasbourg, où l’école a été fondée en 1892, l’ouverture d’un atelier illustration (livre illustré et bande dessinée) par Claude Lapointe en 1972 suscite plusieurs vocations d’auteurs de bande dessinée au sein de cette école plus récente : Simon Hureau, Mathieu Sapin, Lisa Mandel, Boulet, Chabouté, Marjane Satrapi, Blutch, Anouck Ricard.

Pour ce qui des écoles des Beaux-Arts françaises, elles ont pu voir passer des dessinateurs de bande dessinée, mais depuis les années 1990, deux écoles d’art sortent particulièrement du lot par leurs sections dédiées à la bande dessinée.

L’Ecole européenne supérieure de l’image, basée à Poitiers et à Angoulême pour sa section bande dessinée, est fondée en 1995, et fonctionne autour de plusieurs spécialités : bandes dessinées, création numérique, images animées et pratiques émergentes. Une interprétation très contemporaine de l’art pour une école très liée à la bande dessinée puisque partenaire de la Cité de la bande dessinée : l’EESI fait partie des équipements qui ancrent définitivement la ville d’Angoulême comme lieu de référence pour la bande dessinée en Europe (festival, ouverture du CNBDI en 1990…). De plus, le « master bande dessinée » est un vrai diplôme universitaire, validé par l’Université de Poitiers. Beaucoup d’auteurs en viennent, comme Nicolas de Crécy, François Ayroles, mais aussi Fabrice Neaud qui fait d’ailleurs de la ville d’Angoulême le lieu de son Journal. Parmi les professeurs, on trouve Dominique Hérody, Thierry Smolderen et Thierry Groensteen : des théoriciens, donc, car l’école attache une certaine importance à l’enseignement théorique.

Dans une moindre mesure, l’école Emile-Cohl de Lyon, fondée en 1984, est également un lieu important pour la bande dessinée. Il s’agit d’une école spécialisée dans l’enseignement du dessin, sous toutes ses applications professionnelles (dessin animé, infographie, jeu vidéo, animation) dont la bande dessinée. La spécialisation vers la bande dessinée intervient en troisième année, dans une section « Edition ». Y enseigne Jean Claverie, Florence Dupré-Latour, Vincent Dutrait, Yves Got, Jérôme et Olivier Jouvray. Parmi les anciens élèves, on trouve Fred Bernard, Matthieu Blanchin, Hippolyte.

Qu’en retenir ? D’abord que, pendant très longtemps et encore aujourd’hui, la bande dessinée n’est pas vue comme une formation unique, ce qui implique que les dessinateurs passés par les écoles possèdent par ailleurs les rudiments d’autres arts. D’une façon générale, toutefois, les écoles d’arts appliqués sont des lieux privilégiés pour les dessinateurs de bande dessinée dans la mesure où elles débouchent nécessairement sur du dessin « commercial », dans l’édition ou la publicité, contrairement aux Ecoles des Beaux-Arts. Par exemple, de nombreux dessinateurs de bande dessinée passent par l’Ecole des arts appliqués Duperré où a enseigné Georges Pichard : Gotlib, F’Murr, David B., Killofer, Olivier Ledroit, Annie Götzinger…

Et puis les années 1970, puis 1990, voient l’apparition d’écoles pour former les dessinateurs de bande dessinée et transmettre le métier dans des formations diplômantes. Resterait maintenant à analyser plus en détail l’enseignement délivré dans ces écoles, son évolution au cours du temps, et à distinguer les noms de certains professeurs dont la carrière est marqué par l’enseignement sur la bande dessinée plus que par la production d’oeuvres illustres, mais qui demeurent néanmoins des rouages importants de la profession par leur engagement en faveur de la transmission du savoir.

 

Le studio, modèle de l’apprentissage par les pairs

Dessinateur de bande dessinée fait partie de ces professions où la formation par les pairs a toujours été un modèle important d’apprentissage. Mais elle n’a pas toujours été aussi structurée qu’avec les « studios », modèle venu des Etats-Unis qui apparaît en Belgique après la seconde guerre mondiale. Le studio le plus connu, si ce n’est le premier, est le Studio Hergé fondé en 1950 où travailleront Edgar P. Jacobs et Bob de Moor. On pense ensuite, face à Hergé, à Jijé qui forme auprès de lui André Franquin, Morris, Will et Peyo qui travailleront tous les trois à Spirou. Mais par la suite, de générations en générations, le système du studio est choisi par beaucoup d’auteurs belges qui y voient un modèle de transmission des savoirs de pair à pair et de formation dans le feu de l’action. Greg sera à l’origine du studio Greg dans les années 1960, où seront formés Dupa, Hermann, Mitteï, Dany, Bob de Groot et Turk. De la même époque date le studio Peyo où l’on retrouve Walthéry, Derib, Gos, de Gieter et Wasterlain.

Le fonctionnement de base du studio est la hiérarchisation entre un « maître » et différents élèves-assistants. Ces derniers sont formés en aidant le maître sur ses séries en cours, par exemple en ce qui concerne les décors. En échange, ce dernier les aide en leur apprenant le métier, en leur proposant du travail dans une revue, en scénarisant pour eux des séries. Ce fonctionnement est concrètement inséré dans la vie professionnelle. Il varie en effet énormément en fonction de la personnalité du « maître ». Les assistants d’Hergé ont du s’extraire de son influence pour concevoir leurs propres séries, alors que les assistants de Greg étaient au contraire soutenus par ce dernier qui scénarisa Olivier Rameau pour Dany, Chlorophylle pour Dupa, Bernard Prince pour Hermann. On pourrait aussi creuser les conditions d’existence des studios : s’agit-il, comme dans le cas du Studio Hergé, de véritables entreprises institutionnalisées et portées vers la commercialisation d’une franchise, ou d’ateliers collectifs plus informels ? Enfin, le fonctionnement en studio pose bien plus que l’école la question de l’héritage et des influences, dans une formation où l’imitation est le fondement de la transmission des savoirs. Ainsi pourrait-on s’interroger sur la façon dont un auteur se détache ou, au contraire, suit fidèlement son aîné. Des comparaisons entre Jacobs et Bob de Moor par rapport à Hergé, ou entre Hermann et Dupa par rapport à Greg, seraient à ce titre éclairantes pour comprendre, très exactement, les gestes et les pratiques transmises par un auteur à ses élèves.

Entre l’école et le studio, ce sont deux modèles de transmission des savoirs qui s’affrontent : d’une part l’enseignement, où la transmission se fait hors du cadre professionnel, et d’autre part l’apprentissage, où s’imbrique l’acquisition d’un savoir-faire et l’insertion dans un métier. Quelles différences entre ces deux méthodes ? Il faudrait creuser pour savoir si on peut les caractériser, temporellement et géographiquement. Le modèle du studio semble en effet typique de la bande dessinée belge pour enfants des années 1950-1960, alors que le modèle de l’école est plus tardif. Mais cela resterait à vérifier pour éviter les généralités et les erreurs.

 

L’autodidactie

L’autodidactie est un grand mystère de la bande dessinée puisque le plus célèbre dessinateur autodidacte est Hergé, qui, selon ses historiens, n’a pas suivi de cours de dessin et aurait appris « sur le tas » et par l’observation de quelques autres dessinateurs de son époque comme Benjamin Rabier, Alain Saint-Ogan et George McManus. Il demeure donc qu’un certain nombre de dessinateurs de bande dessinée, en particulier avant les années 1950, sont de parfaits autodidactes. Logique à une époque où les écoles d’arts sont peu nombreuses et peu accessibles et où les jeunes dessinateurs commencent à travailler autour de 18-19 ans et pratiquent surtout le démarchage où la formation importe finalement moins que le travail effectif.

L’autodidactie est difficile à évaluer et définir. Elle est souvent le fait d’auteurs ayant commencé par des petits métiers dans la presse illustré (pigiste, chroniqueur, romancier, voire assistant de rédaction), à l’image de Maurice Tillieux, et qui semblent avoir appris le dessin sur le tas. A ce titre, on peut s’interroger sur le rôle pris par certains phénomènes spécifiques dans la transmission du savoir par autodidactie :

  • les manuels « comment devenir dessinateur », qui existent au moins depuis le milieu du siècle, et ont pour objectif de diffuser chez les jeunes un goût du dessin. En 1969 paraît Comment on devient créateur de bandes dessinées par Franquin et Jijé qui, semble-t-il, ouvre de nombreuses vocations
  • certaines revues pour enfants diffusent dans leur page des dessins de leurs jeunes lecteur. Didier Conrad est ainsi publié dans Spirou à 14 ans dans la rubrique Carte blanche. Or, c’est effectivement dans cette revue qu’il fait ses débuts en 1978.

L’autodidactie est probablement beaucoup plus forte chez les scénaristes dans la mesure où il n’existe pas, jusqu’à une date très récente qui voit les formations de bande dessinée inclure des enseignements « scénarios », de transmission des savoirs institutionnalisé. Parmi les premiers scénaristes « professionnels », beaucoup sont des dessinateurs ayant abandonné cette voie (René Goscinny, Jean-Michel Charlier) et ils occupent souvent, dans le même temps, des postes éditoriaux. D’autres sont des romanciers, comme George Fronval qui scénarisa de nombreux westerns en récit complet. Certains, enfins, sont simplement des « amis » de dessinateurs qui poursuivent par ailleurs une carrière de romancer ou d’essayiste, comme Benoit Peeters. Ici, il devient donc très difficile de poser la question de la transmission des savoirs dans la mesure où le scénario est tantôt transmis par une connaissance des mécanismes du dessin narratif, tantôt par l’inspiration venue d’autres domaines artistiques (littérature, cinéma…).

L’autodidactie a-t-elle encore un poids chez les dessinateurs actuels ou est-ce définitivement une caractéristique liée soit au début de siècle, soit aux scénaristes ?

 

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A titre méthodologique, une étude portant sur les structures de transmission des savoirs dans la bande dessinée pourra se baser sur quelques lectures utiles, outre les ouvrages spécialisés et autres biographies. Emmanuel Pernoud a consacré en 2003 un livre à l’enseignement du dessin au début du XXe siècle dans L’invention du dessin d’enfant. On trouve un bon résumé de la situation sur le site d’histoire de l’éducation « Le temps des instituteurs » (http://www.le-temps-des-instituteurs.fr/doc-dessin.html). Ces lectures permettent notamment de comprendre comment se transmettent les modes et les codes graphiques dès le plus jeune âge, et qu’ils correspondent aussi à des représentations du monde. Parmi les écoles citées ci-dessus, peu ont fait l’objet d’études historiques poussées. C’est le cas de l’Ecole nationale des Arts Décoratifs, dans un travail collectif en deux parties par Ulrich Leben, Renaud d’Enfert, Sylvie Martin, Rossella Froissart-Pezone (pour la première, 1766-1941, http://www.ensad.fr/spip.php?article25), et René Lesné et Alexandra Fau pour la deuxième (1941-2011). N’hésitez pas à m’informer si vous avez connaissances d’autres études importantes pour que je mette à jour cette liste.

Pierre-Crignasse d’Atak et Fil, FRMK, 2011

Tiens, le dernier appel à contribution de la revue universitaire Comicalités porte sur les rapports entre l’Allemagne et la bande dessinée… L’occasion pour moi de parler pour la première fois sur Phylacterium de bande dessinée allemande… Un domaine que je maîtrise fort peu de par ma méconnaissance de la langue, et qui est assez mal traduit en France (Ralf König et plus récemment Mawil sont les seuls qui me viennent spontanément en tête). Parfois quelques récits nous arrivent en France par le fanzine suisse Strapazin

L’album du jour sera Pierre-Crignasse, par Atak et Fil, paru en 2011 au FRMK sur une traduction de Maud Qamar. Atak a déjà été traduit en France pour sa relecture d’Alice aux éditions Amok (2002), ou pour Ada au Frémok (2007). Pour Fil, en revanche, Pierre-Crignasse est le premier album traduit en français.

Pierre-Crignasse m’intéresse moins en tant que représentant de la bande dessinée allemande que parce qu’il porte en lui une intéressante ambiguïté qu’on a vu resurgir ces dernières années dans d’autres bandes dessinées françaises : « l’adultification » des images de l’enfance ou, pour le dire autrement, comment des auteurs de bandes dessinées utilisent des conventions graphiques et narratives venues du fin fond de la culture enfantine pour y réintroduire le monde adulte.

Pierre-Crignasse : une relecture de l’enfance

Pierre-Crignasse d'Atak et Fil, chez FRMK, 2011

En lisant Pierre-Crignasse vient un sentiment d’étrangeté. Etrangeté des images, portant des couleurs vives et de facture schématique (presque « enfantine » !), images qui bouleversent les règles de perspective et de proportions, souvent bariolées et impromptues. Etrangeté de la narration, plus proche de la comptine illustrée, avec ses grandes images muettes ponctuées par des vers de mirliton. Etrangeté de l’ensemble, composé de onze histoires indépendantes, chacune centrée sur un personnage généralement enfantin : Pierre-Crignasse et sa chevelure immense, Philippe et son mauvais caractère, P’tite Pauline qui joue avec les allumettes. Car « Pierre-Crignasse », qui donne son nom à l’album, n’est qu’un des personnages que le lecteur rencontre. La figure tutélaire, sans doute.

Cette étrangeté vient d’abord de l’origine même de l’album d’Atak et Fil, qui est en réalité l’adaptation d’un classique allemand de l’album pour enfants, presque fondateur de ce type de récit en Allemagne, le Struwwelpeter, bien connu des spécialistes de la littérature enfantine. Réalisé par Heinrich Hoffmann en 1844 pour son propre fils, cet album fait évoluer la littérature enfantine de l’époque en introduisant le personnage de « l’enfant turbulent », contre-modèle éducatif qui permet d’expliquer à l’enfant ce qu’il ne faut pas faire. En effet, chacun des personnages désobéit à une règle et subit une punition exemplaire : la P’tite Pauline, à force de jouer avec les allumettes, s’immole et devient un tas de cendres. Mais derrière cette intention morale, particulièrement portée dans les comptines, le Struwwelpeter est, par ses dessins au style très libre inspiré de la caricature, une rupture avec la rigidité des quelques images que l’on trouve dans les livres pour enfants de l’époque. Certes, les éditions successives « lisseront » en partie le style original de Hoffmann. L’auteur s’inscrit pleinement dans une tradition encore très orale de la littérature enfantine, celle des historiettes illustrées, qui persistera jusqu’au XXe siècle. Les historiettes sont en effet destinées à être lues à l’enfant qui regarde les images. Hoffmann fonde en même temps, partout en Europe, la tradition de l’album promise à un bel avenir.

Couverture du Struwwelpeter d'Hoffmann, ici dans une édition de 1917

Car le Struwwelpeter est traduit dans plusieurs langues, dont en France en 1860 sous le titre de Pierre l’Ebouriffé, sur une traduction de Trim, publié chez Hachette. Apparaît alors la première grande collection d’albums illustrés pour enfants, les « albums Trim » où le traducteur décline la figure édifiante de l’enfant désobéissant et puni, par exemple avec Jean Bourreau, bourreau des bêtes en 1865. Struwwelpeter connaît par la suite d’autres traductions, dont celle de Cavanna pour l’Ecole des loisirs en 1993, Crasse-Tignasse. Il a souvent été étudié et commenté par les pédagogues et les spécialistes, tantôt comme un exemple de la morale cruelle à l’oeuvre dans la littérature enfantine du XIXe siècle, tantôt comme un ouvrage impertinent, voire subversif, où les enfants prennent plaisir à voir les énormités qui leur sont d’ordinaire interdites (et risquent fort de les reproduire !). Un colloque entier lui fut consacré en 1996, à Bruxelles sous le direction de Michel Defourny, dont on peut trouver les actes aux éditions du Théâtre du Tilleul sous le titre Autour de Crasse Tignasse. Il montre que le Struwwelpeter, au gré de ses relectures et de ses réinterprétations, est sorti du simple album de 1845 pour devenir un symbole aux lectures multiples.

La version d’Atak et Fil vient à la suite de ces relectures contemporaines qui, comme le signale Nelly Feuerhahn dans les actes dudit colloque, oscillent entre « livre d’adulte pour les enfants, ou un album jeunesse pour les adultes » (p.34). Dans un premier temps, les auteurs s’attaquent à une modernisation de l’album par les images. Ils en changent le style, mais celui-ci reste fortement inspiré par l’imagerie populaire du XIXe siècle. Il est toutefois plus adapté au lecteur contemporain, peu habitué au style des gravures populaires anciennes. Mais surtout, ils introduisent de-ci de-là, au milieu de la cohue d’images, des références à la culture enfantine contemporaine : les personnages de Tintin et Batman, mais aussi des éléments plus triviaux comme les « trolls », ces figurines à la chevelure gigantesque et flamboyantes, à la mode dans les cours de récré des années 1980. La dernière histoire, celle de Justin qui est le seul ajout à l’original, est dessinée dans un style nettement plus moderne et raconte l’histoire d’un petit garçon de notre temps qui, parce qu’il a été sage, reçoit sa X-Box à Noël !

On ne peut pourtant complètement parler de modernisation, car Pierre-Crignasse est aussi empreint d’une certaine conscience du temps de l’original et d’un archaïsme volontaire. Les auteurs n’ont pas fait la grossière erreur de supprimer des références comme celle du « moutard noir » avec ses lèvres à plateau et son anneau dans le nez, représentation archétypale du noir au XIXe siècle. On ne décèle pas l’intention vaine « d’éclairer le présent à la lumière du passé », mais simplement de faire revivre une imagerie ancienne, de lui redonner des couleurs sans « en montrer l’actualité ».

Le plaisir que l’on prend à lire Pierre-Crignasse est un plaisir d’adulte. Les auteurs ont introduit un second degré en inventant les personnages de Minou et Minet, deux chats intervenant sans cesse dans les histoires, qui sont en quelque sorte les observateurs ironiques des pauvres enfants mal élevés, les avatars des deux auteurs. Enfin, il faut souligner la qualité de la traduction par Maud Qamar, très inventive et personnelle, chose rare en bande dessinée.

« Adultification » des images de l’enfance

Cela fait quelques années qu’il me semble apercevoir dans les rayons des librairies des albums de bande dessinée qui, à l’instar de Pierre-Crignasse, bâtissent des récits pour adultes autour d’images pour enfants. Ou, du moins, des livres à double lecture qui ne sont ni des parodies de la culture enfantine (comme a pu le faire Goltib dans les Dingodossiers), ni des albums complètement pour enfants, et jouent, dans leur diffusion, sur ce double public. De faux récits d’initiation où l’adulte se reconnaît autant que l’enfant qui y devient un écho. Je pense ici par exemple à Jolies ténèbres des Kerascoët et Fabien Vehlmann, à Bestioles de Ohm et Hubert, plus récemment au Trop grand vide d’Alphonse Tabouret de Jérôme d’Aviau, Capucine et Sibylline, ou enfin au dernier album de Lewis Trondheim et Fabrice Parme, Jardins sucrés. Le sujet de ce dernier est d’ailleurs la sortie de l’enfance vue comme un monde où l’imaginaire est plus fort que la réalité, où les enfants sont les doudous des peluches et non l’inverse. Il rappelle en cela ce qui est pour moi une des meilleures bandes dessinées sur l’enfance, le comic strip Calvin et Hobbes, que je comprenais bien peu quand j’étais enfant mais qui me fait rire aux éclats une fois adulte.

La bande dessinée du XXe siècle s’est construite sur cette ambiguïté fondamentale, sur ce balancement entre la culture enfantine des histoires en images et l’âge adulte des dessins de presse, jusqu’à nos jours où des séries sincèrement créées pour les enfants en leur temps (Spirou, Tintin, Lucky Luke) sont tout autant louées par des adultes nostalgiques. Un transfert de public qui confirme combien une oeuvre n’est pas limitée à une seule interprétation, à un seul lecteur, mais qu’elle évoque pour chacun des sentiments différents. Jérôme d’Aviau, dans la préface du Trop grand vide d’Alphonse Tabouret, exprime toute l’ambiguïté de son album (qui paraît chez Ankama, un éditeur qui n’est pas spécialisé dans l’enfance) : « Les enfants peuvent lire « Alphonse Tabouret » sans problème (…). Mais il interpelle à tous les âges de la vie. ». Si on peut, cyniquement, souligner l’intérêt commercial d’une telle ambiguïté du public, on peut aussi en louer l’enjeu esthétique pour un auteur de naviguer entre deux rives. Les auteurs d’Alphonse Tabouret ont su jouer sur des codes de la narration graphique pour enfants, pour en tirer un récit adulte de qualité.

Le rapport à l’enfance dans les albums évoqués plus haut s’exprime d’abord par des images-références. Dans Jolies ténèbres, ce sont des personnages de conte de fées (princesses, prince charmant, lutins, tous plus puériles les uns que les autres) qui se retrouvent abandonnés face à une nature hostile, réduits à la taille d’insectes. Tout comme Jardins sucrés, l’album joue sur le cliché qui veut qu’un livre dont les héros sont des enfants soit nécessairement un livre pour enfants. Pour Bestioles, Ohm et Hubert s’imprégnent d’un graphisme tiré de l’animation pour la jeunesse (on pense parfois aux pokémons pour certains monstres, et on retrouve des échos de la série Dragon Ball), avec des personnages atteints de « néoténie », c’est-à-dire conservant des traits propres aux enfants bien qu’étant adultes (personnages ronds et joufflus avec de gros yeux, « mignons »), et de surcroît animaliers. A côté des références par l’image, c’est une référence à l’enfance par les styles dans la mesure où de tels personnages ne sont connus des lecteurs occidentaux que comme destinés à l’enfance. Ce n’est pas pour rien que des auteurs comme Ohm, Fabrice Parme, Jérôme d’Aviau, ont commencé leur carrière comme dessinateurs pour enfants.

C’est là que ces albums deviennent intéressants : ils fonctionnent moins sur des réalités que sur nos propres clichés culturels qui associent telle image, tel style ou tel mode de narration à la culture enfantine, pour mieux nous tromper. Par exemple, Pierre-Crignasse comme Alphonse Tabouret sont moins des bandes dessinées que des albums illustrés, où le texte et l’image se complètent de façon très libre dans la page, sans emploi de la bulle et avec un vrai travail poétique sur les textes. Or, si l’album illustré était encore considéré comme un objet pour adultes à l’époque romantique (de laquelle date d’ailleurs l’original Struwwelpeter) et encore tout au long du XIXe siècle (on en retrouve quelques traces dans l’entre-deux-guerres avec les livres d’artistes), il est, pour le lecteur du XXIe siècle, fondamentalement un objet enfantin. On aurait bien de la peine (sauf chez FRMK, justement !) à trouver des albums illustrés pour adultes, le succès de ce genre littéraire ayant été définitivement transposé, autour de 1930, à destination du public enfantin, où l’on trouve de véritables perles.

La violence et la cruauté comme irruption de l’adulte ?

Mais alors, par quels signes peut-on distinguer la transgression d’une frontière, indéniablement artificielle car forgée par plusieurs décennies de création et d’édition, entre image pour adultes et image pour enfants ? L’un des plus fréquents dans nos exemples est l’irruption de la violence et de la cruauté, par l’histoire ou par le dessin. Il est particulièrement flagrant dans Bestioles : Ohm revendique « un côté trash-mignon » (interview donnée à Li-An) qui fait que ses personnages joufflus se retrouvent à massacrer des bestioles dans la jungle, avec des giclées de sang à tous les étages, et que les allusions sexuelles ne sont pas qu’allusives (un autre point commun avec Dragon Ball, en tout cas, qui nous montre que l’interprétation « enfantine » de cette série est le fait de sa diffusion française). Violence et sexualité sont par essence des signes de la non-enfance et indiquent l’irruption du monde adulte, comme dans le film de Terry Gilliam, fort sous-estimé, Tideland, sorte de relecture hallucinée d’Alice aux pays des merveilles, roman déjà lui-même fort ambigu à cause des réinterprétations adultes qu’il a vu naître au fil du temps.

La première image Jolies ténèbres, avant l’arrivée des fées et des princesses, n’est-elle pas un cadavre de petite fille en décomposition, d’où, comprend-on, s’échappent les personnages enfantins venus de son imagination ? Une image très forte qui joue sur le contraste avec l’innocence attribuée de l’enfance. Par la suite, la cruauté va s’étendre au reste de la troupe puisque des clans vont se former, et la mort va advenir. La mort, ce tabou ultime des récits pour enfants, qui intervient d’horribles façons. On pense, en lisant cet album, à Sa majesté des mouches, ce roman de William Golding où des enfants laissés seuls sur une île déserte deviennent d’horribles sauvages sans humanité. Considérée tantôt comme une oeuvre pour enfants (parce qu’elle ne met en scène que des enfants et fonctionne selon le principe du parcours initiatique et sur la robinsonnade), tantôt comme une oeuvre pour adultes de par sa cruauté presque malsaine, le roman de Golding traduit l’ambiguïté que nous avons, en tant qu’adultes, face à une culture enfantine que nous souhaitons, hypocritement, vierge de tout le mal du monde adulte.

Le petit Konrad n'avait qu'à pas sucer son pouce !

Mais la violence dans Pierre-Crignasse est bien différente de celle de Jolies ténèbres ou Bestioles, car elle vient de l’oeuvre originale même, c’est-à-dire du fin fond du XIXe siècle. Les personnages des historiettes subissent souvent des fins fatales : P’tite Pauline brûle, Kaspar meurt de faim parce qu’il refuse de manger sa soupe, Konrad se fait couper les pouces à coup de sécateur et le sang gicle vraiment ; sans oublier Friederich, le garnement dont sa mère se réjouit qu’il tombe malade. C’est une violence exagérée, humoristique, digne du slapstick ou de Guignol où les héros se tapent « pour de faux » à coups de bâton. Notre époque qui se prétend libérale et moralement libérée interpréterait cela comme de l’humour noir, d’où les lectures subversives du Struwwelpeter dans les années 1970. En 1972, l’éditeur François Ruy-Vidal en propose une adaptation où il devient « un réquisitoire contre le monde des adultes auquel s’oppose la jeunesse de 1968 » (Nelly Feuerhahn, op. cit., p.34).

Il faut se souvenir, peut-être, que la relation entre l’innocence et l’enfance est un concept psychologique qui se développe surtout dans la première moitié du XXe siècle, avec l’idée que l’enfant est « pur » est doit être protégé des agressions du monde adulte. A l’époque de Struwwelpeter, l’enfance est surtout le moment de l’inaccomplissement, image plus négative qui le rapproche d’ailleurs du « peuple » dans l’imaginaire social.

La relecture qu’offre Atak et Fil avec Pierre-Crignasse n’en est que plus intéressante. Elle contient des échos de notre enfance, mais d’une enfance lointaine et exotique.

(edit : voir la réponse de Fabrice Parme en commentaires)

Esprit BD/Art of sequence : l’évolution esthétique de la bande dessinée numérique

 

Comme une introduction à l’intervention de l’association Pilmix au festival d’Angoulême ce vendredi 27, à laquelle je participerai, voici quelques réflexions sur de récentes évolutions esthétiques de la bande dessinée numérique.

 

Durant la semaine du 16 janvier, deux évènements en lien avec la création originale de bande dessinée numérique ont simultanément vus le jour sur Internet : le projet EspritBD, mécenat de la Caisse d’Epargne, et le projet de Joël Lamotte (alias Klaim) Art of Sequence, un ensemble d’outil pour la création.
On avance, on avance… Lentement mais sûrement : après une période 2009-2011 marquée par la structuration d’un marché de la bande dessinée numérique, des ballons d’essai dans toutes les directions et l’apparition d’acteurs commerciaux, l’année 2012 signe-t-elle le début d’une évolution esthétique tant attendue ? Mon article précédent sur « les deux clivages esthétiques de la bande dessinée numérique » m’invite à répondre par l’affirmative suite au lancement de 3 secondes de Marc-Antoine Mathieu, premier projet à la fois commercial et porteur d’une réflexion esthétique forte. Jusqu’à présent, j’aurais eu tendance à vous dire que la bande dessinée numérique mettait la charrue avant les boeufs : on construisait un marché sur une absence de création originale, paradoxe peu rassurant à mes yeux. Maintenant, quelques indices tendent à aller en sens inverse.

 

Cheminement des recherches esthétiques en France (1996-2011)
Bien sûr, l’évolution purement esthétique de la bande dessinée numérique n’est pas née d’hier, même en France. Je passe sur Scott McCloud qui pose des bases théoriques plus que pratiques dès le milieu des années 1990, et inspire certainement les premiers auteurs-expérimentateurs du numérique avec son ouvrage Reinventing comics. En réalité, la période 1996-2004 est un premier moment de réflexions esthétiques, soit de la part d’auteurs papier « vétérans » comme Benoît Peeters et Hislaire, soit de la part de jeunes dessinateurs qui naviguent entre les mondes de la bande dessinée et de l’animation (Edouard Lussan et Opération Teddy Bear, les frères Jouvray et L’Oreille coupée, Jérôme Mouscadet et Gallien Guilbert et John Lecrocheur, Fred Boot et ses « mangas digitales »). Les webzines Coconino World ou, plus encore, @Fluidz, sont aussi des lieux d’expérimentation d’autres formes narratives. Il y a alors une vraie effervescence qui se vit soit par des textes (comme l’essai L’aventure des images de Benoît Peeters en 1996), soit par des oeuvres. Mais elle demeure très individualisée, portée par des projets ponctuels, et par des auteurs qui ne poursuivront pas nécessairement leurs efforts dans cette voie.
Pour des raisons qui restent à éclaircir, cette phase d’évolution esthétique entre en silence durant la période 2004-2009. Non qu’il n’y ait pas d’inventivité dans les bandes dessinées numériques créées. Mais prennent le dessus des oeuvres fortement liées à des critères esthétiques venus de la bande dessinée papier, certes parfois habilement transposé. La planche ou le strip lu par le lecteur comme un ensemble reste l’horizon de référence, avec ses bons vieux principes de mises en page adaptés à une lecture sur écran, et parfois une prise en compte du défilement vertical. Le phénomène des blogs bd diffuse la pratique des « planches scannées ». Ce qu’on peut dire (et je ne mets là-dedans aucun jugement de valeur), c’est que la bande dessinée numérique de cette époque est presque exclusivement une bande dessinée conçue selon les formats du papier, pour des lecteurs habitués lire ces formats.
On peut percevoir durant l’année 2009 une seconde révolution esthétique. D’abord parce que se pose la question de la lecture de bande dessinée sur smartphone, question à laquelle répondra Lewis Trondheim en concevant Bludzee avec Ave!Comics. Pour la première fois émerge, et pas seulement chez les spécialistes, l’idée que les formats de la bande dessinée papier ne sont peut-être pas adaptés à la lecture numérique, et qu’il faut impérativement réinventer des pratiques. Le paradoxe est que, dans un premier temps, au lieu de réinventer des pratiques, on réinvente des interfaces de lecture qui ont pour but de pouvoir lire sur écran des bandes dessinées papier, avec des systèmes de zoom dynamique qui navigue dans la page de case en case et de bulles en bulles… Ce sera par exemple le système de lecture choisi par Manolosanctis, certes déjà plus avancée que la simple vision offerte par Digibidi ou Izneo où le lecteur ne dispose que du zoom.
Mais on voit surgir une deuxième fournée d’expérimentateurs qui vont, de surcroît, mêler la théorie à la pratique en démontrant eux-mêmes leurs inventions numériques. Anthony Rageul publie à la fois son mémoire de maîtrise sur l’interactivité en bande dessinée et l’oeuvre qu’il a créée pour l’occasion, Prise de tête. Balak théorise le « Turbomedia » et démontre son efficacité et sa lisibilité au sein d’un Turbomedia qui sera publié sur le forum Catsuka. Cette fois, à la différence des années 1996-2004, ces pionniers ont des suiveurs qui ne se contentent pas de copier mais réinventent encore et dialoguent entre eux. Moon Armstrong, avec Le blog girly de Moon, conçoit une bande dessinée interactive qu’Anthony Rageul prendra plaisir à analyser. Derrière Balak se forme une « communauté » du Turbomedia, comme Malec qui pratique sur son blog, ou Gipo qui met en place une veille sur le sujet. Dans le même temps, Julien Falgas imagine un outil, le « tiny shaker », pour réaliser des Turbomedia sans technologie flash. L’outil est repris par Fred Boot, Monsieur To, mais aussi par Joseph Béhé qui le fait tester à ses élèves strasbourgeois. Bref, une effervescence passionnante parti de l’initiative personnelle de Balak, et transmise par la magie d’Internet…

 

EspritBD : des ballons d’essai intéressants
L’esprit d’innovation semble enfin avoir touché la bande dessinée numérique et ses auteurs. Je le vois notamment au dernier « grand projet » en date, le site EspritBD, étonnamment lancé par la Caisse d’Epargne qui se lance donc dans la bande dessinée. S’il n’y avait pas partout le logo de l’écureuil, la démarche n’en serait que plus agréable, mais enfin, ce qui compte, ce sont les oeuvres. Ce n’est pas le premier projet à lancer un site de bandes dessinées numériques originales : Foolstrip l’avait fait dès 2007, de même Manolosanctis en 2009. Mais cette fois, on sort du syndrôme des « planches scannées ». Comme sur Webcomics.fr, l’interface de lecture est expressément étudié pour une lecture numérique agréable et intuitive. Quelques jeunes auteurs ont été choisis pour réaliser des oeuvres avec l’outil développé par Aquafadas, le Comic Composer. En plus, les organisateurs invitent les auteurs à mettre leurs oeuvres sous licence libre, une démarche qui me semble utile à l’heure des expérimentations : il faut que ça circule !
Arrêtons-nous sur deux oeuvres pour voir ce que donne cette expérience.
Thomas Mathieu, connu pour son blog Les drague-misères, récemment adapté en livre chez Delcourt, propose Une soirée de Chien, une histoire de dragueurs-looseurs en boîte. L’oeuvre se présente comme deux pleines pages représentant l’intérieur d’une boîte de nuit et contenant, à elles seules, l’intégralité des scènes. Deux pages colorées, grouillantes des personnages animaliers familiers de Thomas Mathieu. La « caméra » de l’interface circule dans la page et passe d’une scène à l’autre pour offrir au lecteur le déroulé de l’histoire de Chien et Coq dans cette soirée de chien. La qualité de Une soirée de Chien est d’être conçue simultanément à son mode de lecture : la page ne prend du sens que grâce à la caméra qui impose un circuit de lecture. Et au-delà, la pleine page offre une composition virtuose, réinterprétation du genre graphique de la « scène de foule ». Une façon originale, quoique pas toujours pleinement assumée, de résoudre la dialectique entre la lecture de l’oeuvre comme récit, en suivant la narration, et la lecture de l’oeuvre comme tableau à contempler pour y lire milles détails. On pense parfois à certaines pages des Noceurs de Brecht Evans.
L’oeuvre de Lommsek, autre célèbre blogueur, vainqueur du second prix Révélation blog et auteur de La ligne zéro chez Vraoum, s’appelle Ze Race. Elle peut paraître plus traditionnelle : il s’agit d’un film qui se déroule d’images fixes en images fixes sur une dizaine de minutes pour raconter l’histoire de Lommsek devenu conducteur de rame de métro lors d’une course de vitesse souterraine. L’oeuvre de base est bien une bande dessinée « en page » traditionnelle, mais l’interface de lecture dynamise le procédé. La vitesse et le parcours sont spécialement contrôlés et pensés pour aller avec la narration, et non simplement pour passer de case en case. Ainsi interviennent des effets de vitesse, de zoom, ou des jeux de dévoilement qui permettent au lecteur de garder son attention en ménageant des surprises. On est bien dans une fusion entre les techniques de l’animation pour la gestion du temps et de la « mise en scène », et celles de la bande dessinée pour les codes graphiques et narratifs. Et là encore, une oeuvre pensée en même temps que son mode de lecture, non pour être lue sur papier.
Les deux oeuvres de Thomas Mathieu et Lommsek, deux exemples de ce qu’on peut lire sur le site EspritBd (qui accueille aussi les lauréats des concours Révélation blog et Jeunes Talents d’Angoulême) ne vont pas forcément très loin dans l’expérimentation. Elles sont toutefois de timides mais justes exemples de ce que peuvent être les nouvelles pratiques de la bande dessinée numérique si pensée spécifiquement pour ce support, et en lien avec une interface de lecture précise. Les parcours de lecture des oeuvres sont faits pour être consultés sur des petits écrans de supports mobiles (smartphone, iPad). Là est un des enjeux de la nouvelle esthétique : pouvoir s’adapter à des supports de lecture numérique variés, et développer pour cela des outils, comme le Comic Composer, suffisamment faciles d’utilisation pour que les auteurs créent sans difficultés techniques. C’est dans cette direction que les concepteurs du site espritbd essayent de creuser, sans doute pour créer des oeuvres et des pratiques avant de créer un marché. La charrue après les boeufs, en quelque sorte.

 

Le projet Art of sequence
Pendant que la Caisse d’Epargne promeut quelques jeunes auteurs, d’autres tentent de partager des outils de création nouveaux pour les dessinateurs, sortis du Comic Composer ou des technologies flash du TurboMedia. C’est l’objectif de Joël Lamotte pour son projet « Art of Sequence », un site, en anglais, sur lequel il propose des outils sous licence libre pour créer des Turbomedia sans flash. L’inspiration revendiquée par Joël Lamotte est bien le Turbomedia de Balak qu’il entend améliorer, comme Julien Falgas avec son tinyshaker, pour le débarrasser du format flash auquel il est pour l’instant lié, format qui ne permet pas une lecture sur tous les supports.
Les outils de création numérique devant naître du projet Art of Sequence sont de différentes natures : des logiciels de création intuitifs (Art of Sequence Designer est en cours de développement), des outils d’exportation et de conversion de fichiers vers d’autres formats, des lecteurs adaptés aux formats Web d’après le format HTML5, un langage XML qui serait une grammaire de base pour la réalisation des oeuvres. Bref, l’ensemble de la chaîne de conception numérique, de la création à la diffusion, est examinée comme un tout pour une maîtrise globale de l’oeuvre. Tous les outils sont en Open Source, une fois de plus dans un esprit où l’expérimentation appelle la libre circulation hors de toute propriété.
Mais à côté de la fourniture d’outils, Joël Lamotte a un autre but. Il vise la mise en place d’une communauté de créateurs pour réfléchir autour de la séquentialité numérique : l’élaboration d’outils doit se faire sur un mode communautaire. Il fait appel à toutes les bonnes volontés, chez les développeurs et les auteurs, pour mettre en place des logiciels nouveaux.
L’atout du projet Art of Sequence est de partir du constat que les outils actuels sont trop contraints : adaptés à une seule interface de lecture, à un seul support ou à un seul rythme de lecture. L’expérience des oeuvres de Thomas Mathieu et Lommsek le montre : la narration fonctionne parce que le lecteur le permet. Ces outils ne favorisent pas des créations ouvertes, outre le fait que leur usage pour la bande dessinée numérique est souvent un usage détournée (à l’exemple de le technologie flash). L’inventivité du créateur est bridée par des contraintes techniques, ce qui n’est pas souhaitable. Comme l’explique Joël Lamotte (la traduction est de moi, n’hésitez pas à l’amender au besoin en vous référant à l’original) : « Il existe des formats qui ressemblent beaucoup aux descriptions du langage Art of Sequence (AOSL), comme les formats dérivés du Power-Point. Cependant, ils ont un certain nombre d’inconvénients : ils ne permettent pas d’insérer toute sorte de medias, sont pour la plupart des formats propriétaires, reposant sur des outils propriétaires ou dépendant d’un outil unique, ils ne permettent pas de créer des ramifications (les « if » des langages de programmation) ou des boucles (les « while » des langages de programmation). (…) AOSL permet aux auteurs de ne pas perdre leur temps à programmer lorsqu’il souhaite créer une séquence qui demande une « logique ». ».
Trivialement, on pourrait traduire l’ambition du projet Art of Sequence comme un moyen de permettre aux créateurs de dessiner aussi bien avec des stylos qu’avec des feutres ou des pinceaux, sur des grands formats ou des petits formats, en noir et blanc ou en couleurs ; de maîtriser de façon autonome jusqu’à leur interface de lecture. Eviter, comme le rappelait utilement Anthony Rageul lors du colloque sur la bande dessinée alternative à Liège, l’apparition d’un « 48 CC » de la bande dessinée numérique ; c’est-à-dire un format commercial dicté seulement par les éditeurs. C’est à ce prix, sans doute, que pourra se développer la création.

D’un clivage historique de la bande dessinée numérique de création

Info express avant que vous lisiez l’article du jour : l’association de promotion de la bande dessinée numérique Pilmix interviendra lors du Festival d’Angoulême, le 27 janvier à 12H au stand Jeunes Talents. N’hésitez pas à venir nous écouter !

A l’automne 2011 est sorti 3 secondes, une bande dessinée de Marc-Antoine Mathieu à la fois numérique et papier (l’accès à l’oeuvre numérique se faisant à travers un code délivré dans l’album). Anthony Rageul a livré dans Du9 une intéressante analyse de cette création originale (au sens de « créer originellement pour le numérique, la version papier venant « en plus »), tandis que d’autres blogs, comme celui de Thanagra, ont commenté les sources d’inspirations et références présentes dans l’oeuvre. Il serait donc bien présomptueux de ma part de me lancer dans ma propre analyse, assurément redondante. Au contraire, je vais essayer d’enrichir les pistes ouvertes par Anthony Rageul au moyen d’une comparaison entre 3 secondes et une autre oeuvre numérique de création originale, le LAG MAG de Pochep, supplément humoristique de la bédénovela Les autres gens.

Marc-Antoine Mathieu - 3" - 2011

Dans les deux cas, nous sommes face à des oeuvres créées spécifiquement pour une diffusion numérique et qui, selon cette logique, exploitent pleinement un mode de lecture qui n’est pas de la copie de la bande dessinée papier avec zoom labyrinthique de case en case. Pourtant, Marc-Antoine Mathieu, fidèle en cela aux obsessions formelles de ses albums papier, offre une conception du récit numérique que l’on pourrait appeler « productrice », pour reprendre la typologie dressée par Benoît Peeters pour la bande dessinée papier, tandis que Pochep s’inscrit dans une écriture numérique « conventionnelle ». La différence tient au rapport au médium : dans le premier cas, l’outil numérique est utilisé comme producteur de sens ; dans le second cas, il est volontairement rendu transparent. C’est l’éternel débat entre l’oeuvre qui montre ses propres ficelles et l’oeuvre qui joue au maximum de l’illusion narrative offerte par le medium. Il se trouve que ce clivage traverse aussi l’histoire de la bande dessinée numérique.

Des Autres gens à LAG MAG

LAG MAG est une belle trouvaille de la bédénovela numérique Les autres gens qui, rappelons-le, a été créée en mars 2010 (deux ans d’existence bientôt !), et que j’ai déjà assez largement évoquée dans mes colonnes. Là où Les autres gens est fondamentalement sérieux dans son propos, l’humour n’y étant distillé que par petites touches et étant loin d’être l’essence principale de la série, le LAG MAG propose une relecture parodique du feuilleton, d’autant plus drôle quand on est un habitué de la série. L’idée survient au détour de l’été 2011, pour alléger les épisodes d’été : au lieu des épisodes quotidiens, le mois d’août est consacré à trois numéros du magazine fictif LAG MAG, magazine des lecteurs des Autres gens, dessinés par le blogueur Pochep. On a déjà vu Pochep illustrer quelques épisodes ponctuels, ainsi que plusieurs résumés mensuels, ces derniers étant une autre tradition parodique mis en place dès le début de la série. Et puis, les mois suivants, LAG MAG continue au rythme d’un numéro par mois, toujours dessiné par Pochep. LAG MAG s’affirme assez rapidement comme un défouloir de la série où Pochep ne respecte rien et casse justement la quasi absence de seconde degré de la série.

Je vais passer rapidement sur le principe parodique mais il me paraît être une idée tout à fait judicieuse des auteurs des Autres gens : par nature, un feuilleton s’inscrit dans la durée et fonctionne selon un principe de fidélisation et de renouvellement continu de l’intérêt des lecteurs réguliers. Or, le comique parodique étant fondé sur le détournement des codes d’une oeuvre de référence « sérieuse », il fait lui aussi appel à cette idée de connivence très forte entre un lecteur et une oeuvre, d’autant plus quand cette oeuvre est dense en intrigue et en personnage. De là les différents éléments comiques du LAG MAG qui sont tous de l’ordre de la transgression. Pochep transforme Les autres gens en un soap opera pour grands-mères, et travaille à saper l’image sublimée de « l’auteur » en faisant de Thomas Cadène un scénariste râleur à la tête d’une équipe de dessinateurs qui n’en font qu’à leur tête. L’une des forces de LAG MAG est d’exagérer certains traits de la série ou les sentiments des lecteurs sur certains personnages : Florence devient une looseuse magnifique et Mathilde une emmerderesse tandis que la verve gauchiste de Henri est sans cesse appuyée.

Pochep est évidemment un excellent choix d’auteur parodique : il utilise abondamment ce type de comique fortement référencé, par exemple dans son album La batte mobile où Batman est un incapable qui se fait voler son identité et où l’inversion finale se traduit par la métamorphose du duo héroïque Batman/Robin en celui d’une mère maquerelle et d’un policier travesti. Le retournement des codes du récit de super-héros est habile dans son outrance qui rapproche l’art de Pochep du registre littéraire du « travestissement burlesque », où l’auteur transforme un genre noble en oeuvre grotesque.

Mais au-delà du comique très habile de LAG MAG, examinons un peu son dispositif de lecture, en temps que bande dessinée numérique. Il faut rappeler ici que Les autres gens fonctionne selon un principe de diaporama, une image chassant l’autre sur l’écran à mesure que le lecteur clique sur « suivant ». Principe simple, qui explique sans doute en grande partie le succès des Autres gens puisqu’il ne demande pas de réfléchir pour lire la suite et n’oblige pas le lecteur à des manoeuvres complexes. Récemment, l’interface de lecture a changé, s’est encore simplifié pour chasser les bugs et rendre le mode de lecture en scrolling vertical, également disponible, un peu plus obsolète.

Ce principe de lecture image par image a l’avantage de permettre un respect relatif des codes de la bande dessinée, et donc de faire des Autres gens une oeuvre reconnaissable « en tant » que bande dessinée : le lecteur se repère par rapport à un mode de lecture qui lui est familier. Dans le même temps, il n’est pas difficile de constater que l’écriture traditionnelle de la bande dessinée est bouleversée, ne serait-ce que par la disparition de la notion de page, et donc de mise en page, si important dans la bande dessinée papier. Ici, on gère les images les unes après les autres. L’autre différence majeure avec la bande dessinée est l’absence de vision simultanée : impossible de voir plusieurs cases en même temps. J’enfonce ici quelques portes ouvertes, déjà enfoncées par des théoriciens de la bande dessinée numérique ; simplement faut-il rappeler ces différences qui vont évidemment influencer l’écriture des auteurs.

Dans LAG MAG, l’effet le plus visible de cette nouvelle écriture du récit dessinée numérique tient à la gestion de « l’itération », c’est-à-dire de la juxtaposition de deux images graphiquement très proches, aux cadrages identiques, où seuls quelques détails changent. Le procédé a déjà été utilisé dans des bandes dessinées expérimentales comme celle de François Ayroles Jean qui rit Jean qui pleure (L’Association, 1995), mais il s’agissait bien d’expérimentations graphiques où le procédé étant volontairement mis en avant pour ce qu’il avait d’exotique et de signifiant. Ici, Pochep l’utilise comme un procédé normal et non exceptionnel. De fait, l’itération correspond bien au dispositif de lecture numérique des Autres gens : les images se substituent les unes aux autres, et l’itération permet de n’insister que sur ce qui change à l’intérieur de la scène.

LAG MAG #5

Suivons cette séquence de dédicace de Thomas Cadène et Bastien Vivès vu par Pochep dans le LAG MAG #5 (15 octobre 2011) : la succession des images conserve le cadrage et l’arrière-plan. Puis, pour ce qui est de l’action, certains éléments sont des copies parfaitement immobiles (Thomas Cadène entre les scènes 1 et 2, la femme de dos entre les scènes 2 et 3) tandis que d’autres éléments bougent pour traduire les expressions des personnages, souvent les mains et les bras chez Pochep. Et on peut suivre, à côté de l’enguelade reçue par Thomas Cadène, les difficultés capillaires de Bastien Vivès avec une décomposition du mouvement de la main et des cheveux, tout le reste du corps étant parfaitement identique d’une image à l’autre.

Evidemment, ce principe de contraste entre des éléments mobiles et des éléments identiques sert parfois de procédé comique, comme dans cette scène où de jeunes fans des Autres gens lisent ensemble l’épisode du jour (LAG MAG #7, 17 décembre 2011)… Pochep laisse libre cours ici à son goût de l’outrance !

LAG MAG #7

De l’illusion narrative en bande dessinée numérique

L’interprétation des modalités de lecture numérique des Autres gens par Pochep démontre une adaptation très juste à un système spécifique et nouveau de lecture : en jouant sur les éléments fixes et mobiles entre deux images, il arrive à créer des effets de lecture qui n’auraient aucun sens dans une bande dessinée papier. Mais surtout, il parvient à rendre cet effet naturel et invisible : à moins de décomposer artificiellement image après image, comme je viens de le faire, le travail du dessinateur n’apparaît pas. Ce que Pochep fait est donc d’imaginer, dans un contexte précis, une écriture graphique spécifique à la bande dessinée numérique mais aussi transparente que lorsqu’un lecteur lit une bande dessinée et sait interpréter le rapport entre deux images sans se poser de multiples questions. Il invente des codes nouveaux, en quelque sorte. Ce qui se comprend d’autant mieux que l’objectif de Pochep est de rendre son gag efficace et lisible, pas de surprendre par des effets vertigineux.

Une page de l'édition papier de 3" de Marc-Antoine Mathieu

Et c’est là qu’intervient la comparaison avec 3 », car la démarche de Marc-Antoine Mathieu est à l’opposée de celle de Pochep : son objectif est, précisément, d’exploiter le potentiel de l’écriture numérique pour produire une mise en abyme déroutante. Et l’intérêt de son oeuvre numérique pour le lecteur se situe autant, sinon plus, dans la modalité de lecture elle-même que dans l’histoire qui nous est racontée (même si l’une des prouesses de Marc-Antoine Mathieu est de ne pas livrer une belle coquille vide, simple exercice de style, mais de concentrer l’attention du lecteur sur le récit en multipliant les indices à déchiffrer).

Rappelons que 3 » est parue en septembre 2011 en album et que l’album papier fournit un code d’accès à l’oeuvre numérique, en ligne, sur le site de l’éditeur Delcourt. Anthony Rageul affirme qu’il ne s’agit pas d’une « bande dessinée numérique » mais plutôt  : « une animation continue au lieu d’images fixes, pas de juxtaposition d’images, pas d’ellipses, une lecture contrainte par le déroulé de l’animation ». La conception de l’oeuvre semble en effet complexe, mais on demeure sur une création en images fixes qui restent fixes à la lecture. Mais peu importe après tout, car Marc-Antoine Mathieu invente une sorte de récit numérique et réfléchit vraiment à l’écriture numérique au lieu de scanner un album papier (la version papier étant seconde dans la conception de l’oeuvre).

Là où Pochep travaille sur la transparence des dispositifs de lecture pour une lisibilité du gag, Marc-Antoine Mathieu insiste sur le procédé de lecture qui n’est pas naturel, puisque le lecteur peut (ou doit) procéder à des arrêts sur image et pour cela suivre une « règle du jeu » expliquée au départ, comme le souligne Anthony Rageul. C’est une lecture interactive où le lecteur est invité à participer par ses actions sur l’oeuvre. Il doit faire une démarche volontaire de compréhension, de lecture attentive.

C’est en ce sens que je reprenais les deux termes de Benoît Peeters (Lire la bande dessinée, p.47-80 de la réédition Flammarion de 2003) pour la mise en page de bande dessinée : productrice et conventionnelle. Termes forcément impropres car on ne parle plus du même médium, mais dans les concepts sont à retenir, même s’il faudrait les préciser.

Un dispositif « producteur » implique que l’organisation de la planche ait un impact direct sur le récit et la narration, comme dans ces planches de Little Nemo où les personnages grandissent et rétrécissent simplement parce que le format de leurs cases se transforment. Dans 3 », on retrouve cette même idée que l’organisation des images a un sens pour le lecteur, en l’occurence elle permet à la fois l’écoulement du temps et le déchiffrement du récit (ce qui est intéressant, c’est que Marc-Antoine Mathieu, dans sa série Julius Corentin Acquefacques, est un spécialiste des mise en abymes de ce type).

A l’inverse, un dispositif « conventionnel » rend transparent ses artifices en réduisant au minimum les effets qui empêchent la lisibilité (l’exemple type dans la bande dessinée contemporaine étant Watchmen de Dave Gibbons et Allan Moore). Il se traduit souvent par des tailles de cases constantes « où la disposition des cases dans la planche, à force de se répéter, tend à devenir transparente ». Pochep procède de la même façon quand il joue sur les éléments fixes, afin d’insister sur la compréhension des éléments mobiles (dont les textes).

Un clivage important dans l’histoire de la bande dessinée numérique

Si la comparaison m’intéresse, c’est aussi parce qu’elle traduit un clivage présent dès les origines de la bande dessinée numérique en France. Deux interprétations de la bande dessinée numérique s’affronte : dans l’une, l’illusion narrative qui régit l’enchaînement des images doit être parfaite et l’implication du lecteur minimale (c’est l’écriture « conventionnelle »), dans l’autre, l’illusion narrative est volontairement amplifiée, exagérée, mise à nu et expliquée, pour obliger le lecteur à intervenir s’il veut parvenir au récit. Il serait assez facile de remarquer que ce clivage n’est pas propre à mon sujet, qu’on en connaît des exemples dans tous les arts qui ont connu des oeuvres et des mouvements où la prouesse technique et l’exercice de style passe avant le contenu (Nouveau Roman en littérature, art conceptuel dans les arts plastiques, OuBaPo dans la bande dessinée papier…).

Les débuts de la bande dessinée numérique française sont en effet marquées par la mise en avant du principe de « bande dessinée interactive », avec des oeuvres comme Opération Teddy Bear (Edouard Lussan, 1996) ou John Lecrocheur (2000), où le principe d’interactivité est mis en avant (même si finalement, le dispositif de lecture demeure assez simple et linéaire). Mais en même temps, d’autres dessinateurs, à des années-lumières de la bande dessinée interactive, ont plutôt cherché à éviter les effets et à rapprocher les modes de lecture des codes classique de la bande dessinée : d’où les innombrables dessins scannées des premiers blogs bd. Dès le début des années 2000, un débat s’engage (qui ne sera pas vraiment repris après, d’ailleurs) entre des puristes pour qui la bande dessinée numérique est forcément un dispositif exotique et purement numérique, et ceux qui élargissent la notion de bande dessinée à toute forme de bande dessinée publiée sur un support numérique, quel que soit son dispositif de lecture.

Avec le temps et les habitudes de lecture numérique, le clivage s’est déplacé. D’abord parce que plusieurs oeuvres numériques ont vu le jour qui innovent vraiment et cherchent à dépasser la lecture linéaire de la bande dessinée pour exploiter pleinement les potentialités du numérique : c’est le cas de 3 », mais aussi d’autres auteurs comme Anthony Rageul (Prise de tête, 2009) et Moon Armstrong (Le blog girly de Moon, 2010) qui ont cherché à joué sur l’interaction et sur la nécessité pour le lecteur de comprendre le dispositif, voire de l’inventer lui-même. Ensuite parce qu’à l’inverse est née une façon « conventionnelle » de lire de la bande dessinée numérique selon un dispositif en diaporama que l’on peut rapprocher du « Turbomédia » de Balak. Les autres gens a largement contribué à diffuser ce mode de lecture qui éclate l’espace de la page, mais la vogue des blogs bd a largement eut son rôle à jouer en habituant les lecteurs à déchiffrer des suites d’images « flottantes » sans l’appui d’une mise en page : Lewis Trondheim va progressivement abandonner la mise en page issue du papier en passant du blog de Frantico (2005) à ses Petits riens, puis à Bludzee (2009).

 

Il me semble donc que ce à quoi nous assistions soit un double mouvement à encourager : d’une part la poursuite d’expérimentations du récit numérique loin des frontières de la bande dessinée papier, d’autre part la mise en place progressive de dispositifs de lecture conventionnels pour une bande dessinée numérique qui ne cherche pas la prouesse mais la lisibilité. Il est intéressant de voir, en direct, comment les codes de la bande dessinée papier évoluent petit à petit dans un environnement numérique. Réjouissons-nous que, pour le moment, la bande dessinée numérique soit très diverse et favorise ces expériences. Elle n’en sera que plus riche et nous nous lamenterons le jour où elle se figera en une forme devenue trop banale !

 

Rééditions numériques des oeuvres anciennes et épuisés

(cet article a été publié sur le blog de la revue neuvième art : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?page=blog_neuviemeart#355 )

Inutile pour moi de m’attarder plus avant sur le constat que la bande dessinée est « un art sans mémoire », dressé par Thierry Groensteen il y a de cela six ans dans La bande dessinée, un objet culturel non identifié (éditions de l’an 2) puis questionné lors d’un colloque tenu en juin 2010 à Saint-Cloud. Si la réponse n’est pas simple à apporter, et que l’affirmation de Thierry Groensteen est avant tout l’occasion d’interroger les pratiques de défense et de diffusion du patrimoine de la bande dessinée, il est vrai que le décalage est énorme avec d’autres arts ressortissant pourtant eux aussi de la catégorie des « industries culturelles », comme la littérature et le cinéma, où les oeuvres du passé sont régulièrement rééditées et donc facilement accessibles autant pour l’amateur que pour le grand public. En matière de bande dessinée, les oeuvres anciennes régulièrement rééditées sont généralement les séries encore en cours de publication (Astérix, Spirou) ou celles à la postérité inconditionnelle (Tintin). J’insiste sur le « régulièrement » : des rééditions ont en effet lieu, et de plus en plus, mais elles demeurent toujours ponctuelles et rarement suivies, ce qui rend la réédition elle-même introuvable en librairie après plusieurs années.

Dans un élan d’optimisme, il me semble toutefois indispensable de souligner une voie nouvelle pour la réédition, possiblement idéale pour donner une seconde vie à des oeuvres anciennes, qu’elles soient totalement inconnues, simplement épuisées ou devenues d’importants classiques : la réédition numérique qui se traduit la plupart du temps par une opération de numérisation de fonds anciens, publics ou privés. Depuis le début de la décennie 2000, plusieurs voies se sont affirmées pour la réédition numérique, et j’aimerais en dresser un court bilan chronologique, en pointant les particularités de chaque entreprise, car elles sont toutes fort variées et ne vise pas les mêmes publics, ni les mêmes finalités.

Le Coffre à BD

Vers 1999, Bernard Coulange commence à numériser la fameuse collection de mini-récits parus dans le journal Spirou dans les années 1960 et à le diffuser sur sa page personnelle, et via le forum Bdparadisio. Quand il crée bdoubliees.com, une importante base de données des oeuvres parues dans la presse de bande dessinée d’après 1945, il y intègre naturellement ces mini-récits numérisés. En 2004, alors que bdoubliees.com a grossi et s’est considérablement fait connaître, que les numérisations concernent d’autres oeuvres que les mini-récits, les archives des versions numériques sont rassemblées sur un site dédié, « Le Coffre à BD », et sont vendues (en version numérique) au prix de 2 euros l’album, tandis qu’une partie (un épisode par série) reste visible gratuitement en ligne, après inscription. Bernard Coulange professionnalise, en quelque sorte, son activité de rééditeur numérique.

Historiquement, le Coffre à BD se situe dans la tradition des rééditions opérées par les collectionneurs dans les années 1970-1980 et, plus particulièrement, dans la branche nostalgique de cette tradition, celle qui souhaite retrouver le plaisir des lectures de son enfance. D’où un intérêt particulier porté à des oeuvres réalisées dans la presse francophone pour enfants de l’après-guerre : Spirou, Tintin, Pilote, Coq Hardi tout particulièrement. L’ambition est d’ailleurs affichée sur le site qui cible ainsi son public : « Les lecteurs de cette époque peuvent retrouver ces histoires qui les ont passionnées. ». Les numérisations proposées par le Coffre à BD sont téléchargeables dans un format .pdf. Par ce principe, il répond en partie à des habitudes de collectionneurs pour qui la possession de l’album est important.

Comme l’indique le nom du site, l’objectif est de faire redécouvrir des oeuvres « oubliées », c’est-à-dire les séries jamais éditées en album, à côté des grands succès (Astérix, Spirou, Les Schroumpfs…). La logique est bien de nouer des rapports de complémentarité entre les rééditions papier et les rééditions numériques. A cet égard, il faut souligner l’attention que le fondateur du site porte aux droits d’exploitation, et ce dès le début : c’est pour respecter ce droit d’exploitation, et laisser aux ayants-droits la possibilité de rééditer les oeuvres qu’elles ne sont pas toutes accessibles gratuitement.

Coconino Classics

Le webzine Coconino World naît en 1999 de l’initiative de Thierry Smolderen et de plusieurs jeunes dessinateurs formés à Angoulême (lire à ce propos l’article de Thierry Smolderen, de janvier 2003). Espace d’investissement du Web par des dessinateurs professionnels, il trouve bien vite une identité propre, très marquée, et une esthétique retro pleinement assumée qui nous plonge à la Belle Epoque (le nom du site provenant de l’univers de la bande dessinée Krazy Kat de George Herriman, créée en 1913). Le webzine se divise en plusieurs espaces de publication, dont un « village des auteurs » qui donne accès aux oeuvres et sites personnels des dessinateurs publiés. Dès 2000 apparaît l’idée de rééditer des versions numériques d’oeuvres anciennes. Le lieu de rassemblement de ces oeuvres sera baptisé « Coconino Classics ».

Le champ d’action chronologique de Coconino Classics va des années 1770 aux années 1970, et le champ d’action spatial comprend l’Europe, les Amériques, et le Japon, autant dire une large partie du monde. On y trouvera aussi bien des auteurs amplement connus (Christophe, Winsor McCay, George Herriman, Jean-Claude Forest) que des auteurs moins canoniques, en France du moins (Frank Bellew, Eduard Thony et José Guadalupe Posada). Enfin, il faut souligner l’ouverture d’esprit de Coconino Classics qui ne se réduit pas à une définition restreinte de la bande dessinée, mais accueille toute sorte de dessinateurs de presse. Une entreprise très vaste qui m’intéresse dans son approche si spécifique de la réédition numérique. Contrairement au Coffre à BD où les rééditions se veulent fidèles à l’original, le principe de similarité étant lié à un public d’amateurs nostalgiques, les rééditions de Coconino Classics sont des rééditions de rupture qui semblent vouloir gommer le poids historique de l’oeuvre.

L’intention affichée n’est ni universitaire ni académique, mais obéit à « un regard de dessinateur qui fait fi de l’appartenance supposée des oeuvres à des genres, écoles ou tendances. ». Elle se retrouve dans les rééditions elles-mêmes. Il faut pointer la qualité des numérisations, avec des interfaces de lecture simples qui s’adaptent spontanément au format de l’oeuvre. A travers elle, l’oeuvre numérisée (lisible uniquement en ligne) semble se transformer en une oeuvre originellement numérique, quitte à retravailler la numérisation. Ainsi de la numérisation des dessins d’Antonio Rubino pour le Corriere dei piccoli où l’interface de lecture reprend la page case par case, en repositionnant systématiquement et artificiellement le bandeau-titre du journal. La prise en compte des technologies numériques est d’abord esthétique et les oeuvres numérisées sont transformées pour être de véritables oeuvres numériques que l’on pourrait croire nativement produites pour ce support. Le mimétisme est d’autant plus flagrant quand on observe que la structure du site Coconino Classics reprend la structure du « Village des auteurs » contemporains : même construction triple (auteurs/sites dédiés/albums numériques). L’ambiguïté semble voulue pour faire des auteurs « anciens » les égaux des auteurs contemporains et gommer les frontières du temps. L’ambition n’est pas historique et nostalgique, mais bien au contraire une modernisation d’oeuvres des temps passés.

La Cité de la BD

C’est en 2007 que le CNBDI d’alors, futur « Cité de la bande dessinée », commence à numériser ses fonds de bandes dessinées anciennes. L’intention s’inscrit cette fois dans un plus vaste mouvement de numérisation des fonds anciens des bibliothèques françaises, engagé dès la fin des années 1990 avec la création de Gallica, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France. C’est une vaste opération de numérisation du patrimoine imprimé français qui commence, largement soutenue par des fonds publics, l’Etat essayant de coordonner les différents projets locaux. Les enjeux sont multiples, souvent cumulatifs : tantôt il s’agit de sauver des ouvrages en trop mauvais état pour survivre encore longtemps, tantôt il s’agit de faire connaître à un public varié des livres qui, bien souvent, dorment au fond des réserves des bibliothèques et ne sont vus que par quelques chercheurs opiniâtre, tantôt il s’agit, plus lyriquement, de renouer avec l’idée que le patrimoine est un bien commun librement accessible par tous, une « libération des oeuvres » dans la mouvance d’un idéal (désormais contesté) du réseau Internet comme facteur de démocratisation de l’accès. Car bien sûr, c’est sur Internet que les bibliothèques vont diffuser une partie des oeuvres numérisées ; une petite partie pour des raisons de droits d’auteurs, mais j’y reviendrais…

Le CNBDI, lié depuis sa création à une mission de conservation du patrimoine de la bande dessinée, ne pouvait guère échapper au mouvement de numérisation de fonds ancien. Il commence avec les « cahiers Saint-Ogan », un fonds d’archive qui retrace l’ensemble de la carrière du dessinateur phare de l’entre-deux-guerres, créateur de Zig et Puce. La mise en ligne coïncide avec la sortie d’un beau livre écrit par Thierry Groensteen sur cet auteur, L’Art d’Alain Saint-Ogan (éditions de l’an 2, 2007), justement basé sur lesdits cahiers. D’autres numérisations vont suivre, qui concernent principalement la bande dessinée française de la période 1880-1940 : le fonds Caran d’Ache, l’imagerie populaire de la maison Quantin, le journal Le Rire, et diverses revues pour enfants (Pierrot, Lisette…).

A l’évocation de ces noms, on comprend assez vite que la Cité de la BD ne répond pas à la demande d’un public d’amateurs, comme le Coffre à BD, ni à une recherche d’oeuvres esthétiquement marquantes, comme Coconino Classics. Les numérisations sont de qualité mais simplement téléchargeables en .pdf, ou lisibles directement en ligne avec une interface dédiée. Le public visé (et sans doute le public réel) est clairement un public de chercheurs et spécialistes érudits, le même qui fréquente la salle du centre de documentation du musée de la BD. Il s’agit bien d’oeuvres rares, relativement peu collectionnées, qui permettent à la Cité de poursuivre un travail de réédition des niches les plus méconnues du patrimoine de la bande dessinée tout en encourageant la recherche sur le domaine.

Iznéo et la zone grise

Les fonds numérisés par la Cité de la BD ne posent pas de véritables problèmes de droits d’auteur en raison de leur ancienneté. Ce souci, pourtant, est l’un de ceux qui traverse et interroge les grandes campagnes de numérisation des fonds des bibliothèques ; ou, plus précisément de diffusion des fonds numérisés. Car la loi française dit que toute diffusion d’une oeuvre sous droit ne peut se faire qu’avec l’accord des ayants-droits. Si une entreprise puissante comme Google a tendance à faire fi de ces considérations malgré de nombreux procès pour non-respect du droit d’auteur, pour sa bibliothèque numérique Google Books, les institutions publiques ont plutôt choisi un modèle de prudence qui consiste à numériser « d’abord » les fonds qui garantissent l’absence de procès : ceux dont les auteurs sont morts depuis plus de 70 ans. Ce qui corrrespond, grosso modo, à la fin du XIXe siècle. Le choix reste donc vaste mais, en ce qui concerne la bande dessinée, on remarque assez vite qu’il exclut la plus grosse partie du patrimoine d’un art relativement récent.

Depuis 2008, pour contourner ces problèmes de droits d’auteur, le ministère de la Culture cherche des moyens de négocier avec les éditeurs pour les encourager à produire, parfois avec subvention de l’Etat, des rééditions numériques, et d’encourager de leur part la production de livres numériques. Parmi les e-distributeurs impliqués dans l’accord avec le ministère se trouve justement Izneo, la plateforme de bandes dessinées numériques qui constitue notre quatrième source de rééditions numériques. L’accord avec le ministère permet notamment aux oeuvres numérisées d’être signalées (mais pas accessibles) dans la bibliothèque numérique Gallica qui devient, pour l’occasion, une sorte de librairie en ligne.

Izneo rassemble un grand nombre d’éditeurs de bande dessinée, parmi les plus imposants sur le marché (Casterman, le groupe Medias-Participation, Glénat…). La différence majeure par rapport aux autres sites évoqués ci-dessus est qu’il s’agit de rééditions d’intentions commerciales, sur le modèle de ce qui se pratique pour les rééditions papier : il ne s’agit pas de faire revivre un patrimoine de niche pour des connaisseurs. D’abord fondé sur un principe de « location par albums », le système économique d’Izneo, qui se limite à une lecture en ligne, il s’est transformé tout récemment en une possibilité d’abonnement mensuel qui donne accès au catalogue, à raison de quinze ouvrages par mois.

Certes, Izneo ne concerne qu’indirectement mon problème de rééditions du patrimoine numérique : on y trouve principalement des nouveautés, et non de véritables « rééditions » au sens d’oeuvres introuvables en librairie faisant partie du patrimoine de la bande dessinée. Indirectement, oui et non… Car l’une des actions du ministère à destination de ces éditeurs-partenaires a été justement de pousser à des numérisations dites de la « zone grise ». La zone grise est l’ensemble des oeuvres épuisées qui ne sont plus rééditées par les éditeurs et introuvables dans le commerce. Nous avons vu que, dans le cas de la bande dessinée, cela concerne une assez large partie, voire constitue le principal problème : le patrimoine de la bande dessinée encore sous droits est inaccessible aux lecteurs, y compris moyennant finance. On pourrait éventuellement espérer que les éditeurs membres d’Izneo suivent l’exemple de son confrère Ego comme X qui, en 2010, avait eu l’idée de livrer gratuitement sur son site Internet des versions numériques des albums épuisés de son fonds, en plus de nombreuses archives d’auteurs. L’occasion de relire, par exemple, l’excellent Os du gigot de Grégory Jarry, ou encore les archives des premiers récits d’Aristophane. Le numérique pourrait devenir une belle opportunité de redécouvrir un grand nombre d’oeuvres qui n’ont plus guère d’existence que chez les bouquinistes spécialisés.