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Science-fiction et bande dessinée : années 1970

Années fastes s’il en est pour la science-fiction qui profite à de l’explosion créatrice qui secoue toute la bande dessinée. N’oublions pas que la plupart des séries déjà évoquées dans cette série d’articles se poursuivent inlassablement dans leur support d’origine : Les Pionniers de l’Espérance dans Vaillant, Les Naufragés du temps dans France-Soir et les albums de Barbarella continuent de paraître chez Eric Losfeld. Quant à l’école belge, jusque là plutôt rêtive à la science-fiction pure et la préférant diluée, ou à la rigueur jacobsienne connaît un changement d’orientation. Dans Le Journal de Tintin, le lancement en 1967 de Luc Orient par Eddy Paape constitue les premiers pas du journal dans la SF type Flash Gordon. Même chose avec l’arrivée dans les pages de Spirou du Yoko Tsuno de Roger Leloup qui combine les motifs classiques de la science-fiction avec l’hyperdocumentation et l’aventure jacobsienne, ainsi qu’une précision scientifique qui nous rappelle que depuis Jules Verne, la science-fiction sert aussi à apprendre la science aux enfants. Cette série est suivie de près par le plus humoristique Scrameustache de Gos en 1972, comme si la seconde génération de dessinateurs arrivant dans ce journal se sent davantage prêt à gérer des récits de science-fiction. Quelques intrigues science-fictionnelles font aussi leur entrée dans certaines séries de l’âge classique comme Spirou et Fantasio et Ric Hochet. Sans compter l’essor de Valerian agent spatio-temporel dans Pilote à partir de 1967. Partant du space opera traditionnel, ses deux auteurs, Pierre Christin et Jean-Claude Mezières en renouvellent à la fois le graphisme et les thématiques, en exploitant notamment à merveille le principe du voyage dans le temps et en abandonnant le réalisme forcené au profit d’un style plus souple. Le même Pilote accueille à partir de 1978 Le Vagabond des Limbes de Julio Ribera et Christian Godard, une série ayant été directement publiée en album, puis dans Circus et Tintin. Pilote joue un rôle d’autant plus important dans la diffusion et la diversification de la bande dessinée de science-fiction puisqu’on n’y retrouve aussi Lone Sloane de Philippe Druillet.
Dans ce foisonnement, il me fallait bien choisir deux titres et un fil directeur. Le plus évident est sans doute de suivre les premiers pas de la revue Métal Hurlant qui, dès sa création en 1975, s’attache à concentrer le meilleur de la science-fiction graphique qu’elle range définitivement au sein de la culture adulte. Même en se limitant à cette revue, les titres et les auteurs sont innombrables. Mon choix s’est porté sur Druillet et Moebius, sans doute les symboles les plus connus de la rénovation de la science-fiction, et tout particulièrement sur deux de leurs oeuvres parues dans les pages de Métal Hurlant : Gail pour Druillet et Le garage hermétique de Jerry Cornelius pour Moebius. Comme d’habitude, vous n’aurez aucun mal à trouver ces titres chez votre libraire, car ils sont respectivement réédités par Albin Michel pour le premier et par Les Humanoïdes Associés pour le second.

Métal Hurlant et la science-fiction : un moment de prestige et de symbiose pour la science-fiction graphique française


La science-fiction est, avec l’humour, le genre qui sert de tremplin privilégié pour l’approfondissement de la bande dessinée adulte. Barbarella et Les Naufragés du temps avaient préparés le terrain. Pendant que Gotlib, Mandryka, Brétécher et leurs collègues humoristes partent fonder de multiples journaux et explorer les terres inconnues de l’humour, c’est vers d’autres mondes que se dirigent deux autres transfuges de Pilote, Philippe Druillet, Moebius.
Pour comprendre ce qui se passe avec la création de Métal Hurlant en 1975, il faut d’abord en revenir à Pilote, cette revue qui fut, autour des années 1970, un étrange laboratoire pour la bande dessinée française, cherchant dans de multiples directions de nouvelles manières d’utiliser les codes de la narration graphique. Dans le domaine de la science-fiction, Jean-Claude Mezières et Pierre Christin ont commencé leur Valerian dès 1967 qui poursuit sa course dans les années 1970, éditée en albums. En 1972, Jean-Claude Forest, renovateur de la science-fiction dans laquelle il injecte sa fantaisie et son délire, arrive dans le journal avec Hypocrite qui ne trouve cependant pas son public et disparaît en 1974. Puis, Druillet et Moebius poussent encore plus loin les recherches, aidés en cela par d’autres auteurs comme Enki Bilal, Caza et Jean Solé. Tous sont au sommaire d’un numéro « spécial science-fiction » en 1975 qui prouve que le genre a pénétré le journal avec succès et est suffisamment porteur. Un autre spécial science-fiction paraîtra en 1977.
Les profils de Druillet et Moebius, quand ils se lancent dans la science-fiction dans Pilote sont sensiblement différent. Le premier se consacre au genre depuis les années 1960 et, dès son arrivée avec Lone Sloane en 1970, il impose un style puissant qui bouleverse les habitudes de la bande dessinée : les cases sont pulverisées, certaines pages ne sont qu’une seule grande illustration… Surtout, sa science-fiction s’affirme tout de suite comme un monde mystique et grandiose. Au contraire, Moebius est un habitué de Pilote pour lequel il travaille sous son vrai nom, Jean Giraud, depuis 1963 sur la série Blueberry, western scénarisé par Jean-Michel Charlier. Lui aussi entend explorer les possibilités de la bande dessinée et Pilote lui en laisse l’occasion. Il y dessine La déviation en 1973, oeuvre-manifeste de son lyrisme graphique qui est considérée comme le tournant de sa carrière, le passage de Giraud à Moebius. Car c’est bel et bien entre les pages de Pilote qu’il fait naître son propre univers de science-fiction, par petites touches, dans quelques récits complets dont L’homme est-il bon en 1974 ou dans une série de fausses chroniques absurdes intitulées Les merveilles de l’univers.

La création de Métal Hurlant en janvier 1975 est l’aboutissement de la fermentation qui se produit dans ce qui n’est qu’en apparence un journal pour enfants. Métal Hurlant, au contraire, est « reservé aux adultes », comme l’indique sa couverture. Ici, un pas est franchi. Outre Moebius et Druillet, on trouve à l’origine de sa création deux autres personnalités : Bernard Farkas et Jean-Pierre Dionnet. Dionnet est arrivée en même temps que Druillet à Pilote comme scénariste, notamment du dessinateur Solé sur la série psychédélique Jean Cyriaque. Redacteur en chef de la revue jusqu’aux années 1980, il y joue un rôle essentiel. A la revue vient s’ajouter, selon les normes de l’époque, une maison d’édition qui permettra d’éditer des albums, les Humanoïdes associés.
Avec Métal Hurlant, la bande dessinée de genre connaît un important renouvellement en devenant le terrain de jeu de nombreux dessinateurs qui font varier tant les univers que les intrigues et les narrations. Les deux modèles dominants depuis les années 1930, le space opera façon Flash Gordon et le merveilleux scientifique d’inspiration vernienne, sont dépassés par l’arrivée de nouveaux modèles qui proposent une nouvelle imagerie de la science-fiction. Métal Hurlant accueille avec Les Naufragés du temps, que Paul Gillon poursuit seul, un souvenir du space opera qui trouvera d’autres occasions de se développer, d’autres réinterprétations sans fin.
Druillet et Moebius sont, chacun de leur côté, les principaux promoteurs de cette nouvelle façon de concevoir la science-fiction en bande dessinée. Ils sont loin d’être seuls sur ce chemin. Métal Hurlant fait débuter François Shuiten avec Aux médianes de Cymbiola en 1979, la même année qu’elle accueille la série post-apocalyptique d’Hermann, Jeremiah ; elle voit s’affirmer la prolixité du scénariste Alejandro Jodorowski, pilier du journal durant les années 1980, largement spécialisé dans de grands cycles de science-fiction ou de fantasy. Le grand changement tient aussi à la connaissance que ces auteurs ont des évolutions de la science-fiction américaine depuis les années 1950. L’influence d’auteurs comme Ray Bradbury, Robert Heinlein ou Michael Moorcock est perceptible dans les couvertures, tout autant que celle d’une science-fiction plus ancienne issu des pulps des années 1930. Au sein du journal se concrétise un rapprochement entre science-fiction et fantasy : d’importants auteurs se dévoilent, en particulier Jean-Claude Gal avec Les armées du conquérant, présent dès le premier numéro.
Là est l’autre apport de Métal Hurlant : au sein de ses pages se forge une culture partagée entre les auteurs et les lecteurs qui mélange, outre le goût pour la littérature de genre (SF, fantasy, polar) qui a droit à des pages de critiques, une passion pour le cinéma et la musique rock que l’arrivée de Philippe Manoeuvre en 1978 ne fait qu’accentuer. Lui et Dionnet sont des personnalités-passerelles, qui font le lien entre la bande dessinée et d’autres médias. Au sein de ce journal se développe l’étrange concept mal défini de « bd rock » : de nombreuses séries reflétent la passion de leurs auteurs pour la musique (Margerin, Ptiluc, Dodo et Ben Radis, Serge Clerc, Jano). Si la notion de BD rock est surtout un concept commercial qui, encore dans les années 2000, inspire les éditeurs de bande dessinée, elle montre aussi comment, dans ces années 1970, la bande dessinée s’intègre à une plus vaste culture adulte, certes marginale, mais incontestablement dynamique, qui lui permet d’avoir une tribune dans la presse non-spécialisée ou à la télévision. Au sein de Métal Hurlant, la bande dessinée va voir du côté de la littérature, du cinéma, de la musique ; une symbiose que d’autres revues de bande dessinée tenteront de reproduire dans les années 1980 pour attirer des lecteurs (L’Echo des savanes, Pilote).
Enfin, Métal Hurlant est, grâce à son édition américaine, Heavy Metal, l’exportateur de la science-fiction française à l’étranger. La bande dessinée française influence cette fois les créateurs américains, et la boucle se trouve bouclée.

Gail de Philippe Druillet, 1977

Gail est, en 1977, la première aventure de Lone Sloane que Druillet réalise spécialement pour Métal Hurlant. Il s’approprie ainsi le jeune journal, en fait son nouveau terrain de jeu : l’année suivante, il adapte en bande dessinée Salammbô de Gustave Flaubert et y fait à nouveau intervenir son personnage fétiche. Le cycle de Lone Sloane connaît une diffusion complexe, au gré des collaborations de Druillet. Il naît en 1966 au sein de la maison d’édition d’Eric Losfeld, celle-là même qui publie le Barbarella de Forest, avec d’autres albums marqués par l’esthétique psychédélique qui triomphe à la fin des années 1960 (Jodelle de Guy Peellaert, La saga de Xam de Nicolas Devil, Kris Kool de Caza). S’inscrivant dans ce moment éphémère de la bande dessinée, il apporte au média un affranchissement des règles traditionnelles. Gail en est un très bon exemple, où la composition des pages n’obéit pas aux normes habituelles. Les cases disparaissent au profit de vignettes juxtaposées aux sens de lecture multiples, et ce sont bien souvent les corps, la calligraphie stylisée ou l’architecture (c’est-à-dire les composantes mêmes de l’image, et non un découpage externe) qui délimitent les séquences. Plusieurs pages lorgnent du côté du roman illustré, avec leur pavé de texte qui accompagne une image hiératique, tandis que Druillet n’hésite pas à transformer une page, voire une double page, en une seule grande illustration aux dimensions démesurées.
Sans doute faut-il signaler ici que Druillet a commencé dans le domaine de l’image par la photographie et l’illustration de romans de science-fiction. Son goût pour la puissance de l’image unique, par opposition à l’image « narrative » du langage de la bande dessinée (qui se donne à lire plus qu’à voir) lui permet d’apporter une inspiration nouvelle. Certaines cases sont de véritables tableaux (tels la représentation de « l’île », imitée du tableau L’île des morts d’Arnold Böcklin (1886). L’invention d’architectures fantaisistes est une de ses spécialités. En 1978, une exposition a lieu où il expose plusieurs planches, conçues à la fois comme s’intégrant à une histoire, et comme susceptibles d’être admirée pour elles-mêmes. Ce faisant, il ouvre la voie à des Bilal, des Moebius et des Blutch qui exposeront aussi dans des galeries pour poursuivre une double carrière complémentaire d’illustrateur et de dessinateur de bande dessinée, l’une nourrissant l’autre et inversement. La tension de Druillet vers l’illustration et la peinture se poursuit dans le reste de sa carrière : il réalise des affiches de films (La guerre du feu en 1981). Il s’étend encore jusqu’aux clips vidéo (Excalibur de William Sheller en 1990) et au décor de téléfilm (pour la reprise des Rois maudits en 2005). Il fait également partie des premiers auteurs de bande dessinée dont les dessins sont mis aux enchères.

Dans Gail, pourtant, Druillet s’est un peu assagi par rapport à ses premiers Lone Sloane, ceux qui paraissent dans Pilote à partir de 1970. Peut-être au contact d’autres dessinateurs de bande dessinée, il combine son art d’illustrateur avec un travail de conteur, répugnant moins qu’avant aux pages entières de dialogue, plus traditionnelles. L’intrigue reste volontairement absconse, comme dans les autres épisodes du cycle. Le narrateur cache sans cesse des éléments de compréhension au lecteur, faisant du monde futuriste de Sloane un univers clos et hermétique, atteignable par les seuls initiés. Il y a, chez Druillet, une pointe de mysticisme dont on ne sait pas toujours très bien s’il s’agit de second degré ou non. Ainsi, Sloane, ayant perdu ses pouvoirs à l’étendue démesurée, est fait prisonnier sur Sainte-Marie-des-Anges, la planète-prison. Au cours de son incarcération, il se « réveille » mystérieusement, retrouve ses pouvoirs, et provoque une révolte sur la planète qui devient alors le lieu d’affrontement entre l’empereur Shaan et son vassal Merennen, le tyran de la planète Gail. Mais Sloane comprend que son réveil n’est pas le fruit du hasard et qu’il est manipulé par des forces supérieures. Ce thème du champion errant surpuissant qui lutte contre des « dieux » qui veulent en faire leur bras armé semble provenir directement du Cycle d’Elric de Michael Moorcock, un auteur que Druillet admire et dont il a illustré de nombreux romans. Chez Moorcock comme chez Druillet, tout est mis en oeuvre pour que le lecteur comprenne qu’il lui manque des clés de lecture et que l’univers décrit est mille fois plus complexe qu’il n’y paraît. C’est d’ailleurs cette liberté, potentiellement illimitée, qui autorise Druillet à transporter Sloane dans le Carthage de Salammbô.
L’intrigue, chez Druillet, se trouve absorbée par l’univers dessiné. Nous n’assistons à chaque fois qu’à un bref épisode d’une immense saga que nous ne lirons jamais. Il faut dire que l’esthétique de Druillet est profondément intimidante, que ses effets sont peu subtils, puissants, et sans concession. Les bâtiments ne sont pas à taille humaine mais à taille cosmique ; les personnages sont pour la plupart des extraterrestres difformes ou des robots (Sloane devient alors le dernier représentant de la race humaine) ; les couleurs sont saturées et excessives. La science-fiction que nous propose Druillet ne fait pas référence au réel, encore moins à la science réelle ; ses références sont purement imaginaires : ce sont des tableaux, des univers romanesques ; il n’y a plus rien d’humain, ou du moins l’humain tel que nous le connaissons n’est plus en mesure de dominer son monde. C’est peut-être là que Druillet fait franchir à la science-fiction un pas important, largement inspiré par les évolutions récentes du genre tel le Dune de Frank Herbert (1965). L’oeuvre de Druillet n’a pas changé de fond en comble l’esthétique du média, mais il a montré qu’une histoire en bande dessinée pouvait être « autre chose », et se nourrir d’autres influences que les siennes propres.

Le Garage hermétique de Jerry Cornelius, Moebius, 1976-1979

Si c’est par une esthétique fracassante que Druillet bouleverse les codes de la bande dessinée, l’intervention de Moebius, tout aussi déterminante, est pourtant plus subtile. Peut-être plus que Druillet encore, Métal hurlant est pour lui, enfin, l’espace où il peut s’épanouir et concevoir une bande dessinée qui réponde à ses propres désirs et à ses propres attentes telles qu’elles avaient pu apparaître dans Pilote à travers La déviation. Ce sera d’abord Arzach, récit devenu célèbre en tant que prouesse graphique, puisque, pour raconter les aventures d’un étrange cavalier, il fait le choix d’une bande muette de 35 pages. Et puis ce sera Le garage hermétique de Jerry Cornelius, histoire de plus de cent pages s’étendant sur trois ans de publication (1976-1979). Dans Le garage hermétique, Moebius donne une consistance inédite à son propre univers de science-fiction et fait preuve d’une liberté narrative nouvelle.

Moebius imagine Le garage hermétique comme un récit spontané. A l’origine, quelques planches qui n’étaient pas destinées à être publiées et qui enthousiasment suffisamment Dionnet pour qu’il en demande une suite. De 1976 à 1979, Moebius réalise pour chaque numéro de Métal Hurlant un nouvel épisode de cette histoire, en marge de ses autres travaux. Pas de plan prédéfini, pas de scénario : Moebius ignore complètement où il veut en venir et improvise tous les mois le nouvel épisode. Dans ces conditions, difficile de vous résumer l’histoire du Garage hermétique. On y voit évoluer une galerie de personnages, dont Jerry Cornelius et le Major Grubert, dans un monde appelé « le Garage hermétique » dont on apprend dans les premiers épisodes que Grubert est le créateur, une sorte de dieu immortel à l’apparence humaine. L’arrivée de Jerry Cornelius dans son univers est une menace pour le Major qui se met en chasse du nouveau venu. Le Major est un vieux personnage de Moebius, déjà présent dans quelques courtes histoires, mais c’est dans Le Garage qu’est révélé son statut de démiurge.

Moebius explique lui-même dans la préface de l’album, qui sort en 1979 aux Humanoïdes Associés, qu’il lui arrivait d’oublier le contenu de l’envoi précédent ou de réaliser le dernier épisode dans la précipitation, en une nuit. Pire encore, lorsque l’intrigue commence à se préciser, il la détruit sans cesse pour partir sur autre chose, inventer de nouveaux personnages ou un rebondissement. On comprend qu’une telle histoire n’aurait pas pu se faire chez des éditeurs traditionnels, Dupuis, Le Lombard et Dargaud : Le garage n’est pas pensé pour être calibré en album, encore moins pour constituer une série avec des personnages récurrents. Il défait la notion d’intrigue. Il n’est préparé par aucun scénario et guidé seulement par la désinvolture, que l’on peut aussi appeler la liberté. Cela, déjà, à quelque chose de révolutionnaire. Par cette oeuvre, Moebius introduit dans la bande dessinée l’idée de liberté créatrice de l’auteur, hors de toute entrave, qu’elle provienne de l’éditeur, du public, ou de la tradition.
L’art de Moebius dans cette oeuvre naît aussi d’un maniement des codes de la science-fiction, la plupart du temps sur le mode parodique, ce qui donne au Garage un aspect dérisoire à défaut d’être comique. L’habitué de science-fiction n’est donc pas surpris de certains mots étranges employés pour décrire des objets ou des réalités n’existant pas dans notre monde. L’histoire semble parfois faite de la juxtaposition de cases-clichés directement issues de BD de science-fiction (voir la reprise du modèle américain du superhéros dans les derniers épisodes), tandis qu’à d’autres instants, c’est le western qui s’invite dans l’histoire, souvenir de la série Blueberry, de ses duels et de ses plaines désertiques. Bien que très libre, Le Garage est une oeuvre profondément référentielle, qu’on y fasse appel à des oeuvres extérieures, à des clichés narratifs et graphiques (la femme fatale, les jeux de pouvoir et de trahison…) ou à des motifs propres à l’oeuvre antérieure de l’auteur. Tout à fait lisible au second degré, Le Garage raille bien souvent, pour mieux s’en servir sur un ton détaché, les chevilles classiques du genre, comme lorsque le troisième épisode se termine sur un « Vous le saurez bientôt en lisant Star Billard, notre prochain épisode ». Mais si humour il y a chez Moebius, c’est un humour profondément absurde qui fait passer les incohérences pour de la fantaisie, et les clichés pour de l’ornement narratif.
Au-delà du fait de traiter sur le mode de la dérision les codes de la science-fiction, d’autres éléments sont autant de moyens de briser les codes de la bande dessinée pour les remplacer non par d’autres codes mais par la liberté créatrice de l’auteur. Ce n’est pas, comme chez Druillet, par le graphisme que Moebius innove le plus. Quoique. Sa doctrine en la matière dans Le garage, mais aussi dans de nombreuses autres oeuvres, est que le style a le droit de changer. Il ne s’en prive pas ici et le Major, notamment, fait les frais des caprices de l’auteur et subit plusieurs transformations graphiques. Le trait se fait parfois précis et fourmillant de détails, mais aussi plus souple et épuré lorsque cela est nécessaire.
Mais c’est sur le plan narratif que Moebius accomplit son travail de dynamiteur. Le Garage n’a donc pas de scénario, l’oeuvre est improvisée au fil du crayon et, comme l’annonce le résumé d’un des épisodes « Tout peut encore arriver dans le garage hermétique ». L’histoire change constamment et s’amplifie de plus en plus de nouvelles ramifications. Moebius multiple les procédés qui déstabilisent l’intrigue traditionnelle : des dialogues absurdes, des ellipses narratives inattendues qui pousse le lecteur à découvrir une nouvelle partie du Garage hermétique, l’apparition constante de nouveaux personnages, des hommes qui deviennent des femmes, des fils narratifs qui se terminent en queue de poisson… L’aléatoire semble parfois intervenir dans la conduite du récit. Le narrateur qui intervient parfois ne se gêne pas pour donner ses avis et ses jugements sur l’histoire.

Pour Moebius, le genre « science-fiction » joue un rôle essentiel : « J’aime la science-fiction parce qu’elle ouvre en grand les portes de l’espace et du temps et surtout parce qu’elle me permet d’aborder de façon très directe mes préoccupations essentielles. ». Cette conclusion était déjà celle des créateurs de Flash Gordon qui prenait pretexte à l’exploration de nouveaux mondes pour déplacer leur héros dans le temps. Moebius la pousse à son maximum, au détriment de la cohérence. Il n’est pas innocent que se soit la science-fiction qui ait déclenché la création du Garage hermétique.
Et en conclusion, il nous faut une fois de plus revenir au romancier Michael Moorcock qui marque les années 1960. D’abord parce que le titre de l’histoire de Moebius fait explicitement référence à un personnage créé par Moorcock en 1968 dans le récit The Final Program. Ce personnage a été réutilisé, avec l’approbation appuyée de Moorcock, par d’autres auteurs. Cornelius serait donc une sorte de « personnage ouvert » susceptible d’être transposé dans un autre univers de fiction que celui propre à son créateur. Et puis surtout, Moorcock est l’un des auteurs à avoir le mieux exploité dans son oeuvre (qui mêle, rappelons-le, science-fiction et fantasy) la notion de « multivers », hypothèse qui veut que notre univers ne soit qu’un « univers possible » parmi une infinité d’autres mondes parallèles existant en même temps. Exploitant à fond cette notion, Moorcock fait voyager ses héros, (Elric, Hawkmoon, Bastable) dans le temps et dans l’espace et dans des versions alternatives de notre monde. Pour un auteur, la notion de multivers permet par exemple d’expliquer l’interaction entre les différents univers et personnages qu’il a crée. Dans Le Garage hermétique, Moebius s’en donne lui aussi à coeur joie, puisque le monde du Garage n’apparaît qu’être un univers inventé de toutes pièces par le Major qui le surveille depuis son vaisseau spatial, le Ciguri. Le monde du Garage hermétique est donc un monde imaginaire où tout est potentiellement possible.
De là à dire que Le Garage hermétique est une histoire qui a pour sujet principal la création et la manière dont un créateur (ici aussi bien le Major que Moebius lui-même) tente de maîtriser l’univers qu’il a engendré, il n’y a qu’un pas, que je franchis d’autant plus allègrement au vu des conditions de création de l’oeuvre, cette force d’improvisation qui offre à l’auteur une liberté de choix maximum. L’apparition d’un récit sur la création montre qu’avec Moebius, la bande dessinée a atteint une très grande maturité, puisqu’elle se montre capable d’évaluer et de tester sa propre capacité imaginaire.

A suivre : années 1980, recueil Social Fiction de Chantal Montellier ; La fièvre d’Urbicande, de François Schuiten et Benoît Peeters


Pour en savoir plus :

Philippe Druillet, Gail, l’édition originale de 1978 est auto-éditée ; Albin Michel, 2000 pour la dernière édition
Moebius, Le garage hermétique de Jerry Cornelius, l’édition originale de 1979 a pour titre Major Fatal; Humanoïdes associés, 2006 pour la dernière édition
Le site de Philippe Druillet : http://www.druillet.com/
Le site de Moebius (qui prépare visiblement une exposition à la Fondation Cartier) : http://www.moebius.fr/
Les analyses et réflexions sur Métal Hurlant sont en partie tirées de :
Thierry Groensteen, La bande dessinée, son histoire et ses maîtres, CIBDI, 2009
Serge Clerc, Le Journal, Denoël graphic, 2007

Une autre génération de blogueurs : Trondheim, Larcenet et Maëster

Faut-il penser que les blogs bd sont réservés aux jeunes auteurs ? Que si beaucoup d’auteurs de bande dessinée disposent d’un site internet, ils dédaignent généralement la potentailité du blog en terme de création comme en terme de communication ? Voici trois auteurs qui viennent infirmer cette idée : ils ont trouvé dans le blog un nouveau moyen de mettre à l’épreuve leur crayon. Tous trois offrent une interprétation différente du blog bd qui ne manque pas d’intérêt, et prennent appui sur leur blog pour diversifier leur champ d’action dans le domaine du dessin.

Lewis Trondheim ou le blog comme prolongement des carnets et du jeu de l’autofiction

Lewis Trondheim est sûrement l’auteur de la génération pré-webcomics qui est le mieux parvenu à prendre en compte les potentialités des blogs bd. Je vais passer assez vite sur ses états de fait qui en font, à mes yeux, un des expérimentateurs les plus importants de la bande dessinée des années 1990 et 2000. En 1990, il fait partie des fondateurs de la maison d’édition l’Association, éditeur associatif géré uniquement par des auteurs ; au sein de cette structure comme au sein de l’Oubapo ou d’autres éditeurs indépendants comme Cornélius, il se spécialise dans des oeuvres qui tiennent davantage de l’exercice de style graphique et comique : la répétition constante d’une même case avec Le dormeur (Cornélius, 1993), la BD-fleuve de 500 pages avec Lapinot et les carottes de Patagonie (L’Association, 1992), le strip muet avec La mouche (Le Seuil, 1995), le minimalisme abstrait (Bleu, L’Association, 2003) et j’en passe. Il anime de 1997 à 2003 une série plus traditionnelle intitulée Les formidables aventures de Lapinot (Lien Rag, du Culture’s pub en avait livré une exhaustive et intéressante chronologie dans un précédent article). Il est aussi à l’origine de la série-sans-fin Donjon chez Delcourt, avec Joann Sfar. Si je vous expose ça, c’est que pour moi, le principal apport de Trondheim à la bande dessinée est son infatigable curiosité qui le pousse à explorer les possibilités du médium. Il a ainsi ouvert de nombreuses portes à la jeune génération en défrichant plusieurs territoires dans le domaine de la narration graphique.

Dans les années 2000, il cherche à confirmer que cette curiosité ne s’est pas éteinte avec l’âge en pénétrant dans les territoires encore vierges d’Internet. Sa contribution la plus visible tient d’abord à sa capacité à déceler de jeunes auteurs à partir de leurs travaux en ligne et de les publier ensuite au sein de la collection Shampooing qu’il dirige chez Delcourt : ainsi publie-t-il le blog de Martin Vidberg, d’Allan Barte, des Chicou-Chicou, de Fred Neidhardt, de Boulet. Clairvoyance autant artistique qu’éditoriale, puisqu’il sait profiter, dès 2005, du nouveau public apparu au travers des blogs bd. Il va aussi s’intéresser à Donjon Pirate en 2007, site où plusieurs auteurs s’inspirent de la série Donjon pour livrer des planches supplémentaires d’albums potentiels : il fait appel à Obion, l’un des « pirates » du site pour reprendre la série Donjon Crépuscule, tandis que le blogueur Boulet reprend le dessin de Donjon Zénith.
Dans le même temps, il se fait lui-même blogueur. D’abord est-il l’auteur d’un blog « officiel », qu’il poursuit d’ailleurs toujours, intitulé Les petits riens. Il poste de courtes planches anecdotiques qui s’effacent progressivement, si bien qu’il n’y a jamais plus de six planches lisibles sur le blog. Les petits riens est d’ailleurs son blog actuel et donne lieu à une série d’albums chez Delcourt. Mais ce n’est pas là l’expérience la plus originale. Trondheim va également créer anonymement en 2005 un faux-blog pour lequel il invente un personnage de looser obsédé sans autre ambition que de coucher avec une fille, n’importe quelle fille : le blog de Frantico. Frantico est toujours accompagné par sa « mauvaise conscience », un énorme chat lubrique. A l’exception de quelques autres blogueurs, personne ne sait que Frantico n’existe pas et que derrière lui se cache Lewis Trondheim. Après tout, le style et les thèmes abordés sont très différents de ce qu’on connaît du dessinateur, et le mouvement des blogs bd entretient le mythe, puisque les autres blogueurs bd font volontairement apparaître Frantico sur leur blog pour faire croire qu’il existe. En insistant sur sa misère sexuelle, Frantico dynamite une blogosphère jusque là relativement soft dans le récit de l’intime. L’anonymat du web est ici utilisé à merveille, puisqu’il permet de livrer un faux journal intime, une supercherie autobiographique que l’édition traditionnelle ne facilite pas forcément. Au passage, il montre aussi que Lewis Trondheim est encore capable de réussir sans avoir recours à sa célébrité ; il parvient à donner l’illusion de notes réalistes et spontanées réalisées dans un style presque maladroit. Le blog s’arrête à la fin de l’année 2005, alors que sort un album du blog chez Albin Michel, qui sera le premier du genre. Frantico revient ensuite : en 2006 dans le blog de Nico Shark, satire de notre bon président de la République, puis dans Méga Krav-Maga en 2010, un blog réalisé avec Mathieu Sapin qui est surtout une pré-publication partielle d’une série d’albums intitulée MKM et qui sort en 2010.
Enfin, il va s’essayer à l’exercice du webcomic en lançant le projet Bludzee en août 2009 : il s’agit là du premier projet de strips quotidien en ligne payant réalisé spécifiquement pour portable et I-Phone. Par un abonnement, le lecteur reçoit tous les jours un strip muet de quelques cases racontant les mésaventures du chat Bludzee. C’est, au moment de sa sortie, une évolution technique importante puisque la société Ave!Comics conçoit une interface de lecture spécialement adapté à la lecture nomade, et on commence alors à s’interroger sur la conception de BD en ligne adaptées pour une lecture en ligne.

Les petits riens de Trondheim, tout comme Le blog de Frantico, ne peuvent se comprendre que par rapport au reste de sa carrière : on aurait tort de les considérer comme une simple lubie d’auteur qui souhaite faire comme les jeunots pour rester dans le vent. Bien au contraire, ce blog n’est que la continuation de son travail de « carnettiste » qu’il entreprend avec Approximativement, chez Cornélius en 1993. J’invente ici le terme de carnettiste pour éviter de parler d’autobiographie et d’entrer ainsi dans des subtilités de définitions littérairaires. Disons que Trondheim publie régulièrement depuis Approximativement des albums-carnets où il raconte, dans un style spontané et en utilisant ses habituels personnages animaliers (lui-même se représente comme une sorte de rapace), des anecdotes personnelles. Ces publications passent par plusieurs éditeurs, formes et titres (Cornélius, L’Association, Delcourt, Dargaud) mais la forme la plus aboutie éditorialement sur la durée, avant Les petits riens, était la série de Carnets publiés à L’Association de 2002 à 2004. Nous sommes loin des autobiographies sans concession de Menu ou de Neaud à la même époque ; la veine de Trondheim est ailleurs, plus légère et plus pudique : c’est celle du quotidien d’un dessinateur, de ses rencontres, de ses interrogations métaphysiques sur le monde et sur son travail. Un art de transformer l’anecdote en une histoire dessinée. Il parle peu de l’intime et conçoit souvent ses notes avec un contrepoint comique dérisoire qui est comme une marque de fabrique.

Une question me taraude d’ailleurs depuis le début de la vogue des blogs bd : Trondheim en est-il l’inspirateur indirect, voire direct ? Le blog de Frantico a, je pense même si je n’en ai pas la preuve, nettement contribué à faire connaître et amplifier le mouvement qui avait commencé vers 2003-2004 autour de bandes d’amis et qui a vu, à partir de 2007, la prolifération de blogs bd variés et la multiplication des lecteurs. Il y a pourtant eu peu, il me semble, d’imitateurs directs du blog de Frantico.
Mais j’en viens parfois à me demander si la spécificité française qu’est le succès du blog bd, carnet quotidien personnel, face au webcomic qui, en France, a de fait été en partie éclipsé, ne vient pas justement du goût que certains auteurs connus des années 2000 (Trondheim, Sfar, mais pas seulement) ont développé pour le récit dessiné du quotidien façon « carnet ». Trondheim, dans ses carnets, s’est fait une spécialité de l’autobiographie du dérisoire, des « petits riens », justement ; il a utilisé pour cela une forme de narration très libre qu’il n’a bien sûr pas inventé mais, peut-être, popularisé. Certaines caractéristiques de cette narration se retrouvent dans beaucoup de blogs bd, du moins dans ceux qui se veulent des carnets d’anecdotes personnelles : récitatif à la première personne, utilisation d’un avatar dessiné, suppression des cases, style graphique spontané, recours fréquent à la répétition d’une même image, nécessité d’une chute comique même si le reste n’en appelle pas… Tout cela serait à voir de plus près pour éviter de généraliser, mais beaucoup de blogueurs bd ont entre vingt et trente ans et ont pu être bercé par les expériences de la génération Trondheim/Sfar et par la pénétration du genre autobiographique en BD. Bon, ce n’est là qu’une hypothèse, sans doute biaisée par la propre admiration que j’ai pour Lewis Trondheim… Mais elle m’est venue en écoutant Fabrice Neaud déclarer, à propos de la vogue des blogs bd et du lien avec l’autobiographie, que la plupart des jeunes blogueurs bd faisaient du sous-Trondheim, notamment en reprenant le schéma narratif de ses gags ; une manière pour lui de minimiser l’intérêt esthétique du mouvement des blogs bd (je dois sans doute caricaturer des propos que je retranscris de mémoire). A garder dans un coin du crâne, donc…

Pour en savoir plus :
Les petits riens : http://www.lewistrondheim.com/blog/
Le blog de Frantico : http://www.zanorg.com/frantico/
Le blog Mega Krav-Maga avec Mathieu Sapin : http://www.megakravmaga.com/
Carnets de bord, L’Association (4 tomes), 2002-2004
Les petits riens, Delcourt (4 tomes), 2006-2009
MKM, Delcourt (2 tomes), 2010


Manu Larcenet ou le rapport au public sur Internet

Là encore, est-il besoin de présenter Manu Larcenet ? Auteur tout aussi prolifique que Trondheim, il aime lui aussi la polyvalence et fait fi des codes et hiérarchies entre les genres. Il débute à l’école de Fluide Glacial au milieu des années 1990 et se spécialise d’abord dans l’humour graphique, notamment avec son collègue Jean-Yves Ferri (dont vous devriez lire les Fables autonomes, récemment chroniquées ici lien). Il se lance ensuite dans les années 2000 dans un travail plus proche de l’autofiction (i.e : fiction pour laquelle l’auteur s’inspire de sa propre vie, sans franchir le pas de l’autobiographie) soit sur un mode humoristique avec Ferri dans Le retour à la terre, soit dans une tonalité plus grave qui fait découvrir au public une autre facette du travail de Larcenet, avec Le combat ordinaire. Dès lors, Larcenet oscille entre l’exploration de l’humour et des études graphiques élaborées qui montrent un vrai sens du dessin et un dynamisme du trait qu’il sait manier du minimalisme au réalisme le plus précis, en passant par l’expressivité graphique. L’un n’empêchant pas l’autre, bien sûr.
Tandis que la plupart des auteurs sont présents sur Internet par le biais d’un site, Larcenet choisit de créer un blog. Il ne s’agit pas, comme pour Trondheim, de raconter de courtes anecdotes, mais d’utiliser réellement le blog comme support de communication pour ses amis et ses lecteurs. Il y présente ses projets en cours, des billets personnels plus souvent écrits que dessinés, des annonces, des dessins spontanés, des coups de coeur personnel pour un film ou une musique… Il y a en réalité trois blogs qui se succèdent sous le titre commun Epais et tordu : un premier sur la plate-forme canalblog, dont je n’ai pu trouver la trace et donc la date de création, un second sur la plateforme blogspot qui commence vers juillet 2007 et un dernier sur la plateforme wordpress à partir de janvier 2008. Ce dernier, plus agréable à l’oeil, se rapproche d’ailleurs davantage d’un site complet présentant dans le détail bibliographie, projets, etc.

Si Larcenet m’intéresse tout particulièrement, c’est que sa présence sur Internet et l’existence de son blog vont donner lieu à une sorte de polémique qui interroge justement le statut du blog comme espace « public ». Sans entrer dans les détails (que je maîtrise par ailleurs assez mal), disons que Larcenet a ressenti dans certains espaces en ligne où l’on parle de bande dessinée (forums, sites spécialisés…) des critiques injustes, voire une certaine hostilité à son égard. Contre ces critiques de bande dessinée (amateurs autoproclamés ou journalistes), il a notamment fermé les commentaires de son blog. Là où le blog est vécu par de nombreux auteurs débutants, comme un moyen d’avoir un retour sur leurs travail via les commentaires, Larcenet a de cet outil de communication une autre interprétation davantage à sens unique. Son blog est surtout un espace d’expression personnelle. La querelle entre Larcenet et certains forumeurs et critiques en ligne trouve son origine dans deux visions différentes du net et de son usage public par un créateur. Il faut bien signaler aussi que cet épisode s’inscrit dans un mouvement général de tensions entre (certains) auteurs et (certains) critiques de bande dessinée au milieu des années 2000. La sortie de Plates-bandes de Jean-Christophe Menu en 2005, pamphlet sur le monde de la bande dessinée et certaines de ses dérives avait en son temps jeté de l’huile sur le feu, de même que la virulence du critique Didier Pasamonik (actuellement éditeur adjoint du site actuabd et éditorialiste du site mundobd), qui aime les polémiques, à l’égard de certains acteurs de la bande dessinée, Menu le premier.
La polémique autour du blog de Larcenet et de la place des commentaires et des « web-critiques » de bande dessinée a été pour notre dessinateur l’occasion d’un petit livre, Critixman, publié en 2006 chez Les Rêveurs, maison d’édition dont Larcenet est un des fondateurs. Il n’est d’abord disponible qu’en vente directe, puis réédité pour les librairies en 2007. Larcenet y reprend des dessins parus sur son blog et mettant en scène le personnage de Critixman, superhéros supersuffisant ; il singe tout à la fois les moeurs des critiques « papier » et des critiques « internet ». Critixman doit d’abord être interprété comme un pamphlet assez virulent qui lui permet de se défouler face aux attaques et aux tensions qu’a pu engendrer sa présence sur Internet. L’anti-héros éponyme, créé sur le blog comme une réponse à ses détracteurs, passe près de 80 pages à éreinter un Manu Larcenet dépressif et apathique, lui trouvant tous les défauts possibles : plagiaire, amuseur sans envergure, vénal, minable… Le tout dans le style libre et vivant qu’il utilise souvent dans ses albums publiés chez Les Rêveurs. La préface de Joann Sfar est assez savoureuse ; il y dresse un portrait des critiques de bande dessinée.
Il va de soi qu’Internet et l’émergence d’une multitude de blogs, sites, forums et système de commentaires, amplifie la question de la validité de la critique de la bande dessinée. Critixman est le cri poussé par Larcenet face à cette nouvelle masse.
Pour en savoir plus :
Le blog actuel de Manu Larcenet, Epais et tordu
Le retour à la terre, Dargaud (5 tomes), 2002-2008
Le combat ordinaire, Dargaud (4 tomes), 2003-2008
Critixman, Les Rêveurs, 2006

Maëster ou la tentation du dessin d’actualité
Dernière évocation des utilisations du blog par des auteurs papier, le blog de Maëster intitulé La grande tambouille de Maëster. Ce second blog fait suite depuis février 2010 a un premier, lancé en 2005. Tranquillement, par une publication régulière et des dessins de qualité, le blog de Maëster fait partie des plus anciens présents sur la toile, et aussi des plus lus. Maëster pourchasse avec la même fougue que Larcenet les inconvénients propres à la publication sur Internet, notamment en soulignant les problèmes de droits d’auteur et de diffusion des images.
Autre point commun avec Manu Larcenet (observation qui n’a guère d’autre sens que de réussir une transition), Maëster fait ses classes au sein du magazine Fluide Glacial, dans les années 1980 et en devient pour plus de vingt ans un des principaux dessinateurs, notamment par sa caustique série Soeur Marie-Thérèse des Batignolles dès 1983 qui met en scène une nonne épicurienne et obsédée. C’est dans ce même hebdomadaire qu’il poursuit l’essentiel de sa carrière, avec quelques incursions du côté de L’Echo des savanes. En homme de la presse spécialisée, il multiplie au sein de Fluide Glacial les dessins « rédactionnels » et autres clins d’oeil à la vie du journal, en plus de ses séries régulières.

Le blog de Maëster lorgne nettement du côté des blogs de dessinateurs de presse, autre grande catégorie de blogs graphiques dont les dessins, vous l’aurez compris, s’apparentent par leur format court et leur rôle de commentaires de l’actualité et de la société, aux dessins que l’on trouve dans la (bientôt défunte!) presse papier. Nombreux sont les dessinateurs de presse qui, par leur blog, offrent au public d’internautes des dessins gratuits et libérés de toute contrainte éditoriale. Maëster profite ici de la spontanéité du support qui devient un espace de réaction immédiate à un fai d’actualité. L’ère Sarkozy qui s’ouvre à partir de 2005 lui offre, à l’ouverture du blog cette même année, des sujets parfaits pour faire passer ses idées et ridiculiser Il y ajoute une rubrique qui reprend le principe d’une série du Pilote des années 1970 intitulée « les Grandes Gueules » dans laquelle Ricor, Mulatier et Morchoisne caricaturait selon le principe des « grosses têtes » des personnalités du moment. L’héritage auquel se relie Maëster est ici évident et direct, mais correspond en réalité à la tradition de certains dessinateurs du XIXe siècle qui mirent à la mode, en leur temps, cette façon particulière de caricaturer en grossissant les têtes et en accentuant les traits du visage d’une manière hyperréaliste. La vogue de ce principe caricatural a quelque peu décliné dans la première moitié du XXe siècle qui lui préfère la stylisation des corps, mais revient dans la seconde moitié : il a notamment été remis à l’honneur aux Etats-Unis dans le magazine Mad dans les années 1950, source des dessinateurs de Pilote sus-cités.
L’oeuvre même de Maëster n’est pas sans parenté avec certains aspects du dessin de presse dans sa version dessin d’actualité. Après tout, l’humour dont il fait preuve dans ses séries de Fluide Glacial n’est pas dépourvu d’un esprit caustique et satirique. Soeur Marie-Thérèse des Batignolles, c’est aussi un regard porté sur la société française en mêlant deux de ses extrêmes les plus antinomiques, le sexe et la religion. Le journal Fluide Glacial a par ailleurs parfois constitué un espace de transition entre la bande dessinée et le dessin de presse en accueillant volontiers l’humour politique. Surtout, Maëster s’est fait une spécialité des caricatures outrancières hyperréalistes, de la déformation faciale mais qui reste reconnaissable. On en trouve déjà un bon nombre dans ses dessins pour Fluide et le passage à une autre catégorie de l’art graphique se fait ici tout en douceur. Les dessins d’actualité du blog sont certes un peu assagis graphiquement : ils sont autant des prouesses graphiques que des messages drôles et mordants et se doivent de rester lisibles. Maëster y fait souvent passer des messages politiques : il apporte son soutien à Denis Robert lors de l’affaire Clearstream en 2007 ou, plus récemment à l’humoriste Didier Porte chassé de France Inter par Jean-Luc Hees sous de fallacieux pretextes. Il remplit bien ainsi le même rôle qu’un dessinateur de presse politique, le blog n’étant qu’un support nouveau et investi avec succès.
Du blog sont nés plusieurs recueils de dessins d’actualité, d’abord chez le Lombard, puis chez Drugstore (label lié à Glénat qui reprend le fonds de L’Echo des savanes depuis 2008) ; un aboutissement finalement récurrent dans le monde des blogs bd. D’une certaine manière, le blog a permis de développer et révéler une autre partie du travail de dessinateur de Maëster à côté de la fiction qu’il avait jusque là privilégiée, tout en gardant son style propre.
Pour en savoir plus :
Le blog de Maëster : http://maesterbd.wordpress.com/
L’ancien blog de Maëster : http://maester.over-blog.com/
L’actu tue, Le Lombard, 2007
France terre d’asile(s), Le Lombard, 2008
Le premier an pire, Drugstore, 2008

Des difficultés d’exposer la bande dessinée : Archi et BD au palais de Chaillot

L’exposition qui se tient actuellement à Paris, à la Cité de l’architecture et du patrimoine, est l’occasion rêvée de tester pour mes chers lecteurs les difficultés d’exposer la bande dessinée, exercice de style auxquels de nombreux musées de France, dont des établissements nationaux, aiment à s’adonner depuis un peu plus d’une dizaine d’années. Je passe sur l’historique de ce type de manifestations, j’aurais peut-être l’occasion de le faire dans un autre article. Je remarque juste que cette exposition est éventuellement à mettre en rapport avec La BD s’attaque au musée qui s’était tenue au musée Granet d’Aix-en-Provence en 2008 : la bande dessinée vient soutenir une institution jeune (dans le cas de la Cité de l’architecture, ouverte au public en 2007) ou ayant connu une importante rénovation (le musée Granet a réouvert en 2007). Dans le cas du musée Granet, il s’agissait même de la première exposition temporaire depuis la rénovation. Dans celui d’Archi et BD, le délai est plus grand, mais relève, à mon sens d’une volonté de faire venir dans ce musée qui se cherche une identité un public plus large de celui auquel il est normalement destiné.
Mon impression globale est que Archi et BD ne fait que confirmer les difficultés qu’il y a à faire une exposition sérieuse sur la bande dessinée et que, si l’on excepte les institutions dédiées (CIBDI d’Angoulême, CBBD de Bruxelles) qui disposent d’important fonds à mettre en valeur, il va encore falloir répéter et répéter l’exercice avant d’aboutir à des expositions qui tiennent la route. Vous l’aurez compris, mon article sera surtout fort critique à l’encontre d’Archi et BD, voire même parfois carrément rageur.

Dessin de Nicolas de Crécy pour l'affiche d'Archi et BD


Je passe vite sur les détails de l’organisation. Il y a deux commissaires à l’exposition : Jean-Marc Thévenet, acteur dynamique dans la presse BD des années 1980 et ancien directeur du FIBD d’Angoulême de 1998 à 2006 et Francis Rambert, journaliste longtemps spécialisé dans l’architecture et faisant à présent partie de la direction de la Cité de l’architecture. Logiquement, un commissaire pour la bande dessinée et un pour l’architecture. Le fait qu’aucun d’eux ne soit ni chercheur ni praticien (auteur ou architecte) dans l’une ou l’autre spécialité conditionne l’orientation de l’exposition qui ne se veut ni une synthèse vulgarisée et mise en scène des connaissances sur un sujet (oui, oui, parfois les expositions servent aussi à ça !), ni une installation scénographique (comme le firent Schuiten et Peeters) mais un parcours donné à voir à un large public plus qu’à celui, plus réduit, des spécialistes et amateurs de l’une ou l’autre discipline. Ce n’est pas une critique, juste une observation pour signaler que d’emblée, l’exposition ne s’adressait pas à moi, ce qui peut assez largement expliquer ma déception. Mais ce n’est pas parce qu’on s’adresse à un large public qu’il faut dire en profiter pour raconter n’importe quoi.
Une dernière remarque : en marge de l’exposition, Jean-Marc Thévenet sort chez Dupuis une biographie en bande dessinée de Le Corbusier, un des architectes les plus importants du XXe siècle. Il coscénarise avec Rémi Baudouï, un spécialiste de la question, pour le dessinateur Frédéric Rébéna ; et l’album est soutenu à la fois par la Cité de l’architecture et la Fondation Le Corbusier à Paris.

Lubies

J’ai plusieurs lubies personnelles en ce qui concerne les défauts des expositions et Archi et BD a la mauvaise idée d’en concentrer plusieurs.
Je suis souvent plus sensibles aux expositions dont le but est d’apprendre quelque chose au public en s’appuyant sur des travaux existant ou en cours. C’est généralement ce type d’exposition que l’on voit dans les grands musées ou dans les bibliothèques. Un autre type d’exposition, dont fait partie, à mon sens, Archi et BD est ce que j’appelle les « expositions-parcours » qui ne se proposent non d’apprendre mais de faire ressentir. Le visiteur est conduit dans une sorte de parcours, ici chronologico-topographique, à travers quatre villes pour trois époques (New York pour le début du siècle, Bruxelles et Paris pour la seconde moitié du siècle, Tokyo pour ces vingt dernières années). Il voit donc des planches de BD jolies ou moins jolies, selon les goûts. Dans ce genre d’exposition, un effort particulier est donné pour que la scénographie mette en valeur le propos et dans Archi et BD, même si je n’ai pas réellement compris pourquoi, les commissaires semblent fiers de l’effort mis en oeuvre dans la conception de l’exposition. Cette lubie-là est plus personnelle : à ce type d’expositions, je m’ennuie, je perds mon temps, je n’apprends rien. Et je ne comprends pas pourquoi, sous pretexte de s’adresser au grand public, on essaye pas d’être didactique et de lui apprendre quelque chose. Mais passons.
Ma seconde lubie est le problème du nombre de pièces ; près de 350 oeuvres, ici, d’après les organisateurs. Plus d’oeuvres que le public ne peut en ingurgiter, du moins pour en retirer quelque chose. Comme je connaîs un peu l’histoire des musées d’art, j’associe ce vieux tic à la vision archaïque d’une exposition ostentatoire vue comme un cabinet de collectionneur. Le but est de montrer et d’éblouir par le nombre. Les musées et bibliothèques ont maintenant tendance à réduire le nombre d’oeuvres présentées pour améliorer les cartels et permettre à chaque oeuvre d’être reliée de façon efficace et claire à la thématique principale. Ainsi, la BnF, Beaubourg et le Louvre, qui ont certes les moyens de le faire, mettent généralement une notice complète d’une dizaine de lignes pour chaque oeuvre présentées dans leurs expositions ; à défaut, d’autres musées utilisent des audioguides. Un tel système permet de ménager deux niveaux de lecture : le visiteur non spécialiste se contente de lire les panneaux principaux et ne regarde de près que les oeuvres qui l’intéressent tandis que le visiteur spécialiste s’arrête sur chaque notice pour apprendre plus que ce qu’il sait déjà (jusqu’à épuisement du cerveau, du moins). Mieux vaut mettre peu de pièces mais souligner au mieux leur intérêt réel et apprendre au visiteur à les déchiffrer et à les apprécier. J’ai du mal à croire qu’un visiteur puisse apprécier également 350 pièces.
Dernière lubie, qui concerne cette fois uniquement les expositions de bande dessinée : le problème des planches originales. Thierry Groensteen avait déjà soulevé la question dans Un objet culturel non identifié en 2006 et tenté de réfléchir à son statut (voir p.153-155). Il l’interprétait comme un objet qui ne rend pas compte de la bande dessinée, mais lui admettait un pouvoir de fascination que n’a pas l’album industriel. Le fait que la planche originale soit l’objet couramment admis dans les expositions ayant trait à la bande dessinée ne signifie pas qu’il soit l’objet idéal pour présenter la bande dessinée. J’évacue là de mon raisonnement les établissements ayant, par leurs fonds, les moyens de présenter autre chose du travail de l’artiste (des albums, des archives, des croquis…). Mais lorsqu’un musée d’art s’intéresse à la bande dessinée, il n’a pas de fonds la concernant et va alors puiser principalement à la source des collectionneurs privés et des galeries spécialisées. Or, l’objet « idéal » de ces donateurs est la planche originale, qui a à la fois le plus grand prestige et la plus grande valeur marchande. La planche originale sacralise l’oeuvre des auteurs de bande dessinée en prétendant la placer au même niveau qu’un tableau ou qu’une sculpture. Or, si un tableau est conçu pour être exposé, ou du moins admiré par un connaisseur, ce n’est pas le cas de la planche originale qui acquiert ce statut par le regard du collectionneur. Je m’inquiète toujours un peu de ce que l’exposition de planches originales, outre l’inconfort de lecture ne rend pas suffisamment compte de ce qu’est la bande dessinée : un récit paraissant dans une revue ou sous la forme d’un livre. Certes, c’est pourtant une manière assez pratique de présenter le travail d’un dessinateur. Mais, en tant qu’amateur-lecteur de bande dessinée, je préfererais toujours la vision de la page d’album qui me semble mieux rendre compte du medium. Dans Archi et BD, les organisateurs ont parfois tenté de sortir de la sacralisation de la planche originale, notamment en proposant des écrans tactiles permettant de lire des albums entiers. Ou encore, beaucoup plus simplement, par la mise à disposition, à la fin du parcours, des albums dont il a été question (procédé que je trouve très bien, faisant de l’expo une expo-bibliothèque, mais qui est peut-être assez onéreux). Ce sont de bonnes idées, mais cela reste timide et la tyrannie de la planche originale demeure. Beaucoup plus intéressants que les planches originales, travail fini, net et sans bavure, m’auraient paru les documents préparatoires (synopsis, crayonnés, etc.) qui permettent d’avoir une connaissance génétique de l’oeuvre. Ce type de documents précieux commence à être exposé, notamment à l’exposition du Louvre en 2008 ou encore à l’exposition sur Astérix au musée de Cluny l’année dernière.

Non-sens et hors sujet
Le thème exact de l’exposition m’est apparu avec quelques difficultés mais la lecture du livret de BeauxArts éditions m’a permis de comprendre, au fil d’une inetrview du duo de commissaires, que l’exposition traitait de « l’imaginaire de la ville », en ce concentrant sur la bande dessinée comme reflet de cet imaginaire. Donc pas du tout des rapports entre l’architecture et la bande dessinée comme le laissait présager le titre (ah oui, c’était le sous-titre qu’il fallait lire : « la ville dessinée »). Le mot-clé est « dialogue », il s’agit de « faire dialoguer » (?) l’architecture (ou plutôt l’architecture en tant qu’urbanisme, donc) et la bande dessinée du XXe siècle.
Pour ce faire, les panneaux nous proposent des remarques-chocs, comme des vérités enfouies lancées à la face du monde (je cite de mémoire, en espérant ne pas me fourvoyer) : le dessinateur de BD utilise comme l’architecte une planche à dessin ; la bande dessinée et l’architecture sont des reflets de la société (Ha ha ! Elle est bonne celle-là !) ; les cases de bande dessinée ressemblent parfois à une façade d’immeuble (ah oui, tiens… et alors ?). Et pour le dernier cas, d’utiliser ces fameuses planches où le dessinateur offre au lecteur une vue en coupe d’un immeuble, chaque case étant une fenêtre (il y en a plusieurs exemples dans la BD, c’est un procédé courant dans le dessin depuis le XIXe siècle). L’une des règles de base de la logique est pourtant qu’un cas particulier ne peut pas servir à bâtir un raisonnement.
En réalité, les concepteurs de l’exposition semblent avoir quelques problèmes avec la logique et avec les liens de cause à effet. Un exemple m’a interloqué. On nous montre une élévation de l’architecte Jean Balladur pour un immeuble à La Grande Motte où le dessinateur a dessiné en quelques traits des individus pour montrer l’échelle et animer son dessin. Le texte nous explique avec le plus grand séieux que Balladur s’inspire ici de la bande dessinée… Ah ? Il le dit lui-même ? Dans ce cas, soit… Mais il me semble que dessiner des individus pour montrer l’échelle d’une élévation est un procédé courant depuis que l’on fait des plans et dessins d’architecture, et cela bien avant que la bande dessinée existe. Mettre des individus sur un plan ne relève pas d’une référence à la bande dessinée mais plutôt d’un réflexe classique d’architecte… Dommage de sortir une bêtise sur le travail des architectes dans une exposition qui se passe à l’intérieur de la Cité de l’architecture…
Enfin se pose le problème du « hors-sujet » de certaines pièces exposées qui n’ont que peu de liens avec le thème principal. Par exemple, quelle utilité de présenter le documentaire sur Baru, « Génération Baru », certes très intéressant mais complètement hors sujet ? Il y a bien une planche de Baru de La piscine de Micheville pour montrer que Baru est, en effet, un grand observateur de la banlieue et des villes industrielles. La planche choisie est loin d’être la plus représentative, malheureusement : on y voit l’intérieur d’une piscine municipale. Je préfère celle-ci, de L’autoroute du soleil (un article à venir !) où l’on voit une friche industrielle exploser. Plus grandiose, son effet dans une exposition aurait pu être fort.

Baru, p.9 de L'autoroute du soleil, 1995

Mais le plus curieux des hors-sujets est cette planche de Gaston où pas un seul élément d’architecture n’est représenté (ah si, une petite maison dans le coin droit de la dernière case). Prunelle et Gaston sont coincés dans un embouteillage donc, forcément… La légende nous dit que (je cite de tête) « Franquin a été marqué par l’expo 58. S’il fait beaucoup voyager Spirou et Fantasio, Gaston, lui, reste surtout entre Charleroi et Bruxelles. » Pourquoi ne pas nous mettre la planche, tellement plus parlante pour le thème, où Gaston orne chacune des boules de l’atomium de son effigie ? Un exemple parfait pour montrer l’influence de l’expo sur Franquin. Ce n’est pas le hasard des collections privées qui devrait guider le choix des planches, mais la cohérence du propos.

André Franquin - Gaston Lagaffe et l'atomium

Je suis médisant : au détour d’un panneau, certaines réflexions esquissées s’avèrent tout à fait pertinentes, et j’ai regretté parfois qu’elles ne soient pas davantage développées. Ainsi du rapport à la ville considérée comme une femme à protéger dans les comics de superhéros, ou encore de l’influence, connue mais à qui mériterait d’être approfondie un jour, de l’exposition internationale 1958 qui eut lieu à Bruxelles sur les dessinateurs belges de l’époque, tout particulièrement ceux du journal Spirou, Franquin le premier. Ou enfin le rôle du genre graphique du « carnets de voyage », lancé par Loustal, dans la représentation de la ville sur le vif. Il est aussi intéressant d’apprendre que certains auteurs se sont intéressés à l’architecture, voire ont fréquentés des architectes : ainsi de Jean-Marc Reiser et l’architecte libertaire et écologiste Guy Rottier, ou encore de Frédéric Bezian qui a sollicité son frère Olivier, architecte, pour son album Garde-fous (Delcourt, 2007). Et puis le catalogue a l’air de compléter l’exposition de façon davantage intelligente ; il prend le temps de développer certains aspects. Belle découverte, aussi, de la réalisation de Golo, dessinateur français vivant en Egypte, d’une fresque comme espace narratif pour représenter l’agitation d’une rue du Caire, selon un procédé, nous dit-on, traditionnel en Egypte.
Ces quelques bonnes surprises ne sont toutefois pas parvenues à rattraper les faiblesses de contenu et de muséographie.

Suggestions

Pour ne pas être seulement destructif mais aussi constructif, je me dis tiens, essayons de proposer des pistes pour améliorer cette exposition et les expos sur la BD en général.
D’abord commencer à faire des expositions sur la BD et non utilisant la BD comme illustration d’un autre sujet (architecture et bd, choucroute et bd, lamas et bd). Je m’explique : l’exposition Lamas et BD qui se tiendra bientôt au musée national du Lama à Lima ne doit pas tomber dans l’écueil d’Archi et BD et proposer un simple catalogue d’exemples des lamas dans la bande dessinée (le lama et la bande dessinée sont des reflets de leur époque, d’ailleurs). Elle doit plutôt essayer de réfléchir aux liens réels entre le lama et la BD et élaborer, autour de ça, une vraie problématique avec un fil conducteur.
Tiens, par exemple, il y avait des choses passionnantes à dire sur la ville dans la série des Cités obscures de Schuiten et Peeters. François Schuiten est un passionné d’architecture et son oeuvre est une manuel sur l’histoire de la discipline. Il aurait été intéressant de comparer des planches des Cités obscures avec des exemples d’architecture réelle, et montrer concrétement l’influence de l’architecture Art Nouveau si présente en Belgique, sur la série. Pourquoi ne pas réfléchir sur le rôle de la documentation dans le métier de dessinateur et sur les différents moyens de s’informer sur une ville, passée ou présente ? Avec à l’appui des documents de travail de dessinateurs, par exemple (la partie sur les carnets amorçait cette réflexion reprise dans le catalogue, il me semble). Sur l’architecture comme ferment de l’imaginaire, il y avait des gravures à présenter : le nom d’Etienne-Louis Boullée est cité, mais malheureusement pas illustré. Du coup, je vous mets une de ses gravures : il s’agit d’un architecte du XVIIIe siècle qui a conçu les plans de monuments grandioses jamais réalisés (ici un cénotaphe pour Newton).

Etienne-Louis Boullée, projet d'un cénotaphe pour Newton, 1784

Même chose pour l’an 2000 imaginée par des auteurs comme McCay et Saint-Ogan dont quelques exemples sont présentés ici : le lien n’est pas fait avec une tradition de la représentation du XXIe siècle qui naît au XIXe, avec Robida dans les années 1880 qui met à la mode le thème de la voiture volante repris de si nombreuses fois par les auteurs de BD (et pour le coup directement repris en connaissance de cause). Il y a là une généalogie qui aurait pu être relevée sur la représentation imaginaire de la ville.

Albert Robida, La ville au XXe siècle, 1890

Ce qui m’inquiète, c’est que la bande dessinée me semble trop souvent utilisée comme pretexte pour faire des expositions non-intelligentes : on leur met des images, ils trouveront ça jolis. Alors qu’il serait tellement plus intelligent d’apprendre au visiteur à déchiffrer ces images, par leur contexte de production, par la mise en valeur de motifs et de formes, par de longs arrêts sur quelques auteurs emblématiques pour le sujet… Un peu comme peut le faire le récent musée de la CIBDI à Angoulême qui, sans être parfait, est une solide introduction au monde de la bande dessinée, à son histoire, à sa fabrication et à sa beauté plastique et narrative. Lorsqu’un musée qui n’est pas spécialisé dans le domaine s’intéresse à la bande dessinée, il n’essaie pas de bâtir un discours logique et construit sur son sujet. Est-ce que la Cité de l’architecture et du patrimoine aurait fait une exposition sur, mettons, l’architecture néoclassique française, avec la même désinvolture ?
Après, il y a l’avers de la médaille : que la Cité de l’architecture et du patrimoine (ou le Louvre, ou Beaubourg, etc.) s’intéresse à la BD montre la « reconnaissance » que le médium a auprès des milieux culturels. Mettre sur le même plan l’architecture et la BD est une façon de reconnaître la « légitimité culturelle » de la BD. Certes, mais doit-on laisser une institution non-spécialisée se servir de la BD pour attirer du monde (parce que c’est « à la mode ») tout en réalisant une exposition qui, en tant qu’exposition, est plutôt ratée ? Il y a là une forte ambiguité, un dilemme à résoudre. Dans certains cas, le partenariat est un succès : c’est ce qu’était celui entre Futuropolis et le Louvre qui a donné lieu à cinq beaux albums et à une exposition qui nous montrait le travail des auteurs en train de se faire. Dans d’autres c’est un échec qui n’est pas à l’honneur de la BD, réduite au statut de « reflet de son époque »… C’est, à mes yeux, le cas d’Archi et BD.

Quelques adresses à visiter :
Le site-blog de l’exposition : http://www.archietbd.citechaillot.fr/
Le tout nouveau site de Jean-Marc Thévenet : http://jeanmarcthevenet.com/

Science-fiction et bande dessinée : années 1960

Les différentes oeuvres qui nous ont servi à présenter la place de la science-fiction dans la bande dessinée francophone lors des précédents articles étaient destinées aux enfants car publiées dans des journaux pour la jeunesse (Cadet-Revue, Robinson, Bravo, Vaillant, Tintin et Spirou, si vous avez bien suivi ma série d’articles qui commence par « les années 1930 »). Certes, rien n’empêchait les adultes de les lire et encore moins leurs dessinateurs de se prendre au sérieux, mais le public initialement visé était un public jeune à qui on livrait de l’aventure, de la fantaisie, et de l’humour, parfois encore des connaissances scientifiques ou des valeurs morales.
Les années 1950 et plus encore les années 1960 voient la science-fiction s’introduire dans le marché de la bande dessinée pour adulte, jusque là encore trop liée à la tradition du dessin d’humour et donc à un genre spécifique, la série comique. Les deux oeuvres que j’ai choisi symbolisent la diversification et le développement de la bande dessinée adulte durant les années 1960 : il s’agit de Barbarella de Jean-Claude Forest, et de Les Naufragés du temps du même Forest associé au dessinateur Paul Gillon.
Une exception à ma règle qui veut que les oeuvres dont je parle soit facilement dénichables chez votre libraire préféré. Les Naufragés du temps a été régulièrement réédité et, depuis 2008, c’est chez Glénat que vous la trouverez, pas de problème concernant ce titre-ci. En revanche, à ma grande surprise, Barbarella ne semble pas avoir connu de réédition plus récente que celle des Humanoïdes associés en 1995. Ce n’est pas impossible, mais peut-être un peu plus difficile à trouver.

Science-fiction et bande dessinée adulte

Rapidement, quelques données succintes et grossières sur l’histoire de la bande dessinée adulte avant 1960. Avant tout, enlevez-vous de la tête que Barbarella est la première bande dessinée française pour adulte. C’est faux : quelle que soit la définition que l’on se donne de la bande dessinée, il existait bien avant 1964 des bandes dessinées dans la presse pour adultes. Ce qui se passe dans les années 1960, et qui commence dans les années 1950, c’est une diversification croissante des bandes dessinées destinées aux adultes et jeunes adultes, jusque là relativement limitées au comique et aux codes du dessin d’humour de presse dont la tradition remonte au XIXe siècle. Dans cette orientation nouvelle, les récits nés dans les illustrés pour enfants, mais aussi des petits formats d’aventure destinés aux adolescents offrent des thématiques à exploiter ; et cela tout particulièrement lorsqu’il s’agit d’histoires d’aventure venues des Etats-Unis et conçues, dans leur pays d’origine, pour des adultes. L’autre source d’inspiration est bien sûr la littérature populaire qui fourmille de récits d’aventure et a déjà imposé ses codes dans l’imaginaire collectif. L’une des voies d’accès de la bande dessinée pour adulte dans le domaine de l’aventure et de la science-fiction est d’ailleurs celle du roman illustré.
Le mode classique de diffusion des bandes dessinées pour adulte est la presse, et en particulier la presse quotidienne. Le journal France-Soir, dirigé par Pierre Lazareff est à cet égard un pionnier dans cette oeuvre de diversification. Il accueille à partir de 1950 des bandes diffusées par les agences de presse. Retenez également le nom de l’éditeur Eric Losfeld que l’on va croiser sur le chemin de Forest…

C’est aussi à partir des années 1960 que science-fiction et bande dessinée combinent, pour quelqeus décennies encore, leur destin de catégories littéraires marginalisées. Tous deux débutent une recherche de légitimité culturelle et façonnent une posture commune de martyr face à la « grande » culture. Or, les amateurs de bande dessinée sont souvent aussi des amateurs de science-fiction, parfois même ont-ils découvert le genre dans les illustrés américains de leur enfance. Souvent associe-t-on ces deux genres sous les noms de « littérature de l’imaginaire », « paralittérature » ou « littérature populaire », à la manière de l’universitaire Francis Lacassin qui anime dans les années 1970 une chaire qui combine l’histoire de la BD et celle de ces paralittératures (science-fiction, policier, fantastique…). Il y a durant quelques décennies un combat commun qui rapproche science-fiction et bande dessinée.

Dans le même temps, le journal Pilote joue un rôle important dans la diffusion de la science-fiction auprès d’un public certes encore jeune, mais qui grandira en même temps que son journal. En 1967, Pierre Christin et Jean-Claude Mezières commencent une importante série, Valerian, agent spatio-temporel, dans laquelle ils adaptent les thèmes classiques de la science-fiction à un rythme et à un style plus souple. Valerian rompt avec l’héritage des comics américains, se libérant de ses codes graphiques et scénaristiques, et renouvelle le genre en opposant au modèle heroïque un anti-héros ou encore en multipliant les références et les réflexions sur la réalité sociale contemporaine.
A l’inverse, Barbarella et Les Naufragés du temps sont peut-être les derniers feux de la science-fiction « à l’ancienne », dans la lignée des space opera des années 1930.

Barbarella, héroïne de l’âge pop


L’un des mérites de Barbarella de Jean-Claude Forest est d’avoir fait entrer la bande dessinée dans la culture adulte. L’héroïne de cette brève série de science-fiction qui ne connut en réalité que trois épisodes, de 1962 à 1977 est devenu un symbole de la culture sixties par les modalités de sa diffusion.
A l’origine de Barbarella, il y a Jean-Claude Forest, un auteur de bande dessinée atypique. Né en 1930, il suit une formation à l’Ecole des métiers d’arts. Ses premiers pas dans la bande dessinée se font au sein de la bande dessinée pour enfant mais il trouve une véritable stabilité en collaborant à France-Soir à partir de 1960. Il sera aussi illustrateur, photo-romancier, scénariste, dialoguiste… Sa carrière est marquée par les efforts de revalorisation de la bande dessinée au sein de la culture adulte. Il fait partie des fondateurs, en 1962, du Club des bandes dessinées qui réunit des amateurs nostalgiques des bandes dessinées d’avant-guerre qui se consacrent à leur analyse et à leur valorisation dans une perspective historique (notamment au sein de leur revue Giff-Wiff). Le terrain est propice à l’éclosion d’une nouvelle bande dessinée adulte qui prendrait ses marques sur les classiques d’aventure de la bande dessinée pour enfants.
Barbarella connaît deux éditeurs importants pour son lancement en 1962-1964. L’héroïne apparaît d’abord dans la presse, dans la revue V magazine, magazine illustré mêlant photos de charmes, récits en images et romans-feuilletons. Il accueille volontiers de la science-fiction, et c’est cette veine que choisit Forest lorsqu’il crée Barbarella. Puis, en 1964, un album paraît, reprenant les planches parues dans V magazine, sur l’impulsion de l’éditeur Eric Losfeld. Losfeld est connu pour son éclectisme et l’originalité de sa ligne éditoriale : il s’ouvre aux littératures fantastiques, d’horreur, ainsi qu’à la science-fiction, mais aussi à l’érotisme ; il est également connu comme le premier éditeur d’Eugène Ionesco, de Marcel Duchamp et de Boris Vian. En éditant Barbarella, il prépare la révalorisation de la bande dessinée auprès des intellectuels. Il publiera d’autres bandes dessinées, privilégiant souvent les histoires à ambiance érotique comme Pravda la survireuse de Guy Peellaert (1967) et Epoxy, de Paul Cuvelier et Jean Van Hamme (1968), mais aussi les débuts du Lone Sloane de Philippe Druillet (1966).
La suite de la publication reste limitée : Forest n’est pas un homme de série, il aime être constamment à la recherche de l’inédit. Barbarella reparaît d’abord dans le magazine italien Linus, importante revue de bande dessinée pour adultes créée en 1965, et revient en France dans V magazine. Il faut pourtant attendre 1974 pour que le second album paraisse en France sous le titre Les colères du Mange-Minutes, aux éditions Kesselring. Le dernier album est publié chez Horay (grand rééditeur des classiques américains et européens de la bande dessinée) en 1977, Le semble-lune. Un dernier album paraît en 1982, Le miroir aux tempêtes, dessiné par Daniel Billon.

La série occupe une place importante grâce à son adéquation à la culture des années 1960. Forest parvient à capter, au sein d’une série de science-fiction, quelque chose de l’esprit du temps. L’héroïne éponyme en est le meilleur exemple : Barbarella est une femme émancipée qui semble mettre en pratique les idéaux de la libération sexuelle qui modifie en profondeur les modes de vies occidentaux. L’époque est au féminisme militant qui pousse à des réformes pour garantir l’égalité des droits, dont l’égalité au sein du couple, et surtout le droit à la contraception et à l’avortement, mais aussi à un changement de mentalité vis à vis de la sexualité féminine. Forest emprunte également, d’un point de vue graphique, à la puissance de l’esthétique psychédélique et du Pop art (Andy Warhol, Martin Sharp) par les couleurs saturées (qui sont aussi un héritage des vieilles bandes de science-fiction!) et les formes organiques et souples sorties d’un rêve. Il existe une affinité entre Barbarella et, par exemple, le film inspiré de la chanson des Beatles Yellowsubmarine qui sort en 1968, même si Forest ne va pas aussi loin dans l’exubérance graphique.
Mais Barbarella n’aurait sans doute pas eu le même écho sans le film qui sort en 1968 et lui donne un retentissement international. Les droits avaient été acheté par un producteur italien qui choisit pour le réaliser le français Roger Vadim, celui qui avait mythifié Brigitte Bardot dans Et Dieu… créa la femme en 1956. C’est cette fois Jane Fonda qui joue Barbarella. Forest intervient sur le tournage puisqu’il collabore au scénario et est nommé conseiller artistique. Il en dessine les décors. Le film Barbarella impose une esthétique très particulière mêlant science-fiction et érotisme, au point que certains le considère comme un fond iconique de référence des sixties, avec ses costumes futuristes improbables et ses décors baroques.

Le choix de la science-fiction de la part de Forest n’est pas surprenant. D’abord parce que, de 1958 à 1964, Forest est un illustrateur régulier de la revue spécialisée Fiction ainsi que de la collection de romans de science-fiction « Le Rayon fantastique ». Ces deux publications marquent le renouveau de la science-fiction et de son lectorat en France. Forest y acquièrt une habitude de l’imaginaire graphique du genre. Ensuite, la science-fiction est avant tout pour Forest un point de départ pour développer des univers fantaisistes. Dans Barbarella, la science-fiction est un décor, mais un décor très puissant, capable de générer les inventions surréalistes de Forest. La série a donc quelque chose de très parodique. Forest connaît assurément très bien les codes de la science-fiction et il en emprunte allégrement les thèmes : l’errance intergalactique, la lutte contre un tyran et les androïdes dans Barbarella, la maîtrise du temps dans Les colères du Mange-Minutes… Mais les voyages de Barbarella n’ont rien d’une quête héroïque et morale : elle n’en fait qu’à sa tête et recherche avant tout son propre plaisir. La science-fiction y est à l’image du robot Hector, amoureux de Barbarella : elle gravite autour de la figure de l’heroïne et se déforme en fonction de ses lubies. Le grandiose qui caractérise le space opera se transforme ici, sous l’effet de la culture pop, en un impressionnant bazar.

On a souvent tendance à penser que ce qui fait de Barbarella une série pour adultes est son érotisme latent. C’est en partie vrai, mais aussi lié à une culture volontairement provocatrice : la sexualité échevelée permet non seulement de se démarquer de l’enfance, mais aussi de l’anodin. Forest est dans une posture de combat par laquelle il souhaite imposer la bande dessinée comme genre profondément adulte, d’où le recours à l’érotisme. Barbarella sera d’ailleurs interdit à l’affichage en librairie et le film interdit aux moins de 18 ans. Dans ses oeuvres ultérieures, Forest parviendra à élaborer une bande dessinée adulte sans forcer sur l’érotisme, simplement en travaillant la maturité littéraire des dialogues, la complexité de l’intrigue ou l’humour nonsensique. C’est là une évolution que connaîtra le reste de la bande dessinée adulte : quitter l’âge de la provocation. Sa série Hypocrite par exemple, née dans France-Soir puis qui atterrit en 1972 dans Pilote désoriente les jeunes lecteurs et ne reste dans ce journal que deux ans, faute de succès. C’est bien dans des supports adultes que Forest aura eu une plus grande liberté d’action.

Les Naufragés du temps : survie et déformation du space opera


En 1964, Forest décide de créer un magazine de bandes dessinées pour adultes avec ses amis du CBD. Le créneau est libre, et Chouchou, qui apparaît en 1964, est ainsi un objet inédit dans la presse des années 1960. Il s’agit de surfer à la fois sur la vague de la bande dessinée et sur celle, musicale, des yé-yé : Chouchou est le nom de la mascotte de l’émission Salut les copains qui assure le succès d’une nouvelle génération de chanteurs et chanteuses depuis 1959. Forest fait appel à de nombreux collègues pour créer des séries et c’est dans ce contexte que naît Les Naufragés du temps, dessiné et co-scénarisé par Paul Gillon.
Gillon et Forest se connaissent du temps du journal Vaillant des années 1950 dans lequel tous deux ont débuté. Paul Gillon, né en 1926, est un des plus jeunes talents de l’école de bande dessinée française qui se développe après la Libération autour de maîtres comme Raymond Poïvet et Etienne Le Rallic. Comme eux, Gillon se spécialise dans les récits d’aventure et développe un style très académique et virtuose dans son réalisme en partie inspiré par de grands modèles américains de l’avant-guerre, Alex Raymond, Harold Foster et Milton Caniff. Comme Forest, Gillon commence par dessiner dans les illustrés pour enfants avant de se tourner vers la bande dessinée pour adultes. Il est le dessinateur de 13 rue de l’Espoir, une série au long cours qui paraît dans France-Soir de 1959 à 1972. Cette bande quotidienne raconte les aventures professionnelles et sentimentales de la jeune Françoise et de ses amis dans la France des Trente Glorieuses.
Gillon était déjà un amateur de science-fiction lorsque Forest lui propose de se consacrer à ce genre dans son nouveau magazine Chouchou. Après que le dessinateur ait refusé un premier scénario du romancier de science-fiction Pierre Versins, Forest parvient à concevoir avec lui, d’abord sous le pseudonyme de Valherbe, Les Naufragés du temps. Malheureusement, Chouchou ne survit pas et s’arrête après moins d’un an d’existence. Pendant dix ans, il est impossible de replacer la série prometteuse dans un magazine : Vaillant possède déjà Les Pionniers de l’Espérance et la série n’est pas dans le ton de Tintin ou Spirou. Quant à France-Soir, le quotidien ne publie pas encore de bandes de science-fiction. C’est pourtant bien dans France-Soir que les Naufragés du tempsréapparaît en 1974 à la faveur d’un changement de formule en partie orchestré par Vania Beauvais, la responsable des bandes dessinées du journal. Forest et Gillon reprennent d’abord les anciennes planches parues dans Chouchou en les remaniant considérablement. A partir de cette date, des albums commencent aussi à paraître chez Hachette puis aux Humanoïdes associés lorsque la série passe dans Métal Hurlant. Les Naufragés du temps aura bel et bien eu une existence rythmée par trois titres de la presse adulte.

Le projet initial de Gillon et Forest s’enracine sur une étroite collaboration entre les deux auteurs : Gillon dessine et participe à l’élaboration du scénario avec Forest. La série raconte le voyage dans le temps et dans l’espace (vous aurez fini par comprendre qu’il s’agit là d’un ressort scénaristique basique pour la science-fiction graphique de cette époque, généré depuis le Flash Gordon de Raymond) de Christopher, un homme du XXe siècle plongé en hibernation qui se réveille mille ans plus tard. Son but, inscrit en lui comme une mission, est de retrouver son équivalent féminin, Valérie. Une quête durant laquelle il se découvrira des alliés, mais aussi des ennemis comme l’Homme-Tapir, sorte de roi de la pègre intergalactique. Les deux pères de la série ont une interprétation très différente de la science-fiction. Les Naufragés du temps se nourrit d’abord de la fusion de deux imaginaires antagonistes jusqu’à la rupture, vers 1977.

Forest, tout comme dans Barbarella, fait de la science-fiction un pretexte à des inventions absurdes et délirantes. Il apporte aux Naufragés du temps une originalité qui permet d’aller au-delà du scénario relativement classique. Parmi ces inventions, on peut noter la forte présence d’animaux géants qui sont autant de trouvailles : les créatures de l’album La mort sinueuse sont des poissons monstrueux, et on trouve dans L’univers cannibale un univers-lombric. Le fantastique de Forest naît d’une transposition du quotidien inspirée par l’esprit des surréalistes qui affectionnent le « collage ». Et bien sûr, aux textes téléphonés des récits de science-fiction, Forest oppose son art de dialoguiste. Certains personnages portent la marque de Forest comme Quinine, prostituée mutante à l’esprit fantasque et aux comportements incohérents qui rappelle d’autres héroïnes de Forest, Barbarella et Hypocrite. Le scénariste a encore en tête les liens qui demeurent entre la science-fiction et le merveilleux magique.
Gillon, en revanche, est le plus académique des deux. Son trait est extrêmement précis et son sens de la composition fait de chacune des planches une réussite graphique. Grâce à ce style « réaliste », il parvient à rendre crédible les créations les plus folles de Forest, rendant le tout plus impressionnant encore. L’alliance entre Gillon et Forest dans Les Naufragés du temps consacre donc la démesure imaginative que permet la science-fiction en bande dessinée. Il existe pourtant entre eux de fortes divergences. Chez Forest, la science-fiction est consciemment traitée comme un genre « retro » où la dérision a tout à fait sa place, comme dans Barbarella, alors que Gillon conserve une vision très sérieuse du genre qui trouve sa source dans les épopées antiques. Pierre Dupuis, dans un article des Cahiers de la bande dessinée, oppose la science-fiction poétique de Forest à la hard science de Gillon, une vision « molle » proche du merveilleux et une vision « dure » plus scientifique.
L’opposition entre Forest et Gillon finit par se traduire concrètement par une rupture. Forest n’arrive plus à imposer ses idées et préfère cesser sa collaboration pour se consacrer à d’autres oeuvres. A cette date, Forest s’est écarté de la science-fiction. En 1977, Gillon reprend donc la série seul dans Métal Hurlant

A suivre dans : années 1970, Gail de Philippe Druillet ; Le garage hermétique de Jerry Cornelius de Moebius

Pour en savoir plus :
Sur les bandes dessinées de la presse adulte : http://www.pressibus.org/
Sur Jean-Claude Forest : Philippe Lefèvre-Vakana, L’Art de Jean-Claude Forest, Editions de l’an 2, 2004
Sur Paul Gillon : Les Cahiers de la Bande Dessinée, n°36, 1978 (numéro consacré à Gillon)

Parcours de blogueur : Esther Gagné

La vague de création de blogs bd qui, à partir de 2006, a fait suite au succès des blogs « historiques » comme nouveau mode d’expression graphique, a vu naître toutes sortes de solutions, diversifiant tant dans la forme que dans le contenu ce que peut être un blog bd. La dessinatrice que je vous présente aujourd’hui fait partie de ceux qui, me semble-t-il, sont le mieux parvenus à utiliser les possibilités de ce moyen d’expression pour en faire un « moyen de création ». Là où beaucoup limitent l’usage de leur blog à des billets d’humeur ou une présentation de leur travail, Esther Gagné se sert de son blog comme un démarche artistique originale. Pour moi, une des découvertes les plus réjouissantes de la seconde génération de blogueurs bd.

Les débuts sur le net
J’avais déjà expliqué dans un vieil article (très certainement à remettre à jour et qui s’appelait « Les blogs bd et l’illusion autobiographique ») mon avis sur le lien que l’on fait parfois entre le journal intime, l’autobiographie, et le phénomène des blogs bd. Pour vous résumer cela : c’est une erreur de considérer que le blog bd est proche du genre de l’autobiographie en BD, genre ayant émergé dans les années 1970 et explosé dans les années 1990 en France. Certes, il lui emprunte indéniablement quelques traits comme la création d’un avatar dessiné ; certes, il affectionne l’autofiction que démultiplie l’apport du dessin et de l’image, lorsqu’un auteur s’imagine une vie fantasmée (Boulet s’en est fait une spécialité, par exemple) voire raconte la fausse vie d’un blogueur fictif (Frantico, Maliki et les Chicou-Chicou en sont les meilleurs exemples). Ce sont là davantage des rapprochements ponctuels qui font de certains blogs bd une forme superficielle d’autobiographie. Quant au journal intime, là aussi bien peu de blogueurs racontent leur intimité ou du moins s’en servent pour déboucher sur une forme de création artistique, la plupart des propos présents sur les blogs bd relevant du quotidien, pas de l’intime. Esther Gagné vient faire mentir cette affirmation.

Esther Gagné commence un blog en 2005 mais l’expérience connaît une première interruption dès l’année suivante, interruption qui dure deux ans. La lanterne brisée, nom qu’elle donne à son blog, repart donc en 2008, de façon définitive, cette fois. On peut actuellement le retrouver à l’adresse suivante : http://tergiversations.lanternebrisee.net. En apparence, ce blog reprend les logiques de nombreux autres blogs bd : un mélange d’anecdotes et de réflexions personnelles, de présentation de travaux et d’illustrations en cours. Comme souvent, son objectif est de créer un lien avec un public et d’avoir des retours sur son travail. Elle y présente notamment deux bandes dessinées sur lesquelles elle travaille : Reika et J’appartiens à la nuit.
Il me semble pourtant que déjà, et plus que dans bien d’autres blogs, la dessinatrice se dévoile. Cette impression naît peut-être de la manière habile et naturelle dont elle parle d’amours lesbiennes ; peut-être encore de l’adéquation constante des notes avec son humeur du moment, comme si elles répondaient autant à un besoin qu’à une envie ; ou peut-être, paradoxalement, de la rareté des notes qui, du coup, sont très souvent de qualité. A la lecture de La lanterne brisée, on découvre, en kaléidoscopes, le portrait d’une jeune fille passionnée par la musique, le dessin, et aussi la culture japonaise. Elle dépasse pourtant très largement le stade « manga » et sa connaissance de cette culture se concrétise dans des dessins qui mêlent références à la culture ancienne, à la culture contemporaine, et aussi à des sentiments personnels. Voir par exemple ce dessin, « Le cygne noir » et son interprétation codée. L’intimité de l’auteur n’apparaît que de façon masquée, d’où une certaine aura mystérieuse qui donne envie d’en savoir plus sur l’auteur. La tonalité n’est jamais mélodramatique et outrancière, mais toujours intelligemment discrète et souvent drôle.

Cette première version de La lanterne brisée connaît plusieurs styles, et des notes très variées, assez hétérogènes tant par leur contenu que par leur style. Esther Gagné maîtrise aussi bien un style plus spontané et stylisé, assez fréquent dans des blogs qui demandent une lecture rapide, qu’un graphisme virtuose et très détaillé. Le dessin ne fait pas tout, il est souvent accompagné de textes, de photographies et de musique (car notre dessinatrice est aussi compositrice !).
Dans une interview donné pour le psychologies.com, Esther Gagné explique qu’elle perçoit avant tout le blog comme un « espace d’expression intimiste ». Cette expression convient bien pour décrire les spécificités de La lanterne brisée par rapport à d’autres blogs. Elle évite généralement de faire une note lorsqu’elle n’a rien à dire, ce qui ne peut être que bénéfique…

Par son blog, Esther Gagné se fait remarquer au sein de la blogosphère. Elle participe pour la première fois au festiblog en 2009. Cette même année, elle est publiée pour la première fois…

Une expérience de publication : Phantasmes chez Manolosanctis


En 2009, Esther Gagné est sélectionnée pour figurer dans le recueil Phantasmes qui paraît à la fin de l’année aux éditions Manolosanctis. Il s’agissait alors des premiers pas de cette jeune maison d’édition en ligne vers le format papier : un concours avait été lancé, parrainé par la blogueuse Pénélope Bagieu et soumis en partie au vote des internautes sur le site communautaire de l’éditeur. (voir la note que j’y avais consacré à l’époque). L’histoire qu’Esther Gagné y dessine s’intitule Film et est visible sur le site de Manolosanctis. Conformément au thème imposé par le recueil, elle y raconte en huit pages le fantasme d’une adolescente pour un acteur et la manière dont cet amour, forcément illusoire car dévié par le filtre de la fiction cinématographique, oriente le reste de sa vie, jusqu’à la rencontre.
Derrière une histoire assez classique et une grande sobriété, la narration est très riche car elle joue sur l’interprétation que le lecteur peut se faire de cette histoire d’amour fantasmée. L’opposition entre la voix narrative de la jeune fille et la réalité de son quotidien tel qu’il apparaît dans les cases propose une certaine distanciation, presque ironique tant l’amour tourne à l’obsession. Par ce thème, Film rejoint de nombreuses notes du blog et, d’une façon générale, l’ambiance douce-amère qui y règne, mélange de sentimentalisme et de conscience, de fiction et de réalité.

Le style graphique d’Esther Gagné est d’emblée très séduisant par sa propreté et sa netteté, du moins tel qu’il apparaît dans ses oeuvres autres que les notes spontanées du blog, comme Reika et Film. Je ferais bien le lien avec le style de certains mangakas, notamment dans le traitement du noir et blanc et des cadrages mais, faute de m’y connaître dans ce domaine, je préfère me fier à ce qu’en dit l’intéressée. Elle révèle en effet qu’aux auteurs japonais se mêlent aussi des influences d’auteurs européens comme Moebius et Schuiten dont elle reprend la précision réaliste du trait. C’est aussi la photographie et le cinéma qui l’influencent énormément.

Blog et intimité : un nouveau départ pour La lanterne brisée
Mais c’est en mai 2010 que le blog d’Esther Gagné semble prendre une nouvelle direction. Elle crée en effet une nouvelle Lanterne brisée spécifiquement consacrée à raconter sa propre histoire. Je vais me contenter de reprendre la présentation de ce nouveau blog qui est suffisamment parlante en elle-même : « J’ai hésité pendant cinq ans. La lanterne a toujours contourné ce à quoi elle était destinée, et les usages communs du blog en tant que vitrine de soi. Parler de moi était particulièrement difficile, mon quotidien était très pauvre en anecdotes comiques sur lesquelles extrapoler l’éternelle planche courte avec son gag et sa chute. Mais ma vie récente à changé pour le mieux, et j’ai enfin le courage de me lancer dans la seule histoire que je sois apte à bien raconter : la mienne. La Lanterne Brisée est donc pour la première fois un blog dans son acception usuelle — son ancienne version est disponible dans les liens du footer. ». Une telle déclaration a à la fois quelque chose d’émouvant, d’honnête, et démontre en même temps une conscience des potentialités du blog en tant que journal intime, potentialités qui avaient jusque là été assez peu développé par les blogueurs. D’une certaine manière, elle passe du blog bd au webcomic : de la suite de notes spontanées au déploiement progressive d’une oeuvre. Mais elle conserve du blog le dévoilement de l’intime, cet aspect justement autobiographique d’une dessinatrice qui présente au public une partie de sa vie au moyen d’images. Pour une fois, le blog bd remplit pleinement le rôle qu’on lui assigne souvent, celui de journal intime en bande dessinée. Même si elle-même ne le revendique pas, je ne peux m’empêcher de rapprocher cette évolution du travail de Fabrice Neaud pour Le Journal, dans les années 1990 : une oeuvre où un dessinateur accepte de livrer, avec sincérité et une sensibilité exacerbée, son histoire au public. La démarche d’Esther Gagné, pourtant, passe avant tout par la forme du blog, qui s’affirme ici pleinement comme un outil d’autoédition qui, parce qu’il est fondé sur l’importance du lien avec les publics, via les commentaires, peut en devenir particulièrement propice au dévoilement de l’intime. Ainsi se trouve réalisé ce fameux « pacte autobiographique » qui, selon Philippe Lejeune, spécialiste du genre, définit l’autobiographie. Sur La lanterne brisée, l’oeuvre de la dessinatrice s’interprète dans le contexte de plus de deux ans de notes comme autant de fragments, complété à présent de façon plus radicale et directe. Sa démarche sur Internet devient, au fil des années, de plus en plus personnelle.

Cinq planches sont actuellement postées et donnent un aperçu de ce que peut devenir cette nouvelle Lanterne brisée. Comme dans Film, c’est le récit d’une obsession amoureuse et sa traduction en images. Comme dans Film, Esther Gagné choisit de doubler un texte poétique à la première personne d’une succession de dessins en noir et blanc, mais cette fois réhaussés d’un rouge pâle qui porte une certaine tension qui est peut-être celle de l’obsession. La recherche artistique semble ici se donner au lecteur presque en temps réel, ce prologue étant d’abord fait d’impressions juxtaposées. J’attends la suite avec impatience, en espérant que notre dessinatrice saura mener à bien ce projet. Mine de rien et avec tout le tact qui l’a caractérisé jusque là, elle apporte à sa manière une pierre nouvelle à ne pas sous-estimer dans le champ de la bande dessinée en ligne.

Bibliographie :
Phantasmes (album collectif), Manolosanctis, 2009


Webographie :

Le blog d’Esther Gagné, La lanterne brisée
L’ancienne Lanterne, avant mai 2010
Une longue interview sur Psychologies.com
Une autre interview à l’occasion du Festiblog 2009