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Ohm et Hubert, Bestioles, Dargaud, 2010 ; Kerascoët et Fabien Vehlmann, Jolies ténèbres, Dupuis, 2009

La couverture m’avait attiré et, sans avoir jamais entendu parler du dessinateur de Bestioles, Ohm, je me suis risqué à lire cet album sorti chez Dargaud il y a trois mois, suivant mon seul instinct. Non seulement je ne fus pas déçu, mais la lecture de Bestioles me rappela celle de Jolies ténèbres il y a près d’un an, un excellent album orchestré par le couple des Kerascoët et par le scénariste Fabien Vehlmann. Une excellente excuse pour vous parler de cet excellent album. Tous deux traitent, chacun à sa manière, de la place de la violence dans l’imaginaire enfantin en peignant deux univers où le mignon, le joyeux et le sucré se transforment en un cauchemar acide et cruel.

Les bestioles de Hubert et Ohm

Je me dois d’être honnête : ce n’est pas le nom déjà connu de Hubert, prolifique scénariste du Legs de l’alchimiste (une série que je vous conseille par ailleurs) qui m’a poussé à aller vers Bestioles. C’est le dessin si singulier de Ohm dont les couleurs chatoyantes s’étalent sur la couverture de l’album, à grand coup de mauve, de orange fluo et de turquoise. Je ne connaissais alors pas Ohm, mais une rapide recherche m’a permis d’en savoir plus, et je vous livre mes résultats.
Ohm est un tout jeune dessinateur (il est né en 1982) qui, diplomé de l’Ecole supérieure des Arts Décoratifs de Strasbourg, se lance dans la BD à partir de 2004, successivement dans trois revues pour enfants : Dlire, Capsule Cosmique et Tchô. (Lecteur qui suis sagement ce blog, tu dois te souvenir que d’autres diplômés des Arts déco de Strasbourg sont passés par Tchô ou Capsule Cosmique et aiment à passer de l’enfance au monde adulte : Lisa Mandel, Boulet et Mathieu Sapin). Dans Tchô, il conçoit sa principale série, Bao Battle dans laquelle il affirme son style rond et coloré. Trois albums sont parus jusque là.
Dans une interview donnée sur le blog de Li-an, Ohm dévoile ses influences, question toujours épineuse pour un dessinateur mais tout à fait instructive dans le cas de Ohm qui n’hésite pas à revendiquer son héritage. Rien d’étonnant lorsqu’il affirme avoir « quasiment appris à dessiner avec Dragon Ball » : l’univers futuriste composé d’îles sur lesquelles poussent des villes-champignons et des palmiers, est la trace laissée par Toriyama. Même chose pour les maîtres Tezuka et Disney auxquels Ohm emprunte un style rond et shématique où le trait-contour domine. Ohm déclare ainsi aimer « la simplicité dans le dessin, la compréhension immédiate ». Plus inattendus, peut-être, sont les noms de Chris Ware et Dave Cooper… Quoique, à y regarder de plus près, ils ne sont pas non plus très loin : il suffit de comparer les « bestioles » de Ohm avec celle de Cooper, ou sa gestion des couleurs avec celle de Chris Ware. J’arrête là le petit jeu des comparaisons qui éclaire pourtant bien un peu le style si particulier de Ohm.
Pour conclure sur notre dessinateur du jour, je me risquerais à affirmer que le style de Ohm, que ce soit dans Bao Battle ou dans Bestioles, montre comment, après une accoutumance d’une vingtaine d’années avec les codes graphiques du manga, apparaît une génération de dessinateurs français nourris de ces codes et qui n’hésitent pas y faire appel dans leurs oeuvres. Le début d’une hybridation entre deux cultures graphiques, que j’espère heureuse et féconde (du moins une fois que les derniers rabat-joie incultes auront fini de crier après les mangas).

Bestioles constitue donc la première incursion de Ohm hors du champ de la prépublication. L’album nait de sa rencontre avec Hubert. Il raconte les aventures de trois personnages, Luanne, Childéric et le Capitaine dans un univers que l’on pourrait qualifier de « science-fiction écologique ». L’imaginaire ne se déploie pas seulement sur les machines et la technologie futuriste, mais aussi sur la nature exubérante et les formes de vie improbables que doivent affronter les trois héros. Une mission de routine les entraînent dans une jungle agressive qui recouvre le mystérieux « continent » et lutte impitoyablement contre les hommes. L’intrigue s’appuie sur le caractère différencié des trois personnages principaux : le Capitaine, ivrogne et libidineux (encore une résurgence de Toriyama !); Luanne, volontaire et courageuse ; Childéric, timide et bien peu débrouillard.
L’un des points forts du scénario est la prise en compte de la « nature », traitée non pas comme une ennemi, mais comme un second personnage, par une ingénieuse gestion de l’espace de la page : un filet de cases en bas de page suit l’histoire en adoptant le point de vue de deux bestioles, les deux aventures se croisant régulièrement.
En plus du style de Ohm, il faut ajouter la qualité de la colorisation, par Hubert, nous disent les crédits, qui fait beaucoup pour la qualité de l’album. La jungle est représentée par une dominante de mauve allant parfois jusqu’au rouge, tandis le orange et le ocre dominent dans le monde des « hommes » (les héros sont ce qu’on appelle pompeusement des « animaux anthropomorphisés »). Les scènes de jour et de nuit permettent encore de multiplier la gamme des couleurs, sans cesse très constrasté pour frapper l’esprit du lecteur.

Décadence des fées

C’est dans un tout autre univers que nous invitent les Kerascoët et Fabien Vehlmann dans Jolies ténèbres : pas de science-fiction ici, mais l’univers des contes de fées. Science-fiction et merveilleux sont deux genres littéraires aux racines communes, le premier ayant longtemps été appelé « merveilleux scientifique », car là où les contes de fées révélaient les merveilles de l’imaginaire et du rêve, la science-fiction présentaient celles d’une science fantasmée.
Mais peut-être que certains d’entre vous ne sont pas familiers du couple de dessinateurs qui signe sous le pseudonyme de « Kerascoët ». De leurs vrais noms Marie Pommepuy et Sébastien Cosset, ils se sont fait une place dans l’univers de la bande dessinée en reprenant la série Donjon crépuscule jusque là dessinée par Sfar et par leur série Miss pas touche dans la collection Poisson Pilote de Dargaud. Deux dessinateurs discrets travaillant en couple qui, petit à petit, commencent à se construire un univers graphique élégant où domine l’arabesque, les formes féminines et florales entremêlées et les couleurs vives. Quant au scénariste, Fabien Vehlmann, il est comme Hubert de ces scénaristes prolifiques qui multiplient les collaborations et les univers. On le connaît, entre autres choses, pour Green Manor avec Denis Bodart et la série pour enfants Seuls avec Bruno Gazzoti. Vous verrez de lui ce mois-ci en devanture Les derniers jours d’un immortel, dessiné par Gwen de Bonneval et publié chez Futuropolis.

Jolies ténèbres est un projet à part, « plus personnel », selon Marie Pommepuy qui fait appel à Fabien Vehlmann pour que le projet, encore embryonnaire en 2004, naisse finalement en 2009 chez Dupuis. Il fait d’ailleurs partie de la sélection officielle du FIBD 2010. La première page de l’album nous entraîne dans le décor rose et sucré des contes de fées : une jeune princesse, Aurore, invite à déjeuner le prince Hector dont on devine qu’ils sont faits l’un pour l’autre. Elle est accompagnée par un ami fidèle, un bonhomme-coccinelle. Voilà pour la première page. Dès le bas de la page se devine déjà l’irruption dans ce monde aseptisé d’une toute autre réalité : celle de la mort. Car ce que devine très vite le lecteur est que Aurore, son prince et son ami, ainsi que toute une multitude de petits êtres féériques, sont en réalité les habitants du corps d’une petite fille qui vient de mourir dans la forêt. Forcés de quitter leur hôte, les créatures féériques sont contraints de survivre dans une immense forêt aux multiples dangers. Cet incipit s’impose au lecteur sans plus d’explication, non pas comme une rupture d’un univers à l’autre mais dans une continuité : l’irréalisme de la situation et d’une nature vu à taille d’insecte venant prendre le relai de la magie d’un conte de fées.
Jolies ténèbres ne s’en tient pas là : ce n’est pas qu’une transposition d’un conte de fées dans le monde réel. Ou plutôt si, le thème principal est celui-ci, mais Vehlmann et les Kerascoët ne l’interprètent pas comme on aurait pu s’y attendre dans un récit pour enfants (les êtres féériques recréant leur univers joyeux dans la nature, pactisant avec les insectes et les souris, etc.). Cette phase est présente au début, lorsque Aurore propose de construire une petite communauté d’entraide. Mais tout au contraire, l’arrivée dans le monde réel va profondément corrompre la nature sage et innocente des petits héros. Déjà les premiers indices, presque incroyables et que le lecteur rejette comme faisant partie de l’exception, apparaissent : l’une des « fées », au visage poupon, se plait à vivre dans le cadavre pourrissant de la petite fille, malgré la désapprobation de ses camarades. L’ami-coccinelle se révèle être un galopin opportuniste tandis que le prince Hector préfère flirter avec une séductrice égocentrique plutôt que d’aider la courageuse Aurore, la seule, peut-être, à avoir encore gardé l’esprit gentil des contes de fées. Et puis les morts se succèdent, d’abord accidentelles et invisibles, puis jouant sur un comique cruel mais encore innocent (la « mort pour rire » des dessins animés de Bugs Bunny et cie), pour enfin devenir froidement sordides, jusqu’ à la scène finale dont je ne dirai rien.
Le scénario de Vehlmann fait appel à des sources devenues classiques de la littérature pour enfants qui traitent eux aussi de l’abandon de l’innocence. Il y a quelque chose d’Alice au pays des merveilles dans Jolies ténèbres, mais peut-être aussi de Sa majesté des mouches de William Golding, cette robinsonnade à l’envers où des enfants laissés à eux-mêmes sur une île déserte s’avèrent être aussi cruels et violents que des adultes. Le trait des Kerascoët vient appuyer le contraste entre la beauté innocente des créatures féériques et la saleté du monde réel : ils sont aussi à l’aise dans un dessin schématique aux couleurs vives que dans un style ultra-réaliste et très sombre, excellant dans la représentation du pourrissement.
Je vous laisse avec une citation de Marie Pommepuy qui présente son album de la façon suivante (et au passage, souligne la vraie nature du trop surestimé Tim Burton !) : « Chez Dupuis, son univers a été comparé à celui de Tim Burton. Or je ne suis pas complètement d’accord avec cela. Burton crée des mondes glauques dotés d’une imagerie gothique, mais où les bons sentiments abondent. Notre démarche suit un sens inverse : nous installons des propos très sombres dans un cadre enfantin, mignon. J’ai même essayé d’ajouter à Jolies ténèbres une pincée de David Lynch, un côté bizarre et crado, parfois inexpliqué. ».

Où quand les charmes innocents de l’enfance deviennent des monstres…


D’un côté un dessinateur débutant jusque là spécialisé dans le dessin pour enfants, de l’autre un quator d’auteurs naviguant entre les deux rives. Le parcours des cinq auteurs donne l’impression que le monde de la bande dessinée est petit : comme une évidence, Hubert et Ohm remercient les Kerascoët au début de leur album. Faut-il rappeler en effet que Hubert est aussi le scénariste de la principale série du couple Kerascoët, Miss Pas touche, parue chez Dupuis de 2006 à 2009, et qu’il a déjà colorisé des albums de Vehlmann ? Tous ont commencé leur carrière dans les années 2000. Tous trouvent leur place au catalogue de grandes et vieilles maisons d’édition (Dupuis, Dargaud, Delcourt, Glénat) qui ont su dominer le marché de la BD de la seconde moitié du XXe siècle en s’adaptant à l’émergence d’un public adulte dans les années 1970 sans pour autant laisser de côté la BD pour enfants (on m’objectera avec raison que Delcourt ne correspond pas exactement à ce profil, étant arrivé dans les années 1980 et se destinant principalement au public adulte). On retrouve d’ailleurs chez ces auteurs un certain attachement aux modes de réalisation désormais classiques qui firent le succès de la BD franco-belge à partir des années 1950 : le respect de l’album grand format et du principe de la série, ou encore l’idée que l’album naît de la collaboration féconde entre un scénariste spécialisé et un dessinateur… Attachement qui ne signifie évidemment pas inféodation, preuve en est de nos deux albums qui sont des one shot et ne se rattachent à aucune série. Et puis les 70 pages de Bestioles et les 92 pages de Jolies ténèbres explosent très largement le traditionnel 48 CC qui régit bien souvent encore l’édition de BD. Ohm a été l’un des auteurs de Capsule cosmique, ce journal du milieu des années 2000 qui essaya en son temps de renouveler en profondeur les thèmes et l’esthétique de la BD pour enfants.

Mais au-delà de leurs créateurs, se sont les deux univers de Jolies ténèbres et de Bestioles que je veux rapprocher. Ils développent tous deux la même idée : comment transformer l’univers enfantin en un monde cauchemardesque ? Le trait de Ohm l’incline vers l’emprunt aux formes rondes de la manga pour enfants et aux personnage animalier à la Walt Disney, avec leurs yeux en soucoupe et leur univers plein d’arrondis. Les Kerascoët lorgnent plutôt du côté de l’imagerie associée au conte de fées, imagerie qui s’enrichit sans cesse depuis le XIXe siècle : monture-oiseau, blondeur et douceur des formes féminines, nourrisson potelé, couleurs de la nature… Ce sont des emprunts avant tout graphiques, car l’objectif est de détourner, par l’image, un imaginaire de convention. Dans les deux cas, c’est en introduisant sans concession la violence que le scénario quitte les codes de l’enfance. Une violence qui se traduit par le combat dans Bestioles où aussi bien l’heroïne, Luanne, que les « bestioles » en question qui peuplent la forêt se montrent capables d’une violence intense, et ce malgré leur apparence mignonne. Dans Jolies ténèbres, la violence est plus subtile et variée, tantôt faussement comique, tantôt provoquée par le dégoût et le malsain.
A partir de là, le traitement est tout de même différent. Hubert, dans Bestioles, ne se départit pas complètement de certains tics scénaristiques de la littérature pour enfants : l’histoire est bien celle d’un « apprentissage de la vie » dont les héros ressortent grandis, ayant surmonté leur peur ; on y retrouve une inévitable histoire d’amour entre Luanne et un « méchant » repenti. Tandis que Jolies ténèbres, tout au contraire, se joue de tous les stéréotypes, l’innocence devenant un sérieux désavantage dans le nouveau monde alors que l’amour s’est abaissé au rang de simple séduction, et que l’amitié est devenue hypocrisie. Pour tout cela, Jolies ténèbres est beaucoup plus subversif que Bestioles, et aussi plus à mon goût…

Pour en savoir plus :
Fabien Vehlmann (scénario) et Kerascoët (dessin), Jolies ténèbres, Dupuis, 2009
Hubert (scénario) et Ohm (dessin), Bestioles, Dargaud, 2010
Le site internet des Kerascoët : http://kerascoet.fr/
Le site internet de Fabien Vehlmann : http://vehlmann.blogspot.com/
Un article de Bodoï sur Jolies ténèbres et les Kerascoët
Une interview de Hubert et Ohm sur le blog de Li-an

Edition numérique : la balle dans le camp des auteurs

Une étape supplémentaire a été franchie cette semaine dans l’évolution de la BD numérique et dans ses rapports avec le reste du monde de la bande dessinée. Un syndicat d’auteurs, le Groupement des auteurs de bande dessinée lié au Syndicat National des Auteurs Compositeurs, a lancé le 20 mars dernier sous la forme d’un « Appel du numérique » une pétition en ligne pour soulever la question de la place de l’auteur dans la révolution numérique qui s’opère et la nécessité pour les éditeurs de l’associer aux démarches de mise en ligne. L’approche du salon du livre, qui se tient jusqu’à mercredi soir, était le bon moment choisi pour lancer un débat qui devra en effet être résolu. Journalistes et sites web ont relayé l’information. Voici ma propre tentative d’analyse, maintenant que quelques jours se sont passés, pour tenter d’éclairer mes lecteurs qui n’auraient pas forcément toutes les clés en main.

L’Appel du numérique, quoi qu’est-ce ?
D’abord, un petit aperçu sur l’acteur principal, le GABD. L’association à l’origine de l’Appel du numérique du 20 mars dernier est le Groupement des auteurs de bande dessinée. Sa fondation en 2007 s’est appuyé sur une structure préexistante et solide, le Syndicat National des Auteurs Compositeurs, qui regroupe depuis 1946 toute association d’auteurs (littérature, danse, musique…) et a accepté en 2007 d’accueillir en son sein un groupement Bande Dessinée, à l’initiative d’une douzaine de membres fondateurs. L’objectif de ce groupement n’est pas forcément de rassembler tous les auteurs de BD, mais de leur offrir une plate-forme syndicale pour faciliter le dialogue avec les éditeurs, régler les éventuels conflits et recevoir les conseils de juristes. A terme l’objectif est d’aller vers un statut unifié des différentes professions qui parcourent la bande dessinée. Selon Cyril Pedrosa, le GABD vient prendre le relai de l’Association des Auteurs de Bande Dessinée qui n’avait jusque là pas franchi le pas du statut et de l’action syndicale. L’une des premières affaires qui avait fait connaître l’action du GABD a été en 2007 le soutien qu’il a apporté à l’auteur (et accessoirement blogueur) Obion face à son éditeur Casterman pour demander le retrait et la réédition de l’album Vilbrequin dont les premiers tirages avaient connu une malfaçon (une inversion de la pagination ; Casterman a en effet été condamné pour malfaçon par le tribunal de Rennes).

En trois ans, la structure est progressivement parvenue à se faire une place pour lancer l’Appel du numérique. Le succès de l’Appel auprès de la communauté des éditeurs ne pourra que confirmer sa légitimité et le choix de mener auprès des éditeurs une action collective et encadrée par un syndicat.
De quoi s’agit-il ? Le GABD justifie l’Appel du numérique par les évolutions toutes récentes de la BD numérique, et particulièrement le lancement la semaine dernière de la plateforme de diffusion en ligne Izneo. Izneo se veut un regroupement de douze éditeurs (la plupart liés au vaste groupe d’édition et de production audiovisuelle Media-Participations ; on y retrouve de « gros » éditeurs, dont Casterman, Dargaud et Dupuis) qui donnent l’accès aux internautes à une partie de leur catalogue, pour l’instant par une location à l’unité, mais à terme, comme l’espère Julien Falgas (http://blog.abdel-inn.com/), par un abonnement. L’objectif des éditeurs est principalement de contourner l’intermédiaire des diffuseurs en ligne et des plates-formes de téléchargement qui existent pour le moment. Mais ce que dénonce le GABD est que le lancement d’Izneo s’est fait sans concertation avec les auteurs. Il appelle donc à davantage de transparence de la part des éditeurs sur les projets de diffusion en ligne de bande dessinée, voire à une concertation entre auteurs et éditeurs pour établir des règles en matière d’utilisation des oeuvres et de cession des droits.
L’argumentation du GABD comporte deux axes. Il pose évidemment la question de la rémunération : il faut réfléchir au problème des droits d’auteur et à ce que touche l’auteur sur la diffusion en ligne de son oeuvre. Cette question est à rattacher aux multiples problèmes que pose la diffusion en ligne de biens culturels : l’industrie musicale et audiovisuelle a été particulièrement touchée et médiatisée ces dernières années autour du vote de la loi Hadopi et du problème des droits d’auteur face à la gratuité d’accès aux oeuvres. Dans le cadre de la bande dessinée, la question se pose autrement dans la mesure où le téléchargement illégal d’albums de BD est bien moindre. C’est donc principalement autour des rapports entre diffuseurs-éditeurs-auteurs que se concentrent les problèmes.
Le second aspect m’intéresse encore davantage : c’est celui des modifications esthétiques induites par la lecture en ligne. L’Appel affirme que « si le livre de bande dessinée numérique est une adaptation du livre (parce qu’on modifie l’organisation des cases, le format, le sens de lecture, qu’on y associe de la publicité) l’auteur devrait avoir un bon à tirer à donner, au cas par cas. ». Pour le GABD, l’auteur doit être associé à l’adaptation de son oeuvre en ligne. Malgré ce qui est affirmé sur Izneo (« Art à la fois graphique et littéraire, la bande dessinée est un genre fédérateur particulièrement adapté à la lecture sur écrans. »), une planche de bande dessinée est réalisée par son auteur pour être lue dans un support-livre où la page dans son ensemble à un rôle à jouer. La diffusion sur écrans implique une lecture toute différente, généralement case par case, qui n’est pas prévue à la base par l’auteur. L’oeuvre s’en trouve en partie « dénaturée »(le terme est sans doute excessif, je le concède : certains types de planches, comme le strip, se prêtent tout à fait à une lecture sur écran.). Cette réflexion inspire d’ailleurs Joann Sfar qui, interrogé par les Inrockuptibles lors du Salon du livre, présente son envie de « créer différemment » en tenant compte des nouveaux modes de lecture induits par la diffusion sur écran : « Une chose m’a sauté aux yeux quand j’ai vu Le Petit Prince sur PS3, c’est le format de l’écran – qui est, en fait, celui d’un écran de ciné. Bonne nouvelle : cet aspect du numérique a déclenché en moi l’envie de créer différemment. Pour le mécanisme de lecture propre à la bande dessinée, l’idée d’avoir une seule case qui s’affiche en même temps est intéressante. J’ai proposé à Gallimard pour ma prochaine BD, qui portera sur le peintre Chagall, qu’on la mette en ligne case par case. ». Pourquoi ne pas imaginer un auteur qui réfléchit au manière d’adapter son album, voire le modifie pour la mise en ligne ?

Le principal grief qui ressort de l’Appel du numérique est l’absence de concertation dans une marché qui n’est pas encore construit ; ils ne se positionnent bien entendu pas pour ou contre le numérique, position qui n’aurait aucun sens au vu de l’évolution actuelle des usages de lecture, mais pour un dialogue entre éditeurs et auteurs pour trouver un modèle économique et juridique : « Mais nous déplorons que les initiatives éditoriales partent dans tous les sens, nous imposent leur cadre, au lieu d’un débat organisé au sein de la profession pour dégager des usages et chercher un consensus entre tous les partenaires, auteurs inclus. Dans les faits, chaque éditeur essaie dans son coin de faire avaler la pilule à “ses” auteurs… ». Le GABD veut en outre que « la cession des droits numériques fasse l’objet d’un contrat distinct du contrat d’édition principal, limité dans le temps, ou adaptable et renégociable au fur et à mesure de l’évolution des modes de diffusion numérique. ».
Cette dernière revendication pose la question du statut de l’album numérique, non pas celui qui est crée directement pour la diffusion en ligne, mais celui qui, d’abord papier, se retrouve ensuite mis en ligne par l’éditeur. « Prenons une question simple, en apparence.
« Diffuser une bande dessinée sur un téléphone portable, ou sur un écran d’ordinateur, est-ce que c’est diffuser l’œuvre originale… son adaptation… une œuvre dérivée ? ».
Rien que sur cette question, aucun des acteurs du livre ne donne la même réponse, car elle cache des enjeux importants sur le plan du droit moral comme sur le plan financier. ». Ainsi commence, à juste titre, l’Appel : le principal problème actuel est l’absence de statut de l’oeuvre numérique.

Un Appel médiatisé et plein de promesses
Qu’en est-il de l’appel dix jours après son lancement ? La pétition qui circule sur Internet rassemble plus de 940 signatures. Une partie de la presse a relayé l’action du GABD, en partie comme pendant du lancement d’Izneo lors du Salon du livre (un article sur le site des Inrockuptibles, un autre sur le Nouvelobs.com, et sur actuabd, bien évidemment). L’Appel du numérique a benéficié de la présence, parmi les signataires, d’auteurs plus médiatiques qui permettent au média de citer des noms qu’ils connaissent : Lewis Trondheim, Florence Cestac, Charles Berberian, Regis Loisel, Manu Larcenet, Maëster, Christophe Arleston, Joann Sfar… Mais n’oublions pas qu’il rassemble au-delà de ces auteurs connus qui apportent surtout leur soutien mais qui ne sont pas à l’initiative de la pétition qui a été lancé par Olivier Jouvray, l’auteur de la série Lincoln. L’objectif est aussi de faire prendre conscience de la cohérence de toute une profession face aux bouleversements qui l’atteignent. L’appui des grands noms permet surtout le relai par la presse, mais c’est le nombre de signataires parmi les auteurs qui définira si l’Appel soutient une position marginale chez les auteurs, ou correspond au contraire à des revendications partagées et peut donc avoir un poids conséquent auprès des éditeurs.
L’Appel espère lancer une discussion arbitrée par l’Etat et réunissant auteurs et éditeurs. Une nouvelle affaire à suivre, donc…

Vous aurez compris que l’initiative du GABD ne peut que me réjouir, et cela pour plusieurs raisons.
Il est d’abord le début d’un investissement en profondeur des auteurs sur la question de la BD en ligne, auteurs qui jusque là n’avaient pas adoptés une position claire et intervenaient de façon dispersée. Certains se sont largement intéressés au possibilité de diffusion et de dialogue qu’offre l’outil numérique, ce qui a été un premier pas ; ils sont nombreux dans ce cas-là à avoir un site, ou un blog de création en ligne. D’autres encore, comme Lewis Trondheim, ont déjà commencé à créer directement pour une diffusion en ligne et à expérimenter les nouvelles possibilités offertes par les évolutions techniques. Ils étaient jusque là rares : on peut espèrer que l’Appel du numérique déclenchent chez les auteurs une envie nouvelle de s’intéresser à la création en ligne et aux problèmes techniques et esthétiques qu’elle engendre (même si j’admets que les problèmes financiers sont tout aussi importants!).
Il est tout aussi essentiel que cette réflexion soit menée depuis une plate-forme commune, le GABD, crée tout récemment mais qui tend vers la représentativité de la profession. Cela laisse espérer la mise en place d’une dynamique syndicale au sein de la profession. Le GABD propose sur son site aux auteurs des conseils pour comprendre les problèmes tout neufs engendrés par la BD en ligne.
Petite précision qui me paraît nécessaire : les journalistes ont souvent tendance à réduire le débat à « Le livre va-t-il disparaître face au numérique ? ». La question est stupide et inutile dans la mesure où il s’agit de deux usages complètement différents qui peuvent très bien cohabiter. L’avenir de la BD n’est pas uniquement dans la lecture sur écran, qui est surtout une piste nouvelle à explorer pour étendre encore le champ et l’originalité de la création. La question que pose l’Appel est comment faciliter cette cohabitation et permettre à la création de se déployer aussi bien sur papier que sur internet. J’espère, peut-être naïvement, que la réaction des auteurs ne sera pas celle d’un conservatisme protecteur qui se traduirait par un refus de l’édition numérique.

Mais l’Appel permet aussi de lancer des interrogations sur la diffusion en ligne (il pose plus de questions qu’il n’affirme de revendications) et peut-être, à terme, d’aboutir à une clarification des règles de la diffusion en ligne. La bande dessinée s’invite de cette manière dans un plus vaste débat sur l’avenir de la création face à l’arrivée d’Internet, qui s’est largement ouvert en ce qui concerne la création musicale et audiovisuelle mais restait encore timide pour ce qui est du livre. Débat vaste, et encore long, sans doute.

Quelques articles pour approfondir :
L’Appel du numérique : http://jesigne.fr/appeldunumerique
Le site du GABD-SNAC : http://www.syndicatbd.org
Le site tout neuf d’Izneo : http://www.izneo.com/
Un article de Thierry Lemaire d’actuabd sur la question
Un autre article des Inrockuptibles où Joann Sfar donne son avis

Etienne Davodeau, Lulu femme nue, Futuropolis, 2009-2010, Chantal Montellier, Odile et les crocodiles, Les Humanoïdes Associés, 1984

Il n’est pas rare qu’un auteur de bandes dessinées s’engage sur des questions politiques et sociales et s’exprime sur son époque. Une solide tradition de dessins satiriques et de caricatures, qui court du XIXe au XXe siècles a fait du dessin une arme politique. Mais ce n’est pas cette veine humoristique et satirique qui m’intéresse aujourd’hui, mais plutôt une autre voie : celle de la fiction pour parler de l’époque et de la société. Pour une raison étrange mais qui trouverait sans doute, à bien y regarder, une explication, les années 1980 me semblent avoir été propices à un genre de BD que l’on pourrait appeler (si tant est que l’idée de « genre » ait un sens) la fiction sociale. Des auteurs ont imaginé des héros, parfois leur alter ego, pour donner leur vision de la société française. La fiction sert alors autant de révélateur que de moyen d’évasion. Que l’on pense à Claire Brétécher et son Agripinne, à Martin Veyron et son Bernard Lermite, à l’oeuvre du cynique Gérard Lauzier… Mais ces exemples touchent encore de près à l’humour. Que l’on pense à Baru, le Grand Prix 2010, et à sa peinture du monde ouvrier, que je redécouvre dans une suite d’articles, le Baruthon. Les deux auteurs dont je vais vous parler se sont émancipés de l’ambition de faire rire pour plutôt chercher à faire réfléchir. Ils le font en racontant deux histoires de femmes, chacun à leur manière…

Le plaisir du vide


D’abord, revenons à nos années 2000. Le premier tome du dyptique Lulu femme nue paraît en 2008 et reçoit l’année suivante toute une série de prix dont, en France, un « essentiel » à Angoulême (prix récompensant cinq oeuvres de l’année jugées essentielles) et le prix Ouest-France, un des trois prix décernés lors du festival Quai des bulles de Saint-Malo. C’est dire si, déjà, cette série partait avec un avantage auprès du public lorsque, en ce mois de mars 2010, paraît le second tome qui vient conclure l’errance de Lulu, l’heroïne d’Etienne Davodeau.
Dois-je rappeler que Davodeau a déjà derrière lui une carrière bien remplie par une vingtaine d’albums, dont quelques uns destinés à la jeunesse. Tantôt dessinateur, tantôt scénariste, le plus souvent auteur complet, on le trouve édité le plus souvent chez les grands éditeurs du moment (Dargaud, Delcourt, Dupuis), mais parfois aussi dans de plus humbles maisons comme les éditions Charrette ou Les Rêveurs, cette dernière co-fondée par Manu Larcenet. Quant à Lulu femme nue, il s’agit de son second album chez Futuropolis après l’important Un homme est mort co-scénarisé par Kris, album documentaire sur le drame survenu lors d’une grève, à Brest, en 1950.
Voilà le contexte éditorial de l’oeuvre tracé en quelques traits ; voyons maintenant plus en détail de quoi il retourne… Davodeau a tenu à permettre à ses lecteurs de suivre la réalisation de Lulu femme nue sur son blog http://lulufemmenue.blogspot.com/. Les plus acharnés des fans auront donc pu suivre pendant deux ans les humeurs de l’auteur qui, dans chacun de ses billets, décrit son dernier album comme l’un de ses enfants. Il est rare de pouvoir connaître la démarche et les évolutions d’un auteur en train de dessiner et pour cela, ce blog est une chose rare et utile à celui qui souhaite en savoir plus sur l’album. Davodeau y parle du plaisir du papier qui gondole et de l’encre qui bave, des difficultés à trouver les dernières pages et du libre-arbitre des personnages.

Avec tout ça, je ne vous ai toujours pas dit de quoi parle Lulu femme nue… L’histoire est celle d’une femme de quarante ans qui, du jour au lendemain, décide de plaquer sa vie et sa famille après un entretien d’embauche peu encourageant. Elle veut se donner une vacance, un moment vide, improvisé, loin de tout, dans un endroit et avec des gens qu’elle ne connaît pas. Etienne Davodeau nous raconte son errance et ses rencontres successives qui la font réfléchir sur sa propre vie et, au passage, nous font réfléchir sur la nôtre. D’un point de vue strictement stylistique, la principale qualité de Lulu femme nue réside dans la narration qui est menée non pas du point de vue de l’héroïne, mais de celui de ses amis et de sa famille qui tente de comprendre ce qui s’est passé et de raconter, à partir des quelques éléments qu’ils ont pu reconstituer, l’épopée étrange de Lulu. Une voix narrative accompagne ainsi les images, essayent de les relier à des pensées ou, parfois, les laisse parler d’elle-même. La récit-portrait n’est donc pas linéaire et Davodeau montre là une bonne maîtrise de la narration graphique.
Je n’en dirais pas plus sur la forme, qui poursuit celle des autres récits de Davodeau où des héros de tous les jours doivent composer avec des intrigues aux multiples rebondissements. Seule cette originalité dans la narration me semble nouvelle chez lui, même si déjà dans Les mauvaises gens, il avait déjà employé cette figure du témoin-conteur. Si j’ai parlé d’épopée « étrange » c’est dans ce sens où l’aventure de Lulu est « étrangère » à notre quotidien et à notre routine. Davodeau raconte une rupture qui intervient dans la vie déjà remplie d’une femme et pose justement au lecteur une question qui me paraît essentielle : est-ce si étrange non seulement de vouloir un jour tout abandonner et de ne rien faire pendant quelques jours, mais surtout de franchir vraiment la ligne vers l’oisiveté et l’improvisation ? Les amis de Lulu se pose cette question pendant tout le récit : est-ce si étrange d’être fatigué au point de dévier du chemin qui l’on s’est tracé jusque là ? La question semble d’autant plus pertinente à une époque où les impératifs de rentabilité et d’efficacité sont portés à leur plus haut niveau et où l’oisiveté est plus que jamais honnie comme ennemie du travail qui permet de tenir son rôle dans la société. Les longues plages reposantes, le ciel qui se mêle à la mer et au sable donne presque envie de se donner, comme Lulu, un long moment pour ne rien faire. Peut-on seulement se donner ces moments de liberté que la fiction, elle permet ? C’est tout cela qu’interroge Davodeau, et ce sont ces questions qui me viennent à l’esprit en lisant Lulu femme nue.

Une violence pour une autre

Changement de registre, changement d’époque, pour une autre histoire de femme cette fois racontée par une femme. Nous nous transportons cette fois dans ces années 1980 que j’évoquais plus haut et cette tendance de bandes dessinées à fort ancrage social. En 1983, la dessinatrice Chantal Montellier, dessinatrice de presse politique dans les années 1970 avant de s’intéresser à la bande dessinée, commence une nouvelle histoire dans Métal Hurlant dont elle est alors une habituée. Cette histoire s’appelle Odile et les crocodiles et porte la marque de son époque et de la revue qui la publie : une ambiance de désolation urbaine, l’incontournable présence de la sexualité et des images presque psychédéliques et dérangeantes, à base de reptiles, de statues antiques et d’images christiques. Odiles et les crocodiles paraît en album en 1984 aux Humanoïdes Associés, la maison d’édition de la revue. Je vous invite à vous procurer la réédition qui en a été faite par Actes Sud-l’an 2 en 2008 et qui accompagne à un retour dans le champ de la bande dessinée de Montellier depuis 2005, après une petite dizaine d’années d’absence.
L’histoire est cette fois celle d’Odile, jeune actrice qui, après s’être faite violée par un groupe de fils de bonne famille finalement acquittés, rentre dans une étrange spirale de violence, assassinant tous les hommes qui, poussés par leur instinct, veulent faire l’amour avec elle. Ce sont eux, ces crocodiles qui hantent Odile qui, par des actes en apparence immoraux, tente de se faire justice elle-même et de lutter contre la violence des pulsions masculines. Elle devient ainsi une sorte de justicière secrète de son sexe repondant à la violence par la violence.
Comme dans le cas de Lulu femme nue, la narration est agréable : car c’est cette fois Odile elle-même qui raconte son passé, justifiant chacun de ses actes auprès du lecteur. Le style urbain et excessif, marqué par la contre-culture des années 1980 (blousons de cuir, parkings souterrains, et jungle urbaine), n’est pas non plus pour me déplaire. Et puis au passage, Montellier nous livre une intéressante réflexion sur les rapports entre la fiction et la réalité, lorsque Odile se prend à écrire son histoire et à croire que tous ces meurtres ne sont que pure invention.

Et comme Davodeau, Montellier fait réfléchir sur la société. L’écart n’est pas si grand avec les années 1980 et ses questions restent d’actualité. Lors de son procès, Odile passe du statut de victime à celui de « sale provocatrice ». La violence qu’elle se prend alors à infliger, impassiblement, aux hommes, nous interpellent : après tout, n’a-t-elle pas raison de se défendre face à ses crocociles que la justice n’a pas voulu condamner ? Qu’est-ce qui est le plus horrible, des pulsions sexuelles des hommes qu’elle croise où de ses propres pulsions meurtrières ? Le lecteur est forcément conduit à juger Odile et à s’interroger sur son propre jugement. Odile, comme Lulu, est une femme en rupture avec la société qui traverse une période mouvementée de sa vie, qui traverse ce qu’on appellerait maintenant une crise, mais dont on peut se demander si elle n’est pas légitime.

La bande dessinée comme discours politique


L’évocation à grands traits du scénario d’Odile et les crocodiles pourraient vous faire croire à une oeuvre militante et manichéenne. Militante, oui, mais infiniment plus subtile que mon résumé pourrait le laisser croire. C’est pour cela que j’ai voulu rapprocher, dans leur démarche face au militantisme, deux auteurs dont je ne sais si la première a eu quelques influences sur le second. Chantal Montellier et Etienne Davodeau font partie des auteurs de bande dessinée militants. Mais militants dans le bon sens du terme : sans chercher à nous imposer leur vision des choses, ils questionnent et enrichissent notre vision de la société. Et il me semble alors que, dans leur cas, la bande dessinée est un moyen d’expression politique très bien manié.
Si je parle d’auteurs militants, c’est que, même si les deux oeuvres que je vous présente sont des fictions, Montellier et Davodeau ont aussi un parcours plus impliqué politiquement. Chantal Montellier a dessiné pour la presse syndicaliste et a toujours affirmé ses convictions et son militantisme, tout particulièrement en faveur du féminisme. Elle et Etienne Davodeau se sont d’ailleurs adonnés à la bande dessinée documentaire avec deux albums que je ne peux m’empêcher de rapprocher tant par la proximité de leur publication que par la proximité de leur thème. Tandis qu’elle fait paraître Les damnés de Nanterre en 2005 chez Denoël Graphic, il publie chez Futuropolis Un homme est mort en 2006. Tandis qu’elle raconte la fusillade entre de jeunes anarchistes et des policiers en 1994 à Paris, il raconte la mort d’un ouvrier par la police lors d’une grève en 1950 à Brest. Deux récits en forme de témoignages pour deux évènements réels ayant de forts enjeux politiques.
Les carrières des deux dessinateurs sont fortement marqués par le militantisme : Les mauvaises gens de Davodeau paru en 2005 parle du syndicalisme dans les Mauges dans les années 1950 ; Tchernobyl mon amour de Chantal Montellier paru en 2003 enquête, vous l’aurez deviné, sur la catastrophe du même nom. Ce sont des BD reportages qui se présentent comme des points de vue sur d’importants évènements politiques. Et on pourrait encore citer, dans la même veine Rural de Dovodeau (2002).

Mais si j’ai choisi Lulu femme nue et Odile et les crocodiles, c’est justement parce que la fiction y prend le relais du discours purement politique. L’oeuvre de Montellier est incontestablement féministe, voire même, par l’action de son personnage, violemment féministe, mais aussi subtile et intelligente : le féminisme même est interrogé dans ses dérives et ses sous-entendus. Il n’y a pas, dans ces deux oeuvres, de Bien et de Mal et lorsque le mari de Lulu s’exclame « Je suis le méchant de l’histoire, hein ? » parce qu’il vient de frapper Lulu, le lecteur est forcé de comprendre son point de vue, tout comme celui de la fille aînée de Lulu, qui doit remplacer sa mère à la maison. De même, Odile navigue dans une frontière floue entre innocence et culpabilité sans que la narration ne prenne jamais partie. Chaque lecteur sera donc sensible à des aspects différents dans les oeuvres, selon ses propres convictions et selon sa propre vision du monde. Certains jugeront peut-être le féminisme de Montellier daté, et l’idéalisme de Davodeau peu en phase avec la société actuelle. C’est là aussi que la fiction prend le relais en proposant, en plus, des histoires agréablement racontées, des portraits touchants et des images marquantes : l’obsession verte et reptilienne de Montellier, les grandes plages de ciel bleu de Davodeau.
Que la bande dessinée en soit arrivée jusqu’à investir la fiction politique, et avec des albums aussi subtils et aussi intéressants, est d’après moi la preuve ultime de sa capacité à dire le monde et à faire réfléchir. Le temps est loin où l’on racontait des histoires en images dans le seul but de faire rire son public. Sans doute est-il nécessaire que l’on prenne acte de la maturité à laquelle la bande dessinée est parvenue.

Pour en savoir plus :
Le site internet d’Etienne Davodeau : http://www.etiennedavodeau.com/
Le blog de Lulu femme nue : http://lulufemmenue.blogspot.com/
Le site internet de Chantal Montellier : http://www.montellier.org/
Chantal Montellier, Odile et les crocodiles, Les Humanoïdes Associés, 1984 ; rééditée chez Actes Sud – l’an 2 en 2008
Chantal Montellier, Les damnés de Nanterre, Denoël Graphic, 2005
Etienne Davodeau, Un homme est mort, Futuropolis, 2006
Etienne Davodeau, Lulu femme nue, Futuropolis, 2008-2010 (2 tomes)

La numérisation du patrimoine de la bande dessinée

Comme certains d’entre vous le savent sans doute, le musée de la bande dessinée d’Angoulême a rouvert ses portes à la fin de l’année 2009, avec une muséographie nouvelle et dans un bâtiment entièrement renové. Promis, je trouverais un jour le temps de vous en toucher un mot.
Mais la réouverture du musée est, me semble-t-il, la partie immergée de l’iceberg de la bande dessinée dans la ville d’Angoulême. Rappelons-le : ce musée est inscrit au sein de la Cité de la Bande Dessinée et de l’Image, CIBDI, qui contient également une bibliothèque, une salle de cinéma, une maison d’auteurs en résidence, une librairie, et une direction technique et audiovisuelle chargée de la coordination du tout, le Centre de Soutien Technique Multimédia. Le musée fait office, entre autres choses, de vitrine touristique et scientifique d’un système beaucoup plus vaste de plusieurs institutions chargées de promouvoir la bande dessinée sous plusieurs de ses aspects : créations contemporaines, commerce, lecture publique et patrimoine. Je vous laisse deviner que c’est ce dernier aspect qui m’intéresse aujourd’hui.

Le programme de numérisation du patrimoine de la bande dessinée

Qui sait, par exemple, que, depuis 2007, la CIBDI a entrepris une numérisation de ses collections patrimoniales ? Certains albums, revues et dessins détenus par la cité ont fait l’objet d’une numérisation, en partie par la société Arkhenum (http://www.arkhenum.fr/numerisation.html), tant pour éviter une consultation trop fréquente de documents en mauvais état que pour mettre à disposition de tous une partie de leur fonds ancien.
La première raison a ainsi commandé à la numérisation en 2007 du « fonds Saint-Ogan », composé d’un ensemble de cahiers manuscrits réunissant la production du dessinateur Alain Saint-Ogan, illustre créateur de la série Zig et Puce qui eut son heure de gloire dans les années 1930. La mise en ligne de ses cahiers ainsi que de quelques albums du dessinateur permettent aux chercheurs d’avoir à leur disposition des documents essentiels pour connaître et travailler sur Saint-Ogan (moi le premier, puisque je mène actuellement un travail sur l’oeuvre de ce dessinateur). Les cahiers de Saint-Ogan ont été donnés à la CIBDI dans les années 1990 par l’Ecole des Arts Décoratifs qui les détenait alors, Saint-Ogan ayant été élève de cette institution. Lourds, en mauvais état et difficilement manipulable, la numérisation leur a donné une seconde vie.
La numérisation du fonds Saint-Ogan a dû être jugée suffisamment pertinente pour que la CIBDI entreprenne d’autres numérisations. A suivi durant l’année 2008 la numérisation du « fonds Quantin ». Acquisition récente (2002), ce fonds se compose d’une part d’images populaires (type images d’Epinal) réalisées par l’imprimerie Quantin dans les années 1886-1904, d’autre part de leur dossier d’impression, autrement dit des archives permettant de retracer leur conception,
Enfin, l’année 2009 a vu la CIBDI se concentrer sur ses collections de périodiques publiant des histoires en images et a numérisé l’important journal satirique Le Rire (1894-1903) et les revues pour enfants Lisette (1921-1940), American illustré (1907-1908), et Le Pierrot (1889-1891).
Toutes ces collections sont librement consultables et téléchargeables à l’adresse suivante : http://collections.citebd.org/. Pour en savoir plus, un récent article de Sylvain Lesage sur la question : La numérisation des archives de la bande dessinée

Connaître les dessinateurs français des années 1880-1940
Pourquoi numériser ces journaux là qui, de prime abord, pourraient sembler trop anciens ? Car la numérisation de la CIBDI n’a pas pour but la lecture, mais plutôt, à mon avis deux objectifs et deux lectorat. D’une part, le plus anecdotique, la découverte par le grand public de noms et de titres de périodiques inattendus. Et d’autre part, surtout, permet de faire avancer la recherche sur une période finalement mal connue tant dans l’histoire du dessin de presse que dans celui de la bande dessinée.
Vous remarquerez que les numérisations concernent des supports datés des années 1880 à 1940, avec une préférence très nette pour ladite « Belle Epoque », les trois décennies 1880-1900. Les décennies en question sont certainement parmi les plus mal connues (des chercheurs, mais aussi du public) quand on évoque les « littératures dessinées » ou les « histoires en images » pour éviter le terme de « bande dessinée » qui ne se diffuse que dans les années 1940. L’imaginaire bédéphilique renvoie généralement les années 1880-1920 à une production exclusivement tournée vers les enfants et jugée « archaïque » par l’emploi de texte sous l’image (C’est le succès des dessins de Christophe et de Benjamin Rabier, et de séries comme Bécassine et Les Pieds Nickelés). Dans cet imaginaire, « l’âge d’or » de la bande dessinée se résume alors à l’arrivée en masse de bandes américaines et à l’émergence progressive d’une école belge guidée par Tintin d’Hergé (sa première aventure paraît en 1929) et par le journal Spirou (crée en 1938 par l’éditeur Dupuis) dont le succès se confirme après guerre. Une telle vision réductrice fait oublier un fait essentiel : la France possède une importante et talentueuse tradition de dessinateurs humoristes s’étant déjà largement consacrés à la réalisation d’histoires en images et dont certains se tournent aussi, à l’occasion, vers le dessin pour enfant. Et les quelques grands dessinateurs français que l’on citent généralement (Rabier, Christophe, Forton, Pinchon, Saint-Ogan, et jusqu’à Hergé…) sont à replacer dans cet héritage de dessinateurs humoristes.
Les collections numérisées par la CIBDI permettent de mieux appréhender une génération de dessinateurs désormais relativement oubliée. En effet, s’il est possible et même facile de lire des écrivains de la Belle Epoque, tout aussi facile d’écouter des oeuvres de compositeurs de cette même période, il faut être connaisseur pour avoir eu accès à l’oeuvre dessinée d’Adolphe Willette, de Jean-Louis Forain, de Caran d’Ache, de Poublot, tous quatre tenus, au début du XXe siècle, comme de grands maîtres du dessin. Certains d’entre eux sont connus des chercheurs dans leur rapport avec les histoires en images : Willette et ses strips muets paraissant dans Le Chat Noir, notamment, ont été étudiés par l’historien américain de la bande dessinée David Kunzle. Thierry Groensteen a établi l’importance de Caran d’Ache pour la narration graphique dans une exposition et son catalogue en 1998. Peu d’entre eux sont connus (ou plutôt potentiellement connaissables) du grand public, et l’exception que constitue Gus Bofa, abondamment réédité dans les années 1990-2000 (et dont je parle dans un précédent article), ne fait que confirmer la règle. L’idée selon laquelle l’humour est trop fragile pour être apprécié indifféremment à toutes les époques ne me paraît pas justifier l’oubli qui frappe ces dessinateurs qui ont leur place dans l’histoire de la bande dessinée française. Leur numérisation, avec un statut patrimonial, est sûrement l’unique moyen de les faire connaître au public.
Si vous avez la curiosité de vous promener dans les fonds numérisés de la CIBDI, voire de les compléter avec les numérisations du site Coconino (http://www.old-coconino.com/s_classics_v3/), vous découvrirez ainsi, parmi les histoires en images de l’imprimerie Quantin, quelques dessins de Steinlein, d’autres de Caran d’Ache, et d’autres encore de Job ou de Raymond de la Nezière. Ces mêmes auteurs, d’ailleurs, furent des collaborateurs du Rire, de même que Benjamin Rabier, davantage connu du public pour ses dessins animaliers. Ce même journal était en contact avec d’autres journaux satiriques européens dont on peut voir la diversité sur le site Coconino.

Au-delà des noms et des carrières, les fonds numérisés doivent apprendre au public d’amateurs curieux (dont vous êtes, sinon vous ne liriez pas ce blog !) à resituer la bande dessinée, discipline en apparence moderne, dans un temps plus long, et à faire la jonction entre les livres de Rodolphe Töpffer, souvent cités comme précurseurs de la bande dessinée, et des auteurs dont nous sommes plus familiers pour les lire encore, Hergé avant tous les autres. (un autre ancien article pour en savoir plus sur les débats qui entourent la naissance de la bande dessinée). Bref, tout un univers à découvrir. A l’heure où l’on parle de bande dessinée numérique, on oublie les oeuvres appartenant au patrimoine du dessin qui sont librement accessibles en ligne. Si le système de lecture de la CIBDI est avant tout conçu pour des chercheurs, le site Coconino s’identifie à un (ré-)éditeur de BD numériques anciennes avec des systèmes de lectures que l’on pourrait rapprocher des interfaces prévues par les éditeurs numériques.

Des politiques récentes de numérisation

En forme de conclusion, je tiens à signaler que la politique de la CIBDI en matière de numérisation, n’est qu’un cas parmi d’autres. Elle s’inscrit dans une des grandes évolutions ayant touchées les institutions culturelles ces dix dernières années : la mise en ligne d’un patrimoine numérique. Ce qui, il y a encore dix ans, semblait davantage tenir du gadget ouvenant suppléer aux microfilms est devenu une politique incontournable pour les grandes et moins grandes institutions culturelles dont beaucoup se sont lancées dans la numérisation de leurs fonds patrimoniaux. La numérisation permet surtout une avancée considérable pour la diffusion des savoirs : la mise en ligne et la gratuité de la consultation.
Le projet le plus ambitieux est sans doute celui de la Bibliothèque nationale de France et sa bibliothèque numérique Gallica (http://gallica.bnf.fr/). Dès la fin des années 1990, la BnF se lance dans la numérisation de ses fonds. Alors qu’en face, le géant américain Google met en place en 2004 son projet Google Books, Jean-Noël Jeanneney alors directeur de la BnF, entend s’opposer au « monopole » de Google et cette concurrence inattendue provoque l’accélération des projets de bibliothèques numériques européennes. En 2008, le projet de bibliothèque numérique Europeana est lancée pour coordonner les efforts de numérisation dans plusieurs pays européens (http://www.europeana.eu/portal/).
A l’heure actuelle, Gallica trouve petit à petit ses marques. Jusque là imparfaite dans les services qu’elle proposait et encore à une (longue!) étape expérimentale, la bibliothèque numérique de la BnF devient au fil des années de plus en plus fonctionnelle : meilleure qualité, possibilité de télécharger gratuitement les ouvrages… On peut notamment y consulter une partie de la presse française des XIXe et XXe siècles, mais aussi les manuscrits originaux de la Vie de Casanova rentrés récemment dans les collections de la BnF. Les fonctionnalités de recherche sont encore tatonnantes, mais le logiciel s’améliore.
Récemment, les débats sur la place de Google Books ont repris, renvoyant dos à dos l’exigence très française de ne pas se laisser dominer par une entreprise privée américaine et l’incroyable quantité d’ouvrages numérisés par l’entreprise en question, dont les moyens sont certainement plus grands que ceux d’institutions publiques. Mais, à côté de ces débats, d’autres projets voient doucement le jour : la bibliothèque numérique Medic@ de la Bibliothèque Interuniversitaire de Médecine existe depuis 2000 et permet de télécharger des ouvrages de médecine anciens ; l’université de Rouen à achevé en 2009 le vaste projet de numérisation et d’édition numérique des manuscrits originaux de Madame Bovary de Gustave Flaubert. Autant de projets qui rendent service à la recherche scientifique dans ces domaines.
Maintenant que le mouvement est lancé, les questions vont porter sur la qualité des interfaces de lecture et des fonctions de recherche dans la base et dans les textes mêmes. D’autres questions, plus pernicieuses peut-être, vont interroger la nécessité de ses politiques de numérisation qui coutent cher et rapportent peu, financièrement parlant. Poétiquement, on peut d’abord y voir l’accomplissement d’une mythique bibliothèque d’Alexandrie qui contiendrait tous les livres écrits partout dans le monde. On voit que, à quelques exceptions près, tous ces projets de numérisation portent en eux des valeurs qui interrogent l’avenir du patrimoine culturel.

Parcours de blogueur : James

Blogueur bd des premières heures, James ouvre en 2005 Ottoprod avec son complice La tête X. En mars 2010, le blog est toujours intact et actif et, en cinq ans, James a déjà publié sept albums chez des éditeurs aussi différents que Six pieds sous terre, La pastèque, Futuropolis et Dargaud. Après ça, peut-on encore dire que l’autoédition sur internet n’est pas un moyen comme un autre de se faire sa place dans le milieu de la bande dessinée ?

Un blogbd sur la BD


Lorsqu’il commence son blog Ottoprod (http://ottoprod.over-blog.com/) en 2005, James n’est pas dessinateur professionnel et, après des études de commerce, travaille dans une entreprise. Accompagné du mystérieux La tête X, il affirme tout de suite l’ambiance et le thème de son blog : les tentatives infructueuses de deux jeunes dessinateurs pour pénétrer le monde de la bande dessinée. Et bien sûr, les frustrations aigries qui en découlent et qui font tout le piment du blog Ottoprod qui se veut une critique acerbe des acteurs de la bande dessinée. Tous les clichés de la bande dessinée y passe : les terribles chasseurs de dédicaces, le copinage, la guerre entre édition indépendante et édition grand public, l’indigence de la critique de bande dessinée… C’est à une sorte de jeu de massacre que se livre James dans des strips réguliers en noir et blanc. Bien sûr, Ottoprod, à la façon d’un roman à clef, s’adresse à un lectorat capable d’identifier qui est visé par les humeurs de James ; on ne peut nier l’aspect « private joke » du blog qui récèle pourtant quelques perles sympathiques. Il en profite aussi pour rendre hommage à Lewis Trondheim qui est justement un des auteurs à utiliser, comme James, des personnages animaliers, dans Les aventures de la super idée. Ce sont aussi parfois les fans qui en prennent pour leur grade dans Le chaînon manquant, ou encore les critiques avec Les formidables aventures de Gilou et Didou, inspiré, je le soupçonne, de personnes réelles…
Beaucoup de blogueurs bd s’incarnent sur leur blog et James rejoint le camp de ceux qui se sont trouvés un avatar animalier, à l’instar de Wandrille ou encore de Manu-xyz. Comme ce dernier, James est un ours, mais plutôt blanc que brun, arborant généralement le même tee-shirt. Le « personnage » que nous propose James est-il le reflet de sa pensée ? James-auteur peut-il être aussi cynique ou mesquin ou le blog sert-il juste de défouloir grandeur nature ? Nul ne saura jamais, et cela a bien peu d’importance.

Il est toujours plus facile de critiquer…


Un blog dont le succès est bâti sur une critique du monde de la bande dessinée risquait assez difficilement, peut-on penser, d’apporter gloire et publication à son auteur. Mais paradoxalement, de nombreuses portes se sont ouverts à James qui peut se vanter d’être publié chez un grand nombre d’éditeurs différents et de faire preuve, depuis cinq ans, d’une grande productivité. Les leçons du blog lui ont sans doute servi car il sait s’adapter à chaque éditeur…
Il faut signaler avant tout une première expérience de publication : James est présent dans le premier numéro de l’Eprouvette de l’Association dirigé par J-C Menu. Il se joint à d’autres dessinateurs pour quelques dessins sur le thème du chasseur de dédicaces. Rappelons que L’Eprouvette se veut justement une revue théorique sur la bande dessinée, mais aussi une revue fortement critique sur le monde de la bande dessinée. C’est tout naturellement que James y trouve sa place.
Mais comme la plupart des blogueurs bd, James commence en faisant publier une partie de son blog dans un album intitulé Comme un lundi. Soyons exact : Comme un lundi, édité en novembre 2006 par Six pieds sous terre, reprend quelques notes de blog et James en dessine de nombreuses autres pour créer une compilation de récits courts, muets, et en noir et blanc. C’est donc d’abord sous le signe de l’épure et de l’édition indépendante que James commence sa carrière. Six pieds sous terre fait justement partie des quelques maisons d’éditions indépendantes fondées dans les années 1990 et encore debout au XXIe siècle. Elle a notamment contribué à faire connaître des auteurs comme Guillaume Bouzard et Pierre Duba et édite la série Le Poulpe, inspirée de la série de romans noirs du même nom et dessiné par un auteur diférent à chaque album. Un pilier de l’édition indépendante. Depuis 2007, Six pieds sous terre a relancé sa revue Jade à laquelle James va être amené à collaborer et pour laquelle il va dessiner quelques planches toujours sur le thème du monde de la bande dessinée. Et c’est toujours Six pieds sous terre qui, en mars 2007, édite un second recueil de notes du blog intitulé cette fois plus directement Les mauvaises humeurs de James et la tête X. Quant à Comme un lundi, il a été réédité dans un nouveau format à l’hiver 2009.
On pourrait imaginer, avec de premières marques prises au sein de l’édition indépendante, que James allait y rester. Ce n’est pas le cas, car il sait se diversifier. En 2008, il commence Dans mon open space, une série humoristique sur le monde de l’entreprise dans lequel il reprend son personnage de James, mais dont le héros est Hubert, un jeune stagiaire. On peut véritablement parler d’évolution après la sobriété de Comme un lundi : James s’astreint cette fois au rythme du gag par planche et à un humour nécessairement rapide et efficace. Un album chez Dargaud pour toucher un plus large public ; il y est accueilli au sein de la célèbre collection Poisson Pilote créée en 2000 par Guy Vidal et où ont été édité des albums emblématiques du passage de quelques auteurs de la petite à la grande édition : Les aventures de Lapinot de Lewis Trondheim, Le chat du rabbin de Joann Sfar et Le retour à la terre de Manu Larcenet, entre autres grands auteurs. Une collection qui se donne aussi pour but de faire débuter de jeunes auteurs dans le registre de l’humour, non sans une certaine exigence de qualité. Dans mon open space en est à son deuxième tome, signe, je l’espère, de son succès. Il a permis à James de livrer pour le très sérieux magazine économique Challenges des strips d’actualité.

La suite du parcours de James conserve ce partage entre grand édition et édition indépendante. Il publie en octobre 2008 Un week-end entre parenthèses au Potager Moderne, album-commande d’une association de libraires nancéens réalisée lors d’un salon du livre. Cette même année 2008, il coscénarise Zzzwük, celui qui ressemble à un lapin chez Carabas, avec Boris Mirroir (qui se cache derrière la tête X!), et revient ainsi à un humour plus fin et délicieusement décalé racontant les désopilantes aventures d’une étrange créature à grandes oreilles. Enfin, 2009-2010 est marqué pour James par deux projets. D’une part la parution, chez Futuropolis, de …à la folie, album qu’il dessine sur un scénario de Sylvain Ricard. D’autre part, toujours avec Boris Mirroir, il prévoit en avril prochain la sortie de Pathétik, album dans lequel on retrouve l’humour décalé et les dessins extraterrestres de Zzzwük.

L’élégance d’un style

James sait donc adapter à la fois son trait et son humour au gré de ses divers collaborations, aussi bien en tant que scénariste que comme dessinateur. Le ton ironique et grinçant, assez frontal dans la critique, des débuts du blog est loin à présent et, avec Dans mon open space, James démontre qu’il est capable d’un humour plus policé mais aussi moins réferentiel est donc plus efficace.
Je dois bien avouer, toutefois, que ce n’est pas dans cette série que je préfère James. D’abord parce que sa grande force, à mon sens, est son trait. Au fil des notes de son blog, James est parvenu à se forger un style propre. Il se caractérise aussi bien par l’emploi de personnages animaliers humanisés que par la finesse et la précision du trait dans la représentation humaine. Lorsqu’il est réussi, ce fameux style animalier qui parcourt la tradition de la bande dessinée avec de grands dessinateurs comme Carl Barks, Calvo, Raymond Macherot, Régis Franc, et jusqu’à, de nos jours, le style innovant de Lewis Trondheim et de Juanjo Guarnido dans un tout autre style. James se veut à la limite entre un trait stylisé élégant et un certain réalisme. Cette force se voit particulièrement dans …à la folie où, grâce au scénario impeccable de Sylvain Ricard, James a toute lattitude pour exercer son style. Cet album dresse le portrait juste d’un couple qui s’aime mais qui glisse doucement sur la pente de la violence. Le trait de James possède le tact nécessaire pour traiter de ce sujet difficile sans pathos et outrance. On retrouve la même justesse et la même finesse dans le recueil Comme un lundi où James s’essaie cette fois au strip muet en variant les thèmes et l’humour. Un humour qui y cotoie souvent une certaine poésie voire une tendresse envers le genre humain.
Car j’aime aussi le James scénariste, et notamment celui de Zzzwük et du futur Pathetik, puis-je espérer. C’est cette fois le style de Boris Mirroir qui met en valeur l’humour de James dans ce qu’il peut avoir d’absurde et de délirant. Il s’attache là encore avec le strip muet et on le surprend même à renouer avec la référence graphique et la parodie.

En résumé, James est parvenu à se diversifier suffisamment pour convaincre et se faire sa place dans ce monde de la bande dessinée si aisément criticable… Un auteur à suivre, tout particulièrement dans ses collaborations jusque là fructueuses avec Boris Mirroir.

Pour en savoir plus :

Le blog de James et la tête X
Le site de Six pieds sous terre
Le site de Poisson Pilote
Le site de Boris Mirroir

Bibliographie :
Comme un lundi, Six pieds sous terre, 2006
Les mauvaises humeurs de James et la Tête X, Six pieds sous terre, 2007 (réédité en décembre 2009)
Un week-end entre parenthèses, Le potager moderne, 2008
Zzzwük (avec Boris Mirroir), Carabas, 2008
Dans mon open space, Dargaud, 2008-2009 (2 tomes)
… à la folie (avec Sylvain Ricard), Futuropolis, 2009
Pathetik, (avec Boris Mirroir), Six pieds sous terre, à paraître en avril 2010