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Baruthon 2 : La Communion du Mino, Futuropolis, 1985 ; Vive la classe, Futuropolis, 1987

Je poursuis pas à pas mon exploration de la carrière de Baru, Grand Prix du FIBD 2010. Après Quéquette blues et La piscine de Micheville, Baru se fait sa place dans le monde de la BD des années 1980, avec La Communion du Mino et Vive la classe.
Ces deux albums marquent un tournant éditorial dans la carrière de Baru puisque, pour la première fois, il abandonne la traditionnelle prépublication pour dessiner deux albums complètement inédits en revue. La réalisation de ces albums, toutefois, se fait dans la foulée de sa collaboration avec Pilote et le changement éditorial n’implique pas un changement de thématique : La communion du Mino et Vive la classe viennent achever le cycle ouvert par les récits courts de La piscine de Micheville et approfondit dans Quéquette blues : des récits de jeunesse et de famille où le héros reste le milieu ouvrier et immigré de l’est de la France.

De Pilote à Futuropolis, premiers pas dans l’économie de l’album
L’année 1985 est celle de la consécration de l’auteur débutant qu’est Hervé Baruléa, dit Baru. Il poursuit tranquillement sa série Quéquette blues dans Pilote, série grâce à laquelle il reçoit, lors du FIBD 1985, l’Alfred du meilleur premier album, une récompense prometteuse. Cette même année, il se lance dans de nouveaux projets et de nouvelles collaborations, guidé par le journaliste Jean-Marc Thévenet, ancien rédacteur en chef de Pilote. Thévenet avait déjà participé à l’intégration de Baru au sein de l’équipe de Pilote. Rien d’étonnant, donc, de retrouver Baru dans la collection X de Futuropolis que Thévenet dirige depuis 1984. C’est l’origine de La communion du Mino, un album jamais réédité et difficile à trouver.

En frappant à la porte de Futuropolis, Baru pénètre dans l’univers de l’édition indépendante des années 1980. Un article récent m’a déjà permis de développer l’importance de Futuropolis pour la réédition de classiques de la bande dessinée (Pratique de la réédition dans l’édition de bande dessinée). Un autre de ses mérites, durant ces années 1980, est sa capacité à faire éclore des jeunes talents en leur insufflant l’esprit d’une bande dessinée adulte de qualité. (Götting remporte en 1986 l’Alfred du meilleur premier album grâce à Crève-coeur, justement paru dans la collection X). Ainsi voit-on se mettre en place des structures éditoriales alternatives qui prennent le relais des revues de bandes dessinées pour servir de tremplin aux auteurs débutants. Plus de 80 albums paraissent de 1984 à 1989 dans cette collection voulue par Etienne Robial, directeur de Futuropolis. Parmi eux, les premiers albums de nombreux dessinateurs qui s’imposeront dans les années 1990 et 2000, soit au sein de l’édition indépendante, soit au sein de plus importantes structures éditoriales : Pascal Rabaté, Vincent Vanoli, Mattt Konture, J-C Menu, Charles Berberian, Farid Boudjellal… Et, donc, Baru. Comme toutes les autres collection de Futuropolis, la collection X est facilement identifiable : de petits albums au format italien contenant un récit complet au nombre de pages réduit. Le prix de vente est volontairement faible (24 F, moins de 2 euros actuellement sur le marché de l’occasion), puisqu’il s’agit davantage de faire connaître un auteur que de faire du profit (des auteurs moins « débutants » publieront aussi un album dans la collection X).
Après ses premiers pas chez Futuropolis, Baru y poursuit sa carrière de dessinateur. Il est alors en train de quitter Pilote pour L’Echo des savanes, de la vieille structure en crise issue de la presse pour la jeunesse à une des revues de bande dessinée adulte encore debout. En 1986, il prépare l’album Vive la classe qui doit d’abord être édité par Dargaud. Mais c’est finalement en 1987 chez Futuropolis que paraîtra Vive la classe. Il est le premier album de grande ampleur de Baru à ne pas connaître de prépublication. Là où quelques récits courts servaient d’introduction à Quéquette blues dans Pilote, La communion du Mino sert d’introduction à Vive la classe chez Futuropolis : 54 pages en couleur pour un album grand format, mis en couleur par le déjà complice de Baru dans Quéquette blues, Daniel Ledran. Malheureusement pour Baru, il arrive dans un Futuropolis en crise, en passe de se faire racheter par Gallimard. Vive la classe est donc, de l’avis de son auteur, « sans doute mon album le plus mal vendu ».

Le cycle de l’enfance et de l’adolescence

Avec ces deux nouveaux albums, Baru affirme déjà la cohérence de son oeuvre. La communion du Mino et Vive la classe sont dans la continuité de Quéquette blues, c’est-à-dire qu’ils s’inscrivent dans le cycle de l’enfance et de l’adolescence. L’univers de Baru, qu’il conservera dans tout le reste de son oeuvre, est en train de se construire : un monde d’ouvriers immigrés, de villes industrielles, de lutte permanente pour l’avenir. Mais la lecture que fait Baru de cet univers n’est pas simplement politique, elle s’offre à nous en une série de portraits et de personnalités contrastées.
La communion du Mino est peut-être des deux l’album celui qui ressemble le moins aux précédents. Le narrateur en est « Mino », un jeune fils d’immigrés italiens, qui présente au lecteur quelques personnages haut en couleurs de sa famille : l’oncle célibataire, la tante près de ses sous, le grand-père jardinier. Alors oui, le personnage n’est plus « Baru », l’avatar de l’auteur dans Quéquette blues, mais ne nous y trompons pas : l’auteur continue son portrait de groupe de la classe ouvrière. On y retrouve les rues et l’ambiance de la petite ville de Quéquette blues. C’est toujours la voix de l’enfance qui décrit, avec son vocabulaire, son propre environnement. Je reprendrais ici une belle phrase de Baru qui résume bien son projet des années 1980 : « Ce n’est pas autobiographique. C’est la biographie des autres et du milieu social. » (Pilote et Charlie 2, 1986). Le pari est réussi dans La Communion du Mino : il offre le portrait de groupe de la classe ouvrière, sans complaisance ni mépris.

Mais c’est surtout avec Vive la classe que Baru concrétise le cycle commencé dans Pilote. Il écrit sur son site internet : « Avec Vive la classe, je terminais le cycle que j’avais commencé avec Quéquette blues. Je tournais la page de l’adolescence dans les années 60 en pays industriel en réalisant ce récit aviné. ». En effet, le thème est le même que Quéquette blues : le passage de l’adolescence à l’âge adulte par la démonstration de la virilité. On y retrouve le groupe d’amis déjà entrevu, avec comme narrateur le jeune Baru. Mais si dans Quéquette blues ce passage était justement incertain, et presque effrayant pour le narrateur, il est cette fois encadré, puisque c’est le départ pour le service militaire que nous raconte l’auteur. A Villerupt, où vit le narrateur, ce moment est un important rite de passage qui passe par le conseil de révision durant lequel les médecins examinent aussi bien la santé que la virilité des futurs conscrits. Puis, ces derniers passent les quelques jours avant le départ à faire la fête et à bousculer les filles.
Quand je dis bousculer les filles, c’est un euphémisme. Car l’affirmation de la virilité penche de plus en plus du côté de la violence, une thématique que Baru poursuivra après. Laissons-le en parler : « Je raconte ce moment où l’adolescent jette sa gourme pour passer dans l’âge adulte et j’essaye de montrer jusqu’où peuvent aller ces réflexes virils : jusqu’au viol. » (Pilote et Charlie 2, 1986). Pour cela aussi, Vive la classe est l’aboutissement de Quéquette blues : des thématiques poussées jusqu’à leurs extrêmités.

Le découpage photographique de Baru, entre fiction et documentaire

La communion du Mino est un album sobre : noir et blanc, très peu de cases, un texte important. Après le format plus traditionnel de Quéquette blues, on peut vraiment parler d’expérimentation dans cet album. Le format italien de la collection X de Futuropolis pousse les auteurs à travailler leur trait sur de grandes surfaces de papier, presque en « gros plan ». L’occasion pour Baru de travailler plus en profondeur son style, aussi bien pour des portraits, expressifs voir expressionnistes, que pour les décors. L’originalité est aussi dans la narration qui casse le récit de forme linéaire pour une suite d’instantanés.
Dans les deux albums parus chez Futuropolis pointe une ambition documentaire et réaliste qui était jusque là au second plan. Attention, Baru ne fait pas du documentaire en BD. Il ne quitte pas le registre de la fiction, mais fait appel à des procédés proches de la veine documentaire pour se rapprocher au maximum de la réalité. Cette réalité est rendue, dans la forme, par une illusion photographique. Les grandes cases cadrées sobrement de La communion du Mino sont autant de photos de famille – certaines sont d’ailleurs volontairement dessinées comme telles – décrivant soit les différents personnages, soit de silencieuses natures mortes représentant, au moyen de détails sobres mais suffisants, une cuisine ouvrière, avec sa nappe à carreaux et ses ustensiles de cuisine, ou bien encore une rue en pente. Comme si l’on pénétrait dans une intimité. C’est aussi une photographie dessinée qui commence Vive la classe, celui de la classe 68 prête à partir au service militaire. De façon tout à fait significative, Baru passe doucement du noir et blanc à la couleur au cours de l’album ; de la réalité documentaire d’un groupe à la fiction personnelle du héros.
L’autre moyen de se rapprocher de la réalité est de d’appuyer son récit sur un arrière-plan documenté. D’où les premières pages de Vive la classe, occupées par un long texte de Baru sur l’origine et les évolutions de la conscription, depuis la Révolution française jusqu’à la classe 68 qu’il représente, dernière classe à avoir connu le conseil de révision. En professionnel sérieux et érudit, il cite sa source : Michel Bozon, Les conscrits, Musée des Arts et Traditions Populaires. Ces pages sont illustrées, là encore, par des dessins clairement inspirés de photographies ethnographiques représentant, dans leurs divers costumes, les conscrits à travers les âges.
Ce n’est bien sûr pas nouveau, chez un dessinateur de bande dessinée, de faire appel à une documentation précise et rigoureuse. A la suite d’Hergé et d’Edgar Pierre Jacobs dès les années 1930 et 1940, la pratique s’est généralisée et a déjà été étudiée. Mais plus rare est le fait de mettre en avant, voire de faire précéder le récit en images d’indications documentaires, comme pour mieux l’ancrer dans sa réalité. Il faudra attendre les années 1990 et le documentaire en BD pour que l’auteur sorte de la fiction pour offrir au lecteur un récit ayant explicitement valeur de témoignage journalistique. Baru, même s’il reste dans la fiction, veut déjà se faire le témoin d’une époque et d’une société.

A suivre dans : Cours Camarade, Albin Michel, 1987


Pour en savoir plus :

La communion du Mino, Futuropolis, 1985
Vive la classe !, Futuropolis, 1987
Pilote et Charlie 2, 1986
site web de Baru où l’on peut lire quelques pages des albums en question

Bouquet de bande dessinée en ligne…

Aujourd’hui, un article apéritif pour vous inviter à picorer dans les créations que nous offrent la bande dessinée numérique quand on se donne la peine de chercher. Voilà quelques liens à découvrir pour ceux qui souhaitent en savoir plus sur la bande dessinée en ligne, ou pour que d’autres réalisent que oui, la BD sur Internet, c’est moins cher, voire gratuit, et follement pratique. D’ailleurs, les possesseurs d’I-Phone et fans de blogs bd ont déjà du entendre parler de Bdnum, une nouvelle application est née permettant de lire des notes de blogs sur support mobile. La BD en ligne est en train de s’étoffer doucement au point de vue technique, mais aussi du point de vue esthétique. avec des oeuvres de qualité et de plus grande ampleur. Des projets variés qui montrent qu’il y en a pour tous les goûts : du traditionnel feuilleton à plusieurs mains aux expérimentateurs de l’art numérique.

The Shakers

Bannière Shakers
Soyez un peu curieux et aller voir The Shakers, le webcomic de Fred Boot (http://www.the-shakers.net/), diffusé tous les mardis depuis la plateforme Webcomics.fr (http://www.webcomics.fr/) qui, on ne le répètera jamais assez, est une excellente porte d’entrée vers l’autoédition de BD en ligne. Revenons à The Shakers. Fred Boot, l’auteur donc, nous emmène dans un univers retro où un duo d’espion, Philemeon C. Shooter et Lady Rosethorn déjouent les plans des génies du mal osant s’opposer à eux. La référence est transparente et même revendiquée à l’imaginaire des séries d’espionnage britannique des années 1960-1970 mêlant action, suspens et humour raffiné (Chapeau melon et bottes de cuir, Amicalement vôtre). Fred Boot nous avait déjà démontré sa capacité à dépeindre en quelques cases et en quelques mots une ambiance crédible dans Gordo, album récemment mis en ligne pour des raisons exposées par l’auteur. Son style graphique élégant et coloré, retro lui aussi, s’accorde parfaitement avec l’histoire qu’il raconte et dont je ne peux m’empêcher de vous dévoiler la première phrase : « On ne le dira jamais assez : le peignoir de soie n’est pas la tenue adequate pour fuir des hôtesses en furie… ». On ne le dira jamais assez, en effet.

Au-delà de la qualité graphique, ce qui fait tout l’intérêt de The Shakers est sa vision innovante de la BD numérique. Fred Boot fut, dans les années 2000, parmi les premiers à explorer les possibilités de la BD en ligne. En effet, The Shakers n’est pas une « bande dessinée » à proprement parler mais plutôt une fusion entre le roman, la bande dessinée, le graphisme, la musique et l’animation. Et la mayonnaise prend, puisque Fred Boot sait choisir la musique qui convient avec la lecture, ou l’effet graphique adéquat. En d’autres termes, pour ceux qui suivent un peu régulièrement ce blog ou les questionnements autour de la BD numérique, il exploite le concept de « rich media ». J’explicite pour ceux qui n’appartiennent pas à la catégorie sus-citée ( en citant humblement un article de Julien Falgas sur Fred Boot : « La question pour Fred n’est pas d’inventer un nouveau média au confluent de tous les autres, mais d’imaginer comment raconter dans le passage entre bande dessinée et autres médias. En somme, une démarche humble, empirique et efficace. Si le récit en bande dessinée s’élabore dans l’espace inter-iconique, le récit en BD en ligne chez Fred Boot serait à chercher dans l’espace « intermédiatique ». ». Pour comprendre au mieux comment fonctionne le multimédia appliqué à la BD en ligne, je vous invite à aller lire The Shakers, une bande dessinée en ligne de qualité comme on en voit finalement assez peu.
Pour en savoir plus : le site web de Fred Boot

Les autres gens

Pendant que certains auteurs continuent inlassablement d’explorer de leur côté et à leur manière la BD en ligne, quelques auteurs se regroupent autour d’un grand projet commun. Annoncé sur de nombreux blogs bd, le BD-feuilleton Les autres gens (http://www.lesautresgens.com/) marque une nouvelle étape pour la bande dessinée en ligne autoéditée en groupe, après l’expérience de Donjon Pirate en 2007-2008. Les enjeux sont toutefois très différents, car le modèle choisi dans Les autres gens est celui du feuilleton télévisé et de ses innombrables procédés visant à tenir en haleine le spectateur. Ainsi sera diffusé, tous les jours du lundi au vendredi un épisode quotidien (l’équivalent de 100 pages par jour nous est-il précisé) scénarisé par Thomas Cadène (par ailleurs auteur chez KSTR) et dessiné par un des 21 membres du projet. Le mois de mars est gratuit, mais le webcomic deviendra par la suite payant.
L’histoire (car les 8 premiers épisodes sont déjà en ligne) tourne d’abord autour du personnage de Mathilde, jeune étudiante parisienne, mais rayonne vite, à la façon des soap, vers ceux qui l’entourent, (Hippolyte, Camille, Emmanuel, Romain, Faustine…). Elle se veut donc ancrée dans des « aventures du quotidien » (voilà qui rappelle quelque chose…) mais ces aventures-là possèdent une cohérence scénaristique et le tout s’avère assez bien mené, révélant petit à petit le caractère de chaque personnage (pour reprendre une phrase de l’annonce qui a circulé durant le mois de février : « Avec des personnages comme toi et moi, mais en différent ! »). La profondeur apparaît au fil des épisodes, dont l’unique moteur est l’interaction, toujours imprévisible, entre les personnages et les rebondissements psychologiques incessants, là encore un ressort dramatique classique du feuilleton. S’y ajoute bien entendu le plaisir de retrouver des styles que l’on apprécie, et de s’amuser de l’interprétation que chacun donne à une même histoire. Il est à espérer, pour que la série continue dans sa version payante, que les rebondissements ne viennent pas à manquer et que la qualité graphique soit incontestable.
Nous ne sommes bien sûr pas face à une forte innovation technique en matière de BD en ligne. Les autres gens s’appuie malgré tout sur l’expérience d’auteurs et de lecteurs qui se sont eux-mêmes habitués à la lecture et l’écriture en ligne. Cette expérience emmagasiné depuis plusieurs années permet d’aboutir à un projet de qualité et professionnel. Le feuilleton est disponible soit en scrolling vertical, soit en défilement case par case, deux choix qui sont ceux que l’on retrouvent le plus fréquemment sur internet et s’avèrent les plus judicieux au vu du type de dessins publiés. Pour un webcomic traditionnel (sans interactivité, sans rich media…), Les autres gens présente une des évolutions majeures provoquées par le développement de la BD en ligne : l’affranchissement de la planche comme unité de lecture. La lecture se fait uniquement case par case. De même, je ne peux m’empêcher de remarquer comment l’essor de la BD en ligne a fait revivre le vieux principe du feuilleton qui avait été, depuis les années 1980, en grande partie mis de côté par les auteurs de BD à la suite de l’échec des revues spécialisées. Déjà, des habitudes de lecture commencent à apparaître et à se concrétiser.

Cette nouvelle expérience bénéficie en outre, pour le futur succès qu’on lui souhaite, de la communauté des blogueurs bd et des lecteurs de blogs bd qui, en l’espace d’environ cinq-six ans s’est formée sur le net, au gré des festiblogs, agrégateurs et réseaux sociaux. Et ce à plusieurs titres. D’abord parce qu’une grande partie des dessinateurs engagés dans le projet sont aussi des auteurs de célèbres blogs bd : Bastien Vivès, Marion Montaigne, AK, Manu xyz, Aseyn, Erwann Surcouf, Singeon, Clotka… Et j’en oublie de nombreux. Mais Les autres gens a aussi profité de la communauté et de l’amplification que permet internet à l’occasion de sa mise en ligne puisqu’elle a été relayée sur les blogs bd, mais aussi sur les différents réseaux sociaux (Tweeter, Facebook…) et les sites spécialisées dans la BD (Bodoï, Comptoir de la BD…) ou non (Rue89, Télérama…). Pour toutes ses raisons, Les autres gens est l’aboutissement de toute une évolution de la BD en ligne de ces dernières années. Une preuve sans doute de ce que rend possible le flux d’internet et le pouvoir de sa mise en réseau. Partant de ce principe, il y a d’ailleurs assez peu de chance pour que, vous, lecteurs, n’en ayez pas encore entendu parler… Je me laisse le privilège de persuader ceux d’entre vous qui ne se sont pas encore laissés tenter.

Du côté de Manolosanctis


Je laisse à présent de côté ces deux projets autoédités aux résonnances très différentes pour terminer sur la dernière expérience, encore en cours de l’éditeur Manolosanctis, qui avait déjà, en 2009, lancé l’intéressant recueil Phantasmes. Un nouveau concours a été lancé en février pour motiver les jeunes auteurs : 13m28 sur le même principe que le concours Phantasmes de l’année dernière, c’est-à-dire avec une double publication en ligne et papier à la clef. Le défi posé aux auteurs est le suivant : continuer enhuit pages une histoire commencée par Raphael B., dessinateur, blogueur bd et éditeur. Un groupe d’amis est confronté à une brutale montée des eaux à Paris qui semble en plus attirer des créatures plus monstrueuses les unes que les autres. Les personnages et le cadre sont fixés, les participants ont maintenant à faire fonctionner leur imagination.
Trois suites ont pour l’instant été sélectionnées, par Thomas Humeau, le tandem Thomas Gilbert et Léonie et Peerlipo. Selon l’esprit de l’éditeur Manolosanctis, ce sont les internautes qui sont appelés à voter pour les suites qu’ils préfèrent parmi les propositions. L’idée n’est pas seulement de publier un recueil de suites, mais de mettre ses suites en rapport les unes avec les autres. L’une des contraintes imposées aux participants est celle d’être cohérents avec les autres propositions, pour que le recueil garde une certaine logique interne : « Il est conseillé de partir des 13 personnages de raphaëlB, approfondir l’un d’eux en particulier, jouer sur leurs relations, mais vous pouvez aussi créer les vôtres si nécessaire. Votre histoire peut se dérouler avant, pendant, en parallèle, après, longtemps après la catastrophe. Encore une fois, la seule contrainte est de maintenir des liens avec le récit initial, les 3 récits-jalons de la 1ère session et un maximum d’autres propositions. » Un choix ambitieux, mais il s’avère que les participants tentent de s’y conformer au mieux, notamment en présentant au fur et à mesure l’évolution de leur scénario. Je reste encore assez sceptique quant à la possibilité de coordonner 20 récits différents, mais l’album final dira ou non si ce projet de grand recueil à plusieurs voix sera réussi, et validera en partie l’enjeu communautaire qui habite l’éditeur Manolosanctis.
En attendant la publication prévue en mai, ce concours est bien sûr l’occasion de lire des planches de BD en ligne sur Manolosanctis et de suivre le travail des participants en direct, avec crayonnés et synopsis.

Prise de tête de Tony, licence Creative Commons, 2009

Moment historique pour ce blog : il s’agit là du premier article se penchant sur une bande dessinée numérique, gratuitement disponible sur internet à cette adresse : http://www.prisedetete.net/. Inutile, donc, de vous précipiter chez votre libraire pour essayer de trouver Prise de tête, un clic suffit pour accéder à cette oeuvre étrange et pionnière. (Vous pouvez même y aller tout de suite !) Il m’a semblé intéressant de la comparer avec la démarche, que les amateurs de BD connaissent sans doute au moins de nom, de l’OuBaPo. Sans qu’il n’y ait de lien historique réels entre les deux expériences, il existe incontestablement un point commun essentiel : les deux oeuvres utilisent des outils à la fois ludiques et scientifiques pour tenter de comprendre ce qu’est la bande dessinée en la poussant dans ses limites les plus lointaines.

La bande dessinée sous contraintes : Ouvroir de Bande dessinée Potentielle


L’OuBaPo trouve son ancrage initial dans une discipline autre que la bande dessinée puisqu’il est fils de l’OuLiPo, cette expérience littéraire lancée dans les années 1960 par le mathématicien François Le Lionnais et l’écrivain Raymond Queneau qui eurent dans l’idée de pratiquer la création littéraire sous contraintes formelles. Un important pan de l’histoire de la littérature contemporaine, soutenu par le Collège de Pataphysique, qui inspire au début des annéées 1990 à des auteurs de bande dessinée et à des chercheurs l’idée d’une « bande dessinée oulipienne » ; autrement dit appliquer le principe de la « contrainte formelles » à la création de bande dessinée. J-C Menu rapporte ainsi dans l’Oupus 1 la génèse de l’OuBaPo lors du colloque universitaire de Cerisy-la-Salle Bande dessinée et modernité en 1987, à l’occasion duquel se rencontrent Thierry Groensteen, Lewis Trondheim et Jean-Christophe Menu. Le premier, théoricien de la bande dessinée, fait travailler les élèves de la section bande dessinée des Beaux-Arts d’Angoulême sur l’application des contraintes oulipiennes en bande dessinée, tandis que les seconds coécrivent en 1991 l’album Moins d’un quart de seconde pour vivre qui préfigure les recherches oubapiennes. Sa contrainte est celle de l’itération iconique : l’ensemble des 100 strips de cet album doivent être réalisés avec huit cases définies à l’avance. L’officialisation de l’OuBaPo se produit en deux temps en 1992 : d’abord au sein de la maison d’édition l’Association, fondée deux ans auparavant ; puis, l’Association sollicite l’OuLiPo pour intégrer l’Ou-X-Po. En effet, l’OuLiPo « historique » a pour tâche de rassembler au sein de l’Ou-X-Po les associations qui suivent la démarche initiale, dans diverses disciplines (OutraPo pour le théâtre, OuPeinPo pour la peinture, et plein d’autres plus ou moins actifs).
Durant les années 1990, l’OuBaPo est en grande partie pris en charge par la maison d’édition l’Association dont certains membres (en particulier Lewis Trondheim, François Ayroles, Jochen Gerner, J-C Menu, Etienne Lecroart, Anne Baraou, Patrice Killofer…) publient dans la revue Oupus. L’Association et l’OuBaPo ne se confondent toutefois pas entièrement dans la mesure où certains auteurs de la maison d’édition, comme David B., ne se lancent pas dans l’expérience oubapienne. Outre la revue Oupus, leur travail se concrétise par la publication d’albums oubapiens sous contraintes et dans des performances publiques. En 1999, Thierry Groensteen, l’un des principaux contributeurs théoriques du mouvement, quitte l’OuBaPo qui abandonne la recherche purement théorique pour se consacrer avant tout à l’invention et la création de nouveaux exercices oubapiens.

Suivant les traces de l’OuLiPo, l’OuBaPo se définit initialement comme un atelier de recherche active et se donne comme objectif de renouveler la création en matière de bande dessinée par l’application de « contraintes ». En d’autres termes, les exercices, albums et performances produits dans le cadre de l’OuBaPo sont soumis à des règles préétablies qui conditionnent la création. Thierry Groensteen définit dans Oupus 1 un grand nombre de contraintes, inspirées de l’OuLiPo ou conçues exprès pour la BD. Celles qui auront la fortune créatrice la plus grande sont le strip-palindrome (suites de cases symétriques pouvant se lire dans un sens ou dans l’autre), l’itération iconique (obligation d’utiliser le même dessin pour tout le strip), le pliage (la planche prend un sens complètement nouveau une fois pliée en deux par lecteur) ou encore le « upside-down » (la suite de l’histoire apparaît lorsque lecteur retourne la planche). Une autre contrainte importante est l’hybridation où l’auteur fusionne deux oeuvres en apparence antinomiques. L’exercice montre toute sa puissance lorsque François Ayroles parvient à créer du sens en fusionnant les Dialogues de Platon dans une planche de Placid et Muzo, ou un texte de Freud dans une planche de Little Nemo.
Les oeuvres produites sont expérimentales et parfois déroutantes, même si certains auteurs comme Lewis Trondheim et surtout Etienne Lecroart et François Ayroles tentent de dessiner, en s’inspirant des contraintes oubapiennes, des albums entiers.

Prise de tête
, ou les débuts de la BD numérique


Je quitte le monde de l’édition indépendante des années 1990 pour atterrir dans celui de la BD numérique des années 2000. Dès le début des années 2000 (pour une vision plus détaillée : Notes pour une histoire de la bande dessinée numérique), la notion de « bande dessinée numérique » commence à faire son chemin sans trouver pour autant une définition satisfaisante. De nombreuses initiatives voit le jour en France qui, lentement, donnent corps dans ses multiples aspects à la BD numérique : John Lecrocheur, série disponible sur internet, à la frontière du jeu vidéo et de la BD ; Abdel-Inn, plateforme rassemblant des webcomics autopubliés sur internet ; le portail Lapin, une des premières maisons d’édition en ligne… S’y ajoute dans la seconde moitié de la décennie le phénomène des blogsbd qui popularise la lecture de BD sur internet, les premières tentatives de strips diffusés sur supports mobiles, l’apparition de nombreux éditeurs de BD numérique et n’oublions pas, fin 2009, la création de l’association pilmix.org pour la promotion de la BD numérique. Les années 2000 constituent donc pour la BD numérique un moment d’expérimentation qui définit les directions prises par la création et la diffusion en ligne.
Parmi ces multiples expérimentations est publié en 2009 la BD numérique Prise de tête. En apparence il s’agit, dans le flux désormais important, d’un webcomic parmi d’autres. En apparence seulement, car Prise de tête est l’aboutissement d’un travail de plusieurs années mené par Anthony Rageul dans le cadre d’un master d’Arts Plastiques soutenu à l’université de Rennes 2. Son travail de recherche comme son oeuvre se retrouvent sur le site http://www.prisedetete.net/.

La thèse de Tony est la suivante : l’une des pistes que doit explorer la BD numérique (et selon lui la piste principale si elle veut avoir une identité propre) est l’interactivité. Ainsi explique-t-il : « la bande dessinée « vraiment » numérique serait donc bien un médium singulier, différent de la bande dessinée. Partant de ce postulat, j’ai voulu savoir ce qu’était la bande dessinée numérique dès lors que l’auteur, l’artiste, prend pleinement en compte le potentiel offert par le numérique, et particulièrement l’interactivité. ». Pour Tony, une « bonne » BD numérique serait une BD qui donnerait au lecteur un rôle actif en l’obligeant, pour faire avancer l’histoire (pour afficher cette séquentialité propre à la BD) à agir via son écran. Il a donc choisi la voie du minimalisme (ses personnages se réduisent à des batôns, ses décors à des surfaces, et il emploie énormément de pictogrammes) pour faire davantage ressortir l’interactivité. Déjà apparaissent des points communs avec l’OuBaPo. Prise de tête suscite l’intervention du lecteur sur l’oeuvre elle-même et en fait un complice de l’auteur. L’usage du minimalisme est également un trait récurrent dans certains travaux oubapiens de Lewis Trondheim (cf. Le Dormeur, Cornélius, 1993). De même que l’OuBaPo s’accompagne d’un discours théorique, Prise de tête s’accompagne d’un travail de recherche sur la bande dessinée numérique. Il y a dans les deux cas, cohabitation entre une intellectualisation du rapport à la BD et une forte dimension ludique.

Comment intervient le lecteur dans Prise de tête ? Tony a tenté d’explorer un multitude de possibilités, et je vous laisse regarder son oeuvre pour vous en rendre compte. Lui-même en distingue deux. D’abord les mécanismes navigationnels qui permettent de faire avancer le récit. Simplement, par exemple, en cliquant sur un bouton qui fait avancer l’histoire au strip suivant. Mais ils sont parfois plus inattendus et un nouveau plaisir apapraît alors : en passant la souris sur une case, son contenu nous apparaît ; en faisant défiler l’image, on fait chuter le personnage. Il y a ensuite d’autres mécanismes qui produisent du sens pour le lecteur (la perte de la tête par le personnage principal devient perte d’orientation pour le lecteur, obligé d’errer dans un espace pour en tirer un sens ; ou encore la distinction Enfer/Paradis dans le chapitre Dieux).
Prise de tête laisse plusieurs impressions. D’abord, sa compréhension est parfois difficile. Ce sont les limites de toute bande dessinée minimaliste que d’être toujours au bord du compréhensible, par manque de signifiants. De même que le lecteur oubapien, le lecteur de Prise de tête doit être averti qu’il fait face à un objet étrange. Mais en réalité, la lecture de cette bande dessinée numérique devient une expérience plus qu’une lecture traditionnelle. Autre question : Prise de tête est-elle une vraie BD. Je veux dire par là : est-ce autre chose qu’une expérimentation graphique et numérique ? Après avoir longuement hésité, je réponds oui, mais uniquement dans la mesure où le spectateur accepte qu’il va devoir y trouver lui-même du sens, en se basant sur les différents motifs obsessionnels (panneau de signalisation, véhicules, vaches…) qui peuplent cette BD. Je salue aussi la prouesse technique et l’inventivité de Tony qui se trouve derrière Prise de tête.

Une oeuvre pour apprendre à lire autrement


Si Prise de tête m’intéresse et si j’ai tenu à le mettre en parallèle avec l’OuBaPo, c’est que l’un comme l’autre posent la question de la redéfinition de la bande dessinée. Les enjeux ne sont pas les mêmes : l’OuBaPo est arrivé à un moment où la bande dessinée était mûre pour une innovation narrative très poussée ; Prise de tête entend répondre à la question de l’influence de la réalisation et la diffusion de BD en ligne sur le medium lui-même. Mais tous deux sont des expériences dont, au-delà du divertissement et de l’aspect ludique, il faut tirer des enseignements.
En ce qui concerne l’OuBaPo, je ne ferais que paraphraser Thierry Groensteen qui, dans l’Oupus 1 avait déjà expliqué ce que l’OuBaPo pouvait apporter à la bande dessinée. Il le rappelle dans un article de 9e art. Il en dégage d’abord une utilité purement scientifique : en poussant les limites de la bande dessinée, on apprend à reconnaître ce qui en fait la spécificité. D’autre part, il établit, par opposition à la littérature, le lien profond de la bande dessinée avec son support spatial (l’unité de la planche, qui n’a pas d’équivalent pour la littérature où le texte littéraire est indifférent de sa disposition dans l’espace, sauf à considérer des exercices comme les calligrammes), ce qui rend possible une contrainte comme le pliage qui joue justement avec la planche. Selon lui, le lecteur d’oeuvre oubapienne développe un regard plus averti sur la bande dessinée en général. Il apprend à en déchiffrer les mécanismes cachés. L’autre effet sur le lecteur est que ces expériences, marquées du saut de l’étrangeté, l’habituent à l’idée que la bande dessinée peut être autre. Ainsi nait une conception plus ouverte de la bande dessinée qui enfreint des codes établis plus par habitude que par nécessité. Un auteur comme Etienne Lecroart a bâti presque toute son oeuvre à utiliser des contraintes oulipiennes dans des albums entiers ; il s’attache à mêler divertissement de la lecture et réflexion sur le médium lui-même. Mais on pourrait également citer d’autres cas d’auteurs post-OuBaPo enfreignant des règles jusque là admises : Joann Sfar ou Blutch utilisent le croquis dans leurs oeuvres et abolissent ainsi la règle du « dessin fini ». Non que l’OuBaPo en soit la cause directe, mais il participe à la promotion de l’innovation en matière de bande dessinée. Enfin, l’OuBaPo a permis la fusion de la bande dessinée avec d’autres disciplines, que ce soit dans des performances avec le public ou dans le jeu de dés Coquetèles d’Anne Baraou et Vincent Sardon où un dé à six faces où chaque face est une case permet de créer une infinité d’histoires. Pourquoi la bande dessinée ne se croiserait pas avec internet, à présent que ce dernier a largement pris son envol ?

Maintenant, retournons les observations de Groensteen sur Prise de tête et la bande dessinée numérique. Tony, l’auteur de cette oeuvre, s’est déjà expliqué sur l’intérêt que lui y trouve sur la définition potentielle de la bande dessinée numérique. Ce travail de définition de la bande dessinée est au coeur de son master. C’est l’intérêt scientifique de la démonstration qu’est Prise de tête puisque Tony tente de développer les définitions respectives de bande dessinée, de bande dessinée numérique et de bande dessinée interactive.
De même que les expériences de l’OuBaPo apprennent à lire les mécanismes de la bande dessinée, Prise de tête apprend à interpréter les mécanismes – encore seulement potentielles – de la bande dessinée numériques. La BD de Tony est une loupe déformante qui entend spécifiquement mettre en avant l’interactivité comme spécificité du numérique.
Une question a été soulevée par Julien Falgas sur son blog autour de Prise de tête : la bande dessinée en ligne doit-elle forcément passer par l’interactivité, comme semble le dire Tony qui y voit le principal apport du numérique à la bande dessinée ? Julien Falgas minimise la place de l’interactivité dans un billet de décembre 2009, ou du moins de l’interactivité ostensible : « La pluralité des interactions possibles et des lectures qui en résultent est l’arbre qui cache la forêt. Lorsqu’on travaille l’interactivité, on est dans la tactique narrative, la mécanique du moteur. Pour se placer à un niveau stratégique, pour mettre l’engin en mouvement, il faut explorer l’hypertextualité et la pluralité des médias. ». L’interactivité est pour lui un moyen plus qu’une fin, un moyen d’enseigner au lecteur une nouvelle forme d electure. Il est vrai qu’une bande dessinée numérique uniquement basée sur la mise en scène de ses propres procédés risque vite d’arriver à certaines limites. Tony tente d’ailleurs de désamorcer ce problème en racontant, à base de pictogrammes, une véritable histoire. Moon fait de même sur son blog qui utilise encore d’autres procédés interactifs. De même que l’OuBaPo est passée du champ de la théorie de la bande dessinée à la pratique créative, on peut espérer que Prise de tête ouvre la voie à d’autres expériences et suggèrent une esthétique nouvelle. On peut espérer également qu’elle apprennent au lecteur de BD en ligne à lire autrement, le familiarisant avec de nouveaux procédés. L’arrivée d’un nouveau média suppose de nouveaux usages dérivant d’usages existant. L’oeuvre de Tony est profondément innovante, trop peut-être pour une bande dessinée numérique qui en est encore à ses balbutiements.

Pour en savoir plus sur l’OuBaPo :
9e art, n°10 (septembre 2003)
Le site de Gilles Ciment où l’on peut lire des strips oubapiens
Pour lire quelques albums oubapiens :
Lewis Trondheim et J-C Menu, Moins d’un quart de seconde pour vivre, L’Association, 1991
Lewis Trondheim, Le Dormeur, Cornélius, 1993 et 2003
François Ayroles, Jean qui rit et Jean qui pleure, L’Association, 1995
Oupus 1 à 4, L’Association, 1997-2005
Etienne Lecroart, Cercle vicieux, L’Association, 2000
Anne Baraou et Vincent Sardon, Coquetèle, L’Association, 2002
François Ayroles, Les parleurs, L’Association, 2003
Etienne Lecroart, Le Cycle, L’Association, 2003
Pour en savoir plus sur la bande dessinée interactive :
Tony, Prise de tête, 2009
Le blog de Moon, autre excellent exemple de BD interactive
Un passionnant article de Julien Falgas sur la bande dessinée interactive : La BD interactive est-elle l’avenir de la bande dessinée ?

Parcours de blogueur : Wandrille

Il serait injuste de consacrer une série d’articles au monde des blogueurs sans évoquer la figure de Wandrille. Cette injustice est désormais réparée grâce à cet article.

Des Arts décoratifs à l’édition

L’évocation de la carrière de Wandrille, encore toute récente et concentrée dans les années 2000, laisse déjà apparaître son positionnement autant comme auteur et comme éditeur. Sa formation artistique se fait, comme pour beaucoup d’autres dessinateurs, au sein d’une école d’art, l’Ecole Normale Supérieure des Arts Décoratifs (ENSAD), dans la section vidéo. Il ne poursuit toutefois pas sur les chemins de l’audiovisuel puisqu’il devient graphiste et illustrateur freelance. Mais pendant et après ses années aux Arts déco, au début des années 2000, d’autres projets l’occupent déjà…
Wandrille se lance très tôt vers l’édition puisque, étant encore aux Arts déco, il fonde en 2002 les éditions Pierre-Papier-Ciseaux qui lui permettent d’autoéditer ses premiers albums. Y participe également Aude Picault, collègue de Wandrille aux Arts Décoratifs, qui publie l’édition originale de Moi je que l’on retrouvera plus tard aux éditions Warum. Les éditions Warum, justement, qu’est-ce donc ? Après cette première expérience encore artisanale dans l’autoédition, Wandrille persiste avec un projet plus durable, les éditions Warum. Il s’associe avec Benoît Preteseille (également rencontré aux Arts déco, il publie des albums mêlant recherches narrative et graphique et références littéraires) pour fonder en 2004 cette maison d’édition qui se fait doucement sa place dans le milieu de l’édition indépendante en s’intéressant de près aux auteurs débutants, en particulier ceux venant de l’autoédition sur Internet. Les éditions Warum ont actuellement à leur catalogue une quarantaine de titres. Wandrille et Benoît Préteseille cherchent à « s’éloigner des codes du genre pour promouvoir avec humour une bande dessinée expérimentale et novatrice » et ajoutent dans leur manifeste : « surtout, ce qui nous branche, c’est la bd qui regarde ailleurs : vers le théâtre ou le spectacle, vers la littérature, vers la science (eh oui, aussi), vers le reste de l’art dans son acception la plus large ». Ils se réclament ainsi de l’esprit exigeant et ouvert des éditeurs indépendants des années 1990 (L’Association, Cornélius, Ego comme X…). L’ambition principale de Wandrille et Benoît Preteseille étant d’affirmer une ligne éditoriale reconnaissable dans un paysage de la bande dessinée parcouru par de petites maisons indépendantes. La création en 2008 du label Vraoum veut ouvrir la maison a un plus large public.
Mais l’important travail d’éditeur (de « découvreur de talents », en quelque sorte) de Wandrille ne l’empêche pas d’être aussi auteur. Outre quelques projets difficilement accessibles actuellement qu’il évoque dans une interview donnée à l’occasion du Festiblog 2006 et qu’il auto-édite aux éditions Pierre-Papier-Ciseaux (Londres 1870 ou L’arbre aux pendus, tous deux tirés à 200 exemplaires, ainsi qu’un premier tome de Seul comme les pierres), je retiens surtout Les Pages Noires qui témoigne dès le départ d’une démarche expérimentale. Il s’agit d’un récit en images réalisé en gravure sur bois, procédé fort peu courant dans la bande dessinée, que Wandrille réalise entre 2003-2004 en marge de son cursus aux Arts déco. L’album met du temps avant d’être édité. Il est d’abord prévu aux éditions Drozophile, maison d’édition genevoise spécialisée dans la réalisation de beaux albums en sérigraphie. Mais il faut attendre 2008 pour que, finalement, Les Pages Noires paraissent en album aux éditions Warum.
Pendant les quatre années qui sépare la réalisation des gravures et l’édition finale des Pages Noires, Internet est intervenu dans la carrière de Wandrille et lui a donné un tournant décisif, aussi bien comme éditeur que comme auteur, puisque ses projets qui vont suivre sont issus du monde des blogs.

Internet comme champ d’expérience, panorama 2005-2010

L’autre grande préoccupation de Wandrille est Internet, et c’est peu dire que, depuis 2005, il se montre très présent sur la toile, en explorant les différentes possibilités qu’elle offre pour un auteur et éditeur.
Commençons par la partie « auteur » : le blogbd est, à défaut d’autre chose, un support d’autopublication idéal. Wandrille s’introduit dans l’univers des blogs en 2005 en publiant des strips destinés à l’origine à sa mailing list d’amis sur son blog intitulé « Au travail ». Ces strips seront publiés par la suite en recueil en trois albums, pour trois saisons d’une même série, Seul comme les pierres. Une quatrième saison existe, qui n’a pas été publiée mais c’est surtout avec une nouvelle série en collaboration avec Marshall Joe que Wandrille retrouve en mars 2009 l’autoédition bloguesque : Fernand l’ours blanc (http://fernandlours.free.fr/index.php). (Marshall Joe est blogueur lui aussi et dessinateur des albums Dérapage comix 1 et 2, Warum, 2007-2008). D’autres supports internets et blogs accueillent les productions de Wandrille : les webzines Grandpapier (http://grandpapier.org/) et Desseins (http://desseins.fanzine.free.fr/).
Mais comme beaucoup, Wandrille utilise aussi le blog en tant qu’espace de communication. Rien d’étonnant à cela, à vrai dire, et son blog principal, Tout est bon dans le cochon (http://wandrille.leroy.free.fr/blog/) lui permet à la fois de publier des planches, croquis, strips, esquisses, et d’informer ses lecteurs de l’évolution de ses différents projets. Rôle premier du blog, créer un lien avec une communauté plus ou moins anonyme de lecteurs, ce que Wandrille se plait à faire en proposant sur son blog de longues réflexions sur la BD, le métier d’éditeur, etc ; des débats qui se prolongent souvent dans les commentaires. Il propage ses réflexions sur le forum La brouette, forum des blogs bd mais aussi dans le fanzine Comix club des éditions Groinge (crée par les auteurs Big Ben et Fafé).
Il ne faudrait pas négliger le rôle de Wandrille auprès des blogueurs bd : il semble que, pour lui, la « blogosphère » soit également une pépinière de talents possibles qu’il entend bien faire connaître au public, et à un public pouvant dépasser le cercle restreint des internautes fan de blogsbd. Le premier de ses projets, sans doute le plus spectaculaire, est Donjon Pirate, dont il me faut brièvement retracer l’histoire. Le site Donjon Pirate est lancé en 2006 et s’adresse surtout aux fans de la série Donjon créée par Lewis Trondheim et Joann Sfar en 1998 et publiée chez Delcourt. Cette série, pour ceux qui ne la connaîtrait pas, se présente comme un univers évolutif d’heroïc-fantasy gigantesque qui peut potentiellement accueillir une infinité d’albums. Un autre principe important est que, si le scénario est toujours assuré par les deux créateurs, le dessin est généralement laissé à d’autres dessinateurs, jeunes ou moins jeunes talents. Elle connaît un grand succès dans les années 2000 et le site Donjon Pirate est une des manifestations de ce succès. J’y viens. Sur Donjon Pirate (http://donjonpirate.canalblog.com/) sont présentées des planches uniques d’albums potentiels qui pourraient rejoindre la série-mère. Comme pour la série Donjon, chaque planche est dessinée par un auteur différent, mais tous les auteurs, des dessinateurs amateurs, restent complètement anonymes, procédé ingénieux faisant planer une sorte de mystère sur Donjon Pirate dont on ne connait pas les véritables fondateurs et auteurs… En janvier 2007, lors du FIBD (alors présidé par Lewis Trondheim, justement), une grande soirée est organisée au cours de laquelle le nom des auteurs sont révélés. Parmi eux, de nombreux blogueurs bd (je cite en vrac, en en oubliant beaucoup, L’Esbroufe, Raphael B, Lune Rousse, M Lechien, Princesse Capiton, Singeon…). Mais la soirée est aussi l’occasion d’apprendre (ce qui m’intéresse plus particulièrement !) que d’une part l’orchestrateur de tout cela est le blogueur Wandrille, et d’autre part que l’un des « pirates », Obion, va reprendre en partie la série Donjon. En 2007-2008 se poursuit une nouvelle saison de Donjon Pirate, avec néanmoins moins de suspens…
L’idée d’utiliser les forces vives de la blogosphère dans un projet commun ambitieux et susceptible de déboucher sur une publication est aussi à l’origine du concours Révélation blog lancé par le même Wandrille en 2008 dont je parle plus en détail dans un précédent article. Ce concours, non seulement permet le renouvellement des générations au sein de la bande dessinée, mais assure aussi aux phénomènes des blogs bd une finalité inédite et assez inattendue qui le sort du simple phénomène de mode passager. Sa position d’éditeur permet évidemment à Wandrille d’assurer lui-même la publication de quelques blogueurs ; citons par exemple Marshall Joe, M Lechien, Gad, Aseyn, Navo qui, directement issus de l’autoédition sur internet, ont pu être édité en format papier aux éditions Warum.

Depuis février 2010, Wandrille tente de rassembler ses multiples espaces sur Internet en un portail commun. Qui s’intéresse au Wandrille-web actuel pourra donc passer par l’agrégateur qui réunit ces trois principaux blogs actuels (http://wandrilleleroy.fr/agregator/). Chacun d’eux développe une des fonctions possibles du blog. On retrouve donc Berliner Mäuler, une galerie de croquis berlinois à la façon d’un carnet de voyage (http://wandrilleleroy.fr/berlin/) (le genre « carnet de croquis » est une pratique extrêmement courante chez les blogueurs bd) ; Toujours un truc a dire est un blog de texte où il entend livrer ses impressions sur des sujets variés, un peu comme sur un blog texte traditionnel, finalement (http://wandrilleleroy.fr/toujoursuntrucadire/) ; enfin, Tout est bon dans le cochon est la version 2.0 de son précédent blog, destiné à accueillir ce qui ne rentre pas dans les deux blogs sus-cités (http://wandrilleleroy.fr/cochon/).

Le dessinateur de l’élite et des gens de bien


La ligne éditoriale des éditions Warum de Benoît Preteseille et Wandrille est la recherche d’une inventivité graphique et narrative qui déborde des frontières de ce qui est traditionnellement considéré comme de la bande dessinée. Cet esprit d’expérimentation et d’innovation constante est une des valeurs du travail de dessinateur et scénariste de Wandrille, un fil récurrent de sa production que je me risquerais à attribuer à une admiration avouée pour les expérimentations de l’OuBaPo et leurs suites éditoriales qui, dans les années 1990 et 2000, ont fait bouger les lignes de la bande dessinée.
En tant que dessinateur, il s’essaye à des styles graphiques très différents, que ce soit sur ses blogs ou dans ses albums. L’originalité des Pages noires, son oeuvre de jeunesse réalisée en 2003-2004 tient à la technique utilisée, la gravure sur bois qui permet des effets de clair-obscurs et dégage les lignes claires des images. Il y raconte le parcours initiatique d’un jeune marin et l’album, en bichromie, possède une certaine force graphique. Sur son blog, il emploie le plus souvent un style animalier, se représentant en cochon, soit à l’encre en noir et blanc, soit en couleurs à l’aquarelle, ou au crayon de couleurs. Mais son style le plus récurrent, peut-être, est un minimalisme qui fait irrésistablement penser aux bonhommes-patates de certains ouvrages de Lewis Trondheim (en particulier Mister 0 (2002) et Mister I (2005) chez Delcourt). Dans sa série Seul comme les pierres, il invente deux personnages, un en forme de pilule et un autre carré et met en scène leurs dialogues dans des décors limités. Ces deux mêmes personnages anonymes reviennent par la suite souvent sur son blog dans d’autres séries de strips comme Space in vadrouille.
Seul comme les pierres ne se limite pas à un réemploi d’un minimalisme qui, depuis plusieurs années, a été exploré par plusieurs auteurs (et notamment avec brio par José Parrondo et Ibn al Rabin qui explorent le pouvoir de synthèse du dessin) ; Wandrille utilise le minimalisme graphique comme support à des séries de dialogues humoristiques et à caractère autobiographique. Dans les trois volumes parus chez Warum et issus de son premier blog, il brode sur trois thèmes, l’illusion amoureuse, le monde du travail et l’amour sur Internet. Au-delà de l’anecdotique, Seul comme les pierres engage une réflexion plus profonde sur l’autobiographie puisque, d’après l’auteur, chacun des deux personnages représente une partie de sa personnalité (l’un est romantique et discret, l’autre égoïste et extraverti) et les postfaces de chacun des albums soulèvent la question de la « vérité » autobiographique. Ainsi explique-t-il non sans second degré, à la fin de Ta gueule de l’emploi : « Il est entendu que les deux personnages principaux représentent deux périodes de ma vie. L’un des deux héros est une réminiscence, pas si lointaine, de l’époque où je cherchais du boulot sans vraiment chercher, tout en cherchant. Mon entrée dans la vie professionnelle est donc personnifiée par le deuxième protagoniste. Jusque-là, c’est facile. Maintenant, l’exercice va être plus délicat. En effet, quoi que cette oeuvre soit entièrement autobiographique et publiée au jour le jour sur mon blog quotidien, toute ressemblance avec des personnes existantes, et plus particulièrement travaillant au jour le jour avec moi, est bien évidemment fortuite. ».
Ce travail sur la difficulté à parler de soi et à rendre publique sa propre personne trouve un écho sur son blog où, au gré de ses textes et de ses dessins, Wandrille se crée un personnage sans nuance : mégalomane, obsédé, élitiste… Et de se poser à nouveau la question du blog bd comme espace de mise en scène d’une personnalité potentielle de l’auteur, comme scène où l’auteur joue un rôle pour son plaisir et celui de ses lecteurs. Rappelons à cet effet que Wandrille s’est aussi intéressée au one-man-show.

L’autre élément essentiel de l’oeuvre de Wandrille est l’esprit de provocation, qui, en réalité, semble simplement découler de cette obsession de l’originalité et de la différence. La provocation, forcément gratuite (une tradition bien ancrée dans la bande dessinée, au moins depuis Hara-Kiri), se voit tout particulièrement dans son travail de scénariste. Dans Seul comme les pierres, l’humour est déjà grinçant. Dans la série Psychanalyse des super-héros (initialement paru chez Pierre-Papier-Ciseaux, elle est redessinée par Reuno pour Warum en 2007) et sa suite Psychanalyse des héros de mangas, il s’agit seulement de se montrer irrespectueux avec des icônes des comics et du manga. Mais un degré supplémentaire est atteint dans la provocation avec Fernand l’ours blanc. Série humoristique racontant les mésaventures d’un ours blanc sur la banquise, elle est dessinée par Marshall Joe. C’est en réalité une farce où l’obsession potache pour le sexe et l’alcool cohabite avec la défense acharnée de la puissance absurde de l’humour de mauvais goût comme arme contre le politiquement correct. L’humour qui y règne est d’ailleurs soit désespérement stupide, soit juste désespéré, je ne parviens pas encore à me décider, à vrai dire…

Bibliographie :
Seul comme les pierres, Warum, 2005-2006 (3 tomes)
Psychanalyse du super héros, Warum, 2007
Les pages noires, Warum, 2008
Psychanalyse du héros de manga des années 80, Warum, 2009
Fernand l’ours blanc, Warum, 2010 (à paraître en avril)

Webographie :

Les sites Wandrille 2010 :
Agrégateur Wandrille 2010
Tout est bon dans le cochon
Toujours un truc à dire
Berliner Mäuler
Fernand l’ours blanc
Anciens sites et références :
Tout est bon dans le cochon
Site officiel
Site des éditions Pierre-Papier-Ciseaux
Site Donjon Pirate 1 et Donjon pirate 2
Site des éditions Warum
Interview festiblog 2006

Pratique de la réédition dans l’édition de bande dessinée française

La récente réédition de Sergent Kirk de Hugo Pratt que j’évoquais dans mon article de la semaine me permet de préciser un aspect du rapport au passé de leur propre discipline des auteurs de bande dessinée : la réédition. Une pratique répandue depuis les années 1960 chez les éditeurs de bande dessinée, d’abord au sein de revues spécialisées d’amateurs érudits (Phénix, une des premières revues d’étude de la BD, fait souvent redécouvrir dans ses pages des « trésors » oubliés : Saint-Ogan, Pratt…), puis, à partir des années 1980, au sein de maisons d’éditions publiant en même temps des auteurs contemporains. Il y a là une chaîne à reconstituer : la connaissance des auteurs du passé par les dessinateurs contemporains passe, entre autre chose, par des plateformes d’édition communes. Les exemples tirés de l’édition indépendante des années 1980-1990 est particulièrement flagrante, lorsque la réédition s’inscrit dans le cadre d’une ligne éditoriale précise. C’est le cas de la maison d’édition Futuropolis sur laquelle j’insiste ici, entre autre grâce à l’ouvrage récent de Florence Cestac, La véritable histoire de Futuropolis, (Dargaud, 2007). Je n’ai pas l’intention de faire le tour de ce sujet passionnant avec un seul article… Mais voici une série de réflexions personnelles sur le sujet, en même temps qu’un panorama non exhaustif de la situation actuelle des rééditions du patrimoine de la bande dessinée.

Où l’on voit qu’il y a réédition et réédition…

Il existe, me semble-t-il, deux types de réédition. D’abord, les rééditions commerciales dont le but est de présenter au public des oeuvres, souvent épuisées, d’un auteur que la maison reprend dans son écurie, ou simplement de rééditer un album qui marche bien. Un cas en exemple : celui de Baru dont je traite dans le premier article de mon Baruthon. La réédition des ouvrages plus anciens et épuisés de cet auteur sont pris en charge par ses éditeurs successifs (Dargaud, Albin Michel, Casterman). Certaines maisons plus anciennes sont alors davantage aptes à pratiquer la réédition pour de simples questions de droits qu’elles possèdent sur des séries qui ont eu leur succès dans les années 1950-1960, voire 1970-1980 (en général, les albums des années 1990 ne sont pas encore épuisés).
Je pense par exemple à Dupuis qui pratique depuis plusieurs années une politique de réédition en version intégrale de ses vieilles séries, les agrémentant généralement d’inédits ou d’interviews des auteurs. Deux exemples en février 2010 : la publication du premier tome de l’intégrale de Docteur Poche de Wasterlain (paraissant dans le Spirou des années 1976-1986), et le tome 9 de la grande réédition intégrale de la série phare Spirou, époque Fournier pour ce volume (1969-1972). Un site internet est même dédié à toutes ces intégrales (http://integrales.dupuis.com/presentation.html ). On y admirera la rhétorique employée qui mythifie les séries à succès, destinant ces intégrales, aussi, à un public de nostalgiques et de bd-bibliophiles : « Chaque album a son histoire. Il y a, au détour de bien de pages, des détails insolites que ne remarquent peut-être pas les lecteurs. Tous les volumes des intégrales Dupuis sont introduits par un dossier historique qui raconte la création des albums et multiplie les anecdotes relatives à leur contenu. (…) De beaux recueils de 144 à 276 pages sur papier Bessaya 120 gr ou Munken Cream 100 gr et une reliure cousue à l’ancienne. Les volumes de la collection « Intégrales Dupuis » mettent magnifiquement en valeur le travail des auteurs. ».

Voilà pour les rééditions dites « commerciales ». Ce ne sont pas elles qui m’intéressent ici, puisqu’il s’agit surtout de la réexploitation de licence par des éditeurs. M’intéressent davantage les rééditions « mémorielles », c’est-à-dire celles qui se donnent pour but de transmettre la mémoire d’un auteur ou d’une oeuvre, soit qu’on le juge oublié, soit qu’on l’estime suffisemment important pour les générations à venir. La réédition est alors (en général…) motivée par des raisons moins commerciales que véritablement historiques, voire idéologiques, l’éditeur s’identifiant ici à un « passeur » ressuscitant une mémoire qui lui semble essentielle. La série ou l’auteur est en quelque sorte réinterprété par l’éditeur comme un album de luxe ou de semi-luxe, alors même que la plupart du temps, l’édition originale de ces rééditions a été banale ou médiocre : meilleur papier, reproductions numériques de qualité, couverture sobre… L’oeuvre change clairement de registre. L’auteur réinvesti est assimilé à un modèle pour les autres dessinateurs, un « maître » auquel il faut se référer pour comprendre la démarche et les choix éditoriaux.

La collection Copyright de Futuropolis

Futuropolis est, dans l’histoire de l’édition de bande dessinée, une maison importante dont le fonctionnement préfigure en grande partie l’essor de l’édition dite « indépendante » des années 1990-2000 (L’Association fondée en 1990 ; Cornélius en 1991; Ego comme x en 1994 sont les fers de lance de ce mouvement). En effet, les formules éditoriales éprouvées par Futuropolis dès les années 1970 seront reprises par les maisons sus-citées : forte identité graphique de l’éditeur et des collections, albums à la réalisation soignée, formats très libres, mise en avant de l’auteur, privilège donné au one shot, grande exigence de qualité et de prestige, etc. Et parmi ces formules, on retrouve justement l’intégration au catalogue de réédition d’auteurs ou d’albums anciens.
La logique de réédition, incarnée à Futuropolis par la fameuse collection Copyright, est directement liée à l’histoire de cet éditeur que je retrace ici brièvement en m’appuyant sur l’ouvrage de Florence Cestac cité plus haut. Avant d’être une maison d’édition, Futuropolis est une librairie de bande dessinée parisienne rachetée par les graphistes-illustrateurs Etienne Robial et Florence Cestac en 1972. Parmi la clientèle se trouvent les collectionneurs des séries de « l’âge d’or » et le couple se plonge ainsi dans l’univers des grands auteurs français et américains des années 1930-1950, fréquentant les brocantes et salons de collectionneurs. Robial et Cestac se lient durant les festivals avec la jeune génération d’auteurs débutants dans les années 1970, dont Jacques Tardi, qui restera un fidèle de la maison, mais aussi Jean Giraud, Edmond Baudouin, Pierre Christin. Lorsque le couple de libraire se met à éditer des albums au milieu des années 1970 (et revendent alors la librairie), ils se tournent en même temps vers la réédition, à commencer par les oeuvres d’Edmond-François Calvo (dont La bête est morte). Ils contribuent à la redécouverte de cet important dessinateur mort en 1958, incontournable pour la connaissance de la bande dessinée des années 1940. Ils rééditent également, dans le même ordre d’idée, Alain Saint-Ogan, mort en 1974, grande figure des années 1930, ou René Giffey, mort en 1968. Mais plus que les auteurs français, ce sont les dessinateurs américains qui sont mis à l’honneur et traduits. Autant d’auteurs publiés en vrac dans les illustrés français de l’entre-deux guerres, jusque là jamais véritablement réédités en France depuis quarante ans : Elzie Crisler Segar (Popeye), George McManus (La Famille Illico), Phil Darcis (Mandrake), Will Eisner (The Spirit)… C’est là la véritable spécialisation de Futuropolis et un pan important de sa production d’albums.
Pour toutes ces rééditions est créée en 1980 une collection spécifique, la collection Copyright, très reconnaissable par son format large et son bandeau jaune. D’une part elle rend service aux amateurs en rassemblant, par un travail méticuleux de collecte, les bandes éparpillés. D’autre part elle transforme ces nombreuses séries aux auteurs le plus souvent anonymes lors de leur parution originale, en monument de l’histoire de la bande dessinée, participant ainsi à la reconnaissance du genre, leitmotiv des années 1970 (avec, en arrière-plan, cette logique qu’une disciplin noble est une discipline qui a une histoire). En effet, les bandes sont reprises en noir et blanc, sur un papier épais et dans un volume de semi-luxe, avec une introduction historique conséquente, pour laquelle est fait appel aux amateurs et spécialistes des revues d’étude (Phénix, Giff-Wiff…). La réédition « mythificatrice » naît d’un intérêt de collectionneurs nostalgiques mais s’en émancipe aussi pour porter ces auteurs à la connaissance d’un plus large public, hors de toute importance sentimentale. La réédition est aussi vécue comme passage de relais d’une génération à l’autre puisque Futuropolis édite également beaucoup de jeunes dessinateurs débutants dans les années 1970-1980. (N’oublions pas à ce propos que Futuropolis voit passer durant toute son existence des auteurs désormais admirés, dont Enki Bilal, J-C Menu, Max Cabanes, Frank Pé, F’Murr…). Les auteurs peuvent participer à la politique de réédition puisque c’est par exemple sur les conseils de Tardi que Futuropolis réédite Gus Bofa (du moins selon Cestac).

Après un moment de gloire en 1987, lors de l’exposition Robialopolis au FIBD, le Futuropolis de Robial et Cestac rencontre de graves problèmes de financement dans les années 1990 (c’est là aussi une caractéristique de l’édition indépendante : éditer en assumant les ventes faibles et les pertes budgétaires). Le catalogue est cédé à Gallimard en 1994 et l’éditeur Futuropolis disparaît presque totalement pour une dizaine d’années. Puis, en 2004, Gallimard s’allie à Soleil productions, la maison d’édition en pleine ascension de Farid Boudjellal, pour relancer le label Futuropolis. Le but est de se servir de la notoriété du nom Futuropolis pour lancer un label « indépendant » lié aux deux grosses maisons que sont Soleil et Gallimard (dès la même manière que Dupuis sort « Aire Libre » en 1988 et Casterman « Ecritures » en 2002). C’est chose faite et une réussite pour Gallimard et Soleil, puisque Futuropolis 2.0 est parvenu à s’imposer en quelques années sur le marché de la bande dessinée, publiant des auteurs prestigieux issus de l’édition indépendante : Blutch, David B., Tardi. L’opération est dénoncée par certains comme J-C Menu ou Etienne Robial comme une honteuse récupération de la part d’éditeurs commerciaux salissant le nom de Futuropolis justement marqué par son opposition incessante à la BD purement commerciale. (lire à ce propos Plates-blandes de J-C Menu ou le numéro 1 de la revue L’Eprouvette, avec le recul suffisant). Toutefois, le succès rencontré par Futuropolis auprès des auteurs, et la qualité manifeste de certains albums dément en partie l’idée d’une pure et simple récupération.

La réédition mémorielle dans les années 2000

La politique de rééditions tenté par le nouveau Futuropolis, dont Sergent Kirk de Pratt est un exemple, s’inscrit dans cette idée de revendiquer l’héritage et les valeurs du premier Futuropolis. Futuropolis 2.0 n’est pas la seule maison à prétendre à cet héritage, de même qu’elle est bien loin d’être la seule à se consacrer à la réédition mémorielle.
Les maisons souvent citées comme héritiers du Futuropolis époque Robial/Cestac sont l’Association et Cornélius. Elles pratiquent elles aussi la réédition, dans le même sens que Futuropolis, soit à partir des deux critères : la réédition accompagne une véritable idéologie éditoriale (l’auteur réédité est replacé comme « inspirateur » des auteurs maisons) ; il s’agit d’une réédition de semi-luxe qui donne une nouvelle identité visuelle à l’album réédité. C’est dans cette optique que L’Association réédite des auteurs des années 1970 et 1980 : certains sont connus comme Jean-Claude Forest, considéré à la fois comme un précurseur et un acteur essentiel des évolutions graphiques de la BD adulte (Mystérieuse matin, midi et soir, paru dans Pif gadget en 1971 est réédité en 2004) ; d’autres sont peut-être moins connus du public mais non moins importants, comme Gébé (L’an 01, première édition Editions du square en 1972, réédition en 2000), Charlie Schlingo (Josette de rechange, première édition Albin Michel en 1981, réédition en 2009), Francis Masse (On m’appelle avalanche, première édition Humanoïdes Associés en 1983, réédition en 2007).

Mais la direction ouverte par Futuropolis dans les années 1980 n’est qu’une voie possible. La réédition peut être motivée par d’autres raisons. Voici trois exemples, pour trois autres choix de rééditions qui se donnent un objectif « patrimonial », c’est-à-dire de mettre à disposition des auteurs et des oeuvres d’avant les années 1950 :
Glénat a développé depuis la fin des années 1990 une collection « Patrimoine BD » dans laquelle sont réédités des albums à succès de leur époque, désormais peu connus du public (souvent en raison de leur aspect anachronique, justement). On y trouvera, entre autres, des classiques bien connus des amateurs comme Bicot de Martin Branner (années 1920 et 1930), Futuropolis de Pellos (1938), Fils de chine de Roger Lecureux et Paul Gillon (1950-1955).
Les éditions Horay pratique depuis les années 1960 une politique de réédition de bande dessinée. Vieille maison spécialisée dans la littérature, elle s’oriente à partir de 1960 vers l’image et particulièrement le dessin et l’art contemporain. Elle développe une collection « BD ». Ainsi, engageant un important travail de publication des auteurs des « origines » du genre, l’éditeur s’intéresse à Winsor McCay, Christophe, Benjamin Rabier, Nadar, Rodolphe Töpffer… La liste est encore longue et des albums sont encore publiés. C’est d’ailleurs chez Horay que Claude Moliterni fit paraître son Histoire mondiale de la bande dessinée en 1980, à l’époque principal ouvrage de référence (http://pagesperso-orange.fr/editions-horay/horay.htm).
Il convient enfin de signaler les efforts conjoints du musée de la BD et du site Coconino pour la réédition d’oeuvres et d’auteurs méconnus des origines de la bande dessinée mondiale, c’est-à-dire des années 1830 à 1940. Quelques titres inédits sont parus dans les années 1998-2000, liés à la revue 9e art : Maestro de Caran d’Ache, Le mariage de Monsieur Lakonik de Vercors, Cinq-Mars de René Giffey. Depuis, la réédition ne semble plus être la priorité de l’actuel CIBDI. Coconino prend en partie le relais et étend encore son champ de recherche à des auteurs internationaux, surtout du XIXe siècle, dont il rend les oeuvres gratuitement accessibles par internet. (http://www.old-coconino.com/s_classics_v3/).