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Les expositions du FIBD 2010 : la bande dessinée est de l’art, l’art est de la bande dessinée

Vous ne l’ignorez pas si vous venez sur ce blog, le Festival d’Angoulême s’est tenu la semaine dernière dans ce qui est devenue la capitale française de la BD. Mes pérégrinations au milieu de la programmation touffue de cette édition 2010 m’ont conduit à une réflexion que je tenais à vous faire partager sur la façon de présenter de la bande dessinée, sujet qui, peut-être le savez-vous, nous tiennent particulièrement à coeur sur ce blog (voir cet article sur le Louvre et la bande dessinée ou cet autre d’Antoine Torrens sur l’exposition Astérix au musée de Cluny). Je base mes réflexions angoumoisines sur trois, voire quatre des expositions proposées à l’occasion du FIBD, et pas sur le nouveau musée de la BD qui, je l’espère, sera l’occasion d’un autre article dès que j’aurais l’occasion de le visiter davantage. Ceux d’entre vous qui ont visité ces expositions (expo Blutch, expo Fabio Viscogliosi, expo Jochen Gerner et expo Etienne Lecroart) seront sans doute plus à même de voir de quoi je parle, mais j’espère que je ne perdrais pas trop en route ceux qui n’étaient pas à Angoulême ce week-end…

Art et BD : inutilité d’un débat
Avant de commencer, il me faut vous expliquer que je ne crois pas en l’utilité du débat qui voudrait prouver que la BD est un art classé parmi les Beaux Arts (le neuvième, donc). Un tel débat avait (peut-être ?) un sens il y a trente ou quarante ans, à une époque où la BD se cherchait à tout prix une reconnaissance. De nos jours, vouloir rattacher la BD à d’autres disciplines des Beaux Arts, c’est à la fois lui appliquer des critères qui n’ont pas été conçu pour elle et en plus contribuer, paradoxalement, à mépriser la bande dessinée en tant que bande dessinée, ayant son propre système de valeur et son propre système esthétique (voire même parfois, au vu des évolutions des vingt dernières années, dépassant toute tentative d’en définir les contours). La BD n’est pas un art ou, du moins, avant d’en être un, elle est de la BD, c’est-à-dire une forme d’expression littéraire par l’image qui a ses spécificités. Elle a donc peu à gagner de se faire appeler art si ce n’est pour deux choses ; l’une que je comprend très bien : dire « 9e art » au lieu de « bande dessinée » est une périphrase pratique qui évite de répéter cent fois une longue expression au moyen d’un mot idéalement court ; l’autre qui m’embarrasse : une récupération élitiste qui classerait les auteurs en « auteurs-artistes » et « auteurs non-artistes » selon des critères esthétiques qui sont ceux des beaux arts, la BD devenant alors fréquentable dès lors que des auteurs comme Bilal, Blutch, Pratt ou Mattoti se sont, dans leur parcours personnel, rapprochés de l’art.
Je retiens cette phrase située en exergue du numéro de la revue l’Eprouvette de l’Association (revue d’esthétique provocatrice sortie en 2006) : « La bande dessinée est un art en retard. Elle est un peu con la bande dessinée. Mais elle n’est pas morte, elle. ». Phrase accompagnée d’une frise chronologique portant trois lignes : « Peinture » « Littérature » et « Bande dessinée ». Les deux premières s’arrêtent au milieu du XXe siècle tandis que la troisième continue fièrement sa route jusqu’au XXIe. Une autre façon de dire que la BD a plus à perdre qu’à gagner d’une fusion dans les arts majeurs, notion qui n’a plus guère de valeurs.

Vous l’aurez compris, je ne crois pas que la BD ait un intérêt quelconque à se faire passer pour de l’art. Ce qui, à mes yeux, n’enlève rien aux dessinateurs qui se tournent vers les arts plastiques ou visuels. Bien au contraire, ce sont autant d’expérience qui permettent au 9e art (oui, l’expression est pratique, je l’admets…) de dialoguer avec une autre forme de la création, dans une vision non cloisonné de la culture, et d’aboutir à des parcours de dessinateurs intéressants à suivre ou à des oeuvres atypiques.
Cette longue introduction pour vous expliquer que mon propos porte sur la confusion que la série d’expositions que je citais plus haut amène entre BD et arts plastiques. Confusion à plusieurs niveaux : dans ces différentes expositions, art contemporain et bande dessinée ont (volontairement ?) été mêlées, non pas, je le pense, pour opposer d’un côté une BD-neuvième-art élitiste et de l’autre une BD-non-art populaire, mais au contraire pour montrer le dialogue fécond que la BD et l’art contemporain peuvent entretenir lorsque des créateurs se donnent la peine d’aller au-delà des clichés. Démonstration à travers trois exemples.

Expo Blutch, où l’on découvre comment un dessinateur de BD devient artiste contemporain par le miracle de l’accrochage…

L’exposition Blutch du FIBD, contrairement à l’exposition Dupuy et Berbérian (les présidents de l’année précédente), montrait des oeuvres du dessinateur qui ne sont pas des planches de BD (ou du moins pas uniquement) mais de simples dessins. Une idée qui m’a particulièrement plu dans la mesure où l’exposition des présidents de 2009 m’avait montré à quel point les planches de BD ne sont pas faites pour être accrochées à un mur dans une exposition pour recréer sur les parois de la salle l’album. Albums qui auraient gagné à être simplement mis à la libre disposition des visiteurs de l’exposition avec des coussins pour s’asseoir. La présentation de planches, mais si elles sont originales, entraînent trop souvent des bouchons incompatibles avec les exigences de circulation des visiteurs qui doivent régir une exposition. Donc, pour Blutch, pas ou peu de planches, mais de simples dessins affichés dans leur nudité, c’est-à-dire sans cartels indiquant leur date ou leur provenance, exposés là les uns à côté des autres. Un visiteur, certes un peu distrait, qui ignorerait qu’il se trouve dans une exposition de bande dessinée, pourrait se croire dans une galerie d’art contemporain et, s’il avait quelques connaissances en la matière, pourrait se pâmer devant les motifs surréalistes sous-jacents ou encore sur l’obsession de l’artiste pour le corps féminin.
On en arrive là à un point qui m’intéresse : dans cette exposition, Blutch passe du statut de « dessinateur de BD » à celui « d’artiste contemporain » par l’accrochage qui est donné de ses oeuvres, accrochage sobre sur un mur blanc qui, dans notre esprit fait écho à l’univers de l’art contemporain et des musées. Mais attention : Blutch ne cesse pas d’être dessinateur de bande dessinée parce qu’il devient artiste contemporain ! Ce passage de l’un à l’autre n’est ni à un sens unique, ni une promotion pour sa carrière. Carrière qui, au contraire, montre qu’il n’y a pas de dédoublement de personnalité chez Blutch avec des albums de BD « pour rigoler » et des dessins « sérieux » exposés dans de nobles cadres. Car il utilise ses obsessions esthétiques au sein de ses albums : ainsi dans Péplum (Cornélius, 1998), son trait est mis au service d’une véritable aventure. A l’inverse, Mitchum (Cornélius, réédition en un volume en 2005) part de la bande dessinée pour aboutir à un ensemble de dessins que l’on contemple plus qu’on ne lit.
Pour cette raison, l’exposition Blutch m’a plu dans la mesure où elle m’imposait sur le dessinateur que je connaissais jusque là par ses albums, un regard tout à fait nouveau qui éclairait autrement son travail.

Expo Viscogliosi, où une exposition d’art contemporain trouve sa place dans un festival de bande dessinée…

Juste à côté de l’exposition Blutch se trouvait l’exposition Fabio Viscogliosi, artiste dessinateur qui, était-il indiqué, avait été invité par Blutch. Quelques mots sur Viscogliosi : c’est un artiste polyvalent, pratiquant à la fois la musique, le dessin, mais aussi d’autres formes de création artistique. Il est publié par trois maisons d’éditions dont deux de bandes dessinée : le Seuil, l’Association et Cornélius (est récemment sorti le recueil Da Capo à l’Association). L’exposition donnée au FIBD, intitulée Bye bye mêlait justement allégrement les moyens d’expressions : on y trouvait aussi bien des sculptures en situation, des objets (une magnifique collection de faux « Que sais-je » !), des vidéos, de la musique et, évidemment, des dessins, certains uniques, d’autres formant des strips narratifs à la manière… d’une bande dessinée !
Résumons : nous avons donc un artiste en quelque sorte « reconnu » en tant qu’artiste contemporain mais qui est publié en France chez des éditeurs de bande dessinée, qui expose, dans un festival de bande dessinée, des oeuvres qui ne ressortent pas de la bande dessinée voire qui ont même assez peu de lien avec elle… Pire même, certaines des oeuvres exposées, comme la sculpture Chaise-cerf, l’avaient déjà été dans des galeries d’art… Un tel mélange des genres est suffisamment troublant pour me plaire : Fabio Viscogliosi a tout à fait sa place dans ce festival, il ouvre une fenêtre vers l’univers de l’art contemporain. Mieux encore, voir l’expo Viscogliosi avant l’expo Blutch m’a permis de mieux comprendre cette dernière et notamment les choix d’accrochages, comme si un dialogue se créait entre les deux artistes, pratiquant tous deux le dessin, mais dans des approches toutes différentes.

Expo Gerner, où la BD devient un matériau de travail pour un artiste…
J’aurais pû bifurquer dans ce périple angoumoisin par l’exposition Fabrice Neaud mais je dois avouer que je ne l’ai pas vu, par manque de temps. Mais il m’a semblé comprendre que cette exposition présentait là encore, comme dans le cas de Blutch, des oeuvres autres que des planches, et notamment des photographies prises par l’auteur. Je ne vais pas terminer avec Fabrice Neaud mais avec une autre exposition proposée dans le bâtiment Castro de la CIBDI : l’exposition Jochen Gerner (mais si, souvenez-vous, les curieux : l’exposition indiquée nulle part, au dernier étage du bâtiment, en haut des escaliers que l’on pouvait atteindre si l’on bataillait contre la foule d’enfants venus voir l’exposition Léonard au rez-de-chaussée !). Là encore, un petit point sur Jochen Gerner : tout comme Viscogliosi, sa carrière dépasse la limite entre art et bande dessinée. Il fait ses premières armes au sein de l’OuBaPo et développe son goût pour l’expérimentation graphique. Il porusuit ensuite une importante carrière d’illustrateur, jeunesse ou adulte. Puis, à partir des années 2000, il prend une nouvelle voie en tant qu’artiste contemporain travaillant essentiellement à partir de la bande dessinée. Artiste contemporain car il vend des oeuvres dans les Foires d’Art Contemporain et expose dans des galleries voire des musées. Dans le même temps, il publie de nombreux albums à l’Association (hé oui, encore…).
Ses oeuvres, dont un grand nombre étaient exposées dans cette exposition, ont comme matériau de base la bande dessinée : ainsi une de ses plus connues est TNT en Amérique, qui utilise des albums anciens de Tintin en Amérique d’Hergé pour en noircir les dessins et ne laisser que certaines bulles, laissant ainsi apparaître une vision violente de l’Amérique, invisible dans l’album initial. D’autres oeuvres de Gerner ont comme base la bande dessinée, non pas seulement comme sujet (comme Roy Lichtenstein dans les années 1960) mais comme matériau. Là aussi, dans l’autre sens, certains de ses albums sont des réflexions dessinées sur l’image et la bande dessinée : je pense particulièrement à Contre la bande dessinée (L’Association, 2008) qui met en images, sous forme de symboles minimalistes, des lieux communs entendus sur la bande dessinée. On a souvent dit et écrit que l’oeuvre de Gerner participait à la reconnaissance artistique de la bande dessinée ; en réalité elle mêle étroitement les deux, si bien qu’il devient inutile de distinguer l’une de l’autre.
L’exposition Gerner, dois-je ajouter, était mise en parallèle avec l’exposition Etienne Lecroart, consacrée à un autre grand expérimentateur de l’OuBaPo, connu pour des albums qui sont des jeux sur la bande dessinée et sur ses codes. Comme dans le cas de Blutch et Viscogliosi, le parallèle Gerner/Lecroart brouillait les pistes en rapprochant deux dessinateurs au travail très proche mais présent l’un dans le monde de l’art contemporain, l’autre dans le monde de la bande dessinée. Je ne peux m’empêcher de croire que les expositions présentées lors de cette édition du festival étaient précisément préparée, avec pour but de s’ouvrir à d’autres formes d’arts plastiques et de présenter toute la diversité de la bande dessinée, puisque, dans le même temps, deux classiques de la bande dessinée d’humour belge pour la jeunesse (ou pas seulement, d’ailleurs…), au succès ininterrompu depuis les années 1970, Les Tuniques bleues et Léonard étaient tout autant mis à l’honneur. Peut-être est-cela qui m’a plu par rapport aux expositions de l’année précédente : une plus grande cohérence dans les thèmes et les choix qui permettait, au final, d’établir des rapports entre les auteurs exposés.

Parcours de blogueur : Aseyn

Ce n’est pas le hasard qui me pousse à m’intéresser au blogueur Aseyn mais tout au contraire la parution de son (presque) premier album dans le label grand public Vraoum des éditions Warum, Abigail. Album intéressant à plus d’un titre, et d’abord par son contexte de publication puisqu’il s’agit du premier album généré par le concours Révélation blog que j’évoquais pas plus tard d’il y a quelques semaines (Révélation blog 2010), et dont on attend encore le nom du gagnant de cette année. En plus de revenir sur le parcours d’Aseyn, je m’attarderai donc sur Abigail, disponible en librairie depuis le 15 janvier, enfant de l’alliance des blogs bd et d’un éditeur attentif aux jeunes talents.

Graphisme blogosphèrique

Aseyn suit une formation d’illustrateur à l’Ecole Estienne à Paris, célèbre école parisienne formant à différents métiers des arts graphiques et de l’industrie du livre (pour l’anecdote, cette école a vu passer d’autres dessinateurs dont Siné et Cabu). Il devient donc officiellement graphiste free-lance et, comme de nombreux autres illustrateurs, profite des possibilités d’internet pour se faire connaître et développer son goût pour le dessin. En compagnie de quelques autres dessinateurs, blogueurs pour quelques un d’entre eux, (dont Singeon, Ak, Piano, Pipof…) il crée en 2004 sur la plateforme 20six qui a vu naître tant de blogs le Club Yaourt, blog collectif dessiné, proche en cela d’autres projets qui voient le jour en même temps comme le blog Damned (http://www.blogdamned.com/). Si Damned est toujours actif, le club yaourt cesse son activité et, en 2007, Aseyn ouvre son blog personnel (http://aseyn.canalblog.com/).
Aseyn se fait une place dans l’univers des blogs bd et leur sociabilité, se rapprochant d’autres dessinateurs comme ses anciens camarades du Club Yaourt (Singeon, Ak…) ou encore Goretta ou Clotka et Goupil Acnéique de Damned. Il est présent aux grands évènements de la vie bloguesque : il dédicace régulièrement au festiblog, participe aux 24h de la bande dessinée, publie chez Danger Public un « Miniblog », l’éphèmère collection interactive dirigée par la blogueuse Gally en 2006-2007, album intitulé Palavas cowboy.

Le blog que tient actuellement d’Aseyn est davantage un carnet de croquis ouvert aux internautes. Pas d’anecdotes de vie, mais un grand nombre d’essais variés et parfois éphémères et de croquis sur le vif, souvent surmontés de titres étranges voire absurdes. Mais le blog n’est qu’une petit partie de sa présence réelle sur internet puisque Aseyn tire parti à sa façon de cet outil dont il se sert comme d’un artbook permanent et gratuit lui servant à exposer au public non seulement ses travaux, y compris dans une phase qui se rapproche davantage de la recherche graphique que du dessin abouti ; des dessins qui donnent le sentiment vivant d’une oeuvre en train de se faire (une tendance qui me fait penser à certaines publications de Blutch, à mi-chemin entre le carnet de croquis personnel et l’album de bande dessinée). Dans cet esprit trouvera-t-on des thèmes récurrents, comme un grand nombre de portraits instantanés et de représentations de paysages urbains au cadrage photographique. Son site internet, http://aseyn.free.fr/ rassemble une sélection de ses travaux depuis 2002. Un très grand nombre de ses dessins peuvent se trouver sur la toile, quand on sait les chercher, dont certains sous un autre nom qu’Aseyn (je ne vous donne pas ici volontairement toutes les adresses !).
Une particularité de son travail, du moins tel qu’il m’est apparu sur internet, est dans un goût pour les expérimentations et la diversification des techniques graphiques. Une tendance qui, déjà, se lit très nettement sur le blog où il mêle dessin à l’encre et aquarelle ou gouache, noir et blanc et couleur, dessin narratif et études de perspectives, en passant par des photographies et des images animées… On comprend ici son travail de graphiste où tout est pretexte à produire et interpréter une image, à la retourner en variant les techniques et les angles d’attaque. La cohérence d’Aseyn, de son blog et de son site, se trouve dans cette impression d’une création perpétuelle d’images qui, en plus, sont esthétiquement réussies, ce qui n’enlève rien. Dans le maquis de sa maîtrise des techniques graphiques, de sa perception de l’image sous toutes ses formes, la BD n’est alors qu’une parcelle, une déclinaison possible mais à laquelle Aseyn n’a pas manqué de se consacrer.
Il faut donc, pour bien apprécier son travail, se partager entre internet, lieu d’expérimentation et de mise en relation avec d’autres dessinateurs, et des projets papier divers.

Révélation et publication

Dans le même temps qu’il s’étend sur la toile, Aseyn participe à plusieurs projets éditoriaux qui le font connaître. J’ai déjà parlé du « miniblog » en 2007 ; beaucoup de ses travaux sont en effet liées à la sociabilité née via la blogosphère. Il crée en 2006 avec les anciens du Club Yaourt un fanzine éphémère, Les Gençaves. Il participe également à plusieurs ouvrages collectifs avec des blogueurs et des non-blogueurs, comme par exemple Myxomatose, aux éditions Myxoxymore en 2006, Gaza chez La boîte à bulles en 2009 ou, plus récemment encore, le Tribute to Popeye des éditions Charrette où l’on retrouve d’autres noms de la blogosphère, entre autres Obion et Ak mais aussi d’autres dessinateurs qui réinterprètent l’univers du célèbre marin qui fêtait l’année dernière ses 80 ans. Ces mêmes éditions Charrette vont d’ailleurs publier en mars prochain un artbook d’Aseyn rassemblant certains de ses dessins des années 2003-2009.
Mais le projet qui m’intéresse encore davantage puisqu’il montre les passerelles que le monde de la création graphique sur internet n’a pas manqué de créer avec celui de la publication papier, c’est bien sûr l’album Abigail que je vais commenter dans quelques lignes. Aseyn est en effet le vainqueur du premier concours révélation blog, lancé en 2007 et remis lors du festival d’Angoulême 2008. Rappelons brièvement le principe de ce concours : il s’agissait pour des blogueurs n’ayant pas encore publiés d’album de concourir pour le « prix du blog » qui permettrait au lauréat de publier un projet chez l’éditeur Warum (maison d’édition co-fondée par le blogueur Wandrille qui vous est familière si vous lisez ce blog). Aseyn ayant remporté l’édition 2008, l’album en question sort, avec un peu de retard, en ce mois de janvier 2010. Pour information, la sortie de l’album du gagnant 2009, Lommsek, est prévue pour le mois de février et il s’intitulera La ligne zéro (dont je ne manquerai pas de vous en parler en temps voulu).

Abigail, une certaine vision des super héros
Venons-en donc à ce qui peut être considéré comme le premier album personnel d’Aseyn, Abigail, publié aux éditions Warum, dans leur label grand public Vraoum (dans la collection Heromytho où l’on trouve aussi Le mauvais oeil de Gad, pour ceux qui suivent attentivement le blog, puisque j’en parle dans cet article). L’histoire raconte une mésaventure d’un super héros atypique nommé Edward qui reçut son super pouvoir (voler dans les airs) à la suite d’un concours organisé par la société Superboy qui publie les aventures du super héros qui lui donne son nom. Or, au début de l’histoire, ce super héros positivement minuscule se fait larguer par sa copine Abigail qui part pour la Scandinavie. Les deux amoureux se retrouveront après une âpre lutte contre un adversaire d’Edward avide de vengeance. Ce personnage de petit super héros maladroit mais plein de bonne volonté, Aseyn l’avait déjà en partie développé sur son blog au cours du mois de janvier 2008 dans une autre aventure plus brève. Peut-être doit-on deviner qu’il ne s’agit donc que du premier volume d’une série d’aventures d’Edward, le héros super.
Ainsi suggéré, le scénario ne paraît pas forcément engageant, je l’avoue… C’est que Abigail n’est pas ce qu’il semble être, une simple parodie d’aventure superhéroïques. A bien y regarder, l’art d’Aseyn est plein de subtilité qui rendent son récit passionnant.
La tonalité parodique est évidente : l’histoire s’ancre pleinement dans le monde des super héros américains ; Edward habite à Baltimore, possède un super pouvoir somme toute assez classique, et connaît par coeur toute les aventures de son mentor Superboy. Aseyn pousse le réalisme jusqu’à mêler à son histoire de vraies-fausses planches du comics Superboy qui apparaît ici comme un mythe. Déjà, par cette insertion qui place le lecteur dans un univers cohérent, notre dessinateur enrichit son propos. L’humour proposé n’est pas seulement parodique et référentiel, il se teinte d’une étrangeté absurde qui participe à l’ambiance (voir les hommes de main du méchant, créatures indéfinissables, colosses blancs dont les dialogues très terre à terre sont savoureux). Surtout, l’humour n’empêche pas l’aventure de se dérouler, avec un grand A, et son lot de péripéties, de temps forts, de bagarres titanesques et de sauvetages in extremis.
C’est, au-delà du scénario, par des qualités graphiques qu’Aseyn perfectionne son histoire. Car pour moi, le décalage le plus grand ne vient de l’insertion de l’humour dans une aventure de super héros, mais de l’utilisation d’un graphisme à l’opposée de l’hyperréalisme aux couleurs chatoyantes et à la narration musclée qui est celui des comics américains (et les vraies-fausses planches de Superboy sont là pour montrer ce décalage). Ici, le trait rappelle davantage certains auteurs français : un trait libre qui ignore les contraintes de la case et n’a pas peur de mêler décor réaliste et personnage qui ne le sont pas. L’autre élément qui fixe l’ambiance est le travail sur la couleur qui, dans Abigail, m’a impressionné (Singeon, semble-t-il, a collaboré avec l’auteur pour la couleur). Aseyn privilégie les ocres et des couleurs peu tranchées, assez veloutées, hésitant sans cesse entre le jaune et le marron, le bleu et le vert, le blanc et le gris ; autant de teintes qui définissent l’ambiance de chaque case.
Enfin, pour qui connaît son blog, on retrouve des caractères propres au style polymorphe d’Aseyn comme l’obsession d’espaces urbains figés et réalistes qui sont ici complétés par des paysages plus exotiques, sur fond de neige. Le décor tient une place importante dans cet album, comme si les croquis d’après nature du web (bâtiments silencieux, grands espaces presque vides, tuyauterie industrielle mal identifiable) avaient trouvé leur destination en se peuplant des héros de l’aventure…

Bibliographie et webographie :
http://aseyn.canalblog.com/
http://aseyn.free.fr/
http://clubyaourt.20six.fr/ (désormais fermé)
Biographie d’Aseyn sur le site de Warum
Interview pour le concours révélation blog 2008
Les Gençaves, (fanzine : 2 numéros), 2006
Myxomatose, (collectif), Myxoxymore, 2006
Palavas com-boy, Danger public, septembre 2007
Gaza, La boîte à bulles, février 2009
Tribute to Popeye, (collectif), Charrette éditions, novembre 2009
Abigail, Warum, janvier 2010, dont on peut lire les 18 premières pages gratuitement sur digibidi
Aseyn, 2003-2009, Charrette éditions, mars 2010

Edmond-François Calvo, La bête est morte, G.P., 1944-1945

Parmi les « monuments » du patrimoine de la bande dessinée, si tant est que cette expression ait un sens, on situe souvent La bête est morte, un album dessiné par Calvo, humble dessinateur pour enfants des années 1930-1940 qui, sans cette oeuvre, aurait sans doute sombré dans le même relatif oubli dans lequel se trouve d’autres dessinateurs de sa génération (l’école française avant l’essor de l’école belge dans les années 1950, donc) comme Marijac, Jean Trubert, Auguste Liquois, Le Rallic et Roger Lecureux. Alors pourquoi La bête est morte ? Une simple évocation de son contexte de création et de publication pourrait suffire à comprendre l’enthousiasme qui a pu l’entourer : dessiné pendant les derniers mois de l’Occupation allemande, sorti juste au moment de la Libération de 1944-1945, il évoque justement, sous la forme allégorique d’une fable animalière, les années 1939-1945. Sa célébrité est donc intimement liée à un statut d’objet historique, de la même manière que Tintin au Congo est étudié en tant que représentation du colonialisme européen des années 1930.
55 ans après sa première publication, j’ai envie de me pencher à nouveau sur La bête est morte en le considérant à la fois comme objet historique et comme simple album, avec ses qualités et ses défauts.

Calvo dessinateur dans la seconde guerre mondiale


Avant tout, court présentation du dessinateur, Edmond-François Calvo. Né en 1892, il commence sa carrière de dessinateur après la première guerre mondiale d’abord comme caricaturiste (dans Le Rire et Le Canard Enchaîné) puis comme dessinateur pour enfants dans une éphémère revue illustrée créée par le Parti communiste, Les Petits Bonshommes. Il faut attendre la fin des années 1930 pour que, cessant tout autre activité, il se consacre pleinement au dessin, particulièrement au service des publications de la maison d’édition des Offenstadt, la Société Parisienne d’Edition, spécialisée dans les illustrés et albums populaires de divertissement. Ainsi participe-t-il à plusieurs illustrés comme Fillette, L’Epatant, Junior ; c’est le début de sa spécialisation dans un genre dont il sera l’un des maîtres incontestés : la bande dessinée animalière. Il publie en 1943 l’album Patamousse à la SPE qui raconte les aventures d’un jeune lapin parti explorer l’espace dans son astronef.
Les années 1940 et 1950 le voit approfondir dans la même veine, toujours pour les enfants, chez des éditeurs variés : Sépia, G.P., Gautier-Languereau. Il oscille entre les très nombreux illustrés pour enfants de la Libération ( Coeurs Vaillants, Tintin, Zorro), des illustrations de contes pour enfants, et des albums sans prépublications (Croquemulot en 1943). En d’autres termes, Calvo envahit de ses personnages animaliers (il réalisera aussi quelques séries plus réalistes) l’édition pour enfants de ces deux décennies. Il meurt en 1957 sans achever sa dernière série, Moustache et Trotinette, l’histoire d’une souris, d’un chat et d’un chien visitant diverses époques de l’histoire.

Vous l’aurez compris à la lecture de cette courte biographie : la guerre n’interrompt pas les activités de Calvo, alors au plus haut de sa carrière. Beaucoup de ses albums paraissent durant l’Occupation (qui, contrairement à ce qu’on pourrait penser, n’est pas une période creuse pour la production de bandes dessinées en France ; bien au contraire, les dessinateurs français profitent de l’interdiction d’importation de bandes américaines pour affirmer leur originalité). Mais durant les derniers mois de la guerre, il s’attarde surtout à dessiner l’album La bête est morte, dans la clandestinité, naturellement. L’album paraît en deux fascicules chez l’éditeur Générale Publicité, spécialisé dans l’édition pour enfants. Calvo n’est pas le seul dessinateur à se consacrer au « dessin clandestin » : Marijac, dessinateur et scénariste de Coeurs Vaillants entré dans la Résistance dessine cette même année 1944 Les Trois mousquetaires du maquis, une aventure de résistants ridiculisant l’occupant allemand, qui connaîtra une célébrité moindre que celle de La bête est morte, mais liée aux mêmes raisons.

Revenons à La bête est morte : Calvo n’en est que le dessinateur. Le scénariste principal n’est autre que l’éditeur de G.P., Victor Dancette (aidé pour le premier fascicule de Jacques Zimmermann), qui est aussi à l’occasion écrivain pour la jeunesse, peu prolifique, certes, et principalement auto-publié. Calvo lui reste fidèle après la Libération car beaucoup de ses albums seront publiés chez G.P.
Si je signale le nom du scénariste, c’est que la part de texte est important dans La bête est morte, ce qui est rarement souligné. Les pages se composent de quelques grandes illustrations soutenues par d’épais pavés de textes qui raconte, transposée dans le monde des animaux, la seconde guerre mondiale. Le principe est assez simple : chaque pays est représenté par une espèce animale : les Français sont des lapins, les Allemands des loups (un antagonisme assez classique du règne animal), les Anglais des bulldogs, les Italiens des hyènes, les Américains des bisons, etc. La satire animale est un procédé relativement classique, particulièrement courus des illustrateurs. Sans avoir besoin de remonter jusqu’aux fabliaux médiévaux et aux fables de Lafontaine, l’oeuvre du XIXe siècle la plus connue utilisant ce procédé est le Scènes de la vie privée et publique des animaux, recueil de nouvelles satiriques illustrées par le graveur Grandville (Hetzel, 1840-1842 ; grands succès, nombreuses rééditions). On y trouve la même idée de faire correspondre à une espèce un caractère ou type humain (le lion est un prince africain, le policier est un chien, etc.). Calvo est un habitué du genre animalier et ce récit allégorique ne lui pose donc aucun problème.

Destin d’un album mythifié : succès, réédition et collection


Suivons à présent le destin de cet album, destin qui explique en partie son succès jusqu’à notre époque. Calvo est très tôt considéré comme un maître dessinateur, pour La bête est morte, mais aussi pour ses autres séries. Son image de « Disney français » y est sans doute pour quelque chose : il offre un contrepoids aux Studios Disney dont le succès en France est croissant depuis les années 1920, dans le dessin animé comme dans la bande dessinée.
Puis, sans qu’il ne soit complètement oublié, Calvo profite du mouvement nostalgique d’intérêt pour la bande dessinée dite de « l’âge d’or » (en gros les années 1930-1950). Mouvement qui conduit, de la fin des années 1960 aux années 1970, à une redécouverte des « trésors cachés » de ce qu’on commence à appeler le « neuvième art ». L’ambition est de mettre en avant, par des études ou des rééditions, la cohérence d’un art qui, dit-on, s’est alors développé principalement dans les illustrés pour enfants. La maison d’édition Futuropolis, fondée en 1972 par Florence Cestac et Etienne Robial, se spécialise dès le départ dans la réédition de vieilles bandes dessinées américaines et françaises, et tout particulièrement des albums de Calvo (Futuropolis réédite alors des auteurs comme Herrimann, Segar, Saint-Ogan, Raymond Poïvet…). La bête est morte, tout comme Moustache et Trotinette, fait partie de ces rééditions et un volume réunissant les deux fascicules sort en 1977. Il sera réédité en 1984. Plus récemment, c’est Gallimard (qui, ne l’oublions, possède le catalogue de Futuropolis depuis 1994) qui réédite à nouveau, en grand format, l’album mythique, en 1995. C’est cette édition que l’on trouve habituellement dans nos librairies.

Magie de la réédition ? Force de la nostalgie ? Calvo a bénéficié d’un fort soutien des amateurs de bandes dessinées et aussi des collectionneurs. La bête est morte fait alors office d’album de choix. Selon le BDM, les éditions originales de la Libération atteignent les sommes de 150/180 euros, et ce d’autant plus que, suite à une plainte de Disney pour plagiat, les truffes des loups ont été retouchées, ce qui rend l’édition originale de 1944 (sans truffes retouchées !) encore plus rare. Le marché de la bande dessinée ancienne, de moins en moins contrôlable depuis les années 1970 a fait le reste, mythifiant encore davantage l’album, non plus tant pour sa valeur historique que pour sa valeur matérielle. L’édition de luxe sortie en 1946 réunissant les deux volumes en un atteint 600 euros à l’argus.

Un album de propagande : le poids d’un contexte
Depuis notre regard contemporain, plus de cinquante ans après la guerre, la lecture de La bête est morte laisse une étrange impression. Il a toutes les apparences d’un album de propagande pour enfants au service de la Résistance, célébrant la Libération et la lutte, forcément unanime, contre l’occupant allemand, forcément unique coupable du malheur qui s’est abattu sur le paisible pays des lapins. Deux éléments frappent particulièrement : la lourdeur simpliste de certains propos et la réécriture de l’histoire, caractéristique de la période post-Libération.
Le propos est tout à fait transparent. La transposition du monde des hommes au monde des bêtes est sciemment partielle : les bisons portent des casques l’armée américaine, les loups arborent la croix gammée. Au-delà de ça, la scénario est assez peu subtil, rangeant d’un côté les peuples « gentils », alliés des lapins, et de l’autre les peuples « méchants », alliés des loups. Un manichéisme certes assez courant dans une publication pour enfant, mais qui conduit les auteurs à des simplifications voire à de véritables falsifications historiques. Quelques exemples qui ne résistent pas à la lumière des connaissances acquises sur la période de l’Occupation. L’épisode de Vichy est complètement ignoré, ainsi que le maréchal Pétain et la collaboration. Les lapins-français étaient naturellement tous unis derrière la « grande cigogne nationale ». Pire encore, le ton n’est pas du tout apaisé, mais tout à fait revanchard et patriotique. J’en veux pour preuve cette citation qui présente les loups-allemands comme irrémédiablement mauvais ; remplacer « loups » par « allemands », la Barbarie étant le nom donné au pays des Loups : « Mes chers petits enfants, n’oubliez jamais ceci : ces Loups qui ont accompli ces horreurs étaient des Loups normaux, je veux dire des Loups comme les autres. (…) Ne croyez pas ceux qui vous diront que c’étaient des Loups d’une secte spéciale. C’est faux ! Croyez-moi, mes enfants, je vous le répèterai jusqu’à mon dernier soupir, il n’y a pas de bons et de mauvais Loups, il y a la Barbarie qui est un tout, et ne comporte qu’une seule race, celle des monstres, des bourreaux, des sadiques, des tueurs. »
S’adressant aux enfants, la narration très didactique assurée par un grand-père écureuil, se rapproche paradoxalement de la fable, ce qui amplifie le passage des évènements de la guerre de la réalité historique à la fiction.

La bête est morte
ne peut se lire qu’avec une bonne connaissance du contexte historique qui suit la Libération. Sinon, il paraît horriblement daté. Une telle oeuvre trouve tout à fait sa place dans une littérature de propagande à la fois patriotique et résistantialiste : la nécessité, en 1945, de réunir la nation française brisé par l’Occupation, autour d’un mythe, celui d’un peuple uni pour sa Libération a beaucoup pesé dans les actes et les écrits. Dans cette France de 1945, les notions de Bien et de Mal suffisent pour gérer le passage d’une société de guerre à une société en paix. Les « coupables » sont jugés lors de grands procès, l’Allemagne est écartelé entre l’Ouest et l’Est… Le mythe résistantialiste est une mémoire qui se construit après la guerre pour justifier la refondation du pays et légitimer le pouvoir qui s’installe alors, partagé entre gaullistes et communistes. Les traits principaux de ce phénomène, la mise à l’écart de l’importance de Vichy et la résistance comme mouvement nationale, se retrouvent exactement dans La bête est morte. Il faut attendre les années 1970 pour que l’idée que tous les Français n’étaient pas forcément unis fasse son chemin. En 1945, les Français avaient besoin de lire un ouvrage comme celui-ci, il est le produit d’un rapport complexe à la période de l’Occupation. Il est probable que l’engouement pour l’album soit lié à ce contexte historique, à la volonté de comprendre la période des années noires dont La bête est morte offre une vision flatteuse. La seconde guerre mondiale était et reste encore maintenant une période privilégiée pour la fiction en raison de la fascination qu’elle exerce dans les mémoires.

Ce qu’il reste : le style de Calvo

Alors pourquoi lire La bête est morte à notre époque ? Une raison semble pourtant s’imposer : l’album est un des plus réussis du dessinateur Calvo. Calvo est connu pour sa grande maîtrise du dessin. Il possède un sens du mouvement encore assez rare chez ses confrères qui donne un fort dynamisme à ses oeuvres ; Albert Uderzo est connu pour avoir été un de ses élèves et avoir transmis ce même sens du rythme. Il a perfectionné le dessin d’animaux humanisés en s’inspirant de Walt Disney dont les dessins animés triomphent en France dans les années 1920 et 1930. L’expressivité des personnages animalier rend le récit très vivant.
Les caractéristiques de l’art de Calvo se retrouvent dans La bête est morte et le thème grandiloquent leur donne une stature monumentale que d’autres oeuvres, tout aussi réussie mais aux thèmes plus anodins, ne contiennent pas forcément. Calvo peut donner libre cours à son goût pour les grandes compositions qui éclatent, bien avant les spectaculaires expériences des années 1970, l’organisation traditionnelle de la page. Dans ces vastes scènes d’ensemble, parfois monumentalisée dans des doubles pages (ici le plus souvent des scènes de bataille), il se concentre sur les détails où chaque attitude est individualisée et où de multiples scènes secondaires se cachent dans la page. Mais on trouve aussi chez lui un sens baroque de la composition en grappes humaines, avec des lignes de force très marquées qui orientent le regard. Je ne peux m’empêcher de voir dans ses scènes des rapprochements avec certains peintres de la Renaissance (je pense aux grands scènes de bataille de Paolo Ucello ou aux tableaux paysans de Bruegel, pleins de détails)… Calvo s’en-est-il inspiré ? La seule référence claire est la reprise qu’il offre de La liberté guidant le peuple de Delacroix (1830) pour symboliser la libération de Paris.
Dans d’autres planches, plus narratives, les cases sont complètement destructurées par une multiplication des inserts. Si cette autre manière d’aborder la page, non comme une grille de cases mais comme un ensemble, se lit déjà dans d’autres oeuvres comme dans Patamousse, La bête est morte multiplie le procédé.

Il reste donc de La bête est morte une mesure de ce dont Calvo a pu être capable dans un format qui, il faut bien l’avouer, se rapproche davantage de l’album illustré que de la bande dessinée. L’objectif était sûrement d’impressionner les jeunes lecteurs, de les émerveiller devant des compositions grandioses et de frapper leur imagination, tout en faisant passer un discours conventionnel et unanimiste sur la guerre qu’ils ont vécu.

Bibliographie :

Pour lire La bête est morte, le mieux est sans doute la dernière édition par Gallimard, datée de 1995, qui reprend les deux volumes en un grand volume 35×26 qui rend les grandes scènes de Calvo encore plus spectaculaires.
Le Collectionneur de bandes dessinées, n°60-61, 1989 (numéros spéciaux consacrés à Calvo)
Patrick Gaumer, Larousse de la BD, Larousse, 2004
Thierry Groensteen dir., Maîtres de la bande dessinée européenne, Bibliothèque nationale de France, 2001
BDM : argus bi-annuel des albums de bande dessinée
http://jeunesse.lille3.free.fr/article.php3?id_article=888

La naissance de la bande dessinée : panorama historiographique

Un article un peu plus technique aujourd’hui puisqu’il sera question de mon champ favori d’investigation : l’histoire de la bande dessinée. Lors d’une récente discussion avec Antoine Torrens, à l’occasion de son article philologico-iconographique (), je me suis rendu compte que la plupart des amateurs de bande dessinée ont une connaissance très imprécise, voire fausse, de la question de la naissance de la bande dessinée, et plus encore de la manière dont cette question a été traitée par les différents théoriciens du medium depuis maintenant un demi-siècle. Comme est sorti récemment un ouvrage de Thierry Smolderen, Naissances de la bande dessinée, aux Impressions nouvelles, et que, un peu moins récemment a été réédité et augmenté l’histoire de la bande dessinée de Thierry Groensteen (sous le titre La bande dessinée, son histoire et ses maîtres, et conçu comme une présentation du catalogue du Musée de la bande dessinée), l’occasion était idéale pour faire un point sur ce sujet et participer, je l’espère, à casser quelques clichés et idées fausses. Mon but n’est pas d’imposer ma vision des choses sur le sujet, mais plutôt de vous présenter les diverses conclusions auxquels sont arrivés les théoriciens, et tout particulièrement la manière dont le sujet est traité actuellement. Je n’entre donc pas dans les détails ; vous trouverez à la fin une courte bibliographie à consulter pour approfondir le sujet.

Théorie 1 : de trop lointaines origines
Les premières théories sur les origines de la bande dessinée apparaissent dans les années 1960, au moment où commence l’étude systématique du médium par quelques amateurs érudits (les deux grandes revues pionnières d’étude de la bande dessinée sont alors Giff-Wiff et Phénix). Nous sommes alors dans une période où le mot d’ordre est « reconnaissance » : l’objectif des amateurs de bande dessinée est d’assurer la reconnaissance de la bande dessinée comme art, de l’extraire de son statut de littérature au rabais pour les enfants. L’un des choix opérés consiste donc à rapprocher la bande dessinée des Beaux-Arts, et notamment en lui prêtant une ascendance prestigieuse. L’ouvrage d’un universitaire, Gérard Blanchard, va fournir matière à une première pseudo-théorie des origines. Cet essai paru en 1969 s’intitule Histoire des histoires en images de la préhistoire à nos jours, et son auteur spécialiste de la communication graphique et qui sera par la suite diplomé de la Sorbonne, apporte une caution universitaire à l’étude de la bande dessinée. Sa thèse est la suivante : la bande dessinée, comme outil de communication par l’image, entretient une parenté avec de célèbres oeuvres du patrimoine mondial. Sont ainsi interprétés comme des ancêtres de la bande dessinée les peintures rupestres, les hieroglyphes égyptiens, les enluminures et tapisseries médiévales, les gravures satiriques du XIXe siècle, etc… Dans chacun de ces exemples, le processus de communication passe avant tout par l’image plutôt que par le texte, tout comme dans la bande dessinée.
Blanchard a en partie raison et son essai constitue un premier balbutiement de ce qui deviendra bien plus tard, dans les années 1990, une histoire de l’image. D’un point de vue purement historique, il opère un saut un peu trop hâtif qui sera malheureusement repris, et continue d’être repris, lorsqu’il est question d’histoire de la bande dessinée. S’il y a bien identité d’un langage (l’image), deux problèmes se posent : d’une part les fonctions de ces différentes formes varient (écriture, récit politique, simple illustration, divertissement…) ; d’autre part, il est difficile d’établir des liens historiques directs et réels qui permettraient de dire qu’un savoir-faire s’est transmis de siècles en siècles sans discontinuer. Si elle offre l’avantage d’ouvrir la question des origines, cette théorie, basée sur une similarité des formes, comporte des faiblesses certaines.

Théorie 2 : le mythe d’une naissance américaine<

Sans doute fallait-il donc revenir à des origines plus modestes et plus proches, moins liées à un besoin de légitimation du médium. Une théorie apparaît et se solidifie, celle de la naissance américaine avec comme « première véritable bande dessinée » The Yellow Kid de Richard Outcault, qui commence à paraître en janvier 1895 dans le périodique américain New York World. Cette théorie comporte un présupposé dans la définition qu’elle se donne de la bande dessinée : elle fait du phylactère, de la bulle, la caractéristique identifiante de la bande dessinée. Dès lors, puisque c’est dans The Yellow Kid que l’usage de la bulle se développe, il s’agit bien de la première bande dessinée qui s’extirpe de la forme traditionnelle (et forcément, selon cette même théorie, européenne), des dessins avec texte sous-jacent et allie le texte et l’image. En suivant cette même logique, la bande dessinée apparaît en France durant l’entre-deux-guerres, par l’intermédiaire d’Alain Saint-Ogan (premier dessinateur français à utiliser régulièrement la bulle dans Zig et Puce) et par l’afflux massif des comics américains à partir de 1930 dans la presse française. Le procédé de la bulle s’impose définitivement dans les années 1940-1950 comme la modalité incontournable de ce qui prend alors le nom de bande dessinée. Aux comics de l’entre-deux-guerres viennent s’ajouter des séries belges (Tintin, Spirou, Blake et Mortimer…) ou françaises (Les Pionniers de l’espérance de Raymond Poïvet est un bon exemple d’adaptation à la française des comics américains) qui valident les solutions américaines. On oppose nettement un Vieux Continent archaïsant, encore attaché à la forme primitive du texte sous-jacent, et un Nouveau Monde porteur de modernité.
Le mythe de la naissance américaine est diffusée en France par les premiers ouvrages de synthèse en histoire de la bande dessinée et autres recueils de références qui apparaissent dans les années 1970-1980. Leurs auteurs sont Claude Moliterni, Pierre Couperie et Henri Filippini, pionniers des recherches en histoire de la bande dessinée, le premier étant parmi les fondateurs du Festival d’Angoulême.
L’autre caractéristique de cette théorie, ce qui est selon moi sa plus grande faiblesse, c’est d’appliquer la notion scientifique et technique « d’invention » à un art. Si ce procédé fonctionne bien dans le cas du cinéma, par exemple (« l’invention » du cinéma est avant tout l’arrivée d’une innovation technique), il est plus difficile à manipuler dans le cas de la bande dessinée, ne reposant pas sur des critères objectifs (invention d’une machine, dépôt d’un brevet) mais sur une observation subjective.

Théorie 3 : archéologie européenne de la bande dessiné

La volonté de revenir sur les origines de la bande dessinée donne naissance, à partir des années 1990, à une nouvelle historiographie tournée vers une nouvelle figure tutélaire, le suisse Rodolphe Töpffer, historiographie qui domine actuellement. L’évolution tient à deux facteurs :
– un changement de définition de la bande dessinée : le critère unique n’est plus le phylactère, mais plutôt la séquentialité des images et l’association du texte et de l’image.
– une très nette, voire violente, volonté de rupture avec l’historiographie dominante, vue comme le travail, certes très honorable mais trop subjectif, d’amateurs trompés par leur goût exclusif pour la BD américaine des années 1930, ignorant en cela des évolutions du XIXe. L’année 1995 est l’occasion pour les partisans et les opposants à la théorie de la naissance américaine de s’affronter sur le thème : « anniversaire de la BD ou non ».
La redécouverte de l’oeuvre du graveur suisse Rodolphe Töpffer est un tournant historiographique, une sorte de « chaînon manquant » de la bande dessinée. Töpffer aide considérablement les spécialistes de la bande dessinée puisque, dans son ouvrage Essai de physiognomie paru en 1845, il théorise et explicite son idée, une littérature associant le texte et l’image en une suite de séquences, il se présente comme l’inventeur d’un genre nouveau. Ses deux premiers ouvrages comiques, L’histoire de M. Crépin (1833) et L’histoire de M. Jabot (1837) font dès lors figure d’ancêtres de la bande dessinée pour les tenants de la théorie des origines européennes.
Parmi ces chercheurs, David Kunzle aux Etats-Unis et Thierry Groensteen en France font figure de pionniers et dans leurs nombreux écrits, imposent la théorie töpfferienne. Le premier, revenant en partie sur les théories généalogiques de Blanchard, tente de faire une archéologie de la bande dessinée depuis le Xve siècle. Le second essaye de suivre la descendance de Töpffer en France. Tous deux ont tenté de combler le fossé qui sépare Töpffer du Yellow Kid en identifiant les descendants directs du suisse, autrement dit les dessinateurs qui ont été influencé par cette « littérature en estampes ». Je ne reprends pas ici dans le détail le long cheminent du XIXe siècle et les différentes générations et écoles de dessinateurs qui s’emparent de « l’invention » de Töpffer. Les histoires en images se répandent en particulier par le biais de la presse satirique dans la deuxième moitié du Xixe siècle, s’identifiant aux dessins d’humour (citons Fliegende Blätter en Allemagne et Le Rire en France). Dès lors, The Yellow Kid trouve sa place dans cette généalogie, dont il n’est qu’un maillon et non l’origine.
Plus récemment, dans son ouvrage Naissances de la bande dessinée, Thierry Smolderen se rattache à cette dernière théorie, tout en s’imposant une forte exigence historique et en évitant le piège de la réduction de la bande dessinée à une définition unique. Il tente donc de retracer le chemin qui conduit à la bande dessinée en partant, pour sa part, des romans illustrés anglais du XVIIIe siècle, et particulièrement ceux du graveur Hogarth. Pour lui, l’association de l’image (non-illustrative) et du texte dans un roman est à voir comme une expérimentation baroque des formes romanesques, comme un jeu « polygraphique » proche . Ce n’est qu’à partir de Töpffer que les « romans en estampes », s’inspirant de Hogarth, prennent progressivement une valeur pour eux-mêmes, et non comme jeu littéraire.
La question restant en suspens et celle du statut à donner à ses romans en estampes et histoires en images du Xixe siècle : peut-on les qualifier de « bande dessinée », au risque d’un anachronisme. Les historiens de la bande dessinée s’accordent désormais sur le fil généalogique qui conduit, de générations de dessinateurs en générations de dessinateurs, de Töpffer à la bande dessinée du XXe siècle ; les liens historiques, les influences réciproques, la transmission des savoir-faire en ont été en grande partie établis, même s’il reste encore à les raffiner. Mais cette histoire revisitée de la bande dessinée se mélange durablement à une plus large histoire de l’image aux XIXe et XXe siècles, et demeurent la question (impossible à résoudre et qu’il vaut mieux oublier ?) d’une définition de la bande dessinée… Mais ceci est un autre débat.

En conclusion, je remarquerai surtout que les générations d’historiens sont influencées par l’évolution propre du médium bande dessinée à leur époque. Les historiens amateurs des années 1960-1980 ont vécu le triomphe d’un modèle de narration graphique (usage de la bulle, genres populaires de l’humour et de l’aventure, importance de la presse) et il est donc naturel qu’ils aient recherché une ascendance américaine réunissant les caractéristiques qu’ils lisaient en leur époque. Au contraire, à partir des années 1990, les formes de la bande dessinée, jusque là relativement figées, éclatent : graphic novel, diversification des formats, victoire de l’album sur la prépublication dans la presse, expérimentations narratives, éclosion de genres inédits, bd numérique… Th. Smolderen considère que c’est cette évolution des années 1990-2000 qui, en brisant la définition traditionnelle de bande dessinée, a ouvert la voie à une nouvelle génération d’historiens cherchant à aller au-delà du Yellow Kid et à chercher une bande dessinée éloignée du modèle dominant le XXe siècle. Je lui laisse le mot de la fin et vous invite à consulter son ouvrage paru à l’automne dernier : « Si les contours de la bande dessinée n’étaient pas devenus si flous au cours des vingt dernières années, si les oeuvres les plus intéressantes ne s’étaient pas mis à proliférer aux frontières du genre, l’approche que nous avons adoptée dans [Naissances de la bande dessinée] aurait sans doute été inimaginable. Mais dans le paysage subitement diversifiée de la bande dessinée actuelle, où les « niches écologiques » se multiplient au contact d’autres domaines (la littérature, les arts plastiques, Internet…), nous sommes plus que jamais en état d’apprécier pour leur propre mérite les expériences graphiques précédemment « inclassables ». Le modèle de Tintin a cessé d’imposer son point de fuite unique au regard porté sur l’histoire du médium. »

Bibliographie et webographie indicative :
Gérard Blanchard, Histoire des histoires en images, Marabout, 1969
Pierre Couperie et Claude Moliterni, Histoire mondiale de la bande dessinée, Horay, 1980
David Kunzle, History of the comic strip, University of California, 1973-1990
Thierry Groensteen, La bande dessinée, objet culturel non-identifié, éditions de l’an 2,
Thierry Groensteen, La bande dessinée, son histoire et ses maîtres, Musée de la bande dessinée, 2009
Thierry Smolderen, Naissances de la bande dessinée, Les Impressions Nouvelles, 2009
Sur Claude Moliterni : http://www.claudemoliterni.com/
Sur Thierry Groensteen : http://www.editionsdelan2.com/groensteen/

Parcours de blogueur : Gad et le blog Ultimex

Avant de commencer à vous parler du blogueur du jour, Gad, quelques informations toutes fraîches sur la BD en ligne.
Les résultats du concours Révélation blog que j’évoquais il y a peu dans cet article (lien) sont tombés le 11. Les trois lauréats, sélectionnés par les votes du public et le choix du jury sur les trente blogs bd sélectionnés sont donc le Blog de Martin (http://www.monkeyworst.blogspot.com/ ), le Lillablog (http://lillablog.over-blog.com/ ) et le Yodablog (http://www.yodablog.net/ ). Le 29 janvier, lors du festival d’Angoulême, sera choisi parmi ces trois finalistes le blogueur qui pourra éditer son album chez Vraoum. Je vous laisse consulter ces trois blogs bd aux styles très différents.
Depuis le 12 janvier, la BD en ligne s’enrichit d’une nouvelle série, The Shakers, un feuilleton policier par Fred Boot (http://www.the-shakers.net/ ). Ce dessinateur a déjà publié de nombreuses BD en ligne et Julien Falgas (http://blog.abdel-inn.com/) l’évoque dans son dernier article, expliquant comment Fred Boot utilise les potentialités de la BD numérique, notamment dans la fusion de plusieurs procédés (image narrative, graphisme pur, texte seul, musique…). Un bon exemple, donc, de ce que pourrait être une BD numérique innovante.

Le blog de Gad, aux origines d’Ultimex
Mais revenons-en au sujet qui nous occupe aujourd’hui : le blogueur Gad, indissociable de la série qui l’a fait connaître sur la toile depuis 2008, Ultimex. Car, contrairement à de nombreux blogueurs bd présentés jusque là sur ce blog, la carrière de Gad commence avant tout sur internet. Petit retour en arrière…
Gad, de son vrai nom François Gadant, commence à publier en décembre 2007 les aventures de son héros Ultimex sur le blog Lizzycool (http://lizzycool.over-blog.com), collectif d’auteurs rassemblant Gad, Karh et Thom. Pour ces jeunes auteurs, Internet est devenu un bon moyen de diffuser leurs dessins au-delà de leur fanzine Drawer’s High. Puis, dès 2008, alors que Lizzycool s’éteint doucement, Gad ouvre son propre blog dédié au personnage d’Ultimex, http://ultimex.over-blog.com. Il commence alors à publier des planches régulières de cette série ayant pour titre exact Ultimex et Steve, le faire-valoir prodige. S’enchaînent alors 6 saisons pour plus de 130 épisodes, le blog continuant encore à ce jour. Depuis avril 2009, la saison 6 inaugure d’ailleurs une nouvelle expérience, celle de l’histoire longue, alors que les saisons précédentes étaient des successions de gags courts en une planche.

Les éditions d’Ultimex : Vraoum et les éditions Lapin


Mais 2009 est aussi pour Gad l’année de l’édition papier de ses premiers albums. Comme de nombreux blogueurs bd publiés, il profite de maisons d’édition tournées vers la création graphique sur internet. Les éditions Lapin, une des premières maisons d’éditions de BD sur internet, publie fin 2008 sa participation aux 24h de la bande dessinée sous le titre Ultimex et Steve, le faire-valoir prodige. C’est cette maison qui édite son dernier album, Le duel, en septembre dernier, album qui est pour lui l’occasion de développer un récit complet de soixante pages. Mais Gad est également repéré par les éditions Warum pour figurer dans son label grand public, Vraoum. Il y publie un recueil intitulé Le mauvais oeil. Au sein de ce label, il cotoie d’autres blogueurs bd : Bastien Vives, Monsieur le Chien et bien sûr Wandrille, cofondateur de Warum. Le mauvais oeil se veut un ensemble de planches publiées sur le blog, choisies et redessinées pour pouvoir être publiables.
Gad, avec sa série Ultimex, est représentatif des dessinateurs ayant percé grâce aux blogs, partant d’une expérience limitée dans le fanzinat pour, en quelques années, parvenir à l’édition (Miss Gally, Monsieur le Chien, Aseyn, Martin Vidberg…). Autour de quelques maisons, qu’elles soient sur Internet (Lapin, Foolstrip…) ou uniquement en format papier (Warum, Diantre !, la collection Shampooing de Delcourt, Makaka éditions…), les blogueurs bd des années 2007-2009 trouvent des points d’attache et des manières de sortir du seul format du blog.

Mauvais esprit et mauvais oeil

Ultimex, sans doute, n’est pas à mettre entre toutes les mains. Série provocatrice, à l’humour souvent trash et d’un mauvais goût revendiqué, elle reste pourtant suffisamment originale dans le paysage actuel de la bande dessinée.
Les personnages, tout d’abord. Ultimex, le héros, est un homme musclé et sûr de lui ayant à la place de la tête un énorme et unique oeil. Il est prétentieux, de mauvaise foi, complètement intolérant, misogyne, mais se montre aussi incroyablement costaud, riche et collectionne les conquêtes d’un soir qui viennent enrichir son étrange vie sexuelle. Il est accompagné par son meilleur ami Steve, dont le titre de « faire-valoir prodige » n’est pas volé puisqu’il a tous les défauts qu’Ultimex n’a pas, à quoi viennent s’ajouter une naïveté malsaine et des désordres psychologiques certains. Leur duo fonctionne, comme souvent, sur cette complémentarité des rôles, Steve admirant et jalousant à la fois son ami. Leurs aventures se décomposent en plusieurs anecdotes d’une ou plusieurs planches.
Dans une interview donnée à l’occasion du festiblog 2009, Gad évoque comme influence « un univers assez désuet comme le vieux graphisme publicitaire américain, les tableaux d’Edward Hopper, les comics des années 50 ». Il y a, en effet, dans Ultimex, un trait rétro, presque maladroit, qui pourrait être sorti d’une vieille publicité où les personnages portent toujours de sordides cravates et des pantalons droits. Les codes graphiques (découpages des cases, choix des cadrages) ont eux aussi quelque chose de traditionnels. La grande force de la série est le décalage entre ce graphisme simple, qui participe d’ailleurs à l’atmosphère dérangeante de l’ensemble, et l’humour glauque dont le ressort principal est le plus souvent l’attitude explosive du héros ou de Steve, son stupide faire-valoir. Situations immorales, violence, sexe, cruauté s’imposent au lecteur qui ne peut s’empêcher de sourire. Le personnage même d’Ultimex, opposant son impeccable costume sombre et sa cravate à son énorme oeil, symbolise sans doute la monstruosité recherchée dans la série. Ultimex est une série animé d’un esprit puissant qui ébranle les bases mêmes de l’âme humaine, nous entraînant dans un monde où à peu près tout ce qui est dépourvu de moralité est permis et interrompt un monde en apparence bien rangé. On pourrait parler de série d’humour, oui, si cet humour n’était pas si noir et glauque.

Bibliographie :
http://ultimex.over-blog.com
http://www.festival-blogs-bd.com/2009/08/interview-2009-gad.html
Ultimex et Steve, le faire-valoir prodige, éditions Lapin, 2008
Ultimex, le mauvais oeil, Warum, 2009
Le duel, éditions Lapin, 2009