Archives de l’auteur : mrpetch

Linda Medley, Château l’attente, Ça et là, 2007

Le renouvellement de la fantasy : regards franco-américains
Une récente chronique de Makuchu, de nos chers voisins du Culture’s pub m’a poussé à lire cet album vieux de deux ans pour sa traduction française, mais commencé par la dessinatrice américaine Linda Medley depuis 1996, sous le titre Castle Waiting (publié à partir de 2006 chez Fantagraphics Books, et en France par le petit éditeur Ça et là). Et alors il m’a fallu non seulement rédiger à mon tour un article sur cet album atypique, mais en plus poursuivre dans la foulée avec une analyse sur l’évolution de la fantasy dans la Bd de ses deux dernières décennies… L’occasion pour moi de vous inciter à lire trois excellentes séries publiées chez Delcourt.

L’heroïc-fantasy sur le marché de la BD

Un bref rappel, avant tout, du destin de ce genre littéraire bien spécifique dans l’univers de la BD. N’étant pas spécialiste de la littérature, je ne vais pas m’aventurer à une définition précise de la fantasy (donc si vous avez des précisions, n’hésitez pas). Il s’agit, pour aller vite, d’un genre littéraire dont la caractéristique principale est l’univers dans lequel il se déroule : un univers fictionnel où la magie et le surnaturel ne sont pas étrangers (ce qui le distingue du fantastique), et faisant généralement appel à des thèmes et personnages issus de la littérature ancienne (médiévale, mais pas seulement) et à plus spécifiquement à l’univers des contes : chevaliers, princesses, êtres magiques variés, monstres et dragons… A la suite du succès rencontré à la fin des années 1960 par l’oeuvre de J.R.R. Tolkien The Lord of the rings, le genre connaît un succès croissant dans la seconde moitié du XXe siècle comme littérature populaire, avec des déclinaisons variés et de grands auteurs. Il devient un véritable phénomène culturel dans les années 1970-1980 avec le jeu de rôle Dungeons and dragons, symbole d’une communauté dynamique de fans du genre.
L’insertion et le succès de la fantasy dans le monde de la BD se fait principalement dans une des déclinaisons du genre : l’heroic-fantasy, ou « sword and sorcery » qui, comme son nom l’indique, se distingue par sa dimension épique et met généralement en scène un groupe de héros luttant contre le Mal avec, donc, de la magie et des épées (tout cela est, certes, très caricaturé…). Je vais aller vite sur les Etats-Unis que je connais moins bien, mais le genre s’introduit non pas à travers Tolkien mais à travers la série de romans de Robert H. Howard Conan the barbarian inspirant à Marvel un héros éponyme à partir de 1970. Le succès de ce héros musclé de l’âge Hyborien, symbole de cet heroic-fantasy dessinée, ne cesse pas jusqu’à nos jours.

En France, c’est également l’heroic-fantasy qui va prévaloir à partir des années 1980. La série Thorgal de Jean Van Hamme et Gregor Rosinski prélude à ce succès dès la fin des années 1970, avec l’insertion de magie dans une série à fond historique réaliste (les Vikings). Mais c’est surtout La Quête de l’oiseau du temps de Serge le Tendre et Régis Loisel qui, à partir de 1983, va fonder le succès et les codes du genre pour la BD française.
L’arrivée de l’heroic-fantasy dans les années 1980 n’est pas le fruit du hasard. Cette décennie correspond, pour la BD française, à un retour à une certaine tradition de la BD d’aventure, souvenir des succès de la bd belge des années 1950 dont les principes sont repris au service d’un genre nouveau qui, surtout, dispose de sa communauté de fans. On retrouve ainsi dans la série de Le Tendre et Loisel le principe de la série, l’alliance de l’aventure exotique et de l’humour ; elle va aussi formuler des codes du genre qui seront réutilisés par la suite dans d’autres séries : l’accorte héroïne, de mystérieux monstres humanoïdes, l’exotisme des décors et d’un univers totalement inconnu du lecteur. Le succès de la série lance sur le marché d’autres titres plus ou moins réussi. Je citerais tout de même Les chroniques de la lune noire de Froideval et Ledroit qui, tout en restant dans une sword and sorcery classique, est parvenu à la fin des années 1980 à proposer une oeuvre originale, sorte de space opera appliqué à la fantasy, avec ses étourdissantes scènes de bataille.
La dernière étape de cette assise de l’heroic-fantasy en France tient à l’irruption sur le marché français de Soleil productions de Mourad Boudjellal, d’abord en 1982 pour rééditer d’anciens titres. Mais c’est le succès de la série Lanfeust de Troy à partir de 1994 (Christophe Arleston et Didier Tarquin) qui crée l’identité de l’éditeur et le pousse à creuser la piste de l’heroic-fantasy à destination des adolescents. Depuis cette date, Soleil a contribué à figer le genre selon les codes énoncés plus haut, utilisant le plus souvent Arleston, leur scenariste maison. Un héros en plein quête initiatique, de la magie, des combats épiques, de l’humour, des filles plantureuses, sont les topos de l’heroic-fantasy à la française, reprenant là encore certains principes de la bonne vieille Bd belge, notamment dans la multiplication de séries bâties sur des principes communs en terme de narration et de dessin.

Les voies nouvelles de la fantasy française

Il y a sans doute quelque chose d’amer dans ce constat. D’abord parce que Soleil fige les formes que peut prendre la fantasy dans un produit commercial visant un public spécifique, et ne participe donc pas à un projet de renouvellement des formes. C’est chez un autre éditeur que va se développer ce renouvellement : Delcourt. Tandis que Soleil commence à éditer Lanfeust, il y a chez Delcourt une convergence de séries relevant dans une certaine mesure du genre de la fantasy, mais se dégageant des codes canoniques de l’heroic-fantasy. Turf commence sa Nef des fous en 1993, tandis qu’Alain Ayroles débute simultanément en 1995 Garulfo avec Bruno Maïorana et De cape et de crocs avec Jean-Luc Masbou. On pourrait y ajouter encore d’autres séries (Horologiom de Fabrice Lebeault en 1994-2000, Algernon Woodcock de Gallié et Sorel en 2002-2007 et surtout la saga Donjon à partir de 1998) qui montrent l’opposition entre deux stratégies commerciales : la variation autour de mêmes codes et univers chez Soleil et la mise en avant de la singularité des auteurs et des univers chez Delcourt.
La principale caractéristique de ces séries est de renouveller leur références littéraires : pas de héros musclés, de quête initiatique, de lutte cosmique entre le Bien et le Mal… Ces séries lorgnent davantage vers des univers littéraires variés :
Garulfo est, de façon explicite, une parodie de conte de fées. Ayroles mélange les clichés du genre (princesse à délivrer, prince charmant, dragons, joutes, ogres, sorcières) mais opère un retournement bien souvent efficace, dont le principal est que le héros, Garulfo, est une grenouille qui, une fois transformé en prince charmant, continue d’agir comme un batracien. D’autres surprises de ce type attendent le lecteur qui se délècte du mauvais traitement infligé aux contes de fées.
Dans De cape et de crocs, les références littéraires ne sont pas le moteur de l’action mais plutôt un décor qui permet de faire évoluer les deux héros, le renard Armand de Maupertuis et le loup Don Lope dans un seizième siècle mythifié autour des grands symboles culturels qui le caractérisent, mais avec un intervention de la magie. Ainsi retrouve-t-on les jeux de la Commedia della Arte, la figure héroïque de Cyrano de Bergerac, les rebondissements d’un récit de cape et d’épée, avec un débordement sur le dix-huitième et ses récits de pirates, d’île au trésor, et de bon sauvage. Les auteurs recherchent cet esprit lettré du seizième en agrémentant leur album de poèmes, de pièces de théâtre et de cartes du monde qui donnent une cohérence à l’univers ainsi crée.
La série de Turf, La nef des fous, est de loin la plus mystérieuse et la plus difficile à cerner. Le titre fait référence à l’ouvrage de l’allemand Sébastien Brant, daté de 1494. Mais l’univers de Turf est beaucoup plus ample, mêlant les contes de fées (rois, princesses…) et l’esthétique steampunk avec l’omniprésence des automates et des robots, mais aussi des personnages proches de L’oiseau du temps (monstres, créatures humanoïdes aux montures étranges). Toute une juxtaposition de références créant, au final, un univers tout à fait cohérent.

Ces quatre auteurs ont été mis en rapport lors du dernier festival d’Angoulême dans une même exposition. En effet, tous quatre sont nés dans les années 1960 et sont passés par l’Ecole des Beaux-Arts d’Angoulême. Leur univers, mêlant féérie et aventure, sont assez proches. Le point commun des trois séries tient sans doute à la singularité du dessin dans chacun d’elle : les styles respectifs de Masbou, Turf et Maïorana sont suffisamment différents pour dépeindre des mondes uniques. A chaque fois, une attention toute particulière est portée aux couleurs, souvent très vives et puissantes. Le coloriste de Garulfo est Thierry Leprévost, un autre ancien élève des Beaux-Arts. Je signalerai enfin, pour les fans qui ne le sauraient pas encore, que le dernier tome de De cape et de crocs sort dans deux semaines !

La fantasy féérique outre-atlantique : Castle Waiting
Cette longue introduction pour en venir au sujet de l’article, le comics Castle Waiting, récemment traduit en France, par la dessinatrice américaine Linda Medley. J’ai voulu le rapprocher des trois séries françaises dans la mesure où on y trouve la même volonté de renouveler l’univers de la fantasy par l’apport de sources nouvelles. Linda Medley, née en 1964, est d’abord illustratrice free-lance avant d’entamer chez DC une carrière dans le monde du comics dans les années 1990. Castle Waiting est sa première véritable oeuvre, dont la publication s’échelonne entre 1997 (auto-édition) et 2006 (par Fantagraphics).
C’est au monde de la féérie et du conte que Medley fait appel. Les premiers chapitres reprennent ainsi le conte de Perrault (1697), repris par les frères Grimm (1812) La belle au bois dormant en le modernisant dans une narration dynamique et en posant la question : que se passe-t-il après ? On retrouve ici l’idée de parodie de conte de fées de Garulfo. Puis, l’intrigue se complexifie et s’autonomise de ses références qui deviennent surtout un décor, celui d’un Moyen Age où règne la magie et où certains habitants sont des chevaux, des échassiers, et des halflings ; et bien sûr, fées, sorcières, esprits, existent. La narration est souvent menée sur le mode de la fable ou du conte moral.

Il y a donc une relecture complexe de ce que peut être la fantasy. Pas de quête, bien au contraire, le « château l’attente » est un refuge tranquille pour les héros fatigués. L’aventure n’est présente que lorsqu’elle est racontée par les protagonistes. L’auteur explore une autre facette du genre popularisé par Tolkien, où se voit un goût pour la représentation érudite des époques anciennes et à ses littératures. Des éléments présents chez Tolkien, lui-même grand spécialiste de la littérature médiéval, mais en partie mis de côté par le courant de l’heroic-fantasy. Le conte de fées, qui s’était réfugié depuis le XIXe siècle dans l’espace réservé de la littérature pour enfants, ressort ici dans une littérature pour adulte. Ici sont révélées ses potentialités pour la bande dessinée.
Tous ces exemples, de part et d’autre de l’Atlantique, sont-ils des expériences isolées où sont-ils destinés à engendrer un véritable renouvellement du genre de la fantasy dessinée ? La domination commerciale de Soleil est forte, sans aucun doute, mais le succès des séries De cape et de crocs et Donjon montre que le public est prêt à accueillir autre chose.

Pour en savoir plus :
Sur les séries de Delcourt :

Turf, La nef des fous, Delcourt, 1993-2009
http://www.turfstory.com/
Bruno Maïorana et Alain Ayroles, Garulfo, 1995-2002
Jean-Luc Masbou et Alain Ayroles, De cape de crocs, Delcourt, 1995-2009
Sur Linda Medley :
Linda Medley, Castle Waiting, Fantagraphics Books, 2006 (en France : Ça et là, 2007)
http://www.chateaulattente.com/index.htm

Pourquoi lire Frederik Peeters ?

Alors que sort son dernier album chez Gallimard, Pachyderme, j’ai eu envie de vous parler de l’auteur de bande dessinée suisse Frederik Peeters. Ce sera peut-être pour certains l’occasion de le découvrir, tandis que d’autres le connaissent peut-être déjà, notamment à travers des albums ayant eu un bon succès comme Pilules bleues et la série Lupus, tous deux édités chez Atrabile, un éditeur suisse. Il fait partie de cette génération d’auteurs ayant commencé leur carrière dans la BD indépendante à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Tout en conservant une certaine exigeance dans leur travail, ils ne sont plus, comme les auteurs du début des années 1990 (chez l’Association, Ego comme X, , des défricheurs offensifs à la recherche d’une nouvelle manière de dessiner, mais plutôt, ayant intégré les innovations de leurs prédecesseurs (notamment en matière d’autobiographie, d’utilisation du noir et blanc, d’expérimentation dans les cadrages…), ils les développent selon leur style propre et d’une façon peut-être moins radicale et plus apaisée.

Les débuts chez Atrabile : un bon tremplin pour un jeune auteur suisse
Frederik Peeters commence sa carrière d’auteur de BD au sein de la structure Atrabile (http://www.atrabile.org/ )site en construction). Ce petit groupe d’amateurs de BD suisses est alors une simple revue, Bile Noire, avant de devenir une maison d’édition à partir de 1997. Peeters, genevois, fait partie des premiers auteurs de leur catalogue (il y publie ses premiers albums Brendon Ballard et Fromage et confiture en cette année 1997), avec Tom Tirabosco (Cabinet de curiosité en 1999). Atrabile, qui s’était donné pour objectif de faire connaître de jeunes auteurs genevois, acquiert progressivement une bonne visibilité, d’abord en Suisse en remportant successivement les prix Töppfer décernés par la ville de Genève, en 2000 pour Frankenstein, encore et toujours de Alex Baladi et en 2001 pour Pilules bleues de Frederik Peeters. C’est à travers cette structure véritablement importante de la BD indépendante suisse que Peeters parvient à se faire plus largement connaître dans l’espace francophone. Il lui reste fidèle en y publiant Lupus, une de ses séries phares de 2003 à 2006, et en participant régulièrement à la revue Bile Noire. En 2008, il y publie Ruminations, un recueil d’histoires courtes parues dans diverses revues.
Les deux derniers titres cités, Pilules bleues et Lupus sont sans doute ceux qui le font connaître à une plus large audience. Le premier est nommé à Angoulême pour le prix du meilleur album, et de 2004 à 2006, Peeters participe régulièrement à cette compétition, jusqu’à recevoir en 2007 le prix Essentiels d’Angoulême pour Lupus et en 2008 pour une autre de ses séries, RG (prix décerné par le jury qui sélectionne cinq albums sur une cinquantaine de compétiteur. Pilules bleues est un récit autobiographique dans lequel il raconte sa relation avec sa compagne séropositive, avec une justesse de ton et une pudeur rafraichissante. Salué par la critique et le public, il donne l’impulsion nécessaire à la carrière de Peeters.
Frederik Peeters - Pilules bleues - 2001

A la conquête du marché français

Car entre temps, Peeters a fait ses premiers pas dans le marché français, chez des éditeurs indépendants ou dans de plus grandes maisons d’édition. Ainsi, si sa présence active au sein de l’Association que ce soit pour le recueil de bandes muettes Comix 2000 en 2000, pour l’album Constellation en 2002, pour L’Oubapo 4 en 2005, ou en 2006 pour le collectif L’Association en Inde, n’est pas surprenante et marque son entrée dans l’univers de la BD indépendante française par la « grande porte » que constitue l’Association, il est aussi amené à publier aux Humanoïdes Associés et chez Gallimard. Il s’agit cette fois de travaux pus calibrés, et dont il n’est pas scénariste. Il réalise d’abord Koma de 2003 à 2007 avec Pierre Wazem (un autre auteur suisse lié à Atrabile), une série fantastique restant encore proche de son univers. Puis viennent les deux tomes de RG en 2007-2008 chez Gallimard dans la collection Bayou de Joann Sfar ; la série lui a été proposé par Sfar, justement, et est coscénarisée par Pierre Dragon, travaillant aux Renseignements Généraux. Elle est plus réaliste et documentaire que les précédents travaux de Peeters. Il explique ainsi, en parlant de Koma en 2003 pour le site sceneario son passage de l’édition indépendante aux grandes maisons : « Je le prends comme un exercice de style. Rien à voir avec Lupus par exemple. Koma, c’est un voyage organisé d’une semaine en Grèce. Lupus, c’est le Népal sac au dos, pendant six mois, seul et sans guide de voyage. ».

Pachyderme vient poursuivre la paisible expansion de la carrière de Frederik Peeters. Publié chez Gallimard, hors de toute logique de sérialisation et sans scénariste, c’est un album plus personnel où l’on peut reconnaître les obsessions graphiques propres à l’auteur dans ses albums chez Atrabile. Enfin, il a été l’invité d’honneur du festival BD-Fil à Lausanne en septembre dernier où ont été présenté de nombreux originaux, dont les aquarelles de son blog Portraits as living deads. Une étrange expérience, typique des travaux polymorphes d’un auteur qui revendique une liberté de choix dans son travail.
Ce qui frappe sans doute dans cette rapide évocation de la carrière de Peeters, c’est la variété thématique des projets. Il se montre tout aussi à l’aise dans une évocation autobiographique (Pilules bleues) que dans un polar réaliste proche du documentaire (RG). Il explore tout aussi bien la SF (Lupus) que le fantastique onirique (Koma, Pachyderme).

Frederik Peeters - Lupus - 2003
La revanche du dessin
Vous me direz, ce parcours exemplaire, constellé de récompenses et de succès auprès du public, ne nous indique pas pour autant pourquoi lire les albums de Frederik Peeters. Je vais tâcher de vous persuader de l’originalité et de l’intérêt de son style.
Si Peeters a été tour à tour dessinateur pour un autre scénariste et scénariste de ses propres histoires, son talent réside surtout dans le dessin et la manière dont celui-ci prend, doucement mais sûrement, le dessus sur l’intrigue. Dans des albums avec scénariste, comme Koma et RG, cette caractéristique est moins présente : le dessin suit davantage le scénario, ce qui n’empêche pas Peeters d’insérer ces « images » dont il a le secret, comme les artères censées évoquer les rues de Paris au début et à la fin du premier tome de RG
Son dessin reste assez traditionnel dans les scènes générales, quoiqu’intéressant comme entre-deux entre une stylisation pure des formes et un réalisme précis. Là où il excelle, c’est dans la représentation des détails. Peeters dessine très bien les rides sur le front et les joues, la forme des nez, les doigts, mais aussi toute sorte de volutes, de nuages, de tuyauterie organique, de branchages… Son style possède un aspect décoratif qui, selon moi, montre que le plaisir du dessinateur vient avant l’envie de raconter une histoire. L’instabilité de l’intrigue, lorsqu’il scénarise, donne presque l’impression d’un improvisation spontanée au fil du crayon.

La série Lupus en offre, à mon sens, un excellent exemple. Ici, Peeters est son propre scénariste. L’intrigue se situe dans un univers de SF qui est avant tout un décor, prétexte pour dessiner des animaux, des forêts, des lacs et des montagnes que l’on ne trouverait pas sur la Terre, et, avant tout, de dessiner l’espace, le vide intersidéral et les corps célestes informes qui le parcourent. Lupus, le héros, est conduit durant 4 tomes dans un voyage initiatique, sorte de passage à l’âge adulte comprenant une fuite sans but pour sauver la jeune fille fugueuse d’un riche industriel. Lupus ne veut pas de l’histoire dans laquelle on l’a placé : il ne sait jamais comment réagir et est davantage spectateur de sa propre histoire qu’acteur principal. Il se laisse porter, en compagnie du lecteur, par les évènements, bons ou mauvais, en se métamorphosant sans cesse (grande tignasse, barbe, cheveux ras), ne demandant, finalement, qu’un peu de calme autour de lui.
Ce refus de l’aventure donne lieu à un récit étrange, à une résolution de l’intrigue sans cesse repoussée, à laquelle est préférée la fuite et la tranquillité. Et c’est là que le dessin prend le dessus, comblant les étapes ne pouvant pas se résoudre. D’étranges formes à la limite de l’abstraction parsèment les cases : queues de comètes, forêts impénétrables, créatures spiralées mal identifiées, à quoi se mêlent encore les visions hallucinatoires du héros qui, pour s’enfuir hors de sa réalité, s’adonne à d’étranges drogues. Des pages entières sont ainsi occupées par les formes décoratives sorties d’un imaginaire n’existant pas par les mots, mais par le dessin.
Lorsque, réfugié dans une vieille station spatiale abandonnée, Lupus assiste à la génération spontanée d’une forme de vie mi-plante mi-animale, il s’en amuse plus qu’il s’en inquiète, et le mystérieux organisme envahit progressivement le vaisseau, avec ses excroissances végétales et ses insectes aux formes improbables. Cette scène symbolise presque la série dans son entier. Alors l’histoire s’achève sans véritablement s’achever ; l’intrigue se dissout dans les dernières cases qui ne sont plus que des images isolées, un code à déchiffrer.
Frederik Peeters - Pachyderme - 2001

Apaisement de l’image et onirisme

De cette prédominance du dessin vient la caractéristique principale des albums de Peeters, l’ambiance onirique qui s’en dégage, à la limite du surréalisme. L’art de Peeters se passe de mot et parvient ainsi à traduire la définition minimale de la bande dessinée : une histoire racontée au moyen d’images. L’image évocatrice devient omniprésente et signifie autant que les mots, dialogue ou monologue. Ainsi parvient-il à insérer au sein de Pilules bleues (récit autobiographique et donc proche de la réalité) certaines de ses obsessions animales : rhinocéros et mammouths ; mais aussi, et c’est là ce que j’admire le plus chez Peeters, des images gratuites qui n’ont d’autres buts que de rythmer le récit linéaire. Des images muettes, parfois couvertes par un simple monologue intérieur, mais qui, sans phylactère et dialogue, prennent un double valeur. Elles peuvent être comprises à la fin par la raison, pour le sens qu’elles apportent dans le récit (ainsi un repas entre amis est synthétisé par une vue des plats garnissant la table), et par la sensibilité, comme élément décoratif marquant une pause dans l’histoire. L’occasion pour le lecteur de passer du temps devant la case non pour comprendre le récit, mais juste pour en lire la beauté graphique. La recherche de l’apaisement est une des thématiques de Lupus, et cet apaisement passe par la contemplation gratuite de formes imaginaires.
L’image, non seulement devient langage, mais dépasse sa fonction sémantique vers un but esthétique, ce qui est, à mon sens, une des finalités possibles de la bande dessinée. Dans Laetitia n’existait pas, un de ses récits courts rassemblés dans Ruminations, Peeters raconte le morceau de vie d’une jeune fille par les seules photographies de son compagnon, témoin momentané. L’image est le premier moteur de cette relation et par là de l’histoire ; le narrateur ne pouvant en comprendre que la surface, les apparences.

La supériorité de l’image sur le mot est un des thèmes principaux de Pachyderme où les images surgissent de façon impromptue au sein d’une histoire décousue. Je regrette simplement l’utilisation de la couleur qui fait perdre la force évocatrice aux images ; je préfère Peeters dans le noir et blanc, qui permet de mieux saisir la précision de son trait. Mais Pachyderme reste puissant en tant qu’expérience onirique. Y chercher une histoire, un sens, n’est pas le principale intérêt. Il y a, certes, une intrigue : une femme suisse, la quarantaine, est pris dans un embouteillage en allant voir son mari à l’hôpital. Rejoignant l’établissement à pied, elle est confrontée à une suite d’images étranges et obsessionnelles (entre autres choses des foetus mauve, un espion au long nez, un porcher aveugle et tous les animaux de la création). Si la fin apporte une explication partielle, comprendre n’est pas l’essentiel chez Peeters : il faut avant tout ressentir, et se laisser porter par le dessin et les images.

Pour en savoir plus :
bibliographie sélective de Frederik Peeters :

Brendon Bellard, Atrabile, 1997
Fromage et confiture, Atrabile, 1997
Les miettes, Drozophile, 2001
Pilules bleues, Atrabile, 2001
Constellation, L’Association, 2003
Lupus, Atrabile, 2003-2006 (4 tomes)
Koma, Les Humanoïdes associés, 2003-2007 (5 tomes, scénario de Pierre Wazem)
RG, Gallimard, 2007-2008
Ruminations, Atrabile, 2008
Pachyderme, Gallimard, 2009
F. Peeters sur internet :
Son site : http://frederik.peeters.free.fr/
Son blog : http://portraitsaslivingdeads.blogspot.com/
Une intéressante interview réalisée en 2003 : http://www.sceneario.com/sceneario_interview_PEETE.html
Un article sur son dernier album : http://www.bodoi.info/magazine/2009-09-11/frederik-peeters-histoires-surnaturelles/21167

Bulles à Saint-Malo

J’étais ce samedi au festival Quai des Bulles de Saint-Malo, l’un des principaux festivals de bande dessinée en France, rendez-vous que je manque rarement à cause de mes attaches avec la terre bretonne. Et l’idée m’est venue de faire un petit compte-rendu de cette journée (le festival était sur trois jours, mais mon emploi du temps ne m’a permis d’en profiter le seul samedi) tout en portant un point de vue critique sur la notion de festival de bande dessinée.
Car le « festival » est devenu, depuis maintenant vingt ans, le format traditionnel d’exposition au public, à grande échelle, du medium bande dessinée. Un festival de bande dessinée se veut une vitrine célébrant le neuvième art dans ses dimensions les plus diverses, qu’elles soient commerciales (car la BD est une industrie) et esthétique (car c’est aussi un art). Personnellement, j’éprouve toujours quelques réticences face à l’unanimisme de ce type d’évènement. Les organisateurs font des choix, et ces choix reflètent une vision de la bande dessinée. Je vais donc traquer les « visions de la bande dessinée » que j’ai pu trouver dans ma courte visite à Saint-Malo.

D’Angoulême à Saint-Malo
Ce sont là les deux festivals dont je suis coutumier. Ils font partie d’un vaste de réseau de festivals de BD que l’on trouve en France. Ce réseau s’est formé dans les années 1980 et 1990 à partir de l’exemple de l’aîné, le Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême, crée en 1974. Le FIBDI s’est rapidement imposé comme la manifestation principale ; d’abord à cause de son ancienneté, mais surtout parce qu’il a su attirer dès le départ des personnalités internationales de la BD : Hugo Pratt, qui dessine la première affiche, Burne Hogarth, Alain Saint-Ogan, Maurice Tillieux, Harvey Kurtzmann, Hergé et André Franquin notamment. Sa longévité s’explique pour deux raisons : une capacité à sortir de la simple évocation nostalgique en s’intéressant aux tendances actuelles et internationales ; un renforcement par la transformation d’Angoulême en une véritable ville de la BD : mise en place, à l’Ecole des Beaux-Arts, d’une section spéciale BD en 1982 et création du Centre National de la BD entre 1985 et 1990, avec une bibliothèque destinée à recevoir le dépôt légal des BD en association avec la BnF. Puis, les autres festivals sont venus progressivement : à Saint-Malo en 1981, à Blois en 1984, à Solliès en 1989, à Amiens en 1996, à Moulins en 2001… Et je n’en cite là que quelques uns. Les caractéristiques principales du réseau sont sa décentralisation et l’importance des structures associatives de passionnées qui en sont le plus souvent à l’origine. Il est intéressant de voir que dans un pays comme la France, marqué par une forte centralisation des activités culturelles autour de Paris, la BD fasse exception : nul festival international de BD à Paris, alors qu’Angoulême et Saint-Malo attirent des visiteurs ne venant pas uniquement de Charentes et de Bretagne. On trouvera plutôt dans la capitale des festivals plus spécifiques comme la Japan Expo, le festival BD Rock et le Festiblog. Le secteur culturel de la bande dessinée est de cette manière utilisée pour donner un élan à des villes de moindre taille. La passion de la BD s’étend ainsi sur toute la France, et il est possible que la multiplication et l’audience de ces festivals ont, dans les années 1980 et 1990, contribué à accélérer l’engouement pour le médium.

Angoulême et Saint-Malo sont deux lieux de la BD qui se répondent sur de nombreux plans. Si le FIBD, de par son rayonnement international et son audience (il affirme environ 200 000 visiteurs par an), se situe bien au dessus de Quai des Bulles, ce dernier demeure l’un des principaux festivals de BD parmi les « autres ». Il est bien souvent cité comme le « deuxième » festival de BD avec près de 30 000 visiteurs (pour comparaison, Bd Boum de Blois annonce 20 000, Festi’BD de Moulins 8 000, On a marché sur la bulle d’Amiens 6 000…). Indéniablement, aux hautes murailles surplombant la vallée de la Charente répondent les fortifications massives donnant sur la mer. Saint-Malo bénéficie en outre d’un autre festival important dédié à la littérature d’aventure et de voyage, Etonnants voyageurs, crée par l’écrivain Michel Le Bris en 1992 (lui à près de 60 000 visiteurs).

Un modèle unique ?
Paradoxalement, le grand nombre de festivals en France n’est pas forcément synonyme de diversité. Bien au contraire, avec Angoulême s’est crée un modèle canonique du festival de Bd qui a été ensuite reproduit selon les moyens de chaque organisation. La comparaison entre Angoulême et Saint-Malo m’a semblé frappante : les deux structures sont identiques, sans que je ne puisse affirmer qui a copié l’autre. Deux axes principaux les parcourent : d’une part une dimension commerciale et d’autre part une dimension pédagogique. Autour de ces deux axes se greffent quelques autres activités annexes. A Saint-Malo cette distinction entre commerce et pédagogie est clair : les exposants se trouvent dans une vaste tente, l’espace Duguay-Trouin, tandis que le vaste espace culturel appelé Palais du Grand Large accueille les diverses activités. Une même séparation existe à Angoulême.
La dimension commerciale est de loin celle qui m’intéresse le moins. Pourtant, elle est souvent la base d’un festival de BD, pour des raisons, on le comprendra, purement financières. La ville se transforme l’espace d’un week-end en un vaste marché de la BD avec ses exposants, ses auteurs en dédicaces et ses sorties en avant-première. Les stands soulignent bien souvent la hiérarchie entre les différentes structures éditoriales. Ainsi, si les « grands », Glénat, Soleil, Dargaud, Dupuis, Le Lombard, Delcourt, disposent de vastes espaces et mènent à la baguette les dédicaces au moyen de tirage au sort, de tickets limités, et d’obligation d’achats, les petits et moyens éditeurs ont des stands bien plus modestes et s’associent parfois sur un même espace. La dimension commerciale est le moteur du festival, puisque la plupart des visiteurs viennent pour des dédicaces et des achats, comme à un salon de l’auto. Les stands de libraires et d’éditeurs constituent dans le moindre festival de BD l’unité centrale.
A côté de cela, pour équilibrer la balance et rappeler que la BD n’est pas qu’une industrie, les festivals de Bd se sont dôtés d’espaces pédagogiques dont le but premier est de faire découvrir au public des auteurs, des éditeurs, des albums, un pays ou un thème… Plusieurs modalités sont choisies : les expositions et les rencontres/conférences étant les plus courantes ; plus rarement trouve-t-on de véritables débats. Angoulême disposent de moyens pour organiser ce type d’évènement permettant d’aller au-delà de la dimension commerciale : le CNBDI, actuellement Cité de la Bande Dessinée, est une structure ancienne et solide. L’édition 1999 du festival avait été l’occasion d’organiser un débat sur les cinquante ans de la loi de 1949, débats réunissant des historiens de la Bd et ayant donné lieu à un ouvrage de référence sur le sujet, On tue à chaque page. Mais si le FIBD peut se permettre de tels évènements, les autres festivals, en des lieux plus modestes qui ne sont pas capitales de la BD, se limitent à des expos et à quelques conférences.

On pourrait enfin citer d’autres activités étoffant encore le contenu. Elles sont toutes présentes à Angoulême et éventuellement dans les autres festivals. Je passe rapidement sur les rencontres po-amateurs qui permettent à de jeunes auteurs de présenter des projets au représentant d’un éditeur, sur les concours « jeunes talents » qui se sont multipliés ces dernières années (à Angoulême, Saint-Malo, Moulins…) et sur les ateliers professionnels ; tous ces exemples d’adressent au public plus restreint des dessinateurs amateurs. Je passe aussi sur l’incontournable remise de prix permettant d’intégrer, au-delà de la relation éditoriale, des auteurs au fonctionnement du festival, puisque dans le cas du FIBD, le Grand Prix devient l’organisateur du prochain festival, tandis que le Grand Prix de Quai des Bulles doit réaliser l’affiche de l’année suivante. La remise de prix se veut ainsi un point culminant de l’évènement auprès du public, une manière de créer un rythme et un suspens.
Ce qui m’intéresse surtout, c’est la manière dont ces festivals tentent d’intégrer la bande dessinée à d’autres domaines culturels, pour mimer durant un week-end une sorte de monde de la culture qui tournerait autour de la BD. Deux exemples, tirés du FIBD et de Quai des Bulles.
D’abord l’intégration de la BD au sein d’un univers de l’image, en intégrant des projections cinématographiques au festival. Le dernier FIBD présentait plusieurs longs-métrages d’animation en avant première : Brendan et le secret de Kells, le sens de la vie pour 9,99 euros, Ponyo sur la falaise, Bleach… Quai des Bulles passe tous les ans une demi-douzaine de films sur un thème (cette année : les monstres), en ne se limitant pas aux films d’animation.
En 2005, la programmation du FIBD présente pour la première fois un « concert de dessins ». Une performance scénique durant laquelle un dessinateur dessine en direct, accompagné par un musicien. L’idée d’allier spectacle musical ou théatral et BD est devenu un incontournable des festivals de BD, là aussi selon les moyens de l’organisation. A Angoulême, les spectacles de ce type se sont multipliés : l’idée du concert de dessins est resté (l’année dernière avec comme vedettes Brigitte Fontaine, Arno, Arthur H et Rodolphe Burger) et s’y est ajouté l’impro BD (match d’improvisation théâtrale et de dessin). A Saint-Malo a eu lieu cette année un un ciné-Bd-Concert dans le même espri : un album de Bézian, Garde-fous était projeté sur un écran au son du groupe Sayag Jazz Machine. En proposant des activités qui ne sont pas liées au seul univers de la BD, les festivals espèrent sans doute attirer un autre public, le faire venir à la fois au festival, et peut-être à la BD.

La BD, c’est bien

Voilà pour une présentation de l’état actuel des festivals de BD, marqué par le tropisme du festival d’Angoulême. Beaucoup de festivals, au revenu plus modestes, restent fidèles à la formule dédicaces/expositions/remise de prix. Au contraire, Saint-Malo et Angoulême, à travers la diversification du champ culturel de la BD qu’ils proposent tous les deux, se rapprochent.

La meilleure définition d’un festival de BD tel qu’il se présente actuellement est la notion de « célébration ». Le mot d’ordre est que, sans hésitation, la BD c’est bien. C’est là ce que je regrette parfois, à Saint-Malo comme à Angoulême : l’absence d’un esprit critique, d’un recul vis à vis de ce qu’on célèbre. Le FIBD a bâti son succès sur cet unanimisme qui gomme les frictions pouvant exister au sein du monde de la BD, du moins est-ce là ce que je ressens chaque fois que je me rends, fin janvier, dans la capitale de la BD. Et l’impression m’est revenue à Saint-Malo en me baladant entre les expositions.
Ainsi citerai-je l’exposition organisée pour les cinquante ans d’Astérix, consacrée au dessinateur Albert Uderzo. Uderzo y est dépeint comme un « immense artiste », au talent précoce, « totalement autodidacte », « artiste complet », capable d’absolument tout graphiquement parlant. Et l’exposition de faire une bonne publicité aux marques de figurines d’Astérix (Plastoy, Leblon et Delienne…). Même chose pour l’exposition consacré au quarante ans de l’éditeur Glénat, exposition réalisée par Henri Filipinni (qui se trouve être directeur de collection chez Glénat, justement). Là encore, les bienfaits que Jacques Glénat a répandu dans le monde de la BD sont soulignés : réédition de vieux classiques dans les années 1970, revalorisation de la bd d’aventure dans les années 1980, introduction avant tout le monde du manga dans les années 1990, ainsi que renouvellement de la presse jeunesse avec Tchô !. Ce qui m’a rappelé l’exposition consacrée aux deux organisateurs du FIBD 2009, Dupuy et Berberian, composée principalement de planches de leurs albums, davantage présentation du travail des deux auteurs qu’analyse critique et raisonnée de leur production.
Je m’opposerais à moi-même deux objections. D’abord rien n’oblige une exposition à être forcément être intelligente ; elle peut très bien se contenter d’être laudative et promotionnelle. A cet égard, l’expo Glénat de Saint-Malo tentait de trouver l’équilibre entre une dimension hagiographique et une volonté pédagogique ; et, de fait, j’ai beaucoup appris sur Glénat en sachant lire entre les lignes. Et puis surtout, je ne doute pas de la place qu’occupe Jacques Glénat, Albert Uderzo, Dupuy et Berberian, dans l’histoire de la BD. Mais leur parcours n’est pas tout blanc, et je suis très sceptique, par exemple, face aux derniers albums d’Astérix réalisés par Uderzo seul, ou face à la multiplication des séries trop souvent identiques de « bd ésotériques » chez Glénat. Je reprocherai d’une façon générale la vision par trop subjective proposée par les expositions des festivals de BD, comme si le contexte de célébration du médium faisait taire les voix critiques et les réserves pouvant s’élever. Je me souviens bien de l’exposition sur la BD en Argentine lors du FIBD 2008 : là, j’avais vraiment eu la sensation d’apprendre quelque chose et pas seulement d’assister à une parade promotionnelle. A trop vouloir promouvoir un média qui a longtemps été déconsidéré, on en gomme les aspérités et on oublie d’en proposer une vision alternative, moins consensuelle.

Heureusement, pour me consoler, il y a eu lors de Quai des Bulles une excellente conférence du dessinateur Joe G. Pinelli présentant sa future adaptation (très future, puisqu’il n’a pas encore d’éditeur) du film de Carlo Rim L’armoire volante et analysant en détail le dialogue qui s’établissait entre deux langages de l’images, le langage du cinéma et le langage de la BD, et les limites et possibilités du second par rapport au premier. J’ai eu là la sensation qu’on me parlait de BD de façon intelligente, et qu’on ne me traitait pas forcément comme un consommateur venu faire ses emplettes.

Blogs bd : l’illusion autobiographique

Pour lire l’intro : intro
Pour lire la première partie : définir un blog bd
Pour lire la deuxième partie : petite histoire des blogs bd français
Pour lire la troisième partie : blogs bd face à l’édition papier
Pour lire la quatrième partie : La blogosphère bd comme communauté
Pour lire la cinquième partie : Le Bien, le Mal, et les blogs bd

On a souvent rapproché le phénomène français des blogs bd avec le courant de la bd autobiographique. C’est notamment l’un des plus éminents représentants de ce courant, Fabrice Neaud, qui, dans une interview en ligne sur le site de l’éditeur d’Ego comme X, critique les blogs bd justement en les analysant comme intégrés au genre autobiographique. J’ai donc décidé de m’atteler à cette question en apportant une précision initiale : je vais occulter le temps de cet article tous les blogs dans lequel l’auteur ne raconte pas sa vie (et ils sont nombreux). Le récit par un auteur de sa propre vie est en effet la définition traditionnelle de l’autobiographie. Je reprends celle de Philippe Lejeune, théoricien du genre : (site : http://www.autopacte.org/ ) « le récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité. » (le « en prose » étant ici à ignorer, naturellement). Dans l’absolu, beaucoup de blogs bd qui se présentent comme une forme numérique d’un carnet de bord, d’un journal (que je n’ose pas appeler intime en raison de sa publicité) semblent correspondre à cette définition. Un auteur-dessinateur présente au public sa vie. La réalité m’est apparue plus complexe et ce n’est pas en approfondissant l’autobiographie dans ce sens traditionnel que certains blogueurs ont développé des oeuvres originales. C’est l’avis d’un non-spécialiste en matière d’autobiographie, j’espère donc ne pas commettre de trop grosses erreurs.
Après reflexions, j’en suis donc arrivé à deux conclusions :
1.Il y a sans aucun doute des rapprochements à faire entre le genre de la bd autobiographique « historique » et le particularisme français du succès des blogs bd comme forme d’auto-édition en ligne. Mais considérer pour autant les blogs bd comme relevant du genre autobiographique est une confusion. Il serait plus exact de dire que les blogs bd utilisent des moyens d’expression mis au jour par les dessinateurs autobiographes, mais sans aller aussi loin qu’eux.
2.Certains blogs bd se donnent justement pour tâche de gérer le grand écart entre récit de vie et fiction par des créations qui vont au-delà de l’autobiographie.

L’apport formel de l’autobiographie dessinée française

Je commence simplement un petit rappel sur l’évolution historique de la bd autobiographique, que je tire d’un article de Thierry Groensteen dans Neuvième art n°1. Le genre se développe d’abord aux Etats-Unis dès les années 1970 avec des auteurs reconnus qui décident de se consacrer à l’autobiographie dessinée : Art Spiegelman (auteur du célèbre Maus en 1972), Robert Crumb et Will Eisner. A l’inverse, en France, si certains auteurs comme Gotlib et Moebius se mettent déjà en scène, il faut attendre les années 1990 pour que se développe un véritable courant autobiographique au sein de la bd française, généralement chez de jeunes auteurs et des éditeurs indépendants. Les noms qui viennent à l’esprit sont d’abord ceux de Max Cabanes et Baudouin pour les aînés, puis Fabrice Neaud, Jean-Christophe Menu et Lewis Trondheim dans la jeune génération. L’objectif de ces oeuvres autobiographiques est une réflexion approfondie sur le Moi, une exploration du destin et de la personnalité respective des auteurs. Nous sommes donc en présence, en particulier avec Le Journal de Fabrice Neaud, d’oeuvres autobiographiques exigeantes répondant à la définition littéraire du genre, si l’on considère celle de Philippe Lejeune citée plus haut. Ainsi sont apparus de véritables oeuvres autobiographiques dessinées, et ce courant n’a fait que s’étendre depuis les années 1990, avec de nouveaux auteurs s’attaquant à l’analyse de leur vie, comme Manu Larcenet, Joann Sfar, Marjane Satrapi (même si le terme d’autobiographie n’est pas tout à fait exact) ou Aude Picault.
En citant ces derniers auteurs, je fais volontairement un parallèle entre deux générations, la première ayant inspiré la deuxième. Il me semble pertinent de considérer que l’écho rencontré chez la jeune génération par Sfar et Trondheim et leur « carnets » (édités à l’Association) ait pu avoir un impact sur l’évolution du phénomène des blogs bd. Lewis Trondheim, en particulier, tenant lui-même un blog et étant fortement soupçonné d’être l’auteur du blog de Frantico, a pu jouer un rôle important. Je souligne d’autant plus son rôle que les blogs qu’il a contribué à éditer dans sa collection chez Delcourt ont pour beaucoup une dimension autobiographique.

Ces auteurs, dans leurs carnets, ont mis au point des techniques graphiques dont se servent les blogueurs bd. Le plus important de ces éléments est sans doute la banalisation de l’idée de l’autoreprésentation graphique, qui autorise un dessinateur à se représenter et surtout à se représenter comme un personnage de bd, c’est-à-dire de façon reconnaissable pour le lecteur. Baudouin, Trondheim, Sfar, Neaud, Larcenet utilisent ce type d’avatar, de façon plus ou moins directe. Je parlerais une fois de plus de Trondheim (vous allez dire que c’est une obsession chez moi…) qui est connu pour se représenter en oiseau au bec crochu, de telle façon qu’on reconnaît immédiatement le personnage-Trondheim. Les blogueurs bd ont repris le principe de l’avatar dont l’objectif principal n’est pas d’être réaliste, mais d’être reconnaissable par le lecteur en tant que personnage récurrent censé représenter le dessinateur auteur du dessin. Cet avatar se dotant, dans sa version numérique, d’un pseudonyme qui contribue à le hisser au rang de personnage.
Le second élément qui me semble important à souligner est l’exaltation d’un récit du quotidien, même dans sa trivialité. La voie dans ce sens a été ouverte par Lewis Trondheim. Neaud souligne d’ailleurs que de nombreux blogs (il a tendance à généraliser) reprennent la structure formelle de l’autobiographie humoristique qui est celle de Trondheim dans ses carnets, reprises pour son blog (vous pouvez suivre la structure en reprenant un gag du blog de Trondheim : http://www.lewistrondheim.com/blog/ ). Cette structure est la suivante : le héros-auteur est confronté à une situation surprenante mais vécue dans son quotidien qui l’amène à une réflexion intérieure. Cette réflexion donne lieu à chute humoristique dont le comique vient le plus souvent de la constation de sa propre vacuité. Le lecteur est pris à parti lors de la chute. C’est évidemment là un canevas initial sur lequel on peut broder. Mais force est de constater que les blogueurs de la première génération comme Boulet et Pénélope Jolicoeur y font appel, et que le schéma perdure dans d’autres blogs. Trondheim, avec ses carnets, a rendu possible de dessiner le quotidien, même dans sa plus grande trivialité et son absence la plus totale d’intérêt et d’exemplarité.

L’autobiographie malmenée : une vision superficielle

Le blog bd pourrait se rapprocher d’une forme particulière de l’autobiographie, le journal de bord, notamment par la forte présence de la contrainte temporelle et de l’immédiateté dans la retranscription des faits et des pensées. La forme du « blog » offre la potentialité d’un tel exercice où l’auteur se livrerait face à ses lecteurs tout en essayant de réfléchir sur lui-même (le genre du journal intime en ligne existe d’ailleurs, et a même sa revue, http://journalintime.com/archives/sites/clavint/ ). Or, cette potentialité n’a pas véritablement été saisi par les blogueurs. Je ne connais pas, à l’exception peut-être du blog d’Esther Gagné (http://lanternebrisee.net/) de blog dans lequel soit présent, de façon récurrente et même obsédante, une réflexion sur le Moi, sur l’intime… Pour cette raison, les blogs bd, tels qu’ils se sont développés, me semblent être une illusion d’autobiographie plutôt que relever véritablement du genre. Les blogueurs empruntent certes les ressources formelles des dessinateurs autobiographes, mais sans aller aussi loin dans l’introspection. On ne retrouve alors que très peu chez les blogueurs bd une exigence de vérité face aux lecteurs, d’où l’émergence du quotidien, plus superficiel, moins révélateur, avec souvent une volonté d’interpeler le lecteur : « alors, toi aussi tu as vécu ça, n’est-ce pas ? ». Les blogs bd reprennent les formes de l’autobiographie dessinée, mais avec une vacuité (volontaire ?) dans le propos. Il est davantage vécu comme un outil de communication que comme un outil de réflexion sur Soi. On ne retrouve pas la trace de ce « pacte » autobiographique théorisé par Lejeune, que l’auteur fait avec son lecteur, jurant de lui dire la vérité à la manière du Rousseau des Confessions, pour que sa vie serve d’exemple.
Il faut donc un peu d’indulgence et une définition élargie pour que le blog bd soit considéré comme une forme indirecte d’autobiographie. Dans son blog, le dessinateur livre sa personnalité, soit sous forme de récit de vie, soit par de simples dessins qui, sans rien raconter, sont porteurs de sens. De même, le graphisme du site, l’ajout éventuels d’outils d’expression face aux lecteurs (commentaires, radio blog, boutique), fait du blog une page réellement personnelle. Il y a introduction du lecteur dans la vie du dessinateur, ou du moins dans une partie choisie de sa vie.

L’autobiographie comme prétexte
Alors qu’apporte les blogs bd à la notion d’autobiographie ? Je n’ai pas abandonné ma réflexion sur un constat d’échec. Je vais donner ici deux exemples de tendance qui se sont affirmés chez les blogueurs, tendances qui témoignent d’une interrogation (souvent embryonnaire mais néanmoins présente) autour de l’écriture du Moi et de sa publication auprès du public.
Le premier exemple tient aux blogueurs qui utilisent l’autobiographie comme pretexte pour aller au-delà du quotidien. Cela peut être, d’une manière très simple, le pretexte autobiographique pour témoigner soit d’un métier (comme Martin Vidberg dans Journal d’un remplaçant, la publication de son blog), soit d’une situation politique (propos des blogs de Nicolas Wild, http://nicolaswild.blog.lemonde.fr/ ). On est alors plutôt dans le registre documentaire.
Mais surtout, dans d’autres blogs, l’exaltation du Moi est remplacé par l’exaltation de l’imaginaire créateur du dessinateur. C’est là tout le propos du blog de Boulet, et sans doute son originalité et sa force. Dans ses notes, Boulet explore son propre imaginaire, ouvre des portes, part du quotidien pour en faire de l’extraordinaire. Beaucoup de ses notes sont basées sur le principe du « et si », qui permet ensuite à l’imagination de décoller vers d’autres univers, de partir d’une situation réelle pour créer de la fiction. Comme dans cet exemple (http://www.bouletcorp.com/blog/index.php?date=20081209) où une invasion de limaces est l’occasion d’une interminable saga, ou encore dans cette brillante analyse de Noël (http://www.bouletcorp.com/blog/index.php?date=20081226 ). Romain Ronzeau, dans une de ses notes, traite aussi de la difficulté pour le blogueur de s’échapper de la narration banale du quotidien qui caractérise le blog, (http://commedesguilis.blogspot.com/2009/06/histoire-banale-du-quotidien.html ). Il y a dans certains blogs une réflexion entre la réalité et la fiction, le dessin étant vécu comme une manière d’exagérer le réel pour le rendre extraordinaire, puisqu’il autorise toute dérive par rapport au vécu.
Peut-être peut-on rapprocher ce type de développement de la notion d’autofiction, née dans les années 1970 pour qualifier des écrits ayant l’apparence de l’autobiographie (identité narrateur/auteur) mais relatant des faits inventés, parfois en partant d’une base réelle.

L’autobiographie comme jeu aux multiples lectures

Enfin, un dernier aspect mérite d’être évoqué : le cas des faux blogs bd, c’est-à-dire les blogs mettant en scène des personnages fictifs mais prétendant être des blogueurs bd. Trois exemples concrets : le journal d’un lutin d’Allan Barte (http://laviedulutin.over-blog.com/ ), le blog de Maliki par Souillon (http://www.maliki.com/), le blog des Chicou-Chicou (http://www.chicou-chicou.com/). Dans ces blogs, de vrais dessinateurs mettent en scène de faux dessinateurs et livrent une sorte de parodie de blog bd.
L’aspect parodique est particulièrement flagrante dans le journal d’un lutin, puisque l’auteur est censé être un enfant de 8 ans. Allan Barte utilise donc une esthétique enfantine : dessin simpliste, support de cahier quadrillé, humour régressif. Là aussi on retrouve une réflexion sur la différence entre fiction et réalité, poussée à bout puisque le lecteur est volontairement floué. Le blog de Maliki détourne ainsi le cliché du « blog de filles » : l’auteur supposé est une jeune fille racontant ses états d’âmes, sa vie quotidienne, (et le motif si caractéristique du « chat mignon » parodie certains blogs féminins). A partir de ce postulat de départ, Maliki s’inscrit dans tout un monde avec des personnages fictifs et magiques, tel son alter ego Ladybird possédant des superpouvoirs. Enfin, Chicou-Chicou est un blog tenu entre 2006 et 2008 par cinq dessinateurs (Boulet, Aude Picault, Domitille Collardey, Lisa Mandel et Erwann Surcouf) mettant en scène cinq amis d’enfance racontant leur vie à Chateau-Gontier. Chacun d’eux à son propre style de dessin qui reflète sa personnalité. Le blog a été édité sur papier en 2009.
Alors le blog bd devient un jeu graphique, un véritable projet construit, puisqu’il s’agit d’interpréter une nouvelle personnalité par le dessin, en imaginant comment ce personnage dessinerait. La notion d’avatar dessiné, propre à l’autobiographie graphique, est détournée pour une production ambiguë. La fille aux oreilles pointues et aux cheveux roses de Maliki pourrait correspondre à l’avatar d’une blogueuse fan de manga. La confusion est livrée telle quelle au public, sans véritable explication et rien, sur le blog, ne laisse supposer la supercherie. De même que le narrateur du Côté de chez Swann n’est pas Proust, les dessinateurs de Chicou-Chicou ne sont pas Frédé, Ella, Fern, Juan et Claude. C’est une synthèse tout à fait réussie entre le webcomic et le blog bd.

En partant d’une forme initiale de journal numérique, en utilisant les ressources offertes par leurs aînés autobiographes, les dessinateurs de blogs bd ont tantôt livré une version superficielle de l’autobiographie, tantôt dépassé l’ancrage à la réalité quotidienne qui caractérise souvent le blog pour s’en servir comme d’un tremplin vers des vies rêvées.

Quelques ouvrages cités pour aller plus loin :
Edmond Baudouin, Passe le temps, Futuropolis, 1982
Jean-Christophe Menu, Livret de Phamille, 1995
Fabrice Neaud, Le Journal, Ego comme X, 1996-2002 (4 tomes)
Lewis Trondheim, Carnet de bord, L’Association, 2001-2004 (4 tomes)
Allan Barte, La vie du lutin, Delcourt, 2006-2007 (2 tomes)
Chicou-Chicou, Delcourt, 2009
Aude Picault, Transat, 2009

Le Bien, le Mal, et les blogs bd

Avant de commencer, un petit lien vers le site d’Annaïg, http://ninonbd.over-blog.com/ qui a travaillé pendant un an sur la BD numérique et a mis en ligne ses intéressantes conclusions.

Pour aujourd’hui, un article un peu plus atypique sur les blogs bd autour d’une question que le phénomène illustre particulièrement bien : la notion de qualité est-elle pertinente dans le cas des blogs bd ? En gros, dans quelle mesure peut-on juger qu’un blog est bien, de façon absolue et pas seulement parce qu’il nous plaît à titre personnel. Non seulement cette question de la qualité des blogs est extrêmement délicate, mais elle est rendue d’autant plus aiguë par la nature des blogs. D’abord parce qu’un blog bd, je pense l’avoir démontré, ne répond pas à une seule définition, et donc à un seul critère de qualité. Ensuite parce que sur son blog, un dessinateur livre des dessins souvent plus personnels et libres que ceux qu’il pourrait publier via un éditeur, où, et c’est le rôle de l’éditeur, un jugement extérieur précède et conditionne la publication, ce qui n’est pas le cas sur le blog. Enfin, l’interactivité inhérente à Internet et surtout aux blogs, via le système de commentaires, introduit un rapport de proximité entre les lecteurs et le dessinateur, laissant les avis les plus divers s’exprimer, et en particulier des avis dont les critères de sélection sont parfois flous voire malhonnêtes. Le blog est jugé sur son contenu, sur les dessins, mais aussi parfois sur la personnalité du blogueur. Le jugement des autres est bien souvent omniprésent sur un blog, justement via les commentaires.
Je me suis efforcé jusque là dans mes articles de ne pas juger les blogs et de ne pas donner mon avis sur la qualité de tel ou tel blog… Mais je ne pourrais pas m’empêcher de terminer cet article sur quelques blogs « coup de coeur ». Une conclusion idéale, me semble-t-il.

La hiérarchisation des blogs

Pourquoi se poser la question, me direz-vous ? Elle m’est venue en constatant que, en 5 ans, une hiérarchisation s’est faite de facto entre les blogs. J’ai trouvé intéressant de réfléchir aux données de cette hiérarchisation et aux critères sur lesquels elle a pu se faire.
Le première critère, le plus évident, est lié à la publicité des blogs. La hiérarchisation se fonde sur l’audience du blog et permet de distinguer les « blogueurs connus », stars de la blogosphère comme Pénélope Bagieu, Boulet, Laurel, Martin Vidberg, des blogueurs plus anonymes et moins compétents. L’inflation incroyable de la blogosphère depuis 2005-2006 a poussé à une sélection pour orienter l’internaute.
Lorsqu’est apparu le classement wikio des blogs bd, (http://www.wikio.fr/blogs/top/bd), un nouveau critère est apparu, propre à internet, celui de l’autorité des blogs. Comme il est expliqué sur ce classement, « La position d’un blog dans le classement Wikio dépend du nombre et de la valeur des liens qui pointent vers lui. » et « De plus, la valeur de chaque lien dépend du classement du blog qui le poste. ». La liste recherche donc une certaine objectivité et une représentativité pour présenter des blogs influents au sens numérique du terme : qui ont non seulement de l’audience mais surtout qui sont reconnus comme des références par les sites du même type. Ainsi retrouve-t-on, dans ce classement, des blogs connus : Pénélope Bagieu, Martin Vidberg, Margaux Motin, Boulet, Pacco pour citer les « stars » de ce mois-ci (mais ce classement varie en général assez peu).

A partir du moment où l’on commence à classer les blogs, il faut commencer à s’interroger sur la pertinence de ce classement. Et ce d’autant plus que cette hiérarchisation à des conséquences indirectes lors d’évènements comme le Festiblog qui, forcément, sélectionne ses invités. Etre invité au festiblog est vécu pour la plupart des blogueurs comme une consécration de leur travail. Ces blogueurs connus seront ceux que l’on contactera pour des interviews, des interventions, et parfois des publications. La hiérarchisation a donc une influence sur la carrière des dessinateurs. Il faut lier ce phénomène au contexte du star-system traditionnel du monde de la culture qui confond bien souvent visibilité et qualité, à cause duquel certains talents se retrouvent masqués derrière des « stars » proclamés. C’est bien sûr moins le cas dans la blogosphère où, bien souvent, les blogueurs acquièrent une certaine notoriété justement suite à un travail régulier et susceptible de plaire.
Mais le problème de la hiérarchisation se pose de façon encore plus aiguë dans le cas de blogsbd.fr, principal site de référencement des blog bd français qui possède, lui aussi, ses propres critères. J’ai déjà amplement présenté ce site dans mes articles précédents. Régulièrement reviennent des débats sur le rôle, et surtout le monopole de blogsbd.fr, qui est, en effet le principal (car le plus utilisé, mais pas le seul) portail d’accès vers des blogsbd. Car, sans forcément le vouloir, en créant son site, Matt a offert son jugement personnel comme un critère absolu. Matt répète pourtant à chaque polémique que blogsbd.fr ne vise pas à présenter objectivement et égalitairement des blogs, mais qu’il s’agit de son site personnel, où ses goûts se réflètent. La sélection « Officielle », qui s’affiche sur la page d’accueil et est limitée à 100 blogs est présentée ainsi : « Liste de 100 blogs BD élaborée par le webmaster du site, mélange d’incontournables et de goûts personnels. ». L’idée de « goûts personnels » est suffisamment clairs, mais celle « d’incontournable » se réfère bien souvent au classement d’autorité cité plus haut (ainsi retrouve-t-on Boulet, Pénélope Bagieu, etc.). Récemment, justement, la sortie de Laurel de cette sélection officielle a conduit à des interrogations dans les commentaires de son blog, car beaucoup considère Laurel comme une « incontournable » de la blogosphère, l’une des fondatrices du mouvement. La gratuité du service fourni par Matt lui laisse le libre choix de gérer son site comme il l’entend. Or, Matt a, sans le vouloir, une responsabilité dans le succès de certains blogs. Il y a alors une forte ambiguité de blogsbd.fr : à la fois site personnel n’ayant aucune obligation d’objectivité et site de référence utilisé par beaucoup de lecteurs de blogs qui s’en servent comme un outil de sélection des blogs qu’ils vont lire.

N’oublions pas non plus que le phénomène des blogs bd a généré un cliché inversé qui représenterait le degré zéro du blog bd : un blog dont le propriétaire parlerait de ses chats, de sa vie sentimentale, de ses fringues, ou encore prendrait pretexte du moindre événement insignifiant pour en faire une note. Bastien Vives utilise ce cliché dans ce strip acide sur les « blogs de filles » : http://bastienvives.blogspot.com/2008/12/mercredi-lorsque-lon-sent-la-caresse.html ou encore dans cet autre strip sur « le gag » : http://bastienvives.blogspot.com/2009/06/dimanche-lorsque-un-peintre-surfacique.html. On peut alors en déduire qu’un des critères de qualité d’un blog bd serait de dépasser le stade du blog personnel n’ayant pas d’autre intérêt que pour soi-même, mais ayant un intérêt pour ses lecteurs.

Présence du jugement : les commentaires

Il existe justement sur les blogs un système de commentaires dont le rôle est d’autoriser un avis critique. Un argument souvent avancée par les blogueurs à la question du but de leur blog est l’idée d’avoir des retours variés sur leur travail. Via le système des commentaires, présents sur presque tous les blogs, les lecteurs peuvent, ou non, donner leur avis. Pour cette raison, le jugement est très présent sur le blog, soit uniquement dans les commentaires, parfois aussi dans les notes du blogueur, lorsqu’il prend à parti ses lecteurs ou répond directement à une question. Dans une situation idéale, donc, le dessinateur poste une note, et les lecteurs donnent leur avis de façon constructive, lui apportant des conseils.
Je parle ici dans une situation idéale, car bien souvent, les critères de jugement des commentateurs ne sont pas parfaitement constructifs. Il faut d’abord considérer les « trolls » : commentateurs agressifs qui, pour d’obscures raisons, arrosent systématiquement les notes d’appréciations négatives voire injurieuses touchant parfois à la personnalité du blogueur plus qu’à son dessin. Surtout, les remarques positives du type « c’est très bien, continue », sont certes très encourageantes mais pas forcément constructives. Il existe pour des commentaires plus construits et utiles des forums, dont le plus célèbre est celui de Cafésalé, mais le format des commentaires de blog s’avère souvent corrompu ou insuffisant pour permettre d’être toujours pertinent. Je ne connais à vrai dire pas l’avis des blogueurs sur le sujet, pour savoir s’ils tiennent comptes des commentaires…
A travers les commentaires, il y a une présence du jugement qualitatif directement sur le blog, de façon publique. Là encore, on voit bien que les blogs bd ne sont pas détachés de tout jugement. Or, ce jugement des lecteurs est profondément subjectif, lié à une impression personnelle.

Peut-on juger les blogs bd ?
Et pourtant, il me semble que plusieurs arguments viennent montrer que, malgré l’existence de hiérarchisation et de jugements, les blogs bd se prêtent mal à un jugement qualitatif.
L’argument le plus flagrant, à mon sens, est la gratuité. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : ce n’est pas parce que quelque chose est payant (a une valeur marchande) qu’il est de qualité, et inversement. La gratuité n’implique pas forcément la médiocrité, et les débats autour d’internet, parfois dressé en symbole d’une gratuité idéale, tournent souvent autour de ce point. Beaucoup de contenus internet gratuits sont d’une qualité supérieure à leur homologue payant. Mais en revanche, la gratuité n’encourage pas non plus à la qualité, ne serait-ce que pour des raisons bassement humaines. On ne peut pas demander des comptes à un blogueur qui ne poste pas régulièrement une planche complète et, bien souvent, l’argument revient selon lequel le blog étant un espace de libre expression, le dessinateur peut y mettre ce qu’il souhaite, et ceux à qui ça ne plait pas ne sont pas obligés de venir lire. Argument tout à fait recevable, justement à cause de cette gratuité : le lecteur est libre de prendre ou de laisser. Rien n’oblige un blogueur à soigner particulièrement son dessin : tout dépend de l’impression qu’il souhaite donner. La gratuité offre donc une évidente liberté au blogueur qui ne doit pas se plier à un certain nombre de contraintes ; un rapport plus sain au dessin, vécu comme une passion plutôt que comme un travail.
D’autre part, beaucoup de blogs bd existent pour un cercle restreint de lecteurs, famille et amis. Il faut donc faire deux poids deux mesures entre les différentes catégories de blogueurs bd et ne pas juger de la même manière le blog d’un dessinateur professionnel comme Boulet (voir lien sur le côté), ayant suivi une formation artistique et celui d’un jeune étudiant amateur de dessins et de mangas. Là encore, ça ne veut pas dire qu’il n’y ait pas des talents à découvrir dans les jeunes dessinateurs amateurs (c’est le but des « jeunes talents » du Festival d’Angoulême (http://www.bdangouleme.com/fibd-31-concours-jeunes-talents-2010)). Mais il est clair qu’on ne peut juger ces deux types de blogs sur les mêmes critères. S’ils étaient tous deux publiés, sans doute pourrait-on les juger, mais le format blog bd brouille les codes de lecture et rend valable à la fois un blog professionnel et un blog amateur.
Au final, il n’existe pas de véritables critères objectifs pour juger d’un blog et les seuls jugements qui interviennent sont subjectifs et personnels. Le problème du blog est que, comme beaucoup d’autres choses sur Internet, il est coincé entre la sphère publique (puisque publié sur internet) et la sphère privée (en tant qu’espace plus personnel). L’idée d’une hiérarchisation des blogs me semble absurde et dénué de sens dans la mesure où la part d’implication personnelle pousse à une trop grande diversité de formules et de choix. Un exemple frappant est celui des blogs adoptant un style relâché (et je ne veux pas dire par là que leurs auteurs passent trop peu de temps sur les notes). Le blog de Mélaka http://www.melakarnets.com/, par exemple, se présente justement comme un carnets de notes pris sur le vif et donc par essence moins travaillé qu’une véritable planche. De même, les blogs d’anonymes à l’audience restreinte peuvent difficilement être jugés, car l’intérêt qu’ils peuvent avoir et qui pourrait paraître limité est lié à un public fait avant tout d’amis, et donc à des exigences moindres. Il faut tout de même rendre hommage aux nombreux blogueurs qui dessinent de véritables planches sur lesquels ils peuvent passer des heures et les offrent au public sur internet…

La validité du critère de goût est ce qui sépare le webcomic du blog bd : un webcomic est un objet conçu comme l’aboutissement d’un travail de création rendu présentable au public ; il est sujet à un jugement sur sa qualité. Au contraire, la note de blog est un instantané dans lequel intervient la subjectivité ; chaque blogueur envisage à sa manière son blog, de même que chaque lecteur a sa vision de ce que doit être un blog. Certains blogueurs travaillent leur planche de façon approfondie, tandis que d’autres ont une conception plus libre et moins contraignantes. Et bien souvent, un blogueur tente de plaire au goût de son public, la boucle étant ainsi bouclée.
Les blogs bd se situent à la frontière entre la création artistique, de par leur lien avec la bande dessinée, et le billet d’humeur personnel. Tantôt le dessin n’est qu’un simple moyen d’expression, tantôt il est l’objet d’une attention particulière (je schématise, ici, dans la réalité, la frontière n’est pas aussi clairement définie).


Mes blogs à découvrir

Et mes goûts à moi, me direz-vous ? L’intérêt principal que je trouve au blog bd est de découvrir des styles et des créateurs originaux de façon régulière. Je privilégie en général la surprise que me procure une note et l’effet du dessin qui doit être capable à la fois de transmettre des émotions et d’exprimer un univers, celui, puissant et présent, du dessinateur. C’est selon ces critères que je vais vous présenter quelques blogs parmi mes préférés.
Je passerais sous silence le blog de Boulet, un des symboles du succès de la blogosphère, que beaucoup d’entre vous doivent connaître et qui est assurément un incontournable. Un blog que j’adore, mais dont je ne parlerais pas ici pour au contraire vous amener à des découvrir d’autres blogs dont vous êtes peut-être moins familier.
Le blog de manu xyz (http://manu-xyz.blogspot.com/ ) : Manu-xyz est une incroyable découverte de la blogosphère. Dessinateur autodidacte, il livre dans son blog de véritables billets d’humeur qui portent en eux une vision de la société, de la politique, de l’homme. Il faut ajouter à cela un trait prenant, entre l’hyperréalisme et la caricature, souvent très prenant (manu-xyz se dit inspiré par des dessinateurs comme Solé, Alexis, Will Eisner, Boucq, dont l’influence apparaît comme évidente ; source : http://www.festival-blogs-bd.com/2009/07/interview-2009-manu-xyz.html ).
Tu mourras moins bête de Marion Montaigne (http://tumourrasmoinsbete.blogspot.com/). La dessinatrice Marion Montaigne utilise le support du blog mais pour un usage tout à fait différent de son usage habituel de carnet de notes personnel. Elle met en scène le « professeur à moustaches » dans des planches d’explications pseudo-scientifiques assorties d’un humour loufoque. Son style très expressif, proche de Reiser. Au final, une alternative originale à la monotonie des blogs bd. Précisons que, au-delà de son blog, Marion Montaigne est uen dessinatrice professionnelle ayant déjà publié quatre albums.
Eliascarpe (http://eliascarpe.over-blog.com/) : Si le contenu reste plus traditionnel (anecdotes de vie, humeurs…), c’est, comme chez manu xyz, la qualité du dessin d’Eliascarpe qui m’a frappé. Le blog met en scène un personnage, Elias, inspiré de l’auteur, et son collocataire dans des histoires longues souvent très drôles et imaginatives, dans la lignée des notes de Boulet.

A suivre dans : Blogs bd, l’illusion autobiographique