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Les enfants du capitaine Grant d’Alexis Nesme, Delcourt, 2009/Le démon des glaces de Jacques Tardi, Dargaud, 1974

Jules Verne et la bande dessinée : la force d’un imaginaire littéraire

On connaît trop peu les liens étroits qui unissent la bande dessinée française à la riche tradition littéraire et à la connaissance et à la diffusion des auteurs classiques et reconnus. La question de l’adaptation littéraire en bande dessinée, pourtant tout à fait pertinente, reste assez peu étudiée et je souhaite donner dans cet article deux exemples représentatifs des interrogations que posent l’adaptation avec deux ouvrages inspirés et adaptés de Jules Verne : l’un est sorti récemment chez Delcourt, Les enfants du capitaine Grant, d’Alexis Nesme, l’autre est maintenant un classique de la bande dessinée, Le démon des glaces de Jacques Tardi, paru en album en 1974 et réédité depuis chez Casterman.
Les choix de Tardi et de Verne ne sont pas innocents, évidemment. Le premier est l’un des auteurs de bande dessinée les plus liés au monde de la littérature. Il est un auteur profondément littéraire, dans le sens où il ne dresse pas de barrières entre la littérature et la bande dessinée et agit sans cesse vers la fusion des deux univers. Quant à Verne, il s’agit d’un écrivain traditionnellement apprécié par les auteurs de bande dessinée. L’imaginaire vernien offre une très large palette d’images extraordinaires pouvant résonner dans l’esprit du lecteur et donner lieu à des aventures au décor exotique (or la référence par l’image est à la base de l’art de la bande dessinée). Dès les années 1930-1940 les grandes séries pour la jeunesse ont fait des emprunts à Verne ; relisez les séries anciennes mais vénérables Zig et Puce d’Alain Saint-Ogan et Tintin d’Hergé en ayant en tête les grandes thématiques verniennes (épopée spatiale, civilisations secrètes, fantaisie scientifique et tour du monde). Mais l’attractivité des romans de Jules Verne perdure au fil des décennies ; le sous-genre littéraire de science-fiction dit steam punk est en grande partie inspiré par le foisonnement des récits de Verne (fr.wikipedia.org/wiki/Steampunk). En bande dessinée, on en trouve des exemples avec La ligue des gentleman extraordinaires d’Alan Moore et Kevin O’Neill et Hauteville House de Fred Duval et Thierry Gioux. Voyages sous-marin ou spatiaux, machines extraordinaires, civilisations perdues : le monde de Verne présente un double avantage. Il est bien connu ( donc facile d’y faire référence sans être obscur) et généralement reconnu comme un objet culturel « noble » ; il est peut-être l’un des univers littéraires le plus à même d’être traduit en images par des dessinateurs à la recherche de dessins fantastiques et agit bien souvent comme un libérateur d’imagination, ce que nous allons tenter de voir avec les deux exemples.

L’adaptation littéraire selon Jacques Tardi

Lorsqu’il dessine en 1974 Le démon des glaces, Jacques Tardi est encore un jeune auteur travaillant au journal Pilote et n’ayant à son actif que deux récits longs, Rumeurs sur le Rouergue, scénarisé par Pierre Christin, et Adieu Brindavoine, dont il a assuré le scénario. C’est également le cas de ce Démon des glaces qui est plus un hommage à Jules Verne qu’une adaptation, puisqu’il ne reprend aucun récit vernien. L’intrigue initiale, toutefois, rappelle l’esprit d’aventure de l’auteur des « Voyages extraordinaires » : à la fin du XIXe siècle, Jérôme Plumier, prototype du jeune héros romantique, embarque sur l’Anjou. Arrivé dans l’Antarctique, les évènements extraordinaires se succèdent : un bateau fantôme pris dans les glaces est découvert tandis que l’Anjou explose sans raison apparente. Que cache donc cet endroit où tant de bateaux ont déjà disparu ? Et surtout, qu’est-ce que tout cela a à voir avec l’oncle de Jérôme Plumier, mort depuis peu ? Le jeune héros, bien décidé à comprendre ce mystère, est entraîné à la rencontre de savants fous voulant détruire la planète, de canons sous-marin, de véhicule amphibie, etc. Tardi rassemble dans son histoire différentes thématiques verniennes (univers marin et sous-marin, science fantasmée, machines extraordinaires…), et quelques motifs viennent rappeler à qui s’adresse l’hommage : l’un des bateaux s’appele le Jules Vernez, le jeune héros se fait attaquer par un poulpe géant… Le titre même rappelle une oeuvre peu connu de Verne, Le sphinx des glaces, Le maître n’est pas loin…
Mais l’hommage ne vient pas seulement du scénario, il donne également lieu à une esthétique toute particulière dont l’objectif principal est de se rapprocher des gravures de la fin du XIXe telles qu’elles paraissent, entre autres, chez l’éditeur Hetzel qui publie Verne entre 1863 et 1905. Pour ce faire, Tardi utilise une technique qui donne un résultat très proche de la gravure, en particulier de la gravure sur bois (idéal donc pour donner un aspect archaïque): la carte à gratter. Cette technique reste assez peu courante en bande dessinée (on peut citer Andreas ou plus récemment Matthias Lehmann) mais son effet est réellement impressionnant : il donne un fort contraste entre les noirs et les blancs et permet de jouer magistralement sur les ombres et les clairs-obscurs. Ce que recherche surtout Tardi, c’est de renvoyer directement à une imagerie du XIXe siècle, époque où la gravure dominait le monde de l’illustration de romans, qu’il s’agisse de Jules Verne où d’autres auteurs d’ailleurs. Certaines planches du Démon des glaces sont directement reprises d’illustration de Gustave Doré, célèbre graveur des années 1850-1870 : une scène où le bateau avance dans les glaces reprend une gravure de Doré pour The rime of the ancient mariner de Samuel Coleridge. Tardi ne s’arrête pas à la virtuosité technique : Le Démon des glaces tend aussi à se rapprocher, sur le plan narratif, du style des romans populaires de la Belle Epoque, période privilégiée par l’auteur. Ainsi, l’album est divisé en chapitres qui se terminent par un dramatique « que va-t-il se passer ? », il est animé par un narrateur très présent à l’élocution ampoulée et il comporte parfois de longues explications scientifiques plus ou moins fantaisistes, là aussi à la manière de Verne.

Pourtant, Le Démon des glaces n’est pas non plus un déférent hommage au grand écrivain, mais bien plutôt un détournement des codes du roman vernien. C’est cela qui donne toute sa modernité et son originalité au récit et ne le cantonne pas au simple statut d’adaptation fidèle, bien souvent fatale… Ainsi, alors que chez Verne la science est triomphante et bienfaitrice, le motif du savant fou change la donne et annonce une science destructrice, celle de la guerre de 14-18 qui deviendra l’un des grands thèmes de Tardi. Surtout, lorsque le jeune héros si prototypique, Jérôme Plumier passe dans le camp des savants mégalomanes, le manichéisme caractéristique des romans populaires est bouleversé. Le pauvre narrateur ne sait plus quoi dire et est désappointé par son propre héros qu’il ne parvient pas à faire revenir du côté du Bien… Le Démon des glaces est donc un roman de Verne si celui-ci avait pris acte des évolutions culturelles du XXe siècle : interrogations sur les dangers de la science et statut narratif autonome acquis par l’image. Si, dans la littérature du XIXe, l’image est surtout l’illustration du fil narratif, dans la bande dessinée, c’est elle qui prend les commandes. Le narrateur, qui ne peut s’exprimer que par les mots, est dépassé par les images.
Tardi, dans une interview donné à Numa Sadoul, évoque très justement sa vision de l’adaptation littéraire et considère que « l’adaptation devient une oeuvre à part entière, quelque fois différente, quelque fois fidèle, et pas meilleure pour autant ». Liberté donné à l’adaptateur. Dans le cas de la bande dessinée, celui-ci ne doit pas se contenter de mettre en images un récit, il doit lui donner une singularité propre, quitte à s’écarter du livre d’origine. Tardi connaît bien le monde de l’adaptation et la littérature est très présente dans sa carrière. En 1978, il signe avec Manchette, écrivain considéré comme l’initiateur du « néo-polar », l’album Griffu. A partir de 1982, il adapte quelques romans de Léo Malet de la série des Nestor Burma. Suivent ensuite Jeux pour mourir d’après Géo-Charles Véran en 1992 et Le Cri du peuple de Jean Vautrin en 2001. Si on ajoute qu’il a illustré Mort à crédit de Céline et qu’il dessine les couvertures des romans de Daniel Pennac, on voit que Tardi est un pont entre deux univers que l’on oppose en général, celui de la littérature et celui de la bande dessinée. Sans compter que sa série-phare, Les aventures d’Adèle Blanc-Sec est un hommage constant à la littérature populaire fantastique et à ses savants fous, monstres préhistoriques, statuettes maudites… Les références des albums de Tardi viennent le plus souvent d’univers littéraires qu’il admire et qu’il met en images pour le lecteur.

De la difficulté d’illustrer Jules Verne

Telle est la vision de l’adaptation littéraire selon Tardi : l’oeuvre initiale est faite pour être transformée, quitte à être méconnaissable. L’adaptation n’est pas illustration du roman, elle est une autre oeuvre, relevant d’un genre différent et répondant à d’autres contraintes. Les enfants du capitaine Grant d’Alexis Nesme, sorti en août chez Delcourt est loin de cette interprétation de l’adaptation littéraire en bd. L’album a d’autres forces, et j’en parlerai, mais il reste une adaptation trop respectueuse, assez servile du point de vue de l’histoire, et qui est très loin du second degré libérateur du Démon des glaces ; sa lecture m’a été nettement moins stimulante.
Petite présentation générale d’abord, car il est toujours intéressant de découvrir un nouvel auteur. Alexis Nesme est un jeune auteur qui vient du monde de la bd jeunesse, avec des séries comme Grabouillon et Les gamins, toutes deux chez Delcourt. Ses premiers albums contiennent déjà en partie le style qu’on lui retrouve dans Les enfants du capitaine Grant : personnages animaliers, fraîcheur et précision du dessin et maîtrise des couleurs. En adaptant Verne, il se joint à un projet plus ambitieux : un récit en trois albums (pour une question de temps et de masse à adapter mais aussi sans doute pour des raisons commerciales) qui s’inscrit dans la collection Ex-Libris de Delcourt. Cette collection a été créée par Jean-David Morvan en 2007 et est uniquement tournée vers l’adaptation de classiques littéraires par de jeunes auteurs. Et Alexis Nesme ne s’en sort pas trop mal sur ce tremplin, car il profite de cet album pour montrer sa grande virtuosité de dessinateur. Quant au roman d’origine, il date de 1868. Lors d’un voyage en mer, Lord Glenarvan découvre un appel au secours dans une bouteille à la mer, lancée par le capitaine Grant. Il décide alors d’aller à la recherche du naufragé, accompagné par les enfants de ce dernier. Le récit entraîne les aventuriers dans les Andes, en Australie, en Nouvelle-Zélande. Autant d’occasions pour dessiner des paysages grandioses, montagnes gigantesques, océans, déserts et couchers de soleil… Nous sommes très loin du sobre noir et blanc de Tardi : ici, les couleurs vives éclatent dans de grands panoramas et des scènes d’ensemble. Nesme amplifie le principe, connu depuis longtemps dans la bande dessinée, qui veut que l’utilisation de telle ou telle couleur favorise, selon le contexte narratif, tel ou tel sentiment chez le lecteur. Chaque page se base ainsi sur une couleur principale qui est déclinée et envahit les autres couleurs de la page (une technique assez semblable est utilisé dans certaines pages de la série De capes et de crocs par le dessinateur Masbou). D’un point de vue purement graphique, l’album de Nesme est donc tout à fait réussi.
Mais l’esthétique ne suffit pas pour une adaptation, le traitement du récit est également important. Or, de ce point de vue, l’intérêt est plutôt maigre : le scénario est très proche des péripéties du scénario d’origine, trop proche sans doute, et manque de recul. Quelques efforts ont pourtant été fait pour donner une coloration littéraire à l’album, comme la couverture qui rappelle les couvertures de Hetzel, rouge et or. De même que chez Tardi, on trouve un narrateur, des explications scientifiques et une division en chapitres. Mais Nesme échoue, me semble-t-il, à adapter un roman (donc des mots) avec des images : il illustre plus qu’il ne réinvente l’histoire et ne prend pas de risques excessifs ni de parti pris en matière de narration. En comparaison, l’hommage du jeune Tardi est beaucoup plus audacieux, puisque, tout en affirmant une intention esthétique (la carte à gratter), il l’accompagne d’un scénario original.

L’imaginaire foisonnant du roman vernien est particulièrement porteur d’un point de vue graphique. Et la comparaison entre les deux albums montre bien que cette imaginaire ouvre sur une diversité d’interprétations esthétiques. Je suis toujours enthousiaste face aux passerelles qui peuvent se créer entre les deux genres littéraires que sont le roman et la bande dessinée. L’exemple de Tardi montre à quel point ces contacts peuvent être enrichissants : pour la BD, qui y gagne une intrigue et un univers, et pour le roman qui survit ainsi hors des cercles de connaisseurs et des seules salles de classe. C’est un faux débat que d’opposer la BD à la littérature, évidemment ; l’un ne condamne pas l’autre et les adaptations de romans permettent une deuxième naissance à l’oeuvre. La collection de Delcourt, Ex-libris, part sans doute du même constat. Les résultats sont cependant assez inégaux et montrent que l’adaptation littéraire en bande dessinée est un art difficile où l’affranchissement d’une admiration sans bornes est souvent la solution la plus juste.

Pour en savoir plus :
Sur Alexis Nesme (né en 1974) :
Grabouillon, Delcourt, 2003-2007 (2 tomes)
Les enfants du capitaine Grant, Delcourt, 2009
un article de Bodoï : http://www.bodoi.info/magazine/2009-05-14/le-voyage-extraordinaire-dalexis-nesme-au-pays-de-jules-verne/16194

Sur Jacques Tardi (né en 1946) :
Le Démon des glaces, Dargaud, 1974 (réédité depuis)
La bibliographie concernant Tardi est assez volumineuse… Voici les ouvrages utiles que j’ai consulté :
Thierry Groensteen, Tardi, Magic-Strip, 1980
Numa Sadoul, Tardi : entretien avec Numa Sadoul, Niffle-Cohen, 2000

Et de chouettes albums faits à la carte à gratter pour connaître les possibilités de cette technique :
Andreas, Cromwell Stone, 1984-2004 (éditions Michel Deligne puis Delcourt)
Matthias Lehmann, L’étouffeur de la RN 115, Actes Sud, 2006

Thomas Ott 73304-23-4153-6-96-8, L’Association, 2008

Bastien Vives, Dans mes yeux, KSTR, mars 2009 / Miguelanxo Prado, Traits de craie, Casterman, 1993

De l’emploi du narrateur en bande dessinée ou l’art de pieger le lecteur

Bastien Vives pour trois raisons. D’abord une purement subjective : j’ai eu un vrai coup de coeur à la lecture de son blog d’abord, puis de ses albums. J’ai choisi de vous parler de Dans mes yeux, un des derniers en date. De plus, cet album est l’occasion de faire un point sur la technique de la couleur directe et sa place dans l’histoire de la bande dessinée. Enfin, ça me permet de parler d’un auteur espagnol, Miguelanxo Prado dont une des oeuvres, Traits de craie, entretient quelques rapports avec Dans mes yeux. Ces deux auteurs, qui représentent deux générations différentes et deux pays différents, sont deux exemples parmi d’autres de l’évolution de la bande dessinée de ces vingt dernières années (sans doute peut-on même dire trente) : une recherche de plus en plus fouillée pour enrichir l’aspect artistique du médium en mêlant expérimentation graphique et expérimentation narrative.

Bastien Vives et la force des couleurs
Commençons par le commencement : qui est Bastien Vives ? Jeune auteur né en 1984, diplomé de l’école des Gobelins à Paris qui prépare aux arts de l’image, il publie son premier album, Elle(s) à 23 ans chez Casterman dans la collection KSTR. Cette collection vient alors d’être créée et entend s’ouvrir à la jeune génération d’auteurs en leur offrant une pagination libre et un « esprit rock » (formulation, on l’avouera, assez vague et douteuse). Vives reste fidèle à cette maison d’édition pour trois autres albums, dont Dans mes yeux. Parmi ses autres activités qui viennent enrichir sa carrière naissante d’auteur de BD, on peut noter qu’il tient un blog depuis 2007 pour lequel il rédige des strips courts souvent en noir et blanc et qu’il est membre de l’atelier Manjari qui regroupe d’autres jeunes dessinateurs. En janvier 2009, il reçoit pour Le goût du chlore le prix Essentiel Révélations au Festival d’Angoulême, un bon départ symbolique dans sa carrière.
Pourquoi avoir choisi Dans mes yeux ? L’album ne réflète qu’une partie de l’univers que Vives est en train de créer. Mais il a éveillé mon intérêt par son côté doublement expérimental. D’un point de vue narratif d’abord. L’histoire est une simple histoire d’amour adolescente entre un garçon et une fille que ce dernier rencontré à la bibliothèque. Sa particularité est d’être vécue uniquement à travers les yeux du garçon. Le lecteur n’accède donc qu’à un nombre d’informations limitées, puisqu’il n’a connaissance que des paroles de la fille et parfois des personnes qui l’entourent, mais ne sait rien de la pensée et des réactions du garçon qui n’est qu’une caméra vivante. Le procédé sert une histoire volontairement minimaliste aux dialogues banals et aux situations attendues (rencontre – flirt – hésitations – baiser – rupture) ; le lecteur ne saura presque rien sur le temps, le lieu, le nom des personnages et doit tout deviner ou inventer. La précision réside dans un art du portrait expressif impressionnant qui nous focalise en détail sur les attitudes du seul objet du livre, la jeune inconnue, à l’aide de couleurs évocatrices et d’un trait fin.
L’autre expérimentation est graphique puisque l’album est entièrement dessiné au crayon de couleur. On peut suivre ce choix artistique grâce au blog de Vives, car il y livre quelques dessins en utilisant cette technique, assez peu courante dans la BD actuelle, voire presque inexistante. (si vous avez du courage et/ou du temps, suivez l’évolution à partir de cette note :
http://bastienvives.blogspot.com/2007/08/les-crayons-de-couleurs.html En août 2007, il annonce déjà vouloir dessiner un album entier au crayon de couleur pour « accéder plus facilement au réel ». C’est chose faite avec Dans mes yeux, puisque le crayon de couleur est vraiment le seul outil utilisé : pas de cases, un cadrage presque toujours identique, peu de traits car c’est la couleur qui conduit le dessin et permet d’exprimer des émotions : lorsque le garçon-caméra perd l’attention de l’inconnue, les couleurs se brouillent pour exprimer, au choix du lecteur, le désarroi, le désintérêt, la panique…
La force de Dans mes yeux est d’être un album extrêmement ouvert, presque un album-piège, puisqu’il ne nous révèle presque rien et donne peu de clés d’interprétation, ni sur l’histoire, ni sur l’album. Fable sur l’incompréhension entre les êtres ? Simple histoire d’amour poétique ? Album de couleurs expérimental ? Chaque lecteur ressentira (ou non) des émotions qui lui sont propres et relèvent de son propre rapport à l’amour, à la couleur et à l’art. C’est cette conclusion qui m’amène à dire que l’album est très littéraire, car il se base sur des procédés où le focalisation interne n’est qu’une façade pour tromper le lecteur, le forcer à s’identifier et à ressentir des émotions factices. Les écrivains connaissent bien la force d’entraînement d’un récit à la première personne et comment l’utiliser pour jouer à cache-cache avec le lecteur. Dans le même temps, il ne délaisse pas l’aspect esthétique car il contient de très belles images dans un technique peu commune.

Petite histoire de le couleur directe
Bastien Vives utilise ici la technique dite de la « couleur directe ». Il l’utilise et même la perfectionne en utilisant au minimum la ligne qui délimite la forme et en laissant à la couleur la possibilité d’exprimer. Mais si la technique est désormais connue et reconnue, si Vives peut l’exploiter avec virtuosité, il s’agit d’une technique de colorisation relativement récente qui coïncide avec l’émergence de la BD dite « adulte » dans les années 1970. T. Groensteen en parle comme de « l’apparition d’une sensibilité plus picturale. ». Nous reprenons ici son analyse. Traditionnellement, la mise en couleur d’une planche de BD se faisait à part, à la gouache ou à l’aquarelle, sur une épreuve appelée le « bleu » qui reproduit la planche. Dans le cadre d’un travail de studio, cette méthode permettait de déléguer la mise en couleur à un coloriste qui suivait les instructions du dessinateur. A partir des années 1970, les techniques de photogravure s’améliorent. Certains dessinateurs commence à appliquer directement la couleur sur l’original et peuvent ainsi mieux composer avec la couleur, et plus seulement avec le trait, à la manière d’un peintre. Moebius (Arzach en 1975) et Enki Bilal (La Foire aux Immortels en 1980) sont les pionniers de cette technique et la revue Métal hurlant (1975-1987) le diffuse auprès d’autres dessinateurs au style très différents comme François Schuiten (Carapaces en 1981). Le succès de ces albums pionniers assure celui de la technique qui permet au dessinateur de se libérer de la traditionnelle méthode des aplats de couleur et de penser la couleur. Il peut ainsi se concentrer sur davantage de nuances chromatiques et sur d’autres moyens picturaux.
Même si elle est souvent le signe d’un auteur plus attentif à son oeuvre, il faut se garder de diviser en deux le monde de la BD entre des auteurs « artistes » et des auteurs « industriels » : la couleur directe n’est qu’une technique de mise en couleur parmi d’autres et de très beaux albums sont réalisés sans elle. Elle insiste sur le côté purement formel et pictural de la bande dessinée, genre éternellement partagé entre la littérature et les arts graphiques. Surtout, elle fait partie d’un dispositif de contrôle des émotions du lecteur via le rôle du narrateur.

Miguelanxo Prado ou l’exigence littéraire
Parmi les auteurs utilisant la couleur directe, on trouve le galicien Miguelanxo Prado et son album Traits de craie. Né en 1958, il est d’abord peintre puis décide finalement de se consacrer à la BD à partir de 1979. Dans les années 1980, il fait partie des auteurs espagnols ayant participé et contribué à l’essor de la BD espagnole adulte dans des revues comme Creepy (1979-1992), Comix Internacional (1980-1987) et El Jueves (1977- ). Prado commence à être connu hors d’Espagne et son premier album, Chienne de vie, est publié en 1988 aux Humanoïdes associés. Il se joint à l’ambitieuse revue A Suivre de Casterman où il publie à partir de 1992, Traits de craie (édité en album en 1993). Prado demeure ainsi un des grands noms de la BD espagnole adulte contemporaine et démontre que, malgré un certain retard et une production moins reconnue, son pays dispose de valeurs sûres.
Traits de craie est l’album qui, après avoir reçu l’Alph-art du meilleur album étranger à Angoulême en 1994, le fait mieux connaître du public français. Il possède de nombreuses similitudes avec Dans mes yeux. D’abord la technique : Prado utilise aussi la couleur directe et joue sur la puissance chromatique pour créer une atmosphère : tons pastels de l’incertitude, précision de la complexion des visages qui permet une plus grande expressivité… Les couleurs de Prado sont parfois presque irréelles ; le rouge suggère chez le lecteur la violence, de même que chez Vives, elle marque l’éruption et la crudité du plaisir sexuel dans la scène d’amour (presque !) finale.
De plus, Prado s’inscrit dans une démarche pleinement littéraire en plaçant en tête de son album deux citations, dont une de Jorge Luis Borges (1899-1986), maître argentin de la littérature : « Bioy Caseres avait diné avec moi ce soir-là et nous nous étions attardés à polémiquer longuement sur la réalisation d’un roman à la première personne, dont le narrateur omettrait ou défigurerait les faits et tomberait dans diverses contradictions qui permettraient à peu de lecteurs – à très peu de lecteurs – de deviner une réalité atroce ou banale. ». Cette citation lui sert de point de départ pour un récit labyrinthique, à la manière de ceux de Borges. Il divise son récit en chapitres signalés par une petite vignette silencieuse, disposition qui revient aussi chez Vives. Un homme, Raul, arrive sur une île en plein milieu de l’océan avec une jetée, un phare, et une auberge tenue par une femme et son fils. Une autre femme, Ana, a jeté l’ancre et il tente de la séduire. On suit successivement chacun des protagonistes dont les agissements sont souvent étranges, poussés par le désir et la superstition ; la fin est déroutante, inaccessible, énigmatique. En guise de conclusion, Prado déclare au lecteur : « Le soupçon, nourri par moi que le lecteur de BD n’a pas pour habitude de s’investir profondément dans l’oeuvre qui lui est soumise ; il se contente la plupart du temps de la survoler. ». On le voit nettement, il propose un autre mode de lecture du médium bande dessinée, plus approfondie et plus attentive au détail et à l’ambiance. Car c’est l’ambiance qui est importante et non l’histoire qui ne se suffit pas à elle-même. La même impression ressort de Dans mes yeux : l’envie de relire l’album pour savoir ce qu’on a manqué, pour comprendre un dénouement qui nous échappe. Dans les deux cas, une histoire d’amour ratée dont les auteurs ne nous ont permis de saisir que la superficialité, que l’écume. Ils nous invitent à relire leur album et à essayer d’approfondir notre regard. La force des couleurs est alors un guide pour nos émotions, une grille de lecture inattendue.
Prado comme Vives a une vision aboutie de la bande dessinée qui n’est pas un simple moyen de divertissement mais nécessite une implication profonde du lecteur qui ressent l’album plus qu’il ne le lit. Le débat est éternel entre partisans du « bon dessin » et partisans de la « bonne histoire ». Vives et Prado dépassent le débat en incluant la couleur comme élément et moteur du récit. Ils créent une bande dessinée qui inclut le lecteur, qui lui donne un rôle, qui le piège. Ils proposent ainsi des oeuvres qui certes utilisent des procédés littéraire, mais avec les moyens de la bande dessinée : la couleur et son pouvoir de suggestion.

Pour en savoir plus :
Sur Bastien Vives :
Chez KSTR :
Elle(s), Casterman, 2007
Le goût du chlore, Casterman, 2008
Dans mes yeux, Casterman, 2009
Le site de la collection KSTR : http://www.kstrbd.com/
Mais aussi :
La boucherie, Warum, 2008
Un article de Didier Pasamonik sur le site Mundo-Bd : http://www.mundo-bd.fr/?p=1129
Le Blog de Bastien Vives : http://bastienvives.blogspot.com/
Le blog de l’Atelier Manjari : http://ateliermanjari.blogspot.com/
Une interview dans le webzine Bodoï : http://www.bodoi.info/magazine/2009-03-12/dans-les-yeux-de-bastien-vives/13341
Sur Miguelanxo Prado :
Traits de craie, Casterman, 1993
Jesus Cuadrado, De la historieta y de su uso, Sinsentido, 2000 (dictionnaire de la bande dessinée espagnole)
Miguelanxo Prado – Une monographie, Mosquito, 1993

Petite histoire des blogsbd français

Pour lire l’intro : introduction
Pour lire l’article précédent : qu’est-ce qu’un blog bd ?

Comme vous l’aviez deviné, je m’intéresse dans cette série d’articles au phénomène des blogsbd francophones, excluant par-là, principalement, le domaine américain qui, pourtant, en est en partie à l’origine. Pour résumer rapidement ce qui se passe aux Etats-Unis, quelques auteurs commencent très tôt à tirer partie des avantages qu’offrent la publication numérique de strips ou d’histoires complètes ; le plus représentatif est sans doute Scott McCloud qui mène depuis 2000 une réflexion sur la bd numérique. Il semble toutefois que le domaine américain soit plus orienté vers des webcomics, et non des blogs bd.
Ce qui se passe en France est différent. Des structures d’accueil et de publication de webcomics français existent depuis les années 2000 (citons par exemple les éditions Lapin, editions.lapin.org/librairie/ ). Mais le boom de la bande dessinée numérique, en terme d’audience et de médiatisation, ne passe pas par les webcomics mais par les blogs bd à partir de 2004-2005. Le blog bd se différencie du webcomic en ce qu’il n’est pas une publication regulière de strips ou de planches mais la page personnelle, plus spontanée, d’un auteur, sur laquelle il peut publier des dessins de nature très diversifiées (strips, planches, croquis, notes, texte…). Le blog bd suppose souvent une plus grande interaction avec le lecteur que le webcomic, l’auteur s’exprimant directement en tant qu’auteur et non par le biais de personnages. En realité, le domaine français mêle habilement les deux formes et beaucoup de blogs bd sont des hybrides : tel auteur profite de son blog pour publier ses planches en cours, tel autre se crée un personnage de fiction en train de tenir un blog (c’est le cas du webcomic Maliki, par le dessinateur Souillon). C’est en partie par les blogs bd que la bande dessinée numérique a vu son essor en France, et c’est ce mouvement que je vais essayer de retracer en quelques étapes.

2003-2004 : les pionniers
Les premiers blogs bd apparaissent en 2003-2004 et sont alors clairement orientés dans une optique de journal du quotidien pour des auteurs débutants mais déjà entrés dans le métier de la bande dessinée, pour qui ce mode d’expression est le plus naturel. Laurel, Mélaka, Cha et Boulet racontent en images de brèves anecdotes sur leur vie de dessinateurs dans des blogs crées de 2003 pour Laurel à 2004 pour Boulet. Martin Vidberg, lui, dessine son quotidien de professeur des écoles dans un blog crée en 2004. D’autres dessinateurs les suivent (Lovely Goretta, Reno, Ak et Maliki ont leur blog en 2004) mais le nombre de blogs bd se limite encore à quelques noms, et, surtout, la forme est encore assez primitive, orientée vers le carnet de notes anecdotique. Cette communauté de blogueurs est encore restreinte, composée de personnes qui se connaissent et collaborent hors des blogs : Laurel, Mélaka et Cha animent ensemble dans Spirou la série 33 rue Carambole et Boulet, dans la même revue, La rubrique scientifique. Reno, un ami de ce dernier, est d’ailleurs en couple avec Mélaka.

2005 : l’explosion
C’est sûrement l’année 2005 qui voit l’explosion du phénomène. D’abord parce que le nombre de blogs augmente et de nouvelles « personnalités » de blogueurs de nos jours considérés comme des références (que ce soit par leur longévité, ou par leur introduction dans le monde de la bd) apparaissent. Quelques noms à titre d’exemple : Miss Gally, Tanxx, Paka, Ced, Lisa Mandel, Allan Barte… Mais surtout, l’année 2005 est l’année Frantico.
Sans doute ai-je tendance à surestimer l’importance de ce blog puisque c’est à travers lui que je suis entré dans le monde des blogs bd… Toutefois, je pense que le mythe formé autour de Frantico, blog tenu entre janvier et octobre 2005 par un anonyme que l’on soupçonne fort être l’auteur Lewis Trondheim a contribué à renouveler la portée des blogs bd et leur médiatisation. En effet, le blog de Frantico provocateur, et donc susceptible de faire parler de lui : rédigé sous la forme d’un blog personnel classique, le héros, Frantico, raconte des anecdotes de sa vie particulièrement médiocre, ses échecs avec les femmes et ses séances de masturbation. L’auteur pousse donc au maximum le caractère voyeur de la formule du blog bd, journal intime qui ne l’est plus vraiment. Les autres blogueurs en activité (Boulet, Mélaka, Capu et Libon) entretiennent le « mystère Frantico », notamment en entretenant la rumeur d’un faux voyage en Corée auquel aurait participé Frantico. La question de l’identité de Frantico médiatise le phénomène des blog bd dans Le Monde, Télérama ou Libération. En novembre 2005, le blog est publié sous forme de livre chez Albin Michel ; il s’agit d’un des premiers blogs bd publiés et il sera suivi par de nombreux autres. A mon sens, les conséquences de l’éphémère blog de Frantico sont réelles : son succès a placé la barre haut pour les autres blogueurs et a fait connaître le phénomène au-delà d’un petit cercle restreint, attirant de nombreux épigones. La publication du blog a sans doute été un gage de reconnaissance du genre du blog bd. Proposant une narration logique et continue et une véritable consistance dans le personnage principal, qui contraste avec l’aspect encore désordonné de certains blogs bd, celui de Frantico relève les ambitions du genre.
L’année 2005, c’est aussi celle de la création du premier Festiblog. Yannick Lejeune, un journaliste de bande dessinée, organise un festival où les blogueurs sont invités à rencontrer leur public au cours de séances de dédicaces, sur le modèle des festivals de bd. Le festiblog cherche justement à marquer sa différence par la gratuité de l’entrée et des dédicaces, puisqu’il n’est pas la peine d’acheter un album (de fait, beaucoup des auteurs présents n’ont pas encore publié d’album). Deux parrains font office de présidents, Boulet et Mélaka pour la première édition. Les organisateurs estiment le nombre de visiteurs à 3000 pour cette première édition, soit un bon succès pour un phénomène encore naissant.

2006-2009 : formation et expansion de la blogosphère
La création du festiblog anticipe sur le phénomène des années suivantes : la formation de ce qu’on appelle généralement la « blogosphère ». Une véritable communauté de dessinateurs se met en place, des liens se créent entre les blogueurs qui sont de plus en plus nombreux et surtout ne sont plus uniquement des dessinateurs professionnels. Plusieurs indices vont vers un poids plus grand des blogs bd sur internet et dans le monde de la bd.
La création en 2006 du site blogsbd.fr par Matt constitue assurément une étape importante : c’est la principale base de données de blogs qui enregistre les mises à jour de plus de 500 blogs. Le site devient bientôt incontournable dans la blogosphère, pour les lecteurs comme pour les blogueurs. Il contribue à créer une conscience de groupe entretenue par d’autres évènements ponctuels.
Voici quelques exemples de ces évènements qui réunissent les blogueurs bd et animent la blogosphère. Des projets collectifs naissent : le blog Chicou-Chicou, faux blog tenu par un groupe d’ami sous la plume de cinq blogueurs (2006), l’opération caritative « Mon beau sapin », à l’initiative de Pénélope Jolicoeur (), les webzines et les plates-forme de publication de bd en ligne sont souvent liés au monde des blogs bd, comme 30joursdebd (2007)… Enfin, d’autres évènements beaucoup plus ponctuels sont des classiques de la sociabilité des blogueurs bd : les IRL (In Real Life), rencontre « en vrai » entre blogueurs et avec les lecteurs, les « squats » où un blog est pris en charge par d’autres blogueurs pendant les vacances du propriétaire…
D’autre part, les blogs bd se rapprochent de plus en plus du monde de la bande dessinée traditionnelle : tremplin pour de jeunes auteurs qui se font connaître grâce à leur blog ( Boulet et Obion reprennent le dessin de la série Donjon en 2007 et 2008 après Lewis Trondheim et Joann Sfar) et assurance d’un succès pour les éditeurs… Les blogueurs bd parviennent à s’intégrer à l’univers de la bd papier, et ce en partie grâce à Lewis Trondheim qui tient lui-même un blog et publie (entre autres) de jeunes blogueurs dans sa collection Shampooing chez Delcourt. Depuis 2006, il n’est ainsi pas rare de voir en librairie des blogs publiés : Le journal d’un remplaçant de Martin Vidberg, Notes de Boulet et Journal intime d’un lémurien de Fabrice Tarrin n’en sont que quelques exemples, justement édités par Delcourt. D’autres maisons d’éditions, comme Warum, cofondé par le blogueur Wandrille en 2004 vont aussi voir (entre autres) du côté des blogueurs bd. Surtout, le blog quitte sa fonction première de simple page d’expression personnelle pour se rapprocher d’un mode d’édition à part entière, privilégié par des auteurs débutants. Des mentions de Copyright et des avertissements d’utilisation des dessins apparaissent au bas des pages de blogs, gage d’une conscience professionnelle (à défaut d’une réalité professionnelle) plus grande. La création en 2009, au sein du festival d’Angoulême, d’un prix « Révélation blog » entretient cette intégration des blogueurs bd au sein de la grande famille des auteurs.

Les blogs bd sont donc devenus, en quelques années, une des formes les plus dynamiques de promotion et de publication de bande dessinée en ligne pour des jeunes auteurs à la recherche de reconnaissance mais aussi pour des auteurs plus confirmés voulant tenter une nouvelle expérience graphique. Le blog bd n’est plus seulement un simple journal intime : il est parfois un véritable exercice de style, un projet graphique important pour un dessinateur. La force du phénomène des blogs bd est sans doute d’être parvenu à proposer des styles et des formes extrêmement différentes, pour les goûts de chaque lecteur, mais aussi de s’être très vite structuré, dès 2005-2006, pour offrir une lisibilité et une visibilité qui n’est pas tout le temps facile à trouver sur internet.

Quelques notes sur l’aventure des blogsbd :
Chez Boulet : /www.bouletcorp.com/blog/index.php?date=20090728
Chez Ronzeau : commedesguilis.blogspot.com/2009/05/hommage-la-blogosphere.html

A suivre dans : les blogs bd face à l’édition papier

Yann et Olivier Schwartz, Une aventure de Spirou et Fantasio : Le groom vert-de-gris, Dupuis

Loin de la polémique : un album référentiel et provocateur
Pour ce premier article, je vais revenir quelques mois en arrière. En mai dernier sort un nouvel album de Spirou dans la collection « Spirou vu par… » nouvellement créée par Dupuis au début de l’année 2006. Il a pour titre Le groom vert-de-gris, pour dessinateur Olivier Schwartz et pour scénariste Yann. L’intrigue est alléchante : on retrouve le jeune groom dans le Bruxelles occupé des années noires, dans un rôle d’espion au service de la Résistance belge. Très vite, l’album fait polémique sur le net, le scénariste Yann se retrouvant suspecté d’antisémétisme… Pour ma part, dans la mesure où rien ne m’a particulièrement choqué dans cet album, je préfère en faire une critique purement esthétique. Car le grand tort de la polémique a été d’oublier qu’il s’agit avant tout d’un album de bandes dessinée devant être traité comme tel ; et ce d’autant plus qu’il m’a paru extrêmement intéressant à commenter.
Il n’est pas inutile de rappeler les termes de la polémique. Le 11 mai 2009, Joann Sfar, sur son blog, rédige un article sur l’album en question, article mi-figue mi-raisin où il dit sa fascination et en même temps sa répulsion, et où il laisse affleurer une accusation d’antisémitisme. (www.toujoursverslouest.org/joannsfar/blog.php?p=19). Puis, le 20 mai, sur le site de Bodoï, Yann répond à Sfar et se défend ( www.bodoi.info/magazine/2009-05-20/yann-saventure-a-nouveau-du-cote-de-spirou/16397 ). C’est ensuite le critique Didier Pasamonik qui, sur le site de actuabd le 11 juin, dresse un point intéressant de la situation, mais sans réellement résoudre la polémique. (www.actuabd.com/Spirou-et-Fantasio-Une-polemique-vert-de-gris ). Enfin, Sfar rédige le 13 juin un dernier billet sur le sujet. ( www.toujoursverslouest.org/joannsfar/blog.php?p=20 )
Mon objectif n’est bien sûr pas de participer à la polémique (qui, n’oublions pas de le signaler, s’est déroulé uniquement sur internet !) mais justement d’en sortir et de profiter de l’album pour éclaircir le maquis de références qu’est Le groom vert-de-gris.
Sortons-en, donc.

Yann, le provocateur de la BD franco-belge
Le groom vert-de-gris, c’est donc soixante-deux pages d’aventures durant lesquelles Spirou lutte contre l’Occupant allemand. Le Moustic hôtel, où il officie comme groom, a été réquisitionné et il y joue les espions. Ce qui m’a le plus frappé à la lecture de l’album, c’est le traitement léger, non pas d’un prétendu sujet grave qui serait les années d’Occupation, mais de la tradition de la série « Spirou » de Dupuis. Yann, le scénariste brise les codes de la série, encore plus qu’il n’avait pu le faire dans le précédent album Le tombeau des Champignac. Par exemple, cette aventure de Spirou ne se déroule pas dans un univers fictif mais dans un lieu et surtout à une époque identifiable et réelle, et ce alors que, si Spirou avait déjà depuis longtemps visité des lieux réels, il évoluait jusque là le plus souvent hors du temps, de l’Histoire, de l’actualité. Ce premier tabou avait déjà été brisé par Emile Bravo dans l’album Journal d’un ingénu en avril 2008, album où le jeune Spirou apprend la vie dans le Bruxelles de la fin des années trente. Autre tabou, sans doute plus important encore : le sexe et la violence. Dans tous les précédents albums de Spirou, la violence était masquée et les personnages non-sexués ; Spirou accusait un peu de romantisme dans certains albums de Tome et Janry comme Luna Fatale (1995). Dans Le groom, Fantasio couche explicitement avec une officier allemande. Quant à la violence, on notera cette scène p.41 où Spirou brûle vivant ses poursuivants allemands et ajoute « Pouah ! Ça pue la saucisse SS grillée. » tandis que Spip précise : « Sacré Spirou ! Il vient d’inventer le Hot-Boche. ».

Pour mieux comprendre ces écarts à la tradition franco-belge en général et à l’esprit de Spirou en particulier, il faut apporter deux précisions. La première sur le mode de publication de l’album et la seconde sur le scénariste Yann.
L’album Le groom ne s’inscrit pas dans la suite des aventures de Spirou et Fantasio (désormais entre les mains de Yoann et Velhmann) mais dans une série parallèle, « Une aventure de Spirou et Fantasio par… » dont il est le cinquième album. L’objectif de la collection est de laisser libre cours à des auteurs de livrer « leur » Spirou.( www.dupuis.com/servlet/jpecat?pgm=VIEW_SERIE&lang=FR&SERIE_ID=1276 ). Yann se permet ainsi des libertés avec la série d’origine.
Or, la provocation est une caractéristique essentielle de l’oeuvre de Yann. Il fait justement ses débuts au journal Spirou en 1978 avec le dessinateur Conrad et se fait connaître en tant que scénariste avec Les Innommables, toujours dessiné par Conrad. Le ton de la série choque l’éditeur Dupuis qui la supprime en 1982 : les héros sont trop mal élevés et la série trop provocatrice pour la revue pour enfants fidèle à sa tradition. De plus les « hauts-de-page », gags courts que les deux auteurs livrent pour le journal sont souvent cruels et méchants à l’encontre de certains de leurs collègues de la rédaction. En clair, ils introduisent dans Spirou, journal gentil et naïf, le second degré, l’ironie voire le cynisme, inspiré par ce qui s’est passé en France autour de Pilote. Par la suite, durant les années 1980, Yann diversifie sa production de scénariste en publiant de nombreux albums pour des dessinateurs très variés. Il aime aborder des sujets sensibles sur un mode provocateur, comme le sida (Nicotine Goudron en 1988) ou le nazisme (La patrouille des libellules en 1985, dessiné par Marc Hardy). Dans ce dernier album, l’une des scènes représentant un instituteur juif portant un gros nez lui vaut les attaques d’association juives. Dans une interview par Gilles Ratier publiée dans Avant la case, il déclare ainsi : « J’ai toujours aimé prendre les lecteurs (et parfois les dessinateurs) à rebrousse-poil. J’adore mettre mes personnages en porte-à-faux. Déranger le public dans ses petites habitudes. »
Mais son autre caractéristique est l’attachement à la parodie des classiques de la bande dessinée. Il pratique ainsi une bande dessinée référentielle trouvant ses origines dans les années 1950 et 1960 mais qui ne cherche pas à rendre un hommage mais plutôt à bousculer les règles. Il est ainsi, avec Conrad, le scénariste de Bob Marone (1983-1985) ; et avec Jean Léturgie et toujours Conrad il participe à la série Kid Lucky (1995-1997) qui raconte l’enfance d’un autre héros belge des années 1950. Par ailleurs, il scénarise les albums 3 à 9 du Marsupilami (1989-1994) et co-scénarise avec Jean Léturgie un album de Lucky Luke dessiné par Morris (Le Klondike, 1996). L’album Le groom trouve donc naturellement sa place dans cette carrière dont l’horizon de référence principal reste la bande dessinée franco-belge traditionnelle, mais traitée sur le mode de la dérision.


Ligne claire et « autoréférentialité » dans la bande dessinée

Le scénariste Yann porte déjà en lui le goût pour les références à la bande dessinée belge qui est la caractéristique principale du Groom vert-de-gris qui les accumule d’une manière presque jubilatoire. L’article Wikipédia recense la plupart des références présentes dans l’album.( fr.wikipedia.org/wiki/Le_Groom_vert-de-gris ). Inutile donc de les reprendre ici, analysons-les plutôt. L’omniprésence des références dans Le groom contient en réalité une double référence : au premier degré on trouve les références à la BD franco-belge des années 1940-1950 dont est justement issu le héros. Le Bruxelles de 1942 que nous présente Yann et Schwartz n’est pas un Bruxelles réaliste mais plutôt un Bruxelles rêvé où les personnages de BD seraient réels. Mais à un autre niveau, l’album se situe dans la continuité du mouvement de la Ligne Claire de la fin des années 1970.
Qu’est-ce que la Ligne Claire ? Il s’agit d’un courant de bandes dessinées qui trouve son origine en 1977 en Hollande, sous le nom de Klare Lijn, à travers le dessinateur Joost Swarte, et qui est suivi en France par Ted Benoît, Floc’h, Yves Chaland, Jean-Louis Tripp et quelques autres auteurs. Une revue Klare Lijn est créée mais le mouvement reste plus théorique qu’institutionnel. Il regroupe un ensemble d’auteurs adoptant et réinterprétant une esthétique inspirée de l’âge d’or franco-belge symbolisé par Hergé, E.P. Jacobs, Jijé, Jacques Martin, Bob de Moor ; il s’agirait en terme artistique d’un néoclassicisme nostalgique marqué par la citation. Thierry Groensteen propose justement cette définition du trait dit de « ligne claire » : « Elle résume l’idéal de lisibilité et de transparence qui était celui d’Hergé, et qui se traduisait par le refus de l’ombre, la linéarisation du trait de contour, le réalisme schématique des décors, la simplification chromatique. ». Le mouvement connaît son plein développement autour de 1980 avec des titres comme Le rendez-vous de Sevenoaks de Floc’h et Rivière (1977), L’art moderne de Joost Swarte (1980) ou la série Freddy Lombard de Yves Chaland (1981-1989). Il ne faut pas oublier que la Ligne Claire porte en elle une ambiguité de départ, étant à la fois hommage respectueux et parodie reservée aux initiés. Elle marque un moment clé d’autoréférentialité qui participe sans doute durant les années 1980 à la légitimation de la BD qui affirme ainsi posséder une histoire. Yann ne s’est jamais réellement associé au mouvement mais il commence lui aussi sa carrière au début des années 1980 et travaille avec Chaland pour quelques épisodes de Freddy Lombard.
Dans l’album Le groom la référence à la Ligne Claire passe par deux procédés qui entendent imiter l’école de la Ligne Claire : l’un est justement un constant besoin de se raccrocher à des références anciennes. Lorsque Yann insiste lourdement sur la présence des personnages du Trésor du Rackham le Rouge ou utilise le personnage du jeune boxeur Poildur crée en 1948 dans Spirou sur le ring, il se situe parfaitement dans la lignée du mouvement des années 1980.
L’autre tient au dessin. En effet, le style du dessinateur Olivier Schwartz (surtout connu pour être le dessinateur de la série jeunesse Inspecteur Bayard publiée dans Astrapi depuis 1993 et scénarisée par Jean-Louis Fonteneau) répond aux exigences de la Ligne Claire : clarté du trait, synthèse des silhouettes, décors réalistes… On retrouve également chez lui le goût pour les scènes de rues et de foules fourmillantes de détails amusants qu’affectionnait Hergé. Il ne se revendique cependant pas du tout du mouvement. Dans deux interviews données sur le site Klare Lijn International, (klarelijninternational.midiblogs.com/archive/2007/04/08/olivier-schwartz.html et klarelijninternational.midiblogs.com/archive/2009/04/26/olivier-schwartz.html ), il dit être surtout inspiré par le style d’Yves Chaland, son principal modèle. Spécialement pour l’album, il est aussi allé voir du côté de Jijé et Franquin. Pour ce jeune dessinateur, Le groom vert-de-gris constitue un premier pas hors de la bande dessinée jeunesse.
Sans doute faut-il terminer en précisant que, comme l’explique Yann dans les interviews, le scénario de base du Groom avait été prévu dès les années 1980 pour être dessiné par Chaland. Il ne vit jamais le jour et, Chaland mort en 1990, le projet ne ressort qu’en 2009, Yann profitant de la nouvelle collection lancée par Dupuis. Chaland, près de vingt ans après sa mort, hante donc encore largement les pages de cet album !

Les références les plus diverses et les plus complexes se multiplient pour cet album qui est avant tout un hommage amusé à la tradition de la série Spirou. C’est un album d’héritier mais traité par un professionnel de la provocation, ce qui multiplie les niveaux de lecture et aboutit à une aventure au contenu extrêmement riche, quoiqu’un peu trop dense en citations. Le ton iconoclaste de Yann, presque jouissif, mêlé à un trait volontairement lisible et dynamique font du Groom vert-de-gris un album très agréable à lire.

Pour en savoir plus :
Ouvrages généraux :

Patrick Gaumer, Larousse de la BD, Larousse, 2004
Thierry Groensteen, Astérix, Barbarella et Cie, Somogy, 2000
Sur Yann (Yann Le Pennetier, né en 1954) :
Les innommables (dessin de Conrad), 12 albums, Dargaud, 2002-2004 (réeditions)
Gilles Ratier, Avant la case, PLG, 2005
Yann et Conrad, une monographie, Mosquito, 2007
Sur Yves Chaland (1957-1990) :
Les inachevés de Chaland, Champaka, 1993
Oeuvres complètes, 4 tomes, Les Humanoïdes associés, 1996-1997
www.yveschaland.com/index.php
Sur Olivier Schwartz (né en 1963) :
Les enquêtes de l’inspecteur Bayard, (scénario de Jean-Louis Fonteneau) 17 albums, Bayard éditions, 1993-2009
Sur la Ligne Claire :
Rencontres Chaland à Nérac (Lot-et-Garonne) les 3 et 4 octobre 2009
klarelijninternational.midiblogs.com/
François Rivière, L’école d’Hergé, Glénat, 1976
Floc’h et François Rivière, Le rendez-vous de Sevenoaks, Dargaud, 1977
Ted Benoît, Vers la ligne claire, Les Humanoïdes associés, 1980
Joost Swarte, L’art moderne, Les Humanoïdes associés, 1980
Un article de Didier Pasamonik explique en détail l’aventure du mouvement sur le site MundoBD : www.mundo-bd.fr/?p=1167

Blogsbd partie 1 : Définir un blog bd

Pour lire l’intro : introduction

Pour commencer cette série d’articles, je vais tenter de définir la nature d’un blog bd et surtout la place qu’il tient dans le monde de la bande dessinée française.
Analysons d’abord le nom, « blogsbd », qui contient déjà en grande partie la définition :
Dans la lignée de la floraison des blogs sur le web français à la fin des années 1990 et surtout durant les années 2000, il répond à la définition classique du blog : un site web constitué d’une suite de posts ou notes considérés par son ou ses auteurs comme un espace de libre expression à la façon d’un journal intime. On trouve ainsi généralement sur les blogsbd des anecdotes de vie ou des réflexions personnelles. De même, la possibilité laissée à l’internaute de mettre des commentaires inscrit pleinement le blogbd dans la démarche plus générale du web communautaire des années 2000. En clair, le blogbd prend au blog sa structure. Malgré l’appellation courante de blogbd, ce type de contenu n’a toutefois pas toujours la forme éditoriale d’un blog : il n’est pas systématiquement rattaché à un hebergeur de blog et peut parfois être un véritable site.
Contrairement aux blogs classiques, l’image tient une grande place dans le blogbd, c’est ce qui en fait sa spécificité. L’auteur utilise alors les ressources narratives et les codes d’expression de la bande dessinée (séquentialité, phylactère…) au sein de ses notes, soit en plus du texte mais plus généralement à sa place. Bien souvent, image et texte sont clairement distincts, le texte jouant généralement un rôle purement informatifs où l’auteur auto-commente sa note ou laisse un message à l’internaute. L’usage de l’image est cependant extrêmement fluctuante. Il peut s’agir simplement de présenter le travail de l’auteur, à la façon d’un art book virtuel, ou plus directement de raconter une anecdote sous la forme d’une bande dessinée. Voire de publier un véritable histoire complète, même si l’on parle plutôt dans ce cas de webcomic. Les deux termes sont assez fluctuants, mais le blogbd est le plus souvent un ensemble d’anecdotes et de dessins sans lien entre eux alors que le webcomic a pour ambition de livrer une histoire complète. Ce qui n’empêche pas des blogueurs bd de publier aussi des webcomics !
Les blogueurs, un nouvelle génération d’auteurs ?
Bien que son existence soit encore très récente, le phénomène des blogsbd a déjà laissé des traces dans l’histoire de la bande dessinée française. En effet, les auteurs de blogsbd se conçoivent généralement comme des auteurs de bande dessinée, ou du moins comme des auteurs débutants et beaucoup expriment dans leur blog leur aspiration à percer dans cette voie. On peut situer trois grandes familles de blogueurs… Je n’aime pas forcément les classifications, mais disons que c’est pour la clarté de la démonstration :
1.Les auteurs confirmés déjà sur le marché parfois depuis longtemps qui tentent l’aventure du blog pour enrichir leur champ d’action. Lewis Trondheim est un symbole de cette catégorie. Auteur depuis les années 1990, il a déjà un palmarès prestigieux (co-fondateur de la maison d’édition L’Association en 1990, Grand Prix d’Angoulême en 2006) quand il lance en 2006 le blog « Les petits riens », en marge de son site internet. Mais d’autres auteurs se sont lancés dans le blogbd, comme Maester, Manu Larcenet et Guy Delisle. Il ne faut pas oublier non plus que beaucoup d’auteurs de bande dessinée possèdent soit un site, soit un blog non-bd (comme celui de Sfar) et ne sont donc pas totalement absents de la toile.
2.Les jeunes auteurs et dessinateurs n’ayant réalisé que quelques projets et qui profitent de leur blogbd pour se faire connaître plus largement et pour se soustraire à la contrainte de la commande, se livrant ainsi à des dessins plus personnels. Beaucoup de jeunes dessinateurs ont agrandi leur public grâce à un blogbd et sont connus à la fois comme auteur de BD et comme blogueur. Boulet, Cha, Mélaka et Laurel, tous trois dessinateurs pour Spirou depuis le début des années 2000 sont les plus connus.
3.Les dessinateurs hors de la bande dessinée, les non-professionnels, voire même des jeunes fans de dessins constituent la grande masse des blogueurs bd depuis trois ou quatre ans. Il s’agit dans l’ensemble de personnes n’ayant pas ou très peu percé professionnellement dans le domaine de la BD (certains n’ont d’ailleurs jamais cherché à le faire). Ils voient le blogbd comme une manière de donner libre cours à leur passion du dessin et de la partager. Certains d’entre eux sont d’ailleurs parvenus à publier des albums. Pénélope Jolicoeur et Miss Gally (respectivement « Ma vie est tout à fait fascinante » et « le blog de Gally » sont tout à fait représentatives : jeunes illustratrices, elles ont pénétré le monde de la BD grâce à leur blog.
Du point de vue du monde de la bande dessinée, le phénomène des blogsbd a principalement contribué à lancer une génération de jeunes auteurs âgés de 20 à 35 ans d’une manière complètement inédite et inattendue. Certaines maisons d’édition se montrent particulièrement attentives au monde des blogsbd et accueille des auteurs dont le succès est venu grâce au blog, voire édite leur blog : la collection Shampooing chez Delcourt, dirigée par Lewis Trondheim, les éditions Warum fondé par Wandrille Leroy et Benoît Preteseille, les éditions Jean-Claude Gawsewitch dont la collection BD est dirigée depuis 2009 par Pénélope Bagieu. Ces maisons d’édition sont encore assez rares et les grandes maisons n’ont pas encore intégré l’apparition de cette nouvelle génération, à l’exception de Delcourt, mais ce surtout grâce à Lewis Trondheim.
La bande dessinée comme langage
En tant que moyen d’expression, les blogsbd montrent l’adaptation de la bande dessinée française dans un monde où internet est devenu un espace culturel de référence. En effet, le blogbd implique une lecture renouvelée de la bande dessinée dont la principale conséquence est de confirmer sa qualité de moyen d’expression total indépendant de l’écrit traditionnel. Les auteurs de blogsbd ne se contentent pas de raconter des histoires en images, ils expriment aussi des pensées et des sentiments plus complexes. En cela, ils contribuent à la diffusion du langage bande dessinée (de « l’art séquentiel », pour employer un terme savant) et témoignent de son fort ancrage dans la société française, du moins au sein d’une large génération.
Une autre évolution de taille tient au rapport au lectorat. Les notes ne sont pas des objets édités ni des oeuvres durables mais des billets spontanés ; elles ne sont pas vendues mais gratuites. Le blogueur a donc généralement davantage de liberté puisqu’il est moins soumis au goût du public et aux exigences de l’éditeur. En d’autres termes, le blogbd permet le développement d’une libre bande dessinée qui reste tout de même informelle puisque immatérielle. Cela n’empêche pas que des liens se créent entre le public et le blogueur, mais les visiteurs, qui laissent des commentaires et sont parfois invités à participer à la vie du site (par des concours, des radioblogs ou des boutiques), sont davantage considérés comme un groupe d’amis que comme des acheteurs potentiels. Le blog est souvent l’occasion pour le blogueur d’exprimer sa reconnaissance ou au contraire de réagir directement à un commentaire désobligeant.
Si, la plupart du temps, les blogueurs se contentent de calquer la forme de leur billet sur les codes habituels de la bande dessinée et de ne pas en sortir, certains les détournent et renforcent ainsi la singularité du blogbd. Raphaël B., par exemple, est un adepte des dessins qui utilisent le défilement de la page web dans leur mode de lecture (raphaelb.canalblog.com/archives/2009/04/01/13217890.html ). Il spatialise la page web par le dessin et conçoit un dessin ne pouvant être lu que sur un blog. Il démontre que le blogbd peut réellement apporter quelque chose à la bande dessinée, en plus d’une nouvelle génération : si certains restent des carnets de notes quotidiennes (parfois admirablement dessinée, d’ailleurs), d’autres se présentent comme de véritables projets graphiques aboutis.

A suivre dans : Petite histoire des blogs bd français

Les blogs cités dans cet article :
Lewis Trondheim : http://www.lewistrondheim.com/blog/
Manu Larcenet : http://www.manularcenet.com/blog/
Guy Delisle : http://www.guydelisle.com/WordPress/
Boulet : http://www.bouletcorp.com/blog/
Cha : http://blog.chabd.com/
Mélaka : http://www.melakarnets.com/
Laurel : http://www.bloglaurel.com/coeur/index.php
Pénélope Jolicoeur : http://www.penelope-jolicoeur.com/
Miss Gally : http://missgally.com/blog/