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La Bibliothèque nationale de France et la bande dessinée

Il y a un peu moins d’un an, la salle E de la Bibliothèque nationale de France a fait l’objet d’un remaniement, qui a conduit à la suppression du fonds consacré à la bande dessinée qui s’y trouvait. Il ne s’agissait pas d’un fond très important numériquement : six ou sept rangées de livres contenant des livres de référence sur la bande dessinée, des dictionnaires sur le sujet, quelques magazines spécialisés et un échantillon de bandes dessinées, souvent le premier tome des séries les plus importantes. Ce changement pouvait soulever une profonde inquiétude ainsi qu’un certain découragement, l’impression que la Bibliothèque nationale, après avoir fait un grand effort pour donner à la bande dessinée le même statut qu’aux autres livres, opérait là un retour en arrière très dommageable du point de vue intellectuel.

Bien sûr, il restait le fonds consacré à la bande dessinée dans la salle T1, et surtout il demeurait possible aux chercheurs de se voir communiquer les documents arrivés à la Bibliothèque par le biais du dépôt légal ; mais la place de la bande dessinée dans la partie de la BNF ouverte au grand public se trouvait réduite à la portion congrue. En effet, lorsque l’on s’enquerrait, auprès du personnel de la salle E, de l’endroit où avaient été déplacées les bandes dessinées, on s’entendait répondre que ce qui concernait la bande dessinée se trouvait désormais en salle I, la salle depuis peu réservée à la littérature pour la jeunesse2. Une fois arrivé en salle I, nouvelle déception : il y avait effectivement quelques bandes dessinées et quelques livres consacrés à l’étude de la bande dessinée, mais uniquement à la bande dessinée pour la jeunesse. De là à se dire que la Bibliothèque Nationale tout entière considérait la bande dessinée comme une sous-catégorie de la littérature enfantine, il n’y avait qu’un pas.

© David B. - Les incidents de la nuit

Cela faisait en effet un certain temps que la BNF négligeait sans complexe la bande dessinée, sans doute un peu à la manière du monde universitaire en général. De fait, il semblerait que ceux qui, à l’intérieur du temple de la lecture qu’est la Bibliothèque Nationale, désirent faire une place à la bande dessinée, se retrouvent le plus souvent passablement isolés. Jean-Pierre Angremy, président de la Bibliothèque Nationale entre 1997 et 2002, était romancier, académicien et grand amateur de bandes dessinées. Selon Thierry Groensteen, quand Angremy exprima la volonté d’organiser au sein de la Bibliothèque Nationale une grande exposition sur la bande dessinée, il se heurta immédiatement aux réticences de ses collaborateurs. Ce fut aussi l’occasion de s’apercevoir qu’il n’y avait à la BNF personne de compétent pour organiser une telle l’exposition.

Sur ce point, il est probable que Thierry Groensteen ait un peu exagéré. Le coeur du problème est effectivement qu’il n’y ait jamais eu de véritable préposé à la bande dessinée au sein de la Bibliothèque Nationale – du moins à notre connaissance. En matière de conservation, cette absence de centralisation n’est pas sans causer de sérieuses difficultés, mais ces difficultés sont en grande partie liées à la bande dessinée elle-même et à son côté inclassable : pendant longtemps, les bandes dessinées qui arrivaient à la Bibliothèque nationale par le système du dépôt légal étaient envoyées soit au département des Estampes et de la Photographie soit au département Littérature et art. Il s’agit ici d’un dilemme qui n’est pas nouveau : la bande dessinée relève-t-elle plutôt des arts graphiques (et, à ce titre, doit-elle être exposée dans les musées ?) ou plutôt de la littérature ? Bien malin qui saurait trancher. Mais ce n’est pas tout : à la Bibliothèque Nationale, toute la bande dessinée publiée dans la presse (le Journal de Mickey, mais aussi Pilote, Tintin ou Fluide Glacial) parvenait au département des périodiques. Et une partie des bandes dessinées historiques finissait parfois au département des imprimés, cote L (Histoire). A la diversité des lieux de conservation s’ajoute la diversité des modes de classement : au département des Estampes, les documents ne sont pas toujours catalogués à la pièce. Ainsi a-t-on pu, au moment de l’exposition sur le livre pour enfant en 20083, découvrir des bandes dessinées de Benjamin Rabier au département des Estampes, dans des cartons simplement identifiés comme « Benjamin Rabier » ou même « Représentation animalière ».

A cette dispersion s’ajoute le caractère incomplet des collections. On entend souvent dire que la bande dessinée partage avec la pornographie le privilège désagréable d’être parfois soustraite par certains membres malhonnêtes du personnel avant d’arriver jusqu’à destination4. Le phénomène est sans doute réel, mais les trous dans les collections ont également d’autres origines : jusqu’à une période récente, les principaux éditeurs de bande dessinée étaient des éditeurs belges (Dupuis, Casterman, Le Lombard, etc.) et les œuvres en question n’étaient donc pas toujours soumises au dépôt légal des éditeurs, et presque jamais à celui des imprimeurs5 ; les deux exemplaires qui parvenaient à la BNF relevaient donc uniquement du dépôt légal des distributeurs, qui a toujours été moins bien appliqué que les deux précédents.

On pourra répondre que ce n’est pas à la BNF de se préoccuper de bande dessinée : de la même manière que le principal festival de bande dessinée n’est pas à Paris mais à Angoulême, le principal centre de ressources documentaires sur la bande dessinée est la Cité Internationale de la Bande Dessinée et de l’Image (CIBDI) à Angoulême. Cela n’est pas faux, mais l’intérêt d’un endroit comme la salle E était justement de donner un premier aperçu de la recherche sur la bande dessinée à des étudiants et à des chercheurs débutants non encore spécialisés, ainsi qu’à toute personne (bibliothécaire, enseignant ou autre) désireuse d’en savoir un peu plus sur le sujet. Heureusement, notre impression de départ – selon laquelle la BNF, en 2010, considérait encore la bande dessinée comme un domaine mineur restreint à la lecture enfantine – s’est révélée partiellement erronée.

Franquin - Gaston Lagaffe

En effet, non seulement la bande dessinée est loin d’être totalement absente de la BNF, mais certaines évolutions récentes laissent penser que sa place ne fera que se renforcer dans les années à venir. Tout d’abord, les expositions de la BNF ne délaissent pas autant la bande dessinée qu’on pourrait le penser au premier abord, et l’exposition Maîtres de la bande dessinée européenne6 ne fut pas la seule à s’intéresser au neuvième art. La bande dessinée tenait en effet une place importante dans l’exposition Babar, Harry Potter et Compagnie ainsi que dans d’autres grandes expositions7. Par ailleurs, l’habitude a été prise de placer, à la fin d’autres expositions de la BNF, notamment La légende du roi Arthur en 20098 ou Qumran9, des bandes dessinées et des ouvrages de fictions en rapport avec le thème de l’exposition. Il convient aussi de signaler la très belle exposition virtuelle La BD avant la BD : narration figurée et procédés d’animation dans les images du Moyen Âge, en partie conçue par la médiéviste Danièle Alexandre-Bidon.

Même si, dans le domaine des acquisitions, les bandes dessinées demeurent très marginales, on ne peut pas non plus dire qu’elles y soient totalement négligées. Si, à notre connaissance, la section contemporaine du département des Manuscrits ne conserve ni planches originales ni synopsis de bandes dessinées et ne manifeste pas (pas encore ?) le désir d’en acquérir, on trouve à la Réserve des livres rares10 quelques documents intéressants, comme les aquarelles originales du Voyage de Babar, les premiers albums en français de Buster Brown (à partir de 1903), certains des premiers albums des aventures de Zig & Puce (à partir de 1928) ou, un peu plus loin, une édition allemande du Candide de Voltaire illustré par Paul Klee dans les années 1900. Plusieurs conservateurs de la Réserve sont sensibles à l’importance de la bande dessinée, notamment Antoine Coron et Carine Picaud, et entreprennent des démarches afin que les archives de grands auteurs de bandes dessinées soient léguées à la BNF.

Par ailleurs, les bandes dessinées arrivées au titre du dépôt légal sont consultables au Rez-de-Jardin (bibliothèque de recherche, sur accréditation) et représentent une masse documentaire essentielle pour le chercheur. La convention de pôle associé avec la CIBDI prévoit que cette dernière reçoive un exemplaire issu du dépôt légal, mais seulement après que la BNF se sera servie ; c’est-à-dire que s’il y a deux exemplaires le premier va à la BNF et le second à la CIBDI, mais que s’il n’y en a qu’un la CIBDI se trouve désavantagée. Or comme pour une grande quantité d’ouvrages le dépôt légal se limite au dépôt légal de l’importateur, il arrive très souvent qu’il n’y ait qu’un seul exemplaire. Le fonds qui se trouvait jadis en salle E a d’ailleurs été utilisé pour combler les trous dans les collections patrimoniales de la BNF ; ces trous restent problématiques et l’on peut craindre que la continuité des collections, même si des actions ont été menées pour réduire les vols dans le circuit d’arrivée des livres, notamment en rendant la mobilité des personnels obligatoire, ne soit guère favorisée par la réduction en 2006 du nombre d’exemplaires déposés au titre du dépôt légal.

Franquin - Gaston Lagaffe

Enfin et surtout, la situation des bandes dessinées dans la salle I, salle consacrée à la littérature pour la jeunesse, est loin d’être aussi mauvaise que ce que l’on avait pu penser dans un premier temps. Il a en effet été décidé en 1995 que toute la bande dessinée, même la bande dessinée pour adultes, dépendrait du département Littérature et art et, en 2009, que la politique d’acquisition d’ouvrages documentaires sur la bande dessinée serait à la charge de l’équipe du Centre national de littérature pour la jeunesse, notamment par le conservateur Olivier Piffault. Dès le printemps dernier, on trouvait en salle I un embryon de fonds de bandes dessinées pour adultes et de livres sur le sujet, notamment une bonne partie de la sélection officielle du Festival d’Angoulême, et ce fonds s’est encore accru depuis. Il est cependant à déplorer qu’il dépende largement de ce que les éditeurs ont bien voulu envoyer. Par ailleurs, Les Signets de la BNF consacrés à la bande dessinée ont été mis à jour récemment et des événements en rapport avec la bande dessinée sont régulièrement organisés : au printemps dernier ont eu lieu des rencontres avec des auteurs de bande dessinée, notamment Fabien Vehlmann, et le 5 octobre prochain aura lieu une journée d’étude sur le thème « La bande dessinée, entre héritage et révolution numérique ».

Il pourra paraître regrettable à certains qu’une fois encore la bande dessinée soit classée dans la littérature pour la jeunesse, laissant penser qu’elle se limite à Tintin et à Mickey. Olivier Piffault rappelle cependant qu’il convient également d’éviter l’écueil inverse, à savoir l’oubli de la bande dessinée pour la jeunesse. Il suffit de penser certains journaux de bande dessinée ou certains ouvrages qui négligent complètement cette part de la bande dessinée ; dans les premières années du festival d’Angoulême, Alain Saint-Ogan était à l’honneur et les prix du festival s’appelaient les Alfred11, tandis qu’aujourd’hui elle n’y occupe plus qu’une place relativement marginale. C’est oublier que nombre d’auteurs de bande dessinée des années 1990 et 2000 ont fait de la bande dessinée pour enfants (Petit Vampire, Titeuf, Raghnarok, etc.) et qu’elle continue d’être très importante à bien des titres.

Cette situation n’est toutefois pas sans poser problème. On peut craindre que la recherche sur la bande dessinée ne pâtisse de se voir encore une fois associée à la recherche sur le livre pour enfants. On peut penser que, malgré toute la bonne volonté du monde, ce sera la bande dessinée pour enfants qui sera privilégiée : l’immense fonds patrimonial du CNLJ ne contenait de bandes dessinées que lorsqu’elles faisaient partie de la littérature pour la jeunesse et les critiques de bandes dessinées qui paraissent dans la revue du CNLJ, la Revue des livres pour enfants, se cantonnent bien logiquement aux bandes dessinées enfantines. Et si l’on peut se réjouir que la bande dessinée soit désormais un domaine d’acquisition a part entière – ce qui constitue une première depuis la fondation de l’établissement il y a cinq siècles – on peut se demander s’il n’est pas dangereux que tout cela repose sur des personnes plus que sur des structures et si l’on ne court pas le risque de voir tout le travail accompli s’effondrer le jour où, pour une raison ou pour une autre, les personnes changent de fonction.

Même si les décisions récentes vont dans le bon sens, il faudra donc rester vigilant et regarder de près les futures évolutions de la BNF en la matière. Dans son introduction au catalogue de l’exposition sur les Maîtres de la bande dessinée européenne, Jean-Pierre Angremy parlait de la bande dessinée comme de « cette forme d’expression qui est, après tout, une continuation moderne des manuscrits enluminés dont elle est aussi dépositaire »12. Il y aurait beaucoup à dire sur cette comparaison, mais nous n’en retiendrons qu’une chose : la bande dessinée fait partie des missions de la BNF au même titre que toutes les autres et il est à souhaiter que les lacunes du passé, qui ont commencé d’être comblées, ne seront bientôt plus qu’un mauvais souvenir.

Antoine Torrens

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Interview de Benoît Mouchart, directeur artistique du festival d’Angoulême

Benoît Mouchart est depuis 2003 le directeur artistique du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême. Auteur de plusieurs livres sur le sujet, il publie ce mois-ci la nouvelle version revue et augmentée de sa synthèse intitulée La bande dessinée1. Pour connaître un peu mieux l’un des plus grands spécialistes de bande dessinée en France, une longue et passionnante interview…

Les origines

Antoine Torrens Bonjour Benoît Mouchart.

Benoît Mouchart Vous pouvez m’appeler Maurice Botthon si vous préférez.

Antoine Torrens Maurice Botthon ?

Benoît Mouchart Maurice Botthon. C’est mon anagramme. Enfin, c’était mon anagramme quand j’étais gamin. Je confectionnais de petits livres dans des cahiers et je signais Maurice Botthon.

Antoine Torrens Pourquoi ce pseudonyme ?

Benoît Mouchart Je ne sais pas, peut-être que ça faisait plus sérieux. Mais a posteriori ça signifiait surtout que je voulais déjà écrire des livres.

Antoine Torrens A quel âge était-ce ?

Benoît Mouchart Dès que j’ai su écrire, je me suis raconté des petites histoires que j’illustrais de dessins, mais ce n’était pas de la bande dessinée…

Antoine Torrens Justement, est-ce que vous avez déjà fait de la bande dessinée ?

Benoît Mouchart Est-ce que j’ai déjà fait de la bande dessinée… Oui, j’ai fait de la bande dessinée quand j’étais au lycée. Pour faire rire un ami, je dessinais des caricatures de notre prof d’histoire, que j’aimais bien par ailleurs et qui était une femme intéressante parce qu’elle avait des idées très radicales mais ses avis étaient si tranchés que c’en devenait prévisible et parfois un peu ridicule. Avec cet ami, nous avions donc fait d’elle une caricature assez chargée, en imaginant ses aventures autour du monde… Comme on ne connaissait pas son prénom, on l’avait baptisée Olga, un prénom russe parce qu’elle était communiste. Je précise que j’avais déjà des idées de gauche à cette époque, ce n’était donc pas du tout anticommuniste comme bande dessinée. Juste un peu moqueur sur le côté parfois dogmatique des vieux trotskistes.

Plus tard, j’ai écrit des scénarios pour des copains qui dessinaient beaucoup mieux que moi, mais ça ne s’est jamais concrétisé. Les dessinateurs avec qui je travaillais n’ont pas persévéré et peu à peu j’ai abandonné l’écriture de bande dessinée.

Benoît Mouchart caricaturé par Zep

Antoine Torrens Donc ce n’est jamais vous qui dessiniez ?

Benoît Mouchart Non, moi je fais juste des caricatures…

Antoine Torrens Vous en faites toujours ?

Benoît Mouchart Parfois. Je suis assez moqueur : c’est une façon comme une autre de dédramatiser les relations humaines… J’ai un assez bon sens de l’observation, je perçois bien les particularités ou les tics de langage de mes interlocuteurs et je peux assez facilement imiter les gens. Mais je n’imite pas les célébrités, seulement les personnes de mon entourage – comme dans ce fameux sketch où Desproges imite son beau-père. J’imite donc assez bien certains dessinateurs, certains éditeurs ou certains de mes proches.

Antoine Torrens Qu’est-ce que vous pensez de la caricature que Zep a faite de vous ?

Benoît Mouchart Il m’a flatté. Je ne suis pas aussi mince. Et mes cheveux sont plus courts, maintenant…

Antoine Torrens Oui, c’est vrai, vous êtes très maigre sur la caricature.

Benoît Mouchart J’étais plus jeune, elle date d’il y a cinq ans au moins. On change en cinq ans.

Antoine Torrens Alors qu’est-ce qui a changé en cinq ans ? Pour la bande dessinée, notamment.

Benoît Mouchart Aujourd’hui la bande dessinée bénéficie d’une reconnaissance institutionnelle plus importante qu’il y a cinq ans. En 2003, quand le Festival a produit au Musée de l’Homme une exposition consacrée à Edgar P. Jacobs (intitulée « Blake et Mortimer à Paris ! »), il n’y avait pas eu beaucoup d’expositions monographiques dédiées à un auteur de bande dessinée, en dehors de celles qui étaient consacrées à Hergé. Par la suite il y a eu Le Monde de Zep, De Superman au Chat du rabbin, Toy Comix, Reiser, Vraoum, Clamp… Bref, désormais la bande dessinée s’expose dans les musées sans que cela semble une incongruité. On pourrait donc croire à première vue que la bande dessinée fait partie des pratiques culturelles reconnues, mais à mon avis c’est un leurre. La bande dessinée reste une culture minoritaire.

En janvier 2003, je cosignais avec Vincent Bernière, Romain Brethes et Julien Bastide une petite tribune dans la rubrique « Rebonds » de Libération intitulée « La bande dessinée doit sortir du ghetto ». C’était un genre de manifeste pour dire qu’il fallait qu’on parle plus de bande dessinée dans les médias. Aujourd’hui, on relate beaucoup plus les parutions de bandes dessinées dans la presse – ce n’est pas grâce à cet article, évidemment, ce texte était juste une date dans le sens où nous prenions note du fait que la créativité de la bande dessinée n’était pas assez relayée dans les médias. Et pourtant elle n’est pas encore présente avec la régularité et l’exigence que l’on accorde à la musique, au cinéma ou à la littérature. Les recensions de bande dessinée sont quand même encore trop souvent expédiées en quelques lignes, sur un format timbre-poste et sur un mode un peu elliptique. Il faut savoir que la plupart des journalistes qui écrivent sur la bande dessinée ont encore beaucoup de mal à imposer cet art comme sujet d’article dans leurs rédactions. Beaucoup de critiques de BD sont de véritables militants qui se battent pour obtenir un peu d’espace, pour faire partager leur passion.

Antoine Torrens Vous voudriez que ce soit à l’égal de la musique et du cinéma ?

Benoît Mouchart Avec la même ambition critique.

Antoine Torrens Qu’entendez-vous par là ? Qu’on ne se permet pas d’en dire du mal et que c’est un signe qu’on n’est pas à l’aise avec elle ?

Benoît Mouchart On parle souvent de la bande dessinée à propos de ses chiffres : on dit qu’elle vend énormément, que c’est un phénomène incroyable, etc. En fait, certains livres de bande dessinée se vendent énormément, mais la bande dessinée dans son ensemble a une audience beaucoup moins grande que la musique, la littérature ou le cinéma – ou encore que les jeux vidéos, dont les chiffres de vente sont encore plus impressionnants que ceux de la bande dessinée. D’autre part, ce n’est pas parce que beaucoup de livres de bande dessinée se vendent que tout le monde en lit. Les études montrent que moins d’un million de lecteurs lisent plus de 20 bandes dessinées par an en France, alors que la plupart des Français voient plus de 20 films par an, à la télévision au moins.

Les choses ont donc changé en apparence : les ventes globales sont formidables, il y a des expos et des festivals partout, et pour autant il n’y a toujours pas de chaire universitaire consacrée à la BD. Est-ce que c’est grave? Je n’en sais rien : c’est un constat. Il y en a sur la publicité. D’autre part, j’estime que les problèmes qu’a rencontrés récemment le festival en disent long sur le manque de considération qu’ont certains officiels pour la bande dessinée.

Antoine Torrens Pourquoi ce peu d’intérêt ? Parce que c’est lié à l’enfance ?

Benoît Mouchart Cela reste rattaché à l’enfance, oui. Par ailleurs, on n’enseigne pas non plus en France une vraie culture de l’image, on ne nous apprend pas à regarder. La connaissance du monde passe pourtant aussi, et surtout à notre époque, par les yeux.

Antoine Torrens Est-ce que ce n’est pas justement la seule culture de l’image que nous ayons ? S’il y a bien un seul système iconographique complet, un ensemble de codes de l’image partagés par tout le monde, c’est justement celui de la bande dessinée, non ?

Benoît Mouchart Oui, mais il n’y a pas d’éducation au phénomène de l’image et à la culture du dessin, du graphisme et de la peinture. Je suis toujours un peu consterné lorsque j’entends des personnes dire – je l’ai déjà entendu – que Blutch dessine mal, ou que Corto Maltese est mal dessiné. C’est quand même assez bizarre d’entendre ça. Quelle éducation au regard y a-t-il en France pour en arriver à de telles conclusions ?

Antoine Torrens Et où pensez vous que cette éducation pourrait prendre place ?

Benoît Mouchart A l’école évidemment, dans les cours d’arts plastiques mais aussi de français ou d’histoire. En fait, je pense que la bande dessinée aide à mieux lire l’image. Je suis aussi cinéphile que je ne suis bédéphile, vraiment, et je suis certain que le fait de lire des bandes dessinées m’a appris à lire les plans d’un film différemment de quelqu’un qui n’a pas cette culture de l’image. Je ne dis pas que la bande dessinée est du cinéma sur papier, pas du tout. Mais quand je regarde un film ou un tableau, je suis attentif à la composition, aux différents plans, et je suis capable de lire l’image comme on lit un texte.

Antoine Torrens Et ça, ça vient de la bande dessinée ?

Benoît Mouchart Ca vient au moins en partie de ma pratique de la lecture de la bande dessinée. Il faudrait apprendre à déchiffrer les images, parce que l’image est aussi une vision d’artiste, une interprétation du monde. Certes, le dessin de BD est narratif: il est particulièrement dédié à la conduite d’un récit. Mais le lecteur doit quand même décoder ce qu’il suggère : pourquoi y a-t-il ceci à l’avant-plan, pourquoi y a-t-il ceci à l’arrière-plan ? Pourquoi un gros plan ? Toutes ces petites choses qui n’ont l’air de rien sont en fait très importantes…

Antoine Torrens Mais ça on ne le décode jamais ; il n’y a que vous qui le décodiez.

Benoît Mouchart Si ! Même si c’est inconscient, on le décode quand même. Autre chose : au lycée, j’avais beaucoup de copains qui n’aimaient pas les films en version originale parce que cela leur posait un problème de lire simultanément le texte et l’image. Moi, ça m’a toujours semblé naturel.

Antoine Torrens C’est quelque chose qu’on entend beaucoup en France alors que dans beaucoup d’autres pays, en Scandinavie notamment, ça ne pose de problème à personne.

Benoît Mouchart Eh bien je suis persuadé que si les personnes qui n’arrivent pas à regarder les films en VO lisaient de la bande dessinée, ils n’auraient pas de problème avec les sous-titres.

Antoine Torrens On pourrait relier ça au cas de l’Allemagne, qui est un pays où la VOST est très rare, où tous les films sont doublés, et où justement la plupart des gens ont beaucoup de réticences à l’égard de la bande dessinée. Il faudrait sans doute se poser de manière plus systématique la question des liens entre la culture de la VO et de la culture de la BD.

Benoît Mouchart C’est la question de la lecture simultanée d’un contenu visuel et d’un contenu textuel. C’est intéressant parce que Thierry Smolderen a publié récemment un livre passionnant2 consacré aux origines de la bande dessinée, où il montre que l’idée selon laquelle ce média serait né avec l’imprimerie industrielle et le développement de la presse n’est pas totalement satisfaisante. On dit souvent, moi le premier d’ailleurs, que la bande dessinée est apparue avec Töppfer vers 1833. Selon ce dogme, tout ce qui existait avant – les fresques funéraires, les chemins de croix, les vitraux, etc. -, ne serait qu’accidents de l’histoire. L’utilisation de la séquence s’est longtemps inscrit en effet dans la pratique d’autres formes d’art comme la peinture, la sculpture, etc. La bande dessinée n’avait pas d’autonomie formelle avant Töpffer, c’est vrai, mais il y avait tout de même Hogarth, un grand artiste qui a réalisé des gravures parfois très proches de la notion moderne de bande dessinée.

Les références

Antoine Torrens Qu’est-ce qui a changé d’autre dans la bande dessinée et dans votre rapport à la bande dessinée ces dernières années ?

Benoît Mouchart Le nombre de parutions étant beaucoup plus important, il y a forcément davantage de livres intéressants qui sortent chaque année. Ça peut donner l’illusion d’un progrès. Et pourtant je pense que la bande dessinée n’a pas encore tout donné et je suis encore en attente – c’est plutôt positif – d’un Grand Livre. Cela ne veut pas dire que je n’ai pas lu de bons livres, de grands livres, mais j’attends encore LE Grand Livre.

Antoine Torrens Comme quoi par exemple ? Dans la littérature, le cinéma, les arts plastiques…

Benoît Mouchart Des choses un peu indépassables comme Don Quichotte, Madame Bovary, Citizen Kane… En bande dessinée on a Maus.

Antoine Torrens Un classique, donc ? Ou un chef d’oeuvre.

Benoît Mouchart On a aussi La ballade de la mer salée ou Tintin au Tibet.

Antoine Torrens Pourquoi au Tibet ?

Benoît Mouchart Ou Les Bijoux de la Castafiore si vous préférez. Ou L’Affaire Tournesol. Ou Le Secret de la Licorne. Mais pas tout Tintin : quand même pas Tintin au CongoLe Secret de la Licorne ou Les Sept boules de cristal, oui. Mais pas Tintin et les Picaros, pas Vol 714 pour Sydney. Tintin, finalement, ce n’est presque pas une série : c’est une suite de livres où apparaissent des personnages récurrents. Chaque aventure de Tintin est assez différente des autres dans le ton et la forme : le dessin d’Hergé n’a pas cessé d’évoluer – on ne s’en rend pas bien compte à cause des éditions en couleurs, qui sont pour beaucoup d’entre elles des remakes redessinés entre 1942 et 1966.

Antoine Torrens Donc vous êtes toujours en attente ?

Benoît Mouchart J’attends toujours le Grand Livre, oui. Il y a de nombreux grands livres de bande dessinée qui m’ont marqué. Le Petit cirque de Fred. Blackhole de Charles Burns. L’Enfer de Tatsumi. L’Autoroute du soleil de Baru. Jimmy Corrigan de Chris Ware. Les Phalanges de l’Ordre noir de Christin et Bilal. Phénix de Tezuka. Watchmen de Moore et Gibbons. C’était la guerre des tranchées de Tardi. L’Homme sans talent de Tsuge. Ice Heaven de Daniel Clowes. Ice Heaven est vraiment un grand livre pour moi, je regrette qu’il n’ait pas été primé à Angoulême. Peut-être est-ce un livre trop cérébral, trop littéraire, une oeuvre dont l’intertextualité très riche a malheurement pu échapper à beaucoup de lecteurs. C’est un livre qui fait référence à de nombreuses séries de bande dessinée (Peanuts ou Archie Comics, entre autres), mais aussi au cinéma et à la littérature. J’aime beaucoup Daniel Clowes, je regrette de ne pas l’avoir croisé plus longtemps pendant le dernier festival.

Antoine Torrens C’est une grande frustration ?

Benoît Mouchart Un peu. Avant que je ne travaille pour le festival, paradoxalement, je vivais différemment cet événement. L’an dernier, j’avais invité Chris Ware, Daniel Clowes et Adrian Tomine, qui sont des gens dont je suis complètement fan et je n’ai même pas pu les entendre commenter leur oeuvre aux rencontres internationales ! En même temps je suis fier d’avoir provoqués ces événements, mais bon…

Antoine Torrens Vous aimez beaucoup la bande dessinée américaine, non ?

Benoît Mouchart La bande dessinée indépendante américaine.

Antoine Torrens Pas les comics ?

Benoît Mouchart Si si, il y a des comics que j’aime beaucoup, quand ils sont écrits par de très bons scénaristes, comme Chris Claremont, comme Alan Moore, comme Neil Gaiman, Brian Michael Bendis, des gens comme ça. Ou dessinés par Scott Hampton, par Alex Ross, par Jeff Smith. J’adore Jeff Smith ; je ne le cite pas souvent mais Bone est une de mes séries préférées.

Antoine Torrens Il semble que la bande dessinée indépendante américaine soit vraiment un monde que vous connaissez très bien. Où avez-vous appris à le connaître ?

Benoît Mouchart J’ai fait de la radio pendant de nombreuses années en compagnie de Jean-Paul Jennequin et Martin-Pierre Baudry. Or Jean-Paul Jennequin est probablement le plus grand spécialiste de comics en France ; il a écrit une histoire de la bande dessinée américaine inachevée à ce jour dont le premier tome, paru chez Vertige Graphic, est assez passionnant3. Et j’aime aussi les mangas.

Antoine Torrens Quels mangas ?

Benoît Mouchart J’aime Tezuka, Mizuki, Tsuge, Hino, Tatsumi – que pour le coup j’ai eu la chance de rencontrer et d’interviewer longuement pour le festival -, j’aime certains livres de Taniguchi… Mais pas tout Taniguchi. Je trouve qu’on traduit trop Taniguchi et que cela lui nuit, mais j’aime certains grands livres de Taniguchi. J’aime Otomo et Urasawa, mais j’apprécie aussi Gôshô Aoyama, l’auteur de Detective Conan, ou Akira Toriyama, qui a créé Dragon Ball et Docteur Slump!

Antoine Torrens Toute la bande dessinée, donc ?

Benoît Mouchart Toute la bonne bande dessinée. Mais je suis aussi éclectique dans ma passion pour le cinéma. Je peux aimer un film de Cassavetes, mais aussi certains films de Spielberg. Pas tout Spielberg mais j’aime E.T., ou encore Duel, son premier grand succès…

Antoine Torrens Vous ne faites pas de séparation par genre ?

Benoît Mouchart Non, il y a des oeuvres que j’aime et voilà. Dans le polar c’est pareil. J’aime Raymond Chandler, James Ellroy et Jean-Patrick Manchette mais je n’aime pas… des tas de gens que je n’ai pas envie de citer. En science-fiction, j’aime Philip K. Dick… j’aime les écrivains, j’aime les artistes, les auteurs, les cinéastes. En chanson c’est pareil.

Antoine Torrens Donc par artiste plutôt que par oeuvre ?

Benoît Mouchart J’aime les oeuvres qui témoignent d’une vision d’artiste. D’une écriture, d’une sensibilité, d’une voix et d’un regard personnels.

Antoine Torrens Une question un peu bête : les premières bandes dessinées que vous ayez lues ?

Benoît Mouchart Picsou, Tintin et Tartine.

Antoine Torrens Pas Astérix ?

Benoît Mouchart Oui, un peu Astérix et Lucky Luke. Mais les premières choses qui me viennent à l’idée, c’est vraiment Picsou, Tintin et Tartine.

Antoine Torrens Et après ?

Benoît Mouchart Après, tout : le bon comme le mauvais.

Antoine Torrens Où lisiez-vous des bandes dessinées ? Vous les aviez chez vous ?

Benoît Mouchart A la bibliothèque municipale. Je n’avais pas beaucoup de bande dessinée chez moi. J’avais tout Tintin, quelques Astérix, des Lucky Luke. Et pourtant j’ai lu toute la bande dessinée franco-belge et je crois que je peux vraiment dire que je connais son histoire sur le bout des doigts. C’est aussi pour ça que quand on vient me chercher des noises au sujet de la BD populaire, je réponds : « même pas peur, même pas mal ». Je viens de là. En revanche, j’ai lu très tôt beaucoup de merdes et je trouve que c’est important de lire des merdes, y compris en littérature. Il faut voir des mauvais films, il faut même regarder Les feux de l’amour de temps en temps (une ou deux fois par an, pas plus).

Antoine Torrens Comme il faut aller dans certains musées où il y a des oeuvres mineures pour se rappeler qu’au Louvre la sélection a été particulièrement exigeante ?

Benoît Mouchart Oui, c’est vraiment ça. Je suis un consommateur de culture – j’emploie le mot exprès.

Antoine Torrens Qu’est-ce que vous entendez par là ?

Benoît Mouchart J’ai un grand besoin de fictions, de spectacles, d’expositions, de films… C’est très important pour moi, presque aussi important que ma vraie vie – qui est très importante aussi.

Antoine Torrens Qu’est-ce que vous lisez en ce moment par exemple ?

Benoît Mouchart En bande dessinée ? La sélection officielle d’Angoulême !

Antoine Torrens Oui, mais en dehors du travail ?

Benoît Mouchart Je vais souvent acheter des livres à la librairie Un regard moderne.

Antoine Torrens Un regard moderne ?

Benoît Mouchart Une librairie qui se trouve rue Gît-le-Coeur. C’est un lieu hallucinant qui ressemble un peu à la tanière de Gaston Lagaffe, un endroit extraordinaire. Vous pouvez demander au libraire n’importe quel titre, y compris et surtout le plus obscur, il vous le sortira sans hésiter de sous une pile plus haute que moi.

Antoine Torrens Et quelles sont vos dernières trouvailles ?

Benoît Mouchart En littérature, j’ai découvert récemment des auteurs japonais comme Murukami ou Mishima, que je ne connaissais pas. Leurs romans m’ont beaucoup impressionné. J’ai lu aussi Kateb Yacine, que je ne connaissais pas non plus. Grâce à Brigitte Fontaine.

Antoine Torrens « Sade et Kateb Yacine », comme dans la chanson Harem4 ?

Benoît Mouchart Oui. Brigitte me reproche souvent de ne pas avoir une culture arabe. Et c’est vrai, malheureusement. Pour me rattraper j’ai lu beaucoup de contes soufis cette année. J’ai lu aussi sous ses conseils Le Langage des oiseaux de Atar. Elle m’incite beaucoup à lire ce genre de choses, et je le fais ; parce que Brigitte Fontaine est un maître, évidemment. Un maître, un modèle, un horizon. Ça, c’est quelque chose qui a changé ma vie à titre personnel : avoir rencontré Brigitte Fontaine. C’est probablement la rencontre la plus importante de ma vie.

En littérature non-dessinée je crois pouvoir dire que j’ai une assez solide culture classique parce que j’ai étudié les Lettres modernes en Sorbonne : de Chrétien de Troyes à Nathalie Sarraute, en passant par Paul Claudel ou Marie de France, j’ai lu et étudié la plupart des grands classiques de la littérature française. Quand j’étais adolescent, j’ai beaucoup lu pour mon goût personnel des choses comme Dino Buzzatti, Edgar Poe, Alfred Jarry, et bien sûr Baudelaire, Verlaine, Rimbaud. Et puis aussi Stefan Zweig, que j’aime toujours beaucoup pour Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, La confusion des sentiments ainsi que pour ses biographies, notamment Marie-Antoinette ou La guérison par l’esprit.

Antoine Torrens Uniquement des choses très nobles, pas franchement populaires, si ?

Benoît Mouchart Mais si. Je pourrai citer William Irish, James Hadley Chase, Peter Cheyney, Elliot Chaze, Francis Carco, Stanislas Lem, Patricia Highsmith ou Frédéric Dard que j’ai lus grâce à François Rivière. Dans ma vie j’ai eu la chance de rencontrer des gens un peu plus âgés que moi qui m’ont initié à une culture populaire qui n’est pas celle de ma génération. François Rivière m’a fait lire énormément de littérature anglo-saxonne et de littérature de genre. Grâce à lui j’ai lu également Henry James, Tennessee Williams et William S. Burroughs que j’aurais pu citer tout à l’heure. Il m’a aussi fait lire des livres comme Le Jeune homme, la Mort et le temps de Richard Matheson ou Le Cerveau du Nabab de Curt Siodmak, que je n’aurais pas lu tout seul. Il m’a incité à lire Bradbury bien sûr, mais aussi J. G. Ballard, qui a écrit Crash ! et L’Empire du soleil. François Rivière, c’est une rencontre très importante parce que c’est un ami.

Antoine Torrens Comment l’avez-vous rencontré ?

Benoît Mouchart Je l’ai rencontré quand je faisais de la radio avec Jean-Paul [Jennequin] et Martin-Pierre [Baudry], au moment où j’étais encore étudiant à la Sorbonne.

Antoine Torrens A ce propos, quel était le sujet de votre maîtrise de lettres modernes?

Benoît Mouchart Jean-Patrick Manchette. Mon mémoire est plus ou moins le livre que j’ai publié plus tard chez Séguier-Archimbaud5.

Antoine Torrens Est-ce que vous avez une idée sur la raison pour laquelle il y a si peu de recherche universitaire sur la bande dessinée?

Benoît Mouchart Parce que beaucoup de professeurs sont frileux: la plupart d’entre eux sont perpétuellement en quête de respectabilité pour eux-mêmes. Dans leur esprit, il est moins noble de se pencher sur des sujets comme la bande dessinée. C’est moins gratifiant que de parler de Stendhal – que j’adore évidemment par ailleurs. J’ai eu la chance d’avoir eu comme directeur de maîtrise Jean-Yves Tadié, qui est le plus grand spécialiste de Proust en France. Il n’a rien à prouver depuis longtemps puisque c’est vraiment une sommité, et il s’est beaucoup intéressé au roman populaire. Lui aussi c’est quelqu’un qui a beaucoup compté dans mes lectures.

Un de mes souvenirs forts avec Tadié est lié à la bande dessinée. En plein milieu de mon année de maîtrise, j’ai publié un livre un recueil d’entretiens avec Michel Greg aux éditions Dargaud6. Je n’en avais pas parlé avec ce professeur, avec qui je parlais pourtant souvent de littérature de genre. On parlait un peu de Proust, pas trop, mais surtout de littérature d’aventure, de littérature policière. En janvier, quelques mois avant que je ne lui remette mon mémoire, je lui ai donné mon livre, à la fin d’un entretien que nous avions tous les deux, et là il m’a dit en me montrant du doigt le bouquin: « Vous savez, le fait que vous veniez de publier un livre est beaucoup plus important pour votre avenir que votre maîtrise ». Ça a été un vrai choc pour moi parce que c’était sans doute un peu le contraire de ce que pensaient mes parents, même si ils étaient fiers que j’aie publié un livre.

Greg est aussi une rencontre importante dans ma vie. Greg m’a fait lire des tas de trucs. Milton Caniff, bien sûr, mais aussi Simenon. Pour moi, Simenon est un grand romancier, et je me fiche qu’il ne le soit pas aux yeux de tout le monde. C’est également grâce à Greg que j’ai également lu Sacha Guitry. Il m’a par ailleurs fait découvrir une foule de films que je n’aurais pas été forcément voir moi-même parce que ce n’étaient pas des choses réputées nobles. Sans cette rencontre, j’aurais peut-être aimé principalement des films genre Nouvelle vague ou Cassavetes (qui reste un de mes cinéastes préférés). Greg m’a prêté des cassettes de cinéastes français des années 1930 et des classiques hollywoodiens qui passent rarement à la cinémathèque… Grâce à lui, j’ai vu des films dialogués par Henri Jeanson ou réalisés par Julien Duvivier, des films de John Sturges ou de Sam Peckinpah… De ce côté-là aussi j’ai l’impression d’avoir une certaine culture populaire, une culture qui n’est pas exclusivement celle de ma génération. Brigitte Fontaine m’a quant à elle fait découvrir Yvette Guilbert, que je n’aurais peut-être pas découvert par moi-même et qui est une chanteuse incroyable, ou encore Julie Driscoll, Oum Kalsoum et Donovan. Je suis assez curieux et je suis intéressé par la culture des autres. Connaître les autres, c’est aussi connaître leur culture et ça compte beaucoup pour moi dans l’amitié. J’aime partager mes lectures, j’aime aller voir des films avec des amis, j’aime écouter de la musique religieusement avec des amis, quasiment en fermant les yeux… Je peux écouter des disques comme je lis un livre ou comme je regarde un film, avec la même concentration.

Antoine Torrens Sans rien faire d’autre, donc.

Benoît Mouchart Oui, et en fermant les yeux. Quand je suis invité chez Brigitte et Areski ou quand ils viennent chez moi, on parle beaucoup de la vie, de la mort et de toutes sortes de choses passionnantes, parfois tristes mais le plus souvent très drôles, et on écoute aussi souvent de la musique. Parfois on s’arrête tout naturellent de parler, et on écoute juste de la musique en fermant les yeux. Areski est aussi une rencontre importante ; j’ai parlé de Brigitte tout à l’heure, mais Areski compte aussi, pour d’autres choses. J’ai cette chance d’avoir gagné l’amitié de gens que j’admirais énormément et qui m’ont accordé un rapport d’égalité totale ; Brigitte, je peux l’envoyer chier si elle m’énerve, et d’ailleurs c’est ce qu’elle me demande : ne pas être son sujet, être son égal. Dieu merci !

Benoît Mouchart posant avec le Fauve d'Angoulême

Le Festival d’Angoulême

Antoine Torrens Dans les diverses interviews que vous pouvez donner, notamment au moment du Festival, on vous dit régulièrement des choses comme « Alors, la bande dessinée explose ces dernières années, c’est formidable… » et vous avez toujours l’air agacé quand on donne l’impression que la BD est née il y a dix ans.

Benoît Mouchart C’est drôle, Blutch a donné une interview il y a quelques semaines dans Chronic’art où il a exprimé exactement ce que je pense, c’est-à-dire que quand on relit des histoires dessinées par George Herriman, Milton Caniff, Hergé, Will Eisner, Franquin ou Jijé, il semble évident que ces grands artistes avaient déjà compris que la bande dessinée était une expression importante. Donc oui, c’est un peu agaçant parce que c’est comme si on était face à un phénomène de mode. J’aime la nouvelle bande dessinée, je suis heureux que des gens comme Sfar, Larcenet, Blain, Blutch, ou Trondheim aient la place qu’ils occupent aujourd’hui dans le paysage parce qu’ils la méritent. Mais quand même, soyons raisonnable, ce ne sont pas eux qui ont inventé la bande dessinée.

Antoine Torrens A votre avis, pourquoi tant de personnes ont l’impression que la bande dessinée vient de naître ?

Benoît Mouchart C’est une histoire de génération, on a toujours l’impression d’inventer l’eau chaude. Je m’applique ce reproche à moi-même. Par exemple, on a dit que les concerts de dessins étaient quelque chose de nouveau. C’est nouveau bien sûr, mais c’estune chose qui existait sous d’autres formes auparavant.

Antoine Torrens Sous quelles autres formes par exemple ?

Benoît Mouchart Winsor McCay donnait des spectacles où il dessinait en direct.

Antoine Torrens Avec de la musique ?

Benoît Mouchart Sans musique. Mais on n’invente jamais rien ; ou bien alors on invente comme on invente un trésor, on fait seulement ressortir des profondeurs de l’oubli des choses plus anciennes, que l’on époussette selon l’air du temps.

Antoine Torrens C’est très platonicien de dire ça ; mais on invente quand même, non ? L’étrier, le moulin, ce sont des choses qui n’existaient pas et qui sont apparues à un certain moment, non ?

Benoît Mouchart Dans les concerts de dessin, ce qui est nouveau, c’est qu’il s’agit toujours d’une séquence d’images : c’est donc une vraie bande dessinée. Une bande dessinée qui n’est pas imprimée, une bande dessinée qui est vivante.

C’est en discutant avec Zep et Areski qu’on a découvert, qu’on a créé ce concept. C’est vraiment une idée développée à trois, à partir d’une envie que je partageais avec Zep. L’une des premières exposition sur lesquelles j’aie travaillé en tant que directeur artistique était consacrée aux auteurs de l’atelier Sanzot, qui était un colectif de dessinateurs installés à Angoulême. L’une des volontés que j’ai exprimé pour cette exposition, dont je n’étais pas le commissaire, c’était que les artistes soient présents au sein de l’installation et qu’on les voie travailler. Or l’une des choses qu’on avait envie de montrer avec Zep, c’était justement la naissance du dessin ; j’ai toujours été fasciné par le jaillissement d’un dessin, j’adore Le Mystère Picasso de Clouzot7 et je suis toujours fasciné par le tracé de la main, que je trouve beau et mystérieux : il y a un vrai suspense, une étrange chorégraphie de la main qui dessine.

On avait confusément envie de ça et on a tourné autour de plusieurs idées. On avait pensé à un truc classique, avec un conteur et des dessins. Assez vite, j’ai dit à Zep que comme on était un festival de bande dessinée il était primordial que ce soit véritablement de la bande dessinée, et donc qu’on propose une séquence d’images. Donc on a proposé de faire dessiner en direct une séquence d’images. Ensuite, nous avons eu l’idée qu’il y ait de la musique aussi : comme il n’y avait plus de conteur dans le projet, on s’est dit que les gens allaient s’ennuyer si c’était silencieux.

Antoine Torrens Pourtant c’est ce que vous faites dans les rencontres dessinées, non ?

Benoît Mouchart Oui, mais c’est différent. Il n’y a pas de séquences dans les rencontres dessinées. Et souvent, dans ces rencontres-là, “le silence est atroce”. Enfin, un soir, alors que je dînais chez Brigitte et Areski, je raconte le projet, et je dis à Areski que je voudrais bien lui commander une musique playback. Et là, il me répond: « Oui, bien sûr, mais tu sais ce serait tellement mieux si on jouait en direct ! ». Ça a été un vrai déclic. Ce n’était plus la même histoire. C’est vraiment ça qui a amplifié la chose.

Antoine Torrens Les concerts de dessin, pourquoi ça marche alors qu’au départ on pourrait trouver que le principe est un peu artificiel ?

Benoît Mouchart Pourquoi ça marche? Les mystères de la synesthésie… Je ne sais pas. Je crois que ça fonctionne parce que c’est un travail d’équipe ; il n’y a pas un ego en avant, il y en a plusieurs… Ce qui est sûr, c’est qu’Areski ne met pas son égo en avant dans ce spectacle, et ses musiciens non plus. C’est une rencontre entre plusieurs personnalités, une synthèse de deux arts, voire de trois arts puisqu’il y a aussi la question de la projection – qui relie tout ça au cinéma. Et puis c’est en direct. Les gens, la plupart du temps, sortent de là en pensant que c’est improvisé. Tant mieux s’ils le croient, mais en vérité ça ne l’est pas du tout : ni la musique, ni le dessin, ni l’histoire évidemment ne sont improvisés.

Antoine Torrens Et donc qu’est-ce qu’il faut pour que ça marche ?

Benoît Mouchart Beaucoup de travail. Pour les concerts de dessin en tout cas ; pour les concerts illustrés, les spectacles, etc., c’est autre chose. Là, ça ne marche pas toujours, parce qu’il y a parfois des affrontements d’égos en puissance.

Antoine Torrens Mais ces choses-là sont plus improvisées, non ?

Benoît Mouchart Pas forcément. Par exemple Joann Sfar avait préparé chaque dessin pour son concert avec Thomas Fersen, il avait conçu un suspense… Rabaté avait absolument tout calibré pour son spectacle avec Yolande Moreau. Charles [Berberian] et Philippe [Dupuy] avaient tout conçu à l’avance : c’était une vraie performance ! Alors que Blutch était parti en impro totale pour Brigitte ; et puis cette année il a prévu complètement autre chose. En 2010, par exemple, il n’y a pas de spectacle du même type que les concerts dessinés parce que je ne voulais pas que ça devienne un système.

Antoine Torrens Pourquoi, puisque ça marche ?

Benoît Mouchart Je veux que ça corresponde à une rencontre, à un désir de partager un projet entre un dessinateur et un artiste d’une autre discipline.

Antoine Torrens Et là il n’y en avait pas ?

Benoît Mouchart Il y a eu des projets qui n’ont pas pu aboutir pour différentes raisons, donc je n’ai pas forcé la chose. Et c’était bien de se recentrer cette année sur les dessinateurs : Bilal, Blutch, Schuiten et Peeters.

Antoine Torrens Au départ ce n’était pas recentré sur le dessin ?

Benoît Mouchart La vérité, c’est que je n’ai pas envie qu’on devienne le festival de la chanson dessinée. Pour être honnête, dans la chanson française, il y a très peu d’artistes qui m’intéressent. J’aurais envie de faire un concert avec des artistes comme Emilie Simon, Jean-Claude Vannier, Christophe, Matthieu Chedid.. Mais je n’ai pas envie d’en faire avec certains autres.

A l'ombre de la ligne claire

Antoine Torrens Qu’est-ce que vous pensez avoir apporté au Festival d’Angoulême ?

Benoît Mouchart Je vais dire quelque chose d’horriblement prétentieux : une vision.

Antoine Torrens Ca veut dire qu’avant vous il n’y avait pas de vision ?

Benoît Mouchart C’est juste qu’avant moi il n’y avait pas de directeur artistique. Donc la programmation était plus ou moins conçue par le Grand Prix.

Plus concrètement, j’espère avoir réussi à susciter des dialogues entre la bande dessinée et d’autres arts, des dialogues sans complexe. Ce choix ne signifie pas que « la BD ne se suffit pas à elle-même ». J’ai simplement tenté de lui apporter de nouveaux publics, de l’ouvrir aussi à quelque chose de moins incestueux, de moins recentré sur elle-même, pour que des gens, par curiosité pour tel chanteur ou tel comédien, assistent à un spectacle et découvrent à cette occasion un artiste de bande dessinée. C’est ce qui s’est passé : je pense qu’il y a beaucoup de spectateurs qui ont découvert Rabaté grâce au spectacle de Yolande Moreau, pendant le festival. Ou Blutch grâce à Brigitte Fontaine. Et vice versa.

Antoine Torrens Est-ce qu’avant vous, Benoît Mouchart, il y avait une aussi grande importance du côté international dans le Festival d’Angoulême ?

Benoît Mouchart L’esprit international, je ne peux vraiment pas le revendiquer parce qu’il était là dès la première édition.

Antoine Torrens Pratt ?

Benoît Mouchart Oui, et Harvey Kurtzman. Mais on a consolidé cette ouverture au monde, en la rendant plus institutionnelle. Par exemple l’exposition consacrée à la bande dessinée russe en 2010 bénéficie du label “Cultures France”.

Antoine Torrens Est-ce que je peux vous demander une sorte de prophétie ? Avez vous en tête des auteurs qui ne sont pas encore connus et qui à votre avis vont le devenir ?

Benoît Mouchart Je ne suis pas doué pour établir des listes, tout se bouscule dans ma tête et il n’y a rien qui vient. Il y a un auteur que j’aime assez et je ne comprends pas pourquoi il n’est pas mieux traduit en France : Kevin Huizenga (qui publie chez Vertige Graphic). Peut-être n’a-t-il pas encore réalisé son grand oeuvre, mais en tout cas il m’intéresse. Je pense aussi que Mathieu Bonhomme est énorme, c’est un très grand auteur réaliste, très expressif, vraiment un de mes auteurs préférés actuellement. Mais il est déjà un peu connu. Riad Sattouf, c’est quelqu’un qui va être énorme à l’avenir. Parmi les plus jeunes… Il y a des auteurs filles à suivre aussi comme Lisa Mandel, qui a encore tout un tas de choses à dire, qui vont venir. J’ai bien aimé HP , c’est dommage que ce livre ne soit pas dans la sélection. J’aime aussi le travail de Lucie Durbiano, entre autres. Chez les plus jeunes, il faut suivre Vincent Perriot. Et Bastien Vivès, évidemment !

Antoine Torrens Les blogs BD semblent très absents du Festival d’Angoulême. C’est une fausse impression ?

Benoît Mouchart Complètement fausse. On a même un prix dédié aux blogs.

Antoine Torrens Est-ce que vous suivez ça d’aussi près que les albums, l’édition papier ?

Benoît Mouchart Non, malheureusement je ne peux pas. Et je dois dire, sincèrement et avec toutes les précautions d’usage, que ce n’est pas parce qu’une bande dessinée est autobiographique qu’elle m’intéresse.

Antoine Torrens Les blogs BD sont trop autobiographiques pour vous ?

Benoît Mouchart Beaucoup de choses sont trop narcissiques pour moi. J’aime l’imagination, quand même. L’imagination au pouvoir.

Antoine Torrens De la fiction ?

Benoît Mouchart Non, j’aime aussi des gens qui racontent leur vie. En chanson j’aime Barbara, j’aime Brel. J’aime aussi Proust. Ou Céline.

Antoine Torrens Donc ne pas faire d’autobiographique pour l’autobiographique?

Benoît Mouchart Fabrice Neaud, pour moi, c’est de l’autobiographie mais c’est vraiment autre chose, je ne sais pas. C’est politique. C’est une des oeuvres les plus importantes de la bande dessinée contemporaine, Fabrice Neaud. Il invente aussi des choses visuellement, il fabrique des métaphores visuelles. Il va commencer une nouvelle série dont j’ai vu les premières pages et j’ai été scié. Je lui souhaite d’avoir du succès, il le mérite, c’est un grand auteur. Mais ce n’est plus un petit jeune. Blutch aussi c’est énorme et il n’a pas encore le succès qu’il mérite, en termes de ventes.

Antoine Torrens On dit beaucoup ces derniers temps que la BD a un pris la grosse tête, que l’espèce d’innocence humble qu’il y avait il y a cinq ou dix ans a un peu disparu, que les auteurs deviennent des stars… Est-ce que c’est vrai ou pas ?

Benoît Mouchart Oui c’est vrai. Il y a dix ans c’était un monde beaucoup moins exposé, notamment médiatiquement. Il y a désormais de très fortes personnalités. Et des rivalités parfois violentes.

En fait, le cliché de l’auteur de bandes dessinées sympa et rigolo est complètement ridicule. Il y a des auteurs de bande dessinée très attachants et d’autres qui sont très pénibles. J’ai rencontré beaucoup de musiciens, et pas des moindres – j’ai parlé des soirées entières avec Bashung, Christophe, Jean-Claude Vannier, Lee Ranaldo, Jane Birkin, et bien sûr Brigitte Fontaine, et ce sont des gens hyper symples, hyper gentils, hyper modestes, qui vous posent des questions sur vous, s’intéressent à ce que vous leur dites, etc. Il y a beaucoup d’auteurs de bande dessinée qui ont du mal à s’intéresser à autre chose qu’à eux-mêmes. Mon ami José-Louis Bocquet dit parfois trivialement que la littérature est un truc de dragueurs alors que la bande dessinée reste une discipline de branleur. Il a sans doute raison… Peu d’auteurs de bande dessinée se vantent de séduire les filles (ou les mecs) grâce à leurs livres…

Antoine Torrens D’ailleurs beaucoup d’auteurs de BD se plaignent de cette carence…

Benoît Mouchart Je ne sais pas dans quelle mesure c’est vrai. Mais, pendant longtemps, les auteurs de BD n’étaient pas médiatiques parce qu’ils n’étaient pas bons en public, c’étaient des ours qu’on faisait sortir de leur atelier en leur disant « Allez, parle ! ». Aujourd’hui, il y a beaucoup d’auteurs pas très à l’aise à l’oral qui en veulent beaucoup à Bilal, Satrapi ou Sfar parce que ces artistes-là savent aussi se vendre médiatiquement. Ça suscite des jalousies…

Antoine Torrens Alors que c’est aussi grâce à eux que la bande dessinée a conquis la place qui est la sienne aujourd’hui, non ?

Benoît Mouchart Bien sûr, c’est en grande partie grâce à eux. Mais je prétends que c’est aussi grâce au Festival d’Angoulême. Le statut de la bande dessinée en France doit beaucoup, je le pense vraiment, au Festival. Il n’y a pas d’équivalent dans le monde d’un événement dédié à la bande dessinée qui soit à ce point un maronnier médiatique, c’est-à-dire quelque chose qui revient tous les ans et dont les journalistes sont obligés de parler. Ça n’existe pas ailleurs dans le monde, et même le Comicon de San Diego aux Etats Unis est incomparable. En France, Angoulême oblige chaque année les journalistes à parler de bande dessinée au moins pendant cette période-là ; et à en parler un peu intelligemment. Donc à mon avis ça a beaucoup aidé à la reconnaissance de cet art qu’on dit neuvième…

De toute façon le principe des expositions, des spectacles, des rencontres, c’est à Angoulême que ça s’est développé. Ce n’est pas à Angoulême que ce mouvement est né, mais c’est à Angoulême qu’il s’est consolidé, développé et enrichi.

Antoine Torrens Encore une prophétie : à votre avis, comment va évoluer la bande dessinée dans les prochaines années ?

Benoît Mouchart Euh… la décroissance ?

Antoine Torrens La décroissance… vous voulez dire moins de quantité et plus de qualité ?

Benoît Mouchart C’est utopique de dire ça, donc pas très réaliste, mais c’est ce que je souhaiterais idéalement. Je ne suis pas un prophète et je ne lis pas dans le marc de café. Mais je ne suis pas si sûr que les choses soient gagnées et que la bande dessinée soit assise pour toujours dans sa légitimité culturelle. Il y a encore beaucoup de boulot.

Antoine Torrens Vous avez moins de 35 ans, vous avez écrit un certain nombre de livres, monté des expositions, organisé des événements, récemment vous avez tourné un documentaire. Qu’est-ce qui vous reste pour toutes les années à venir ?

Benoît Mouchart Plus de documentaires : j’ai vraiment beaucoup aimé cette expérience. Je me suis rendu compte que j’adore la réalisation et le montage ; j’ai adoré travailler avec Thomas Bartel et Sophie Creusot sur le film Brigitte Fontaine n’est pas folle !. Et puis ça m’a permis de renouer avec ce que je sais sans doute faire le mieux : parler avec les gens et leur permettre de dire ce qu’ils ont à dire. Si j’ai une qualité, c’est peut-être celle d’aider les gens à s’exprimer artistiquement. Avec Brigitte Fontaine aussi, d’ailleurs. Je la motive parfois à écrire des textes, et je l’aide à choisir des chansons pour ses concerts.

Antoine Torrens C’est très important pour vous de participer à la naissance des oeuvres ?

Benoît Mouchart Disons que si on le peut, cela peut être stimulant d’apporter modestement un peu de combustible à un artiste qu’on aime. Par exemple, pour les chansons “Soufi” ou “Harem”, je me suis juste contenté de dire un soir à Brigitte : « Pourquoi tu n’écrirais pas sur les soufis et sur les harems ? ”. Le lendemain, elle me téléphonait pour me lire les deux textes au téléphone. Dans mon travail pour le Festival, j’ai également ce rôle d’accoucheur.

Antoine Torrens Être un aiguillon en somme ?

Benoît Mouchart Oui, ça, je sais le faire, et je sais aussi le faire avec des dessinateurs.

Antoine Torrens Je vous ai demandé tout à l’heure ce que vous aviez apporté au Festival. Dans l’autre sens, qu’est-ce que le Festival vous a apporté ?

Benoît Mouchart Beaucoup de rencontres, et aussi beaucoup de voyages. Grâce au Festival, je suis allé en Chine, en Finlande, en Grèce, au Portugal, aux Etats-Unis… Cela restera pour moi une vraie ouverture au monde. J’ai été reçu dans tous ces pays avec beaucoup de gentillesse par mes homologues étrangers. Les voyages professionnels sont toujours très intéressant : on rencontre des gens, on travaille avec eux, c’est passionnant, vraiment. La plupart du temps, je précise que ce n’était pas le Festival d’Angoulême qui me payait ces voyages : j’étais très officiellement invité par des organisateurs de colloques ou de festivals parce que j’étais le directeur artistique d’Angoulême.

Le Festival m’a apporté ça ; ça et malheureusement aussi beaucoup d’angoisse.

Antoine Torrens Plus que dans ce que vous faisiez avant ?

Benoît Mouchart Oui. Et en même temps ça m’a donné ce que Greg appelait un “cuir de rhinocéros” ; j’ai le cuir un peu plus tanné aujourd’hui. Il y a 7 ans, quand j’ai commencé à travailler pour le Festival, j’étais beaucoup plus sensible et sans doute trop attentif à ce qu’on pensait de moi. Maintenant, je ne dirais pas que je m’en fiche, mais je sais qui je suis. Je ne suis plus vraiment intéressé par le jugement des autres : c’est leur problème, pas le mien ! Ce genre de détachement, qui est assez nouveau pour moi, me vient un peu de mes conversations à bâtons rompus avec Areski Belkacem, qui est un sage à sa façon.

Antoine Torrens L’article que Charente Libre vous a consacré mentionnait l’éventualité que vous travailliez un jour dans l’édition et cela paraîtrait assez logique. Est-ce que c’est une perspective pour vous ou bien est-ce que c’est quelque chose qui ne vous intéresse pas ?

Benoît Mouchart On me l’a proposé, plusieurs fois. Ça pourrait m’intéresser, mais pas tout de suite. Être directeur littéraire, ça me permettrait aussi d’être un aiguillon. Mais pour l’instant je suis toujours attaché au FIBD.

Antoine Torrens Qu’est-ce que vous diriez à votre successeur, ou à vous même pour les années à venir ? De bonnes résolutions ou de bons conseils, selon le point de vue.

Benoît Mouchart Le seul conseil que je donnerais, ce serait de se désensibiliser, de prendre tout ça comme un job – ce que je n’ai jamais réussi à faire.

Antoine Torrens Un job ce n’est pas pareil qu’un travail ?

Benoît Mouchart Ce n’est pas pareil qu’une passion.

Antoine Torrens Qu’est-ce que vous feriez différemment si c’était à refaire ? Vous ne le referiez pas ?

Benoît Mouchart Si, je le referais. Mais, dans les rapports humains, je mettrais plus de distance ; au début je n’ai pas mis assez de distance dans mes relations professionnelles. Mais à part ça, je referais à peu près la même chose… En essayant d’être meilleur, évidemment ! J’aime beaucoup le film Un jour sans fin, où Bill Murray revit éternellement la même journée et finit par devenir meilleur pour séduire Andie MacDowell, mais je n’aimerais pas vivre ce genre de situation ! Le bouddhisme ne m’attire pas du tout ! Comme dit Brigitte Fontaine: “Il était une fois mais pas deux”…

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Le phylactère avant la bande dessinée

Le débat sur l’origine du phylactère (ou bulle, ou ballon…) est à peu près aussi nébuleux que celui sur l’origine de la bande dessinée. Aujourd’hui, pour définir la bande dessinée, les spécialistes privilégient en général le caractère séquentiel par rapport à la présence ou non de phylactères. Américains (Will Eisner, Scott McCloud[1]) comme francophones (Harry Morgan, Thierry Groensteen, Benoît Peeters…), suivis par les dictionnaires de référence que sont le TLF et le Dictionnaire de l’Académie française, s’accordent à dire que la bulle n’est pas ce qui permet de déterminer ce qui relève ou non de la bande dessinée. Il semblerait cependant excessif d’en négliger l’importance. Bien sûr, de nombreuses bandes dessinées sont dépourvues de  bulles, par exemple le gagnant du Fauve d’Or à Angoulême en 2008, Là où vont nos pères[2]. Il n’en reste pas moins vrai que dans la représentation que chacun de nous se fait de la bande dessinée le phylactère occupe une place privilégiée et peut-être plus nette que le côté séquentiel. S’il fallait faire deviner le concept de bande dessinée dans un jeu de devinettes ou de pictionnary, il est probable que l’on ferait appel plus spontanément à la bulle qu’au caractère séquentiel, et ce sans doute parce que ce caractère séquentiel est partagé, dans une certaine mesure, par d’autres formes de représentations (cinéma, peinture…) alors que le phylactère est rare en dehors de la bande dessinée et du dessin de presse. Il n’est pas sans intérêt de noter que parmi les langues les points de vue divergent : le français et les langues scandinaves emploient pour désigner le 9e art un vocable (bande dessinée, tegneserie) faisant peut-être référence à la séquentialité, tandis que la plupart des autres langues font plutôt allusion soit au caractère distrayant (comics, historietas, manga) soit au phylactère (fumetti).

Le Chat de Philippe Geluck

Difficile définition

Si l’on voulait tenter une définition, on pourrait dire que phylactère est un moyen de représenter les paroles de personnages à proximité d’eux à l’intérieur de la case. Le phylactère permet que les paroles puissent être attribuées avec évidence au personnage qui les prononce (lorsque les paroles sont écrites sous la case, il arrive souvent que seul le style permette d’identifier le locuteur – ce qui entraine souvent une différenciation supérieure des styles,accompagnée parfois de l’utilisation d’argots ou d’accents spécifiques, comme par exemple dans Le Sapeur Camembert ou Les pieds nickelés). Il permet sans doute aussi une lecture plus dynamique, où image et texte sont lus simultanément. Néanmoins, son statut reste flou : suffit-il que les paroles soient à proximité du personnage pour faire un phylactère ou bien faut-il qu’elles soient encadrées ? Faut-il que le phylactère soit rond ou rectangulaire pour qu’on puisse parler de bande dessinée ou bien peut-on voir dans le vitrail médiéval une bande dessinée comme les autres ?

Etymologie

Le mot phylactère vient du latin phylacterium, lui-même issu du grec φυλακτήριον. La racine grecque φυλακ- signifie « garder, protéger » et le mot phylactère a pour sens premier « poste de garde » avant de signifier « talisman ». C’est à partir de ce dernier sens que l’on en est venu à appeler φυλακτήριον les tefilim, petites boîtes de cuir portées par les juifs au moment de la prière depuis le Ier siècle au moins et qui contiennent des parchemins sur lesquels ont été calligraphiés certains passages des écritures saintes.  Ce rituel est évoqué dès le premier siècle, notamment dans l’Evangile selon Matthieu, où le Christ dit en parlant des pharisiens et des scribes : « Ils font toutes leurs actions pour être vus des hommes. Ainsi, ils portent de larges phylactères et ils ont de longues franges à leurs vêtements »[3]. Ces phylactères sont des objets protecteurs parce qu’ils portent la parole divine et la calligraphie des versets copiés sur les tefilim répond à des règles extrêmement strictes dont la négligence rend le texte passoum, c’est-à-dire dénué d’efficacité religieuse[4].

La signification mystique du phylactère

C’est le même type de support qui est représenté dans les phylactères médiévaux, banderoles où sont inscrites les paroles des saints et des personnages bibliques. Ces parchemins déroulés se répandent dans l’iconographie à l’époque romane à un moment où la forme normale du document écrit est la pièce de parchemin rectangulaire (pour les actes) ou le codex (pour les livres). Le rouleau tel qu’il apparaît dans les représentations de phylactères est la marque d’un effet intentionnel d’archaïsme : le rouleau est alors depuis longtemps une forme marginale dans l’usage chrétien courant et ne sert plus que pour quelques usages très spécifiques ainsi que pour les livres sacrés des juifs. Le mot phylactère est également employé à partir du XIIe siècle par certains auteurs, notamment le poète normand Wace, pour parler d’un réceptacle contenant des reliques de saints, sens qu’il a retrouvé dans l’heroic fantasy contemporaine, où il désigne un artefact contenant l’essence d’une liche.


Dans les enluminures, les bas-reliefs, les tableaux et surtout les vitraux médiévaux, les phylactères sont souvent le support de textes courts à haute valeur religieuse. On les trouve notamment associés à saint Jean Baptiste disant « Ecce agnus dei qui tollit peccata mundi », dans la bouche de la Vierge priant le seigneur de faire venir à elle la Parole: (« Domine labia mea operies ») et surtout dans les annonciations. Dans ce dernier motif la valeur de la parole est plus essentielle que jamais puisque les paroles de l’archange Gabriel, « Ave Maria gratia plena », coïncident au moment de l’incarnation du Christ[5]. L’ange trouvant à dextre (à gauche pour le spectateur) et la vierge à senestre (à droite), le texte du phylactère va de l’ange à la vierge, du divin à l’humain, et matérialise l’incarnation du Verbe divin dans un corps terrestre. En sculpture, les phylactères sont souvent un signe d’identification des prophètes, lesquels portent dans les mains la parole divine qu’ils ont pour mission de délivrer.

On a pu repérer des motifs proches du phylactère médiéval dans plusieurs autres civilisations. Sur les bas-reliefs de l’Egypte ancienne, il arrive que l’on écrive les paroles des personnages à proximité de leur représentation (même si ce n’est pas la norme : on écrit en général plutôt leur nom, leur titre, leurs hauts faits ainsi qu’une bénédiction). Une des occurrences les plus remarquables est sans doute leur présence dans l’art méso-américain précolombien. On peut en contempler quelques exemples en ce moment à l’exposition du Musée du Quai Branly sur Teotihuacan.

Un peu de lexicologie

En français le terme de phylactère désigne à la fois cet élément iconographique ancien et la bulle de bande dessinée. ; dans la plupart des autres langues, les deux termes sont distincts : ainsi l’anglais sépare-t-il speech scroll et speech bubble ou speech balloon, l’allemand Spruchband et Sprechblase et l’espagnol filacteria et globo ou bocadillo. Et même en bande dessinée française on parle plus facilement de bulle que de phylactère, ce dernier terme étant assez rare en dehors des bandes dessinées de Philippe Geluck et des écrits spécialisés. Les réalités auxquelles fait référence le terme employé sont assez diverses : si en anglais comme en français on fait allusion aux bulles et aux ballons, en Allemand le terme de Blase signifie au moins autant « vessie » que « bulle ». En italien on parle de balloon ou de nuvoletta (petit nuage), et le terme utilisé pour désigner la bande dessinée (fumetto, littéralement « petite fumée ») fait aussi référence au phylactère, semblable à une fumée s’échappant de la bouche des personnages. Enfin, le japonais fukidashi (吹き出し) signifie « souffle qui sort ».

Prochain épisode : la naissance du phylactère en bande dessinée entre le XVIIIe et le XXe siècle.

Antoine Torrens

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L’exposition Astérix au Musée de Cluny aurait-elle pu ne pas être nulle ?

Pour répondre à l’article de notre amie Syracuse Cat sur l’exposition Astérix au Musée de Cluny, j’avais pensé laisser un bête commentaire. Mais finalement c’est assez long pour faire une note de blog.
Inutile de reprendre les critiques que Syracuse Cat adresse à l’exposition, elles sont toutes très pertinentes. Même si je n’ai pas vraiment été dérangé par la mauvaise adaptation de l’exposition à l’espace gallo-romain qui lui était proposé, l’essentiel reste vrai : cette expo est nulle. Voir des planches originales d’Astérix n’est pas franchement passionnant, pour tout dire c’est juste bon à donner envie de relire les albums et on n’avait pas besoin de ça. Les seules pièces vraiment intéressantes, ce sont les notes préparatoires de Goscinny et les tapuscrits des scénarios.
Mais pourquoi diable cette expo est-elle si ratée ? Au fond, c’est exactement la question que l’on se posait à propos du dernier album d’Astérix, Le ciel lui tombe sur la tête [1] : mais pourquoi était-il aussi mauvais ? Comment une telle nullité a-t-elle pu passer l’étape de la relecture par l’éditeur ? Un ami qui s’y connaît un peu a répondu à cette question de manière fort intelligente : « Il n’y a pas de relecture. Albert Uderzo est son propre éditeur ». C’est tout le problème de l’édition à compte d’auteur, problème qui généralement reste cantonné aux mauvais recueils de poèmes, et qui est sans doute à l’origine de cette désastreuse exposition. D’après des renseignements collectés auprès d’un camarade infiltré à l’ARMMA [2], le Musée de Cluny et ses conservateurs n’ont pas eu leur mot à dire pour tout ce qui concerne la conception de l’exposition et sa réalisation scientifique, le Musée de Cluny se contente d’accueillir l’exposition dans ses murs. Notons que l’allusion à l’exposition sur le site du musée est plus que discrète et que la description qui y est attachée évite admirablement de tomber dans la publicité mensongère. Nul doute que si l’exposition avait été réalisée par les mêmes personnes qui avaient conçu l’exposition de l’an dernier sur Celtes et Scandinaves, Syracuse Cat et moi aurions été comblés.
Parce que faire une exposition culturelle et historique sur Astérix, c’est quand même une excellente idée qu’il est dommage d’avoir laissé gâcher par un auteur-éditeur incompétent. Qu’aurait-on pu faire à la place ? Pour commencer, il aurait été  envisageable d’étendre à l’ensemble de l’exposition ce qui a été fait sur les panneaux que les passants peuvent voir sur les grilles du musée côté boulevard Saint-Michel : mettre en évidence les références érudites discrètes qui parsèment l’oeuvre d’Astérix et les expliquer au profane. Ont en effet été installés, comme accroche à l’exposition, plusieurs grands panneaux mettant en regard une case d’Astérix et la peinture dont elle est le calque (Le Radeau de la Méduse de Théodore Géricault, le Portrait de Louis XIV par Hyacinthe Rigaud ainsi que deux ou trois autres). Les lecteurs adultes reconnaîtront sans doute que c’est la grande richesse d’Astérix de pouvoir être lu à plusieurs niveaux : quand on est tout petit, on apprécie les aventures exotiques, les batailles de poissons des villageois et les échecs à répétition des légionnaires romains. Un peu plus grand, on s’amuse de comprendre les significations des noms (Bonemine et Panoramix ça va, Déboitemenduménix c’est plus subtil).  Et pour le reste de sa vie, chaque fois qu’on relit un album, on comprend de nouvelles allusions (« sans commentaires » dans la bouche de Jules César, le Corse parlant de « sa grande armée », etc.). Une exposition permettant au visiteur de comprendre un peu mieux l’esprit et l’intérêt des aventures d’Astérix le Gaulois, ce serait quand même plus appréciable que quelques planches encrées alignées dans un bungalow.
Ce serait aussi rappeler utilement que la bande dessinée franco-belge de la seconde moitié du XXe siècle a souvent été faite par des gens cultivés et érudits à destination d’un public adulte autant qu’enfantin (l’exposition dit que Goscinny n’a jamais appris le latin, j’ai beaucoup de doutes là-dessus). Il peut paraître d’un autre âge de vouloir défendre aujourd’hui ce genre de reconnaissance mais ceux pour qui la bande dessinée est cantonnée au domaine du livre pour enfants sont encore puissants dans nos contrées. Un exemple : la Bibliothèque nationale de France a supprimé en septembre dernier l’excellent rayon de sa Bibliothèque d’étude consacré à la bande dessinée et à la recherche sur le sujet et ne l’a remplacé que par un rayon de la nouvelle section sur le livre pour enfant (exit Marjane Satrapi, exit Bilal, exit Ruppert et Mulot…).
Bref, si quelqu’un a l’idée de faire une vraie bonne exposition sur Astérix, il me semble qu’il reste plein de choses à  dire et à écrire (d’ailleurs Phylacterium attend un article d’Emmanuel T. sur la question).

1. Le ciel lui tombe sur la tête, Albert René, Paris, 2005

2. Association pour le Rayonnement du Musée national du Moyen Âge.

Les ombres chez David B.

Après avoir évoqué dans un précédent article le traitement particulier du thème des visages, penchons-nous sur un autre des motifs récurrents de l’oeuvre de David B.  : l’ombre. A plusieurs niveaux, l’ombre occupe une place essentielle dans l’œuvre de David B ., qu’elle soit au centre du récit ou qu’elle soit présente de manière plus discrète, qu’elle soit prise comme espace d’obscurité ou comme ombre portée d’un personnage . On pourrait d’ailleurs avancer que tous les premiers dessins de David B sont faits d’ombres : ce n’est qu’assez récemment que David B. s’est mis à réaliser des œuvres en couleur, son dessin appartenant auparavant à ce « noir et blanc exigeant » qui a souvent été considéré comme la marque de fabrique de L’Association[1].

Comme l’on pouvait s’y attendre, l’ombre en tant qu’espace est en général le lieu de l’inquiétant, de la peur enfantine. Dans Les chercheurs de trésor[2] elle grandit, elle avance, elle dévore le monde en couleur exactement à la manière du néant de L’histoire sans fin de Michael Ende[3]. Dans L’ascension du Haut Mal[4], cet aspect est très lié à la progression de la maladie de Jean-Christophe, le frère du narrateur : lorsque se produit une crise, les cases de la bande dessinée passent peu à peu du clair à l’obscur et deviennent progressivement comme saturées d’encre, jusqu’à finalement écraser et engloutir le personnage. Mais l’ombre a ceci de plus par rapport au néant qu’elle n’est pas pure négativité mais contient tout un monde de créatures fantastiques. De l’autre côté de l’ombre les valeurs s’inversent, les dimensions s’altèrent, la logique est mise à mal… c’est un univers qui n’est pas sans rapport avec le monde inversé et touchant à l’absurde de Lewis Carroll dans De l’autre côté du miroir [5]. C’est dans ce monde de l’ombre que l’Ange de la Mort affronte le Prophète Voilé, que les Adamites rejoignent Dieu[6], que le narrateur de L’ascension du Haut Mal rencontre les morts, etc. On peut sans doute également assimiler à cette ombre le « pays du non-où » dans lequel se dissimule l’ingénieur Hellequin dans La lecture des ruines[7].

Parallèlement à cette ombre comme espace d’obscurité, David B. donne fréquemment un rôle majeur aux ombres portées de ses personnages. Dans plusieurs de ses oeuvres ont lieu des vols d’ombres, notamment dans Le Tengû carré[8] où les policiers japonais neutralisent la Renarde en s’emparant de son ombre ; par la suite, c’est en revêtant cette ombre que le héros s’accapare les pouvoirs de métamorphose de la Renarde. Dans Les chercheurs de trésor, les personnages qui se font voler leur ombre dépérissent et risquent la mort tandis que dans le même temps les lanternes inanimées dans lesquelles le Prophète voilé introduit les ombres se transforment en une armée vivante. Comme dans L’histoire merveilleuse de Peter Schlemihl[9], l’ombre joue exactement le rôle d’une forme plus ou moins matérialisée de l’âme. Le héros, comme tout un chacun, n’y fait pas vraiment attention et la regarde comme un accessoire anodin jusqu’à ce qu’il s’en trouve dépossédé par une instance démoniaque et constate alors avec surprise à quel point lui était vitale cette part de lui-même qu’il négligeait. La réflexion sur l’ombre et l’âme est par bien des aspects plus complexe chez David B. que chez Adalbert von Chamisso : chez David B. on peut découper une ombre pour en construire une nouvelle, on peut ne vivre qu’avec l’ombre de ses mains, on peut prêter une parcelle de son ombre à ses enfants, et mille autres choses encore.

Cette dimension profonde et complexe de l’ombre, qui touche parfois à l’ésotérique, est au cœur de la réflexion des premières œuvres publiées de David B. et elle est un des éléments-clés de son style. On ne rappelle sans doute pas assez souvent que c’est après la lecture de L’ascension du Haut Mal que Marjane Satrapi s’est mise à la bande dessinée, en reprenant dans une large mesure le style et les ombres de son ami David B.[10].

Antoine Torrens

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