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Science-fiction et bande dessinée : années 1970

Années fastes s’il en est pour la science-fiction qui profite à de l’explosion créatrice qui secoue toute la bande dessinée. N’oublions pas que la plupart des séries déjà évoquées dans cette série d’articles se poursuivent inlassablement dans leur support d’origine : Les Pionniers de l’Espérance dans Vaillant, Les Naufragés du temps dans France-Soir et les albums de Barbarella continuent de paraître chez Eric Losfeld. Quant à l’école belge, jusque là plutôt rêtive à la science-fiction pure et la préférant diluée, ou à la rigueur jacobsienne connaît un changement d’orientation. Dans Le Journal de Tintin, le lancement en 1967 de Luc Orient par Eddy Paape constitue les premiers pas du journal dans la SF type Flash Gordon. Même chose avec l’arrivée dans les pages de Spirou du Yoko Tsuno de Roger Leloup qui combine les motifs classiques de la science-fiction avec l’hyperdocumentation et l’aventure jacobsienne, ainsi qu’une précision scientifique qui nous rappelle que depuis Jules Verne, la science-fiction sert aussi à apprendre la science aux enfants. Cette série est suivie de près par le plus humoristique Scrameustache de Gos en 1972, comme si la seconde génération de dessinateurs arrivant dans ce journal se sent davantage prêt à gérer des récits de science-fiction. Quelques intrigues science-fictionnelles font aussi leur entrée dans certaines séries de l’âge classique comme Spirou et Fantasio et Ric Hochet. Sans compter l’essor de Valerian agent spatio-temporel dans Pilote à partir de 1967. Partant du space opera traditionnel, ses deux auteurs, Pierre Christin et Jean-Claude Mezières en renouvellent à la fois le graphisme et les thématiques, en exploitant notamment à merveille le principe du voyage dans le temps et en abandonnant le réalisme forcené au profit d’un style plus souple. Le même Pilote accueille à partir de 1978 Le Vagabond des Limbes de Julio Ribera et Christian Godard, une série ayant été directement publiée en album, puis dans Circus et Tintin. Pilote joue un rôle d’autant plus important dans la diffusion et la diversification de la bande dessinée de science-fiction puisqu’on n’y retrouve aussi Lone Sloane de Philippe Druillet.
Dans ce foisonnement, il me fallait bien choisir deux titres et un fil directeur. Le plus évident est sans doute de suivre les premiers pas de la revue Métal Hurlant qui, dès sa création en 1975, s’attache à concentrer le meilleur de la science-fiction graphique qu’elle range définitivement au sein de la culture adulte. Même en se limitant à cette revue, les titres et les auteurs sont innombrables. Mon choix s’est porté sur Druillet et Moebius, sans doute les symboles les plus connus de la rénovation de la science-fiction, et tout particulièrement sur deux de leurs oeuvres parues dans les pages de Métal Hurlant : Gail pour Druillet et Le garage hermétique de Jerry Cornelius pour Moebius. Comme d’habitude, vous n’aurez aucun mal à trouver ces titres chez votre libraire, car ils sont respectivement réédités par Albin Michel pour le premier et par Les Humanoïdes Associés pour le second.

Métal Hurlant et la science-fiction : un moment de prestige et de symbiose pour la science-fiction graphique française


La science-fiction est, avec l’humour, le genre qui sert de tremplin privilégié pour l’approfondissement de la bande dessinée adulte. Barbarella et Les Naufragés du temps avaient préparés le terrain. Pendant que Gotlib, Mandryka, Brétécher et leurs collègues humoristes partent fonder de multiples journaux et explorer les terres inconnues de l’humour, c’est vers d’autres mondes que se dirigent deux autres transfuges de Pilote, Philippe Druillet, Moebius.
Pour comprendre ce qui se passe avec la création de Métal Hurlant en 1975, il faut d’abord en revenir à Pilote, cette revue qui fut, autour des années 1970, un étrange laboratoire pour la bande dessinée française, cherchant dans de multiples directions de nouvelles manières d’utiliser les codes de la narration graphique. Dans le domaine de la science-fiction, Jean-Claude Mezières et Pierre Christin ont commencé leur Valerian dès 1967 qui poursuit sa course dans les années 1970, éditée en albums. En 1972, Jean-Claude Forest, renovateur de la science-fiction dans laquelle il injecte sa fantaisie et son délire, arrive dans le journal avec Hypocrite qui ne trouve cependant pas son public et disparaît en 1974. Puis, Druillet et Moebius poussent encore plus loin les recherches, aidés en cela par d’autres auteurs comme Enki Bilal, Caza et Jean Solé. Tous sont au sommaire d’un numéro « spécial science-fiction » en 1975 qui prouve que le genre a pénétré le journal avec succès et est suffisamment porteur. Un autre spécial science-fiction paraîtra en 1977.
Les profils de Druillet et Moebius, quand ils se lancent dans la science-fiction dans Pilote sont sensiblement différent. Le premier se consacre au genre depuis les années 1960 et, dès son arrivée avec Lone Sloane en 1970, il impose un style puissant qui bouleverse les habitudes de la bande dessinée : les cases sont pulverisées, certaines pages ne sont qu’une seule grande illustration… Surtout, sa science-fiction s’affirme tout de suite comme un monde mystique et grandiose. Au contraire, Moebius est un habitué de Pilote pour lequel il travaille sous son vrai nom, Jean Giraud, depuis 1963 sur la série Blueberry, western scénarisé par Jean-Michel Charlier. Lui aussi entend explorer les possibilités de la bande dessinée et Pilote lui en laisse l’occasion. Il y dessine La déviation en 1973, oeuvre-manifeste de son lyrisme graphique qui est considérée comme le tournant de sa carrière, le passage de Giraud à Moebius. Car c’est bel et bien entre les pages de Pilote qu’il fait naître son propre univers de science-fiction, par petites touches, dans quelques récits complets dont L’homme est-il bon en 1974 ou dans une série de fausses chroniques absurdes intitulées Les merveilles de l’univers.

La création de Métal Hurlant en janvier 1975 est l’aboutissement de la fermentation qui se produit dans ce qui n’est qu’en apparence un journal pour enfants. Métal Hurlant, au contraire, est « reservé aux adultes », comme l’indique sa couverture. Ici, un pas est franchi. Outre Moebius et Druillet, on trouve à l’origine de sa création deux autres personnalités : Bernard Farkas et Jean-Pierre Dionnet. Dionnet est arrivée en même temps que Druillet à Pilote comme scénariste, notamment du dessinateur Solé sur la série psychédélique Jean Cyriaque. Redacteur en chef de la revue jusqu’aux années 1980, il y joue un rôle essentiel. A la revue vient s’ajouter, selon les normes de l’époque, une maison d’édition qui permettra d’éditer des albums, les Humanoïdes associés.
Avec Métal Hurlant, la bande dessinée de genre connaît un important renouvellement en devenant le terrain de jeu de nombreux dessinateurs qui font varier tant les univers que les intrigues et les narrations. Les deux modèles dominants depuis les années 1930, le space opera façon Flash Gordon et le merveilleux scientifique d’inspiration vernienne, sont dépassés par l’arrivée de nouveaux modèles qui proposent une nouvelle imagerie de la science-fiction. Métal Hurlant accueille avec Les Naufragés du temps, que Paul Gillon poursuit seul, un souvenir du space opera qui trouvera d’autres occasions de se développer, d’autres réinterprétations sans fin.
Druillet et Moebius sont, chacun de leur côté, les principaux promoteurs de cette nouvelle façon de concevoir la science-fiction en bande dessinée. Ils sont loin d’être seuls sur ce chemin. Métal Hurlant fait débuter François Shuiten avec Aux médianes de Cymbiola en 1979, la même année qu’elle accueille la série post-apocalyptique d’Hermann, Jeremiah ; elle voit s’affirmer la prolixité du scénariste Alejandro Jodorowski, pilier du journal durant les années 1980, largement spécialisé dans de grands cycles de science-fiction ou de fantasy. Le grand changement tient aussi à la connaissance que ces auteurs ont des évolutions de la science-fiction américaine depuis les années 1950. L’influence d’auteurs comme Ray Bradbury, Robert Heinlein ou Michael Moorcock est perceptible dans les couvertures, tout autant que celle d’une science-fiction plus ancienne issu des pulps des années 1930. Au sein du journal se concrétise un rapprochement entre science-fiction et fantasy : d’importants auteurs se dévoilent, en particulier Jean-Claude Gal avec Les armées du conquérant, présent dès le premier numéro.
Là est l’autre apport de Métal Hurlant : au sein de ses pages se forge une culture partagée entre les auteurs et les lecteurs qui mélange, outre le goût pour la littérature de genre (SF, fantasy, polar) qui a droit à des pages de critiques, une passion pour le cinéma et la musique rock que l’arrivée de Philippe Manoeuvre en 1978 ne fait qu’accentuer. Lui et Dionnet sont des personnalités-passerelles, qui font le lien entre la bande dessinée et d’autres médias. Au sein de ce journal se développe l’étrange concept mal défini de « bd rock » : de nombreuses séries reflétent la passion de leurs auteurs pour la musique (Margerin, Ptiluc, Dodo et Ben Radis, Serge Clerc, Jano). Si la notion de BD rock est surtout un concept commercial qui, encore dans les années 2000, inspire les éditeurs de bande dessinée, elle montre aussi comment, dans ces années 1970, la bande dessinée s’intègre à une plus vaste culture adulte, certes marginale, mais incontestablement dynamique, qui lui permet d’avoir une tribune dans la presse non-spécialisée ou à la télévision. Au sein de Métal Hurlant, la bande dessinée va voir du côté de la littérature, du cinéma, de la musique ; une symbiose que d’autres revues de bande dessinée tenteront de reproduire dans les années 1980 pour attirer des lecteurs (L’Echo des savanes, Pilote).
Enfin, Métal Hurlant est, grâce à son édition américaine, Heavy Metal, l’exportateur de la science-fiction française à l’étranger. La bande dessinée française influence cette fois les créateurs américains, et la boucle se trouve bouclée.

Gail de Philippe Druillet, 1977

Gail est, en 1977, la première aventure de Lone Sloane que Druillet réalise spécialement pour Métal Hurlant. Il s’approprie ainsi le jeune journal, en fait son nouveau terrain de jeu : l’année suivante, il adapte en bande dessinée Salammbô de Gustave Flaubert et y fait à nouveau intervenir son personnage fétiche. Le cycle de Lone Sloane connaît une diffusion complexe, au gré des collaborations de Druillet. Il naît en 1966 au sein de la maison d’édition d’Eric Losfeld, celle-là même qui publie le Barbarella de Forest, avec d’autres albums marqués par l’esthétique psychédélique qui triomphe à la fin des années 1960 (Jodelle de Guy Peellaert, La saga de Xam de Nicolas Devil, Kris Kool de Caza). S’inscrivant dans ce moment éphémère de la bande dessinée, il apporte au média un affranchissement des règles traditionnelles. Gail en est un très bon exemple, où la composition des pages n’obéit pas aux normes habituelles. Les cases disparaissent au profit de vignettes juxtaposées aux sens de lecture multiples, et ce sont bien souvent les corps, la calligraphie stylisée ou l’architecture (c’est-à-dire les composantes mêmes de l’image, et non un découpage externe) qui délimitent les séquences. Plusieurs pages lorgnent du côté du roman illustré, avec leur pavé de texte qui accompagne une image hiératique, tandis que Druillet n’hésite pas à transformer une page, voire une double page, en une seule grande illustration aux dimensions démesurées.
Sans doute faut-il signaler ici que Druillet a commencé dans le domaine de l’image par la photographie et l’illustration de romans de science-fiction. Son goût pour la puissance de l’image unique, par opposition à l’image « narrative » du langage de la bande dessinée (qui se donne à lire plus qu’à voir) lui permet d’apporter une inspiration nouvelle. Certaines cases sont de véritables tableaux (tels la représentation de « l’île », imitée du tableau L’île des morts d’Arnold Böcklin (1886). L’invention d’architectures fantaisistes est une de ses spécialités. En 1978, une exposition a lieu où il expose plusieurs planches, conçues à la fois comme s’intégrant à une histoire, et comme susceptibles d’être admirée pour elles-mêmes. Ce faisant, il ouvre la voie à des Bilal, des Moebius et des Blutch qui exposeront aussi dans des galeries pour poursuivre une double carrière complémentaire d’illustrateur et de dessinateur de bande dessinée, l’une nourrissant l’autre et inversement. La tension de Druillet vers l’illustration et la peinture se poursuit dans le reste de sa carrière : il réalise des affiches de films (La guerre du feu en 1981). Il s’étend encore jusqu’aux clips vidéo (Excalibur de William Sheller en 1990) et au décor de téléfilm (pour la reprise des Rois maudits en 2005). Il fait également partie des premiers auteurs de bande dessinée dont les dessins sont mis aux enchères.

Dans Gail, pourtant, Druillet s’est un peu assagi par rapport à ses premiers Lone Sloane, ceux qui paraissent dans Pilote à partir de 1970. Peut-être au contact d’autres dessinateurs de bande dessinée, il combine son art d’illustrateur avec un travail de conteur, répugnant moins qu’avant aux pages entières de dialogue, plus traditionnelles. L’intrigue reste volontairement absconse, comme dans les autres épisodes du cycle. Le narrateur cache sans cesse des éléments de compréhension au lecteur, faisant du monde futuriste de Sloane un univers clos et hermétique, atteignable par les seuls initiés. Il y a, chez Druillet, une pointe de mysticisme dont on ne sait pas toujours très bien s’il s’agit de second degré ou non. Ainsi, Sloane, ayant perdu ses pouvoirs à l’étendue démesurée, est fait prisonnier sur Sainte-Marie-des-Anges, la planète-prison. Au cours de son incarcération, il se « réveille » mystérieusement, retrouve ses pouvoirs, et provoque une révolte sur la planète qui devient alors le lieu d’affrontement entre l’empereur Shaan et son vassal Merennen, le tyran de la planète Gail. Mais Sloane comprend que son réveil n’est pas le fruit du hasard et qu’il est manipulé par des forces supérieures. Ce thème du champion errant surpuissant qui lutte contre des « dieux » qui veulent en faire leur bras armé semble provenir directement du Cycle d’Elric de Michael Moorcock, un auteur que Druillet admire et dont il a illustré de nombreux romans. Chez Moorcock comme chez Druillet, tout est mis en oeuvre pour que le lecteur comprenne qu’il lui manque des clés de lecture et que l’univers décrit est mille fois plus complexe qu’il n’y paraît. C’est d’ailleurs cette liberté, potentiellement illimitée, qui autorise Druillet à transporter Sloane dans le Carthage de Salammbô.
L’intrigue, chez Druillet, se trouve absorbée par l’univers dessiné. Nous n’assistons à chaque fois qu’à un bref épisode d’une immense saga que nous ne lirons jamais. Il faut dire que l’esthétique de Druillet est profondément intimidante, que ses effets sont peu subtils, puissants, et sans concession. Les bâtiments ne sont pas à taille humaine mais à taille cosmique ; les personnages sont pour la plupart des extraterrestres difformes ou des robots (Sloane devient alors le dernier représentant de la race humaine) ; les couleurs sont saturées et excessives. La science-fiction que nous propose Druillet ne fait pas référence au réel, encore moins à la science réelle ; ses références sont purement imaginaires : ce sont des tableaux, des univers romanesques ; il n’y a plus rien d’humain, ou du moins l’humain tel que nous le connaissons n’est plus en mesure de dominer son monde. C’est peut-être là que Druillet fait franchir à la science-fiction un pas important, largement inspiré par les évolutions récentes du genre tel le Dune de Frank Herbert (1965). L’oeuvre de Druillet n’a pas changé de fond en comble l’esthétique du média, mais il a montré qu’une histoire en bande dessinée pouvait être « autre chose », et se nourrir d’autres influences que les siennes propres.

Le Garage hermétique de Jerry Cornelius, Moebius, 1976-1979

Si c’est par une esthétique fracassante que Druillet bouleverse les codes de la bande dessinée, l’intervention de Moebius, tout aussi déterminante, est pourtant plus subtile. Peut-être plus que Druillet encore, Métal hurlant est pour lui, enfin, l’espace où il peut s’épanouir et concevoir une bande dessinée qui réponde à ses propres désirs et à ses propres attentes telles qu’elles avaient pu apparaître dans Pilote à travers La déviation. Ce sera d’abord Arzach, récit devenu célèbre en tant que prouesse graphique, puisque, pour raconter les aventures d’un étrange cavalier, il fait le choix d’une bande muette de 35 pages. Et puis ce sera Le garage hermétique de Jerry Cornelius, histoire de plus de cent pages s’étendant sur trois ans de publication (1976-1979). Dans Le garage hermétique, Moebius donne une consistance inédite à son propre univers de science-fiction et fait preuve d’une liberté narrative nouvelle.

Moebius imagine Le garage hermétique comme un récit spontané. A l’origine, quelques planches qui n’étaient pas destinées à être publiées et qui enthousiasment suffisamment Dionnet pour qu’il en demande une suite. De 1976 à 1979, Moebius réalise pour chaque numéro de Métal Hurlant un nouvel épisode de cette histoire, en marge de ses autres travaux. Pas de plan prédéfini, pas de scénario : Moebius ignore complètement où il veut en venir et improvise tous les mois le nouvel épisode. Dans ces conditions, difficile de vous résumer l’histoire du Garage hermétique. On y voit évoluer une galerie de personnages, dont Jerry Cornelius et le Major Grubert, dans un monde appelé « le Garage hermétique » dont on apprend dans les premiers épisodes que Grubert est le créateur, une sorte de dieu immortel à l’apparence humaine. L’arrivée de Jerry Cornelius dans son univers est une menace pour le Major qui se met en chasse du nouveau venu. Le Major est un vieux personnage de Moebius, déjà présent dans quelques courtes histoires, mais c’est dans Le Garage qu’est révélé son statut de démiurge.

Moebius explique lui-même dans la préface de l’album, qui sort en 1979 aux Humanoïdes Associés, qu’il lui arrivait d’oublier le contenu de l’envoi précédent ou de réaliser le dernier épisode dans la précipitation, en une nuit. Pire encore, lorsque l’intrigue commence à se préciser, il la détruit sans cesse pour partir sur autre chose, inventer de nouveaux personnages ou un rebondissement. On comprend qu’une telle histoire n’aurait pas pu se faire chez des éditeurs traditionnels, Dupuis, Le Lombard et Dargaud : Le garage n’est pas pensé pour être calibré en album, encore moins pour constituer une série avec des personnages récurrents. Il défait la notion d’intrigue. Il n’est préparé par aucun scénario et guidé seulement par la désinvolture, que l’on peut aussi appeler la liberté. Cela, déjà, à quelque chose de révolutionnaire. Par cette oeuvre, Moebius introduit dans la bande dessinée l’idée de liberté créatrice de l’auteur, hors de toute entrave, qu’elle provienne de l’éditeur, du public, ou de la tradition.
L’art de Moebius dans cette oeuvre naît aussi d’un maniement des codes de la science-fiction, la plupart du temps sur le mode parodique, ce qui donne au Garage un aspect dérisoire à défaut d’être comique. L’habitué de science-fiction n’est donc pas surpris de certains mots étranges employés pour décrire des objets ou des réalités n’existant pas dans notre monde. L’histoire semble parfois faite de la juxtaposition de cases-clichés directement issues de BD de science-fiction (voir la reprise du modèle américain du superhéros dans les derniers épisodes), tandis qu’à d’autres instants, c’est le western qui s’invite dans l’histoire, souvenir de la série Blueberry, de ses duels et de ses plaines désertiques. Bien que très libre, Le Garage est une oeuvre profondément référentielle, qu’on y fasse appel à des oeuvres extérieures, à des clichés narratifs et graphiques (la femme fatale, les jeux de pouvoir et de trahison…) ou à des motifs propres à l’oeuvre antérieure de l’auteur. Tout à fait lisible au second degré, Le Garage raille bien souvent, pour mieux s’en servir sur un ton détaché, les chevilles classiques du genre, comme lorsque le troisième épisode se termine sur un « Vous le saurez bientôt en lisant Star Billard, notre prochain épisode ». Mais si humour il y a chez Moebius, c’est un humour profondément absurde qui fait passer les incohérences pour de la fantaisie, et les clichés pour de l’ornement narratif.
Au-delà du fait de traiter sur le mode de la dérision les codes de la science-fiction, d’autres éléments sont autant de moyens de briser les codes de la bande dessinée pour les remplacer non par d’autres codes mais par la liberté créatrice de l’auteur. Ce n’est pas, comme chez Druillet, par le graphisme que Moebius innove le plus. Quoique. Sa doctrine en la matière dans Le garage, mais aussi dans de nombreuses autres oeuvres, est que le style a le droit de changer. Il ne s’en prive pas ici et le Major, notamment, fait les frais des caprices de l’auteur et subit plusieurs transformations graphiques. Le trait se fait parfois précis et fourmillant de détails, mais aussi plus souple et épuré lorsque cela est nécessaire.
Mais c’est sur le plan narratif que Moebius accomplit son travail de dynamiteur. Le Garage n’a donc pas de scénario, l’oeuvre est improvisée au fil du crayon et, comme l’annonce le résumé d’un des épisodes « Tout peut encore arriver dans le garage hermétique ». L’histoire change constamment et s’amplifie de plus en plus de nouvelles ramifications. Moebius multiple les procédés qui déstabilisent l’intrigue traditionnelle : des dialogues absurdes, des ellipses narratives inattendues qui pousse le lecteur à découvrir une nouvelle partie du Garage hermétique, l’apparition constante de nouveaux personnages, des hommes qui deviennent des femmes, des fils narratifs qui se terminent en queue de poisson… L’aléatoire semble parfois intervenir dans la conduite du récit. Le narrateur qui intervient parfois ne se gêne pas pour donner ses avis et ses jugements sur l’histoire.

Pour Moebius, le genre « science-fiction » joue un rôle essentiel : « J’aime la science-fiction parce qu’elle ouvre en grand les portes de l’espace et du temps et surtout parce qu’elle me permet d’aborder de façon très directe mes préoccupations essentielles. ». Cette conclusion était déjà celle des créateurs de Flash Gordon qui prenait pretexte à l’exploration de nouveaux mondes pour déplacer leur héros dans le temps. Moebius la pousse à son maximum, au détriment de la cohérence. Il n’est pas innocent que se soit la science-fiction qui ait déclenché la création du Garage hermétique.
Et en conclusion, il nous faut une fois de plus revenir au romancier Michael Moorcock qui marque les années 1960. D’abord parce que le titre de l’histoire de Moebius fait explicitement référence à un personnage créé par Moorcock en 1968 dans le récit The Final Program. Ce personnage a été réutilisé, avec l’approbation appuyée de Moorcock, par d’autres auteurs. Cornelius serait donc une sorte de « personnage ouvert » susceptible d’être transposé dans un autre univers de fiction que celui propre à son créateur. Et puis surtout, Moorcock est l’un des auteurs à avoir le mieux exploité dans son oeuvre (qui mêle, rappelons-le, science-fiction et fantasy) la notion de « multivers », hypothèse qui veut que notre univers ne soit qu’un « univers possible » parmi une infinité d’autres mondes parallèles existant en même temps. Exploitant à fond cette notion, Moorcock fait voyager ses héros, (Elric, Hawkmoon, Bastable) dans le temps et dans l’espace et dans des versions alternatives de notre monde. Pour un auteur, la notion de multivers permet par exemple d’expliquer l’interaction entre les différents univers et personnages qu’il a crée. Dans Le Garage hermétique, Moebius s’en donne lui aussi à coeur joie, puisque le monde du Garage n’apparaît qu’être un univers inventé de toutes pièces par le Major qui le surveille depuis son vaisseau spatial, le Ciguri. Le monde du Garage hermétique est donc un monde imaginaire où tout est potentiellement possible.
De là à dire que Le Garage hermétique est une histoire qui a pour sujet principal la création et la manière dont un créateur (ici aussi bien le Major que Moebius lui-même) tente de maîtriser l’univers qu’il a engendré, il n’y a qu’un pas, que je franchis d’autant plus allègrement au vu des conditions de création de l’oeuvre, cette force d’improvisation qui offre à l’auteur une liberté de choix maximum. L’apparition d’un récit sur la création montre qu’avec Moebius, la bande dessinée a atteint une très grande maturité, puisqu’elle se montre capable d’évaluer et de tester sa propre capacité imaginaire.

A suivre : années 1980, recueil Social Fiction de Chantal Montellier ; La fièvre d’Urbicande, de François Schuiten et Benoît Peeters


Pour en savoir plus :

Philippe Druillet, Gail, l’édition originale de 1978 est auto-éditée ; Albin Michel, 2000 pour la dernière édition
Moebius, Le garage hermétique de Jerry Cornelius, l’édition originale de 1979 a pour titre Major Fatal; Humanoïdes associés, 2006 pour la dernière édition
Le site de Philippe Druillet : http://www.druillet.com/
Le site de Moebius (qui prépare visiblement une exposition à la Fondation Cartier) : http://www.moebius.fr/
Les analyses et réflexions sur Métal Hurlant sont en partie tirées de :
Thierry Groensteen, La bande dessinée, son histoire et ses maîtres, CIBDI, 2009
Serge Clerc, Le Journal, Denoël graphic, 2007

Des difficultés d’exposer la bande dessinée : Archi et BD au palais de Chaillot

L’exposition qui se tient actuellement à Paris, à la Cité de l’architecture et du patrimoine, est l’occasion rêvée de tester pour mes chers lecteurs les difficultés d’exposer la bande dessinée, exercice de style auxquels de nombreux musées de France, dont des établissements nationaux, aiment à s’adonner depuis un peu plus d’une dizaine d’années. Je passe sur l’historique de ce type de manifestations, j’aurais peut-être l’occasion de le faire dans un autre article. Je remarque juste que cette exposition est éventuellement à mettre en rapport avec La BD s’attaque au musée qui s’était tenue au musée Granet d’Aix-en-Provence en 2008 : la bande dessinée vient soutenir une institution jeune (dans le cas de la Cité de l’architecture, ouverte au public en 2007) ou ayant connu une importante rénovation (le musée Granet a réouvert en 2007). Dans le cas du musée Granet, il s’agissait même de la première exposition temporaire depuis la rénovation. Dans celui d’Archi et BD, le délai est plus grand, mais relève, à mon sens d’une volonté de faire venir dans ce musée qui se cherche une identité un public plus large de celui auquel il est normalement destiné.
Mon impression globale est que Archi et BD ne fait que confirmer les difficultés qu’il y a à faire une exposition sérieuse sur la bande dessinée et que, si l’on excepte les institutions dédiées (CIBDI d’Angoulême, CBBD de Bruxelles) qui disposent d’important fonds à mettre en valeur, il va encore falloir répéter et répéter l’exercice avant d’aboutir à des expositions qui tiennent la route. Vous l’aurez compris, mon article sera surtout fort critique à l’encontre d’Archi et BD, voire même parfois carrément rageur.

Dessin de Nicolas de Crécy pour l'affiche d'Archi et BD


Je passe vite sur les détails de l’organisation. Il y a deux commissaires à l’exposition : Jean-Marc Thévenet, acteur dynamique dans la presse BD des années 1980 et ancien directeur du FIBD d’Angoulême de 1998 à 2006 et Francis Rambert, journaliste longtemps spécialisé dans l’architecture et faisant à présent partie de la direction de la Cité de l’architecture. Logiquement, un commissaire pour la bande dessinée et un pour l’architecture. Le fait qu’aucun d’eux ne soit ni chercheur ni praticien (auteur ou architecte) dans l’une ou l’autre spécialité conditionne l’orientation de l’exposition qui ne se veut ni une synthèse vulgarisée et mise en scène des connaissances sur un sujet (oui, oui, parfois les expositions servent aussi à ça !), ni une installation scénographique (comme le firent Schuiten et Peeters) mais un parcours donné à voir à un large public plus qu’à celui, plus réduit, des spécialistes et amateurs de l’une ou l’autre discipline. Ce n’est pas une critique, juste une observation pour signaler que d’emblée, l’exposition ne s’adressait pas à moi, ce qui peut assez largement expliquer ma déception. Mais ce n’est pas parce qu’on s’adresse à un large public qu’il faut dire en profiter pour raconter n’importe quoi.
Une dernière remarque : en marge de l’exposition, Jean-Marc Thévenet sort chez Dupuis une biographie en bande dessinée de Le Corbusier, un des architectes les plus importants du XXe siècle. Il coscénarise avec Rémi Baudouï, un spécialiste de la question, pour le dessinateur Frédéric Rébéna ; et l’album est soutenu à la fois par la Cité de l’architecture et la Fondation Le Corbusier à Paris.

Lubies

J’ai plusieurs lubies personnelles en ce qui concerne les défauts des expositions et Archi et BD a la mauvaise idée d’en concentrer plusieurs.
Je suis souvent plus sensibles aux expositions dont le but est d’apprendre quelque chose au public en s’appuyant sur des travaux existant ou en cours. C’est généralement ce type d’exposition que l’on voit dans les grands musées ou dans les bibliothèques. Un autre type d’exposition, dont fait partie, à mon sens, Archi et BD est ce que j’appelle les « expositions-parcours » qui ne se proposent non d’apprendre mais de faire ressentir. Le visiteur est conduit dans une sorte de parcours, ici chronologico-topographique, à travers quatre villes pour trois époques (New York pour le début du siècle, Bruxelles et Paris pour la seconde moitié du siècle, Tokyo pour ces vingt dernières années). Il voit donc des planches de BD jolies ou moins jolies, selon les goûts. Dans ce genre d’exposition, un effort particulier est donné pour que la scénographie mette en valeur le propos et dans Archi et BD, même si je n’ai pas réellement compris pourquoi, les commissaires semblent fiers de l’effort mis en oeuvre dans la conception de l’exposition. Cette lubie-là est plus personnelle : à ce type d’expositions, je m’ennuie, je perds mon temps, je n’apprends rien. Et je ne comprends pas pourquoi, sous pretexte de s’adresser au grand public, on essaye pas d’être didactique et de lui apprendre quelque chose. Mais passons.
Ma seconde lubie est le problème du nombre de pièces ; près de 350 oeuvres, ici, d’après les organisateurs. Plus d’oeuvres que le public ne peut en ingurgiter, du moins pour en retirer quelque chose. Comme je connaîs un peu l’histoire des musées d’art, j’associe ce vieux tic à la vision archaïque d’une exposition ostentatoire vue comme un cabinet de collectionneur. Le but est de montrer et d’éblouir par le nombre. Les musées et bibliothèques ont maintenant tendance à réduire le nombre d’oeuvres présentées pour améliorer les cartels et permettre à chaque oeuvre d’être reliée de façon efficace et claire à la thématique principale. Ainsi, la BnF, Beaubourg et le Louvre, qui ont certes les moyens de le faire, mettent généralement une notice complète d’une dizaine de lignes pour chaque oeuvre présentées dans leurs expositions ; à défaut, d’autres musées utilisent des audioguides. Un tel système permet de ménager deux niveaux de lecture : le visiteur non spécialiste se contente de lire les panneaux principaux et ne regarde de près que les oeuvres qui l’intéressent tandis que le visiteur spécialiste s’arrête sur chaque notice pour apprendre plus que ce qu’il sait déjà (jusqu’à épuisement du cerveau, du moins). Mieux vaut mettre peu de pièces mais souligner au mieux leur intérêt réel et apprendre au visiteur à les déchiffrer et à les apprécier. J’ai du mal à croire qu’un visiteur puisse apprécier également 350 pièces.
Dernière lubie, qui concerne cette fois uniquement les expositions de bande dessinée : le problème des planches originales. Thierry Groensteen avait déjà soulevé la question dans Un objet culturel non identifié en 2006 et tenté de réfléchir à son statut (voir p.153-155). Il l’interprétait comme un objet qui ne rend pas compte de la bande dessinée, mais lui admettait un pouvoir de fascination que n’a pas l’album industriel. Le fait que la planche originale soit l’objet couramment admis dans les expositions ayant trait à la bande dessinée ne signifie pas qu’il soit l’objet idéal pour présenter la bande dessinée. J’évacue là de mon raisonnement les établissements ayant, par leurs fonds, les moyens de présenter autre chose du travail de l’artiste (des albums, des archives, des croquis…). Mais lorsqu’un musée d’art s’intéresse à la bande dessinée, il n’a pas de fonds la concernant et va alors puiser principalement à la source des collectionneurs privés et des galeries spécialisées. Or, l’objet « idéal » de ces donateurs est la planche originale, qui a à la fois le plus grand prestige et la plus grande valeur marchande. La planche originale sacralise l’oeuvre des auteurs de bande dessinée en prétendant la placer au même niveau qu’un tableau ou qu’une sculpture. Or, si un tableau est conçu pour être exposé, ou du moins admiré par un connaisseur, ce n’est pas le cas de la planche originale qui acquiert ce statut par le regard du collectionneur. Je m’inquiète toujours un peu de ce que l’exposition de planches originales, outre l’inconfort de lecture ne rend pas suffisamment compte de ce qu’est la bande dessinée : un récit paraissant dans une revue ou sous la forme d’un livre. Certes, c’est pourtant une manière assez pratique de présenter le travail d’un dessinateur. Mais, en tant qu’amateur-lecteur de bande dessinée, je préfererais toujours la vision de la page d’album qui me semble mieux rendre compte du medium. Dans Archi et BD, les organisateurs ont parfois tenté de sortir de la sacralisation de la planche originale, notamment en proposant des écrans tactiles permettant de lire des albums entiers. Ou encore, beaucoup plus simplement, par la mise à disposition, à la fin du parcours, des albums dont il a été question (procédé que je trouve très bien, faisant de l’expo une expo-bibliothèque, mais qui est peut-être assez onéreux). Ce sont de bonnes idées, mais cela reste timide et la tyrannie de la planche originale demeure. Beaucoup plus intéressants que les planches originales, travail fini, net et sans bavure, m’auraient paru les documents préparatoires (synopsis, crayonnés, etc.) qui permettent d’avoir une connaissance génétique de l’oeuvre. Ce type de documents précieux commence à être exposé, notamment à l’exposition du Louvre en 2008 ou encore à l’exposition sur Astérix au musée de Cluny l’année dernière.

Non-sens et hors sujet
Le thème exact de l’exposition m’est apparu avec quelques difficultés mais la lecture du livret de BeauxArts éditions m’a permis de comprendre, au fil d’une inetrview du duo de commissaires, que l’exposition traitait de « l’imaginaire de la ville », en ce concentrant sur la bande dessinée comme reflet de cet imaginaire. Donc pas du tout des rapports entre l’architecture et la bande dessinée comme le laissait présager le titre (ah oui, c’était le sous-titre qu’il fallait lire : « la ville dessinée »). Le mot-clé est « dialogue », il s’agit de « faire dialoguer » (?) l’architecture (ou plutôt l’architecture en tant qu’urbanisme, donc) et la bande dessinée du XXe siècle.
Pour ce faire, les panneaux nous proposent des remarques-chocs, comme des vérités enfouies lancées à la face du monde (je cite de mémoire, en espérant ne pas me fourvoyer) : le dessinateur de BD utilise comme l’architecte une planche à dessin ; la bande dessinée et l’architecture sont des reflets de la société (Ha ha ! Elle est bonne celle-là !) ; les cases de bande dessinée ressemblent parfois à une façade d’immeuble (ah oui, tiens… et alors ?). Et pour le dernier cas, d’utiliser ces fameuses planches où le dessinateur offre au lecteur une vue en coupe d’un immeuble, chaque case étant une fenêtre (il y en a plusieurs exemples dans la BD, c’est un procédé courant dans le dessin depuis le XIXe siècle). L’une des règles de base de la logique est pourtant qu’un cas particulier ne peut pas servir à bâtir un raisonnement.
En réalité, les concepteurs de l’exposition semblent avoir quelques problèmes avec la logique et avec les liens de cause à effet. Un exemple m’a interloqué. On nous montre une élévation de l’architecte Jean Balladur pour un immeuble à La Grande Motte où le dessinateur a dessiné en quelques traits des individus pour montrer l’échelle et animer son dessin. Le texte nous explique avec le plus grand séieux que Balladur s’inspire ici de la bande dessinée… Ah ? Il le dit lui-même ? Dans ce cas, soit… Mais il me semble que dessiner des individus pour montrer l’échelle d’une élévation est un procédé courant depuis que l’on fait des plans et dessins d’architecture, et cela bien avant que la bande dessinée existe. Mettre des individus sur un plan ne relève pas d’une référence à la bande dessinée mais plutôt d’un réflexe classique d’architecte… Dommage de sortir une bêtise sur le travail des architectes dans une exposition qui se passe à l’intérieur de la Cité de l’architecture…
Enfin se pose le problème du « hors-sujet » de certaines pièces exposées qui n’ont que peu de liens avec le thème principal. Par exemple, quelle utilité de présenter le documentaire sur Baru, « Génération Baru », certes très intéressant mais complètement hors sujet ? Il y a bien une planche de Baru de La piscine de Micheville pour montrer que Baru est, en effet, un grand observateur de la banlieue et des villes industrielles. La planche choisie est loin d’être la plus représentative, malheureusement : on y voit l’intérieur d’une piscine municipale. Je préfère celle-ci, de L’autoroute du soleil (un article à venir !) où l’on voit une friche industrielle exploser. Plus grandiose, son effet dans une exposition aurait pu être fort.

Baru, p.9 de L'autoroute du soleil, 1995

Mais le plus curieux des hors-sujets est cette planche de Gaston où pas un seul élément d’architecture n’est représenté (ah si, une petite maison dans le coin droit de la dernière case). Prunelle et Gaston sont coincés dans un embouteillage donc, forcément… La légende nous dit que (je cite de tête) « Franquin a été marqué par l’expo 58. S’il fait beaucoup voyager Spirou et Fantasio, Gaston, lui, reste surtout entre Charleroi et Bruxelles. » Pourquoi ne pas nous mettre la planche, tellement plus parlante pour le thème, où Gaston orne chacune des boules de l’atomium de son effigie ? Un exemple parfait pour montrer l’influence de l’expo sur Franquin. Ce n’est pas le hasard des collections privées qui devrait guider le choix des planches, mais la cohérence du propos.

André Franquin - Gaston Lagaffe et l'atomium

Je suis médisant : au détour d’un panneau, certaines réflexions esquissées s’avèrent tout à fait pertinentes, et j’ai regretté parfois qu’elles ne soient pas davantage développées. Ainsi du rapport à la ville considérée comme une femme à protéger dans les comics de superhéros, ou encore de l’influence, connue mais à qui mériterait d’être approfondie un jour, de l’exposition internationale 1958 qui eut lieu à Bruxelles sur les dessinateurs belges de l’époque, tout particulièrement ceux du journal Spirou, Franquin le premier. Ou enfin le rôle du genre graphique du « carnets de voyage », lancé par Loustal, dans la représentation de la ville sur le vif. Il est aussi intéressant d’apprendre que certains auteurs se sont intéressés à l’architecture, voire ont fréquentés des architectes : ainsi de Jean-Marc Reiser et l’architecte libertaire et écologiste Guy Rottier, ou encore de Frédéric Bezian qui a sollicité son frère Olivier, architecte, pour son album Garde-fous (Delcourt, 2007). Et puis le catalogue a l’air de compléter l’exposition de façon davantage intelligente ; il prend le temps de développer certains aspects. Belle découverte, aussi, de la réalisation de Golo, dessinateur français vivant en Egypte, d’une fresque comme espace narratif pour représenter l’agitation d’une rue du Caire, selon un procédé, nous dit-on, traditionnel en Egypte.
Ces quelques bonnes surprises ne sont toutefois pas parvenues à rattraper les faiblesses de contenu et de muséographie.

Suggestions

Pour ne pas être seulement destructif mais aussi constructif, je me dis tiens, essayons de proposer des pistes pour améliorer cette exposition et les expos sur la BD en général.
D’abord commencer à faire des expositions sur la BD et non utilisant la BD comme illustration d’un autre sujet (architecture et bd, choucroute et bd, lamas et bd). Je m’explique : l’exposition Lamas et BD qui se tiendra bientôt au musée national du Lama à Lima ne doit pas tomber dans l’écueil d’Archi et BD et proposer un simple catalogue d’exemples des lamas dans la bande dessinée (le lama et la bande dessinée sont des reflets de leur époque, d’ailleurs). Elle doit plutôt essayer de réfléchir aux liens réels entre le lama et la BD et élaborer, autour de ça, une vraie problématique avec un fil conducteur.
Tiens, par exemple, il y avait des choses passionnantes à dire sur la ville dans la série des Cités obscures de Schuiten et Peeters. François Schuiten est un passionné d’architecture et son oeuvre est une manuel sur l’histoire de la discipline. Il aurait été intéressant de comparer des planches des Cités obscures avec des exemples d’architecture réelle, et montrer concrétement l’influence de l’architecture Art Nouveau si présente en Belgique, sur la série. Pourquoi ne pas réfléchir sur le rôle de la documentation dans le métier de dessinateur et sur les différents moyens de s’informer sur une ville, passée ou présente ? Avec à l’appui des documents de travail de dessinateurs, par exemple (la partie sur les carnets amorçait cette réflexion reprise dans le catalogue, il me semble). Sur l’architecture comme ferment de l’imaginaire, il y avait des gravures à présenter : le nom d’Etienne-Louis Boullée est cité, mais malheureusement pas illustré. Du coup, je vous mets une de ses gravures : il s’agit d’un architecte du XVIIIe siècle qui a conçu les plans de monuments grandioses jamais réalisés (ici un cénotaphe pour Newton).

Etienne-Louis Boullée, projet d'un cénotaphe pour Newton, 1784

Même chose pour l’an 2000 imaginée par des auteurs comme McCay et Saint-Ogan dont quelques exemples sont présentés ici : le lien n’est pas fait avec une tradition de la représentation du XXIe siècle qui naît au XIXe, avec Robida dans les années 1880 qui met à la mode le thème de la voiture volante repris de si nombreuses fois par les auteurs de BD (et pour le coup directement repris en connaissance de cause). Il y a là une généalogie qui aurait pu être relevée sur la représentation imaginaire de la ville.

Albert Robida, La ville au XXe siècle, 1890

Ce qui m’inquiète, c’est que la bande dessinée me semble trop souvent utilisée comme pretexte pour faire des expositions non-intelligentes : on leur met des images, ils trouveront ça jolis. Alors qu’il serait tellement plus intelligent d’apprendre au visiteur à déchiffrer ces images, par leur contexte de production, par la mise en valeur de motifs et de formes, par de longs arrêts sur quelques auteurs emblématiques pour le sujet… Un peu comme peut le faire le récent musée de la CIBDI à Angoulême qui, sans être parfait, est une solide introduction au monde de la bande dessinée, à son histoire, à sa fabrication et à sa beauté plastique et narrative. Lorsqu’un musée qui n’est pas spécialisé dans le domaine s’intéresse à la bande dessinée, il n’essaie pas de bâtir un discours logique et construit sur son sujet. Est-ce que la Cité de l’architecture et du patrimoine aurait fait une exposition sur, mettons, l’architecture néoclassique française, avec la même désinvolture ?
Après, il y a l’avers de la médaille : que la Cité de l’architecture et du patrimoine (ou le Louvre, ou Beaubourg, etc.) s’intéresse à la BD montre la « reconnaissance » que le médium a auprès des milieux culturels. Mettre sur le même plan l’architecture et la BD est une façon de reconnaître la « légitimité culturelle » de la BD. Certes, mais doit-on laisser une institution non-spécialisée se servir de la BD pour attirer du monde (parce que c’est « à la mode ») tout en réalisant une exposition qui, en tant qu’exposition, est plutôt ratée ? Il y a là une forte ambiguité, un dilemme à résoudre. Dans certains cas, le partenariat est un succès : c’est ce qu’était celui entre Futuropolis et le Louvre qui a donné lieu à cinq beaux albums et à une exposition qui nous montrait le travail des auteurs en train de se faire. Dans d’autres c’est un échec qui n’est pas à l’honneur de la BD, réduite au statut de « reflet de son époque »… C’est, à mes yeux, le cas d’Archi et BD.

Quelques adresses à visiter :
Le site-blog de l’exposition : http://www.archietbd.citechaillot.fr/
Le tout nouveau site de Jean-Marc Thévenet : http://jeanmarcthevenet.com/

Science-fiction et bande dessinée : années 1960

Les différentes oeuvres qui nous ont servi à présenter la place de la science-fiction dans la bande dessinée francophone lors des précédents articles étaient destinées aux enfants car publiées dans des journaux pour la jeunesse (Cadet-Revue, Robinson, Bravo, Vaillant, Tintin et Spirou, si vous avez bien suivi ma série d’articles qui commence par « les années 1930 »). Certes, rien n’empêchait les adultes de les lire et encore moins leurs dessinateurs de se prendre au sérieux, mais le public initialement visé était un public jeune à qui on livrait de l’aventure, de la fantaisie, et de l’humour, parfois encore des connaissances scientifiques ou des valeurs morales.
Les années 1950 et plus encore les années 1960 voient la science-fiction s’introduire dans le marché de la bande dessinée pour adulte, jusque là encore trop liée à la tradition du dessin d’humour et donc à un genre spécifique, la série comique. Les deux oeuvres que j’ai choisi symbolisent la diversification et le développement de la bande dessinée adulte durant les années 1960 : il s’agit de Barbarella de Jean-Claude Forest, et de Les Naufragés du temps du même Forest associé au dessinateur Paul Gillon.
Une exception à ma règle qui veut que les oeuvres dont je parle soit facilement dénichables chez votre libraire préféré. Les Naufragés du temps a été régulièrement réédité et, depuis 2008, c’est chez Glénat que vous la trouverez, pas de problème concernant ce titre-ci. En revanche, à ma grande surprise, Barbarella ne semble pas avoir connu de réédition plus récente que celle des Humanoïdes associés en 1995. Ce n’est pas impossible, mais peut-être un peu plus difficile à trouver.

Science-fiction et bande dessinée adulte

Rapidement, quelques données succintes et grossières sur l’histoire de la bande dessinée adulte avant 1960. Avant tout, enlevez-vous de la tête que Barbarella est la première bande dessinée française pour adulte. C’est faux : quelle que soit la définition que l’on se donne de la bande dessinée, il existait bien avant 1964 des bandes dessinées dans la presse pour adultes. Ce qui se passe dans les années 1960, et qui commence dans les années 1950, c’est une diversification croissante des bandes dessinées destinées aux adultes et jeunes adultes, jusque là relativement limitées au comique et aux codes du dessin d’humour de presse dont la tradition remonte au XIXe siècle. Dans cette orientation nouvelle, les récits nés dans les illustrés pour enfants, mais aussi des petits formats d’aventure destinés aux adolescents offrent des thématiques à exploiter ; et cela tout particulièrement lorsqu’il s’agit d’histoires d’aventure venues des Etats-Unis et conçues, dans leur pays d’origine, pour des adultes. L’autre source d’inspiration est bien sûr la littérature populaire qui fourmille de récits d’aventure et a déjà imposé ses codes dans l’imaginaire collectif. L’une des voies d’accès de la bande dessinée pour adulte dans le domaine de l’aventure et de la science-fiction est d’ailleurs celle du roman illustré.
Le mode classique de diffusion des bandes dessinées pour adulte est la presse, et en particulier la presse quotidienne. Le journal France-Soir, dirigé par Pierre Lazareff est à cet égard un pionnier dans cette oeuvre de diversification. Il accueille à partir de 1950 des bandes diffusées par les agences de presse. Retenez également le nom de l’éditeur Eric Losfeld que l’on va croiser sur le chemin de Forest…

C’est aussi à partir des années 1960 que science-fiction et bande dessinée combinent, pour quelqeus décennies encore, leur destin de catégories littéraires marginalisées. Tous deux débutent une recherche de légitimité culturelle et façonnent une posture commune de martyr face à la « grande » culture. Or, les amateurs de bande dessinée sont souvent aussi des amateurs de science-fiction, parfois même ont-ils découvert le genre dans les illustrés américains de leur enfance. Souvent associe-t-on ces deux genres sous les noms de « littérature de l’imaginaire », « paralittérature » ou « littérature populaire », à la manière de l’universitaire Francis Lacassin qui anime dans les années 1970 une chaire qui combine l’histoire de la BD et celle de ces paralittératures (science-fiction, policier, fantastique…). Il y a durant quelques décennies un combat commun qui rapproche science-fiction et bande dessinée.

Dans le même temps, le journal Pilote joue un rôle important dans la diffusion de la science-fiction auprès d’un public certes encore jeune, mais qui grandira en même temps que son journal. En 1967, Pierre Christin et Jean-Claude Mezières commencent une importante série, Valerian, agent spatio-temporel, dans laquelle ils adaptent les thèmes classiques de la science-fiction à un rythme et à un style plus souple. Valerian rompt avec l’héritage des comics américains, se libérant de ses codes graphiques et scénaristiques, et renouvelle le genre en opposant au modèle heroïque un anti-héros ou encore en multipliant les références et les réflexions sur la réalité sociale contemporaine.
A l’inverse, Barbarella et Les Naufragés du temps sont peut-être les derniers feux de la science-fiction « à l’ancienne », dans la lignée des space opera des années 1930.

Barbarella, héroïne de l’âge pop


L’un des mérites de Barbarella de Jean-Claude Forest est d’avoir fait entrer la bande dessinée dans la culture adulte. L’héroïne de cette brève série de science-fiction qui ne connut en réalité que trois épisodes, de 1962 à 1977 est devenu un symbole de la culture sixties par les modalités de sa diffusion.
A l’origine de Barbarella, il y a Jean-Claude Forest, un auteur de bande dessinée atypique. Né en 1930, il suit une formation à l’Ecole des métiers d’arts. Ses premiers pas dans la bande dessinée se font au sein de la bande dessinée pour enfant mais il trouve une véritable stabilité en collaborant à France-Soir à partir de 1960. Il sera aussi illustrateur, photo-romancier, scénariste, dialoguiste… Sa carrière est marquée par les efforts de revalorisation de la bande dessinée au sein de la culture adulte. Il fait partie des fondateurs, en 1962, du Club des bandes dessinées qui réunit des amateurs nostalgiques des bandes dessinées d’avant-guerre qui se consacrent à leur analyse et à leur valorisation dans une perspective historique (notamment au sein de leur revue Giff-Wiff). Le terrain est propice à l’éclosion d’une nouvelle bande dessinée adulte qui prendrait ses marques sur les classiques d’aventure de la bande dessinée pour enfants.
Barbarella connaît deux éditeurs importants pour son lancement en 1962-1964. L’héroïne apparaît d’abord dans la presse, dans la revue V magazine, magazine illustré mêlant photos de charmes, récits en images et romans-feuilletons. Il accueille volontiers de la science-fiction, et c’est cette veine que choisit Forest lorsqu’il crée Barbarella. Puis, en 1964, un album paraît, reprenant les planches parues dans V magazine, sur l’impulsion de l’éditeur Eric Losfeld. Losfeld est connu pour son éclectisme et l’originalité de sa ligne éditoriale : il s’ouvre aux littératures fantastiques, d’horreur, ainsi qu’à la science-fiction, mais aussi à l’érotisme ; il est également connu comme le premier éditeur d’Eugène Ionesco, de Marcel Duchamp et de Boris Vian. En éditant Barbarella, il prépare la révalorisation de la bande dessinée auprès des intellectuels. Il publiera d’autres bandes dessinées, privilégiant souvent les histoires à ambiance érotique comme Pravda la survireuse de Guy Peellaert (1967) et Epoxy, de Paul Cuvelier et Jean Van Hamme (1968), mais aussi les débuts du Lone Sloane de Philippe Druillet (1966).
La suite de la publication reste limitée : Forest n’est pas un homme de série, il aime être constamment à la recherche de l’inédit. Barbarella reparaît d’abord dans le magazine italien Linus, importante revue de bande dessinée pour adultes créée en 1965, et revient en France dans V magazine. Il faut pourtant attendre 1974 pour que le second album paraisse en France sous le titre Les colères du Mange-Minutes, aux éditions Kesselring. Le dernier album est publié chez Horay (grand rééditeur des classiques américains et européens de la bande dessinée) en 1977, Le semble-lune. Un dernier album paraît en 1982, Le miroir aux tempêtes, dessiné par Daniel Billon.

La série occupe une place importante grâce à son adéquation à la culture des années 1960. Forest parvient à capter, au sein d’une série de science-fiction, quelque chose de l’esprit du temps. L’héroïne éponyme en est le meilleur exemple : Barbarella est une femme émancipée qui semble mettre en pratique les idéaux de la libération sexuelle qui modifie en profondeur les modes de vies occidentaux. L’époque est au féminisme militant qui pousse à des réformes pour garantir l’égalité des droits, dont l’égalité au sein du couple, et surtout le droit à la contraception et à l’avortement, mais aussi à un changement de mentalité vis à vis de la sexualité féminine. Forest emprunte également, d’un point de vue graphique, à la puissance de l’esthétique psychédélique et du Pop art (Andy Warhol, Martin Sharp) par les couleurs saturées (qui sont aussi un héritage des vieilles bandes de science-fiction!) et les formes organiques et souples sorties d’un rêve. Il existe une affinité entre Barbarella et, par exemple, le film inspiré de la chanson des Beatles Yellowsubmarine qui sort en 1968, même si Forest ne va pas aussi loin dans l’exubérance graphique.
Mais Barbarella n’aurait sans doute pas eu le même écho sans le film qui sort en 1968 et lui donne un retentissement international. Les droits avaient été acheté par un producteur italien qui choisit pour le réaliser le français Roger Vadim, celui qui avait mythifié Brigitte Bardot dans Et Dieu… créa la femme en 1956. C’est cette fois Jane Fonda qui joue Barbarella. Forest intervient sur le tournage puisqu’il collabore au scénario et est nommé conseiller artistique. Il en dessine les décors. Le film Barbarella impose une esthétique très particulière mêlant science-fiction et érotisme, au point que certains le considère comme un fond iconique de référence des sixties, avec ses costumes futuristes improbables et ses décors baroques.

Le choix de la science-fiction de la part de Forest n’est pas surprenant. D’abord parce que, de 1958 à 1964, Forest est un illustrateur régulier de la revue spécialisée Fiction ainsi que de la collection de romans de science-fiction « Le Rayon fantastique ». Ces deux publications marquent le renouveau de la science-fiction et de son lectorat en France. Forest y acquièrt une habitude de l’imaginaire graphique du genre. Ensuite, la science-fiction est avant tout pour Forest un point de départ pour développer des univers fantaisistes. Dans Barbarella, la science-fiction est un décor, mais un décor très puissant, capable de générer les inventions surréalistes de Forest. La série a donc quelque chose de très parodique. Forest connaît assurément très bien les codes de la science-fiction et il en emprunte allégrement les thèmes : l’errance intergalactique, la lutte contre un tyran et les androïdes dans Barbarella, la maîtrise du temps dans Les colères du Mange-Minutes… Mais les voyages de Barbarella n’ont rien d’une quête héroïque et morale : elle n’en fait qu’à sa tête et recherche avant tout son propre plaisir. La science-fiction y est à l’image du robot Hector, amoureux de Barbarella : elle gravite autour de la figure de l’heroïne et se déforme en fonction de ses lubies. Le grandiose qui caractérise le space opera se transforme ici, sous l’effet de la culture pop, en un impressionnant bazar.

On a souvent tendance à penser que ce qui fait de Barbarella une série pour adultes est son érotisme latent. C’est en partie vrai, mais aussi lié à une culture volontairement provocatrice : la sexualité échevelée permet non seulement de se démarquer de l’enfance, mais aussi de l’anodin. Forest est dans une posture de combat par laquelle il souhaite imposer la bande dessinée comme genre profondément adulte, d’où le recours à l’érotisme. Barbarella sera d’ailleurs interdit à l’affichage en librairie et le film interdit aux moins de 18 ans. Dans ses oeuvres ultérieures, Forest parviendra à élaborer une bande dessinée adulte sans forcer sur l’érotisme, simplement en travaillant la maturité littéraire des dialogues, la complexité de l’intrigue ou l’humour nonsensique. C’est là une évolution que connaîtra le reste de la bande dessinée adulte : quitter l’âge de la provocation. Sa série Hypocrite par exemple, née dans France-Soir puis qui atterrit en 1972 dans Pilote désoriente les jeunes lecteurs et ne reste dans ce journal que deux ans, faute de succès. C’est bien dans des supports adultes que Forest aura eu une plus grande liberté d’action.

Les Naufragés du temps : survie et déformation du space opera


En 1964, Forest décide de créer un magazine de bandes dessinées pour adultes avec ses amis du CBD. Le créneau est libre, et Chouchou, qui apparaît en 1964, est ainsi un objet inédit dans la presse des années 1960. Il s’agit de surfer à la fois sur la vague de la bande dessinée et sur celle, musicale, des yé-yé : Chouchou est le nom de la mascotte de l’émission Salut les copains qui assure le succès d’une nouvelle génération de chanteurs et chanteuses depuis 1959. Forest fait appel à de nombreux collègues pour créer des séries et c’est dans ce contexte que naît Les Naufragés du temps, dessiné et co-scénarisé par Paul Gillon.
Gillon et Forest se connaissent du temps du journal Vaillant des années 1950 dans lequel tous deux ont débuté. Paul Gillon, né en 1926, est un des plus jeunes talents de l’école de bande dessinée française qui se développe après la Libération autour de maîtres comme Raymond Poïvet et Etienne Le Rallic. Comme eux, Gillon se spécialise dans les récits d’aventure et développe un style très académique et virtuose dans son réalisme en partie inspiré par de grands modèles américains de l’avant-guerre, Alex Raymond, Harold Foster et Milton Caniff. Comme Forest, Gillon commence par dessiner dans les illustrés pour enfants avant de se tourner vers la bande dessinée pour adultes. Il est le dessinateur de 13 rue de l’Espoir, une série au long cours qui paraît dans France-Soir de 1959 à 1972. Cette bande quotidienne raconte les aventures professionnelles et sentimentales de la jeune Françoise et de ses amis dans la France des Trente Glorieuses.
Gillon était déjà un amateur de science-fiction lorsque Forest lui propose de se consacrer à ce genre dans son nouveau magazine Chouchou. Après que le dessinateur ait refusé un premier scénario du romancier de science-fiction Pierre Versins, Forest parvient à concevoir avec lui, d’abord sous le pseudonyme de Valherbe, Les Naufragés du temps. Malheureusement, Chouchou ne survit pas et s’arrête après moins d’un an d’existence. Pendant dix ans, il est impossible de replacer la série prometteuse dans un magazine : Vaillant possède déjà Les Pionniers de l’Espérance et la série n’est pas dans le ton de Tintin ou Spirou. Quant à France-Soir, le quotidien ne publie pas encore de bandes de science-fiction. C’est pourtant bien dans France-Soir que les Naufragés du tempsréapparaît en 1974 à la faveur d’un changement de formule en partie orchestré par Vania Beauvais, la responsable des bandes dessinées du journal. Forest et Gillon reprennent d’abord les anciennes planches parues dans Chouchou en les remaniant considérablement. A partir de cette date, des albums commencent aussi à paraître chez Hachette puis aux Humanoïdes associés lorsque la série passe dans Métal Hurlant. Les Naufragés du temps aura bel et bien eu une existence rythmée par trois titres de la presse adulte.

Le projet initial de Gillon et Forest s’enracine sur une étroite collaboration entre les deux auteurs : Gillon dessine et participe à l’élaboration du scénario avec Forest. La série raconte le voyage dans le temps et dans l’espace (vous aurez fini par comprendre qu’il s’agit là d’un ressort scénaristique basique pour la science-fiction graphique de cette époque, généré depuis le Flash Gordon de Raymond) de Christopher, un homme du XXe siècle plongé en hibernation qui se réveille mille ans plus tard. Son but, inscrit en lui comme une mission, est de retrouver son équivalent féminin, Valérie. Une quête durant laquelle il se découvrira des alliés, mais aussi des ennemis comme l’Homme-Tapir, sorte de roi de la pègre intergalactique. Les deux pères de la série ont une interprétation très différente de la science-fiction. Les Naufragés du temps se nourrit d’abord de la fusion de deux imaginaires antagonistes jusqu’à la rupture, vers 1977.

Forest, tout comme dans Barbarella, fait de la science-fiction un pretexte à des inventions absurdes et délirantes. Il apporte aux Naufragés du temps une originalité qui permet d’aller au-delà du scénario relativement classique. Parmi ces inventions, on peut noter la forte présence d’animaux géants qui sont autant de trouvailles : les créatures de l’album La mort sinueuse sont des poissons monstrueux, et on trouve dans L’univers cannibale un univers-lombric. Le fantastique de Forest naît d’une transposition du quotidien inspirée par l’esprit des surréalistes qui affectionnent le « collage ». Et bien sûr, aux textes téléphonés des récits de science-fiction, Forest oppose son art de dialoguiste. Certains personnages portent la marque de Forest comme Quinine, prostituée mutante à l’esprit fantasque et aux comportements incohérents qui rappelle d’autres héroïnes de Forest, Barbarella et Hypocrite. Le scénariste a encore en tête les liens qui demeurent entre la science-fiction et le merveilleux magique.
Gillon, en revanche, est le plus académique des deux. Son trait est extrêmement précis et son sens de la composition fait de chacune des planches une réussite graphique. Grâce à ce style « réaliste », il parvient à rendre crédible les créations les plus folles de Forest, rendant le tout plus impressionnant encore. L’alliance entre Gillon et Forest dans Les Naufragés du temps consacre donc la démesure imaginative que permet la science-fiction en bande dessinée. Il existe pourtant entre eux de fortes divergences. Chez Forest, la science-fiction est consciemment traitée comme un genre « retro » où la dérision a tout à fait sa place, comme dans Barbarella, alors que Gillon conserve une vision très sérieuse du genre qui trouve sa source dans les épopées antiques. Pierre Dupuis, dans un article des Cahiers de la bande dessinée, oppose la science-fiction poétique de Forest à la hard science de Gillon, une vision « molle » proche du merveilleux et une vision « dure » plus scientifique.
L’opposition entre Forest et Gillon finit par se traduire concrètement par une rupture. Forest n’arrive plus à imposer ses idées et préfère cesser sa collaboration pour se consacrer à d’autres oeuvres. A cette date, Forest s’est écarté de la science-fiction. En 1977, Gillon reprend donc la série seul dans Métal Hurlant

A suivre dans : années 1970, Gail de Philippe Druillet ; Le garage hermétique de Jerry Cornelius de Moebius

Pour en savoir plus :
Sur les bandes dessinées de la presse adulte : http://www.pressibus.org/
Sur Jean-Claude Forest : Philippe Lefèvre-Vakana, L’Art de Jean-Claude Forest, Editions de l’an 2, 2004
Sur Paul Gillon : Les Cahiers de la Bande Dessinée, n°36, 1978 (numéro consacré à Gillon)

Science-fiction et bande dessinée : années 1950

Les oeuvres que j’avais choisi pour mes deux précédents articles sur les rapports entre science-fiction et bande dessinée (Le rayon mystérieux de Saint-Ogan, Futuropolis de Pellos ; Le Rayon U de Jacobs et Les Pionniers de l’Espérance de Poïvet et Lecureux) relevaient spécifiquement du « genre » science-fiction. Autrement dit ils faisaient intervenir, dans la narration comme dans le dessin, un ensemble de codes permettant de les rapprocher d’autres oeuvres avec lesquelles ils partagaient aussi des thèmes. Leur principal point commun était la projection dans un univers alternatif ou futuriste mettant en oeuvre une science fantasmée. Dans les années 1950, le genre « science-fiction » est clairement établi comme tel et ses développements littéraires américains sont de mieux en mieux connus en France ; un fandom se constitue progressivement, notamment autour du magazine Fiction à partir de 1953.

Un Tintin sur la Lune

Quand on pense à Tintin, la mythique série de Hergé, et à la science-fiction, le premier titre qui vient à l’esprit est On a marché sur la Lune. Titre unique pendant la prépublication dans Le Journal de Tintin de mars 1950 à décembre 1953, il paraît en deux albums chez Casterman, successivement Objectif Lune en 1953 et On a marché sur la Lune en 1954. Le projet d’envoyer Tintin sur la Lune semble avoir émergé dans l’esprit du dessinateur dès la fin des années 1940 mais ne se concrétise qu’en 1950, après qu’Hergé ait achevé la publication de Tintin au pays de l’or noir, son album resté inachevé en 1939. Le moment, à bien des égards, est idéal pour donner à la série une fresque grandiose d’une ampleur nouvelle. Le Journal de Tintin, fondé en 1946, connaît un honnête succès, y compris en France où il est distribué depuis 1948. Tintin se décline en produits dérivés et en publicité et en 1947, les albums antérieurs à 1943 ont tous été redessinés et mis en couleurs pour une meileur homogénéité. Le récit en deux parties Le Secret de la Licorne / Le Trésor de Rackham le Rouge a ouvert la voie, au début des années 1940, à des aventures de plus longue haleine qui ont fait entrer Tintin dans un cycle nouveau que vient clore On a marché sur la Lune, qui sera la dernière histoire en deux parties. En avril 1950 sont fondés les Studios Hergé qui permettent à Hergé de s’entourer d’assistants dont le fidèle Bob de Moor qui se verra refusé la reprise de la série à la mort du maître malgré plus de trente ans dans son ombre. Le rôle de Bob de Moor dans On a marché sur la Lune est central : il se charge tout particulièrement des somptueux décors lunaires. Il faut dire que la dépression guette alors Hergé qui supporte assez mal la pression que fait peser sur lui le succès de son personnage. D’où de fréquentes interruptions lors de la publication de On a marché sur la Lune qui s’étend sur près de trois ans.

Que Hergé s’attaque à un thème de science-fiction, le voyage spatial, ne pouvait donner lieu à une oeuvre anodine. Comme il l’explique lui-même dans les entretiens donnés en 1975 à Numa Sadoul, il n’est pas question de faire du « merveilleux scientifique », c’est-à-dire de peupler la Lune et de livrer au lecteur des « surprises fabuleuses ». Tout se passe comme si d’emblée, le caractère extraordinaire du thème en lui-même poussait Hergé à renforcer encore davantage l’exigence de réalisme qui sous-tend son travail au moins depuis Le Lotus Bleu au milieu des années 1930. Pas question de s’inscrire dans la tradition qui assimile, depuis Cyrano de Bergerac au XVIIe siècle, le voyage spatial à un voyage merveilleux, tradition reprise, entre autres, par Wells, Meliès et par Fritz Lang ; pas d’extrapolation qui n’ait pas de fondement scientifique, telle est la règle qu’il se fixe.
Alors, où en est justement la recherche scientifique ? Le lancement de la fusée allemande V2 (qui inspire graphiquement la fusée X-FLR 6 de Hergé) en 1942 a engagé la course à l’espace, dans le contexte de guerre froide qui voit s’affronter Etats-Unis et URSS, contexte qu’Hergé reprend à une échelle plus réduite dans l’album. Au début des années 1950, l’envoi d’hommes dans l’espace, bien que lointain, est envisagé comme probable dans les décennies à venir. Il faut attendre 1957 pour que le satellite artificiel Spoutnik soit lancé dans l’espace par les Russes, 1961 pour qu’un premier vol habité ait lieu, toujours sur impulsion des Russes, et 1969 pour que soit envoyé, par les Etats-Unis cette fois, le premier homme sur la Lune. Il y a donc bien un esprit d’anticipation dans On a marché sur la Lune, une part de rêve qui, sûrement participe à sa réussite. Mais il faut pas sous-estimer la capacité de documentation d’Hergé.
Le secret d’Hergé, qui n’est d’ailleurs plus guère un secret, est sa manie de la documentation et du travail préparatoire dont le but est, pour chaque album, de l’ancrer au maximum dans la réalité. Avec On a marché sur la Lune, l’enjeu était d’autant plus grand. Hergé s’inspire et demande conseil, pour son histoire, à deux spécialistes sur voyage spatial, Bernard Heuvelmans et Alexandre Ananoff. L’ouvrage de ce dernier, L’Astronautique, a servi de base scientifique à l’histoire, tandis que l’esthétique est en partie empruntée au film américain Destination…Moon qui, en 1950, s’appuie également sur les progrès de la science. Pour renforcer la cohérence visuelle de son oeuvre, Hergé utilise plusieurs moyens. La longue introduction que constitue, avant le départ, Objectif Lune, assure le sérieux de l’expédition en détaillant la démarche scientifique dirigée par Tournesol. Hergé se sert de prototypes existant véritablement pour dessiner le matériel de la fusée et ne se détourne pas des connaissances sur l’aspect de l’espace et de Lune. Il fait réaliser une maquette détaillée de la fusée lunaire pour lui et ses collaborateurs, afin de suivre les déplacements des personnages lors de l’aventure lunaire. La préparation de cet épisode est sans doute la plus complexe jamais mise en oeuvre par Hergé.

Une science-fiction fidèle aux connaissances scientifiques actuelles n’est pas sans rappeler le poids de l’héritage vernien sur le genre. N’oublions pas que, comme les romans de Verne à leur époque, les histoires d’Hergé sont d’abord destinées à des enfants. Au cours de l’histoire, Hergé explique au jeune lecteur le fonctionnement de la fusée et certains détails sur l’espace ; il résout la question de la propulsion (atomique), prend en compte l’apesanteur, etc. La fusée X-FLR 6 est représentée en coupe, comme dans un ouvrage scientifique. En 1865, Verne avait déjà imaginé un voyage vers la Lune dans De la Terre à la Lune et sa suite Autour de la Lune. Comme Hergé, il détaillait alors la préparation de l’expédition, mais les voyageurs se contentaient de tourner en orbite autour du satellite. On a marché sur la Lune ressemble parfois davantage à un reportage scientifique qu’à une véritable histoire : toute trace de fiction est gommée pour accentuer le réalisme, à tel point que l’intrigue réelle (la tentative d’appropriation de la fusée par un groupe d’individus) ne se dévoile vraiment qu’au milieu de la seconde partie, après quelques avertissements, cependant. Hergé lui-même avoue dans les entretiens que dans l’espace et sur la Lune, bien peu de choses sont susceptibles d’arriver. L’esprit d’aventure qui caractérisait jusque là la série s’infléchit avec cette aventure.
Benoît Peeters fait toutefois remarquer que le dessinateur sait équilibrer le discours scientifique au moyen de l’humour, utilisant à très bon escient les ressources comiques de Haddock et des Dupont. Pour preuve, la découverte de l’apesanteur par le capitaine est l’occasion d’une longue scène burlesque.

S’il fallait rattacher On a marché sur la Lune à de la science-fiction, nous serions dans de la hard science-fiction, ce sous-genre qui accentue la plausibilité scientifique et décrit les moindres détails de l’extrapolation scientifique mise en oeuvre.

Quand la science devient de la magie

Changement total de registre avec la série Spirou et Fantasio. Pour être exact, il faut attendre les années 1970 et plus encore 1980 pour que les thèmes de science-fiction se multiplient au sein de la série, dans des albums comme Du cidre pour les étoiles (1976 – les extraterrestres), La ceinture du grand froid (1983 – le complot de scientifique), Qui arrêtera Cyanure (1985 – l’androïde), L’horloger de la comète (1986 – le voyage temporel)… Mais avant cette date, la science-fiction sert souvent de toile de fond à des intrigues mêlant aventures et humour. Dès les premières aventures de Spirou et Fantasio certains motifs sont pleinement exploités, comme le voyage dans le temps dans une aventure dessinée en 1944. Quand Franquin reprend la série en 1947, il crée aussi Radar le robot pour une courte histoire, ou bien encore invente le loufoque Fantacoptère dans Spirou et les héritiers en 1952.
L’aventure sur laquelle je vais m’arrêter plus en détail est Le Dictateur et le champignon. Cette histoire paraît à l’automne 1953 dans le journal Spirou mais il faudra attendre 1956 pour voir paraître l’album, aux éditions Dupuis. Franquin, qui a repris la série de Jijé, l’a dès le départ engagé dans des histoires longues s’étendant sur plusieurs numéros : celle du Dictateur et le champignon dure 38 semaines. En introduisant le Marsupilami, le comte de Champignac, Seccotine, Zantafio, il a peuplé la série de personnages récurrents. Le Dictateur et le champignon ne se démarque pas tellement des autres aventures qu’elle poursuit logiquement : Spirou et Fantasio décident de ramener le Marsupilami en Palombie. Mais le pays est sous la coupe d’un terrible dictateur considéré comme un héros révolutionnaire (de fait, l’Amérique du Sud connaît réellement des troubles révolutionnaires à cette époque). Ce dictateur n’est autre que Zantafio, le maléfique cousin de Fantasio rencontré dans Spirou et les héritiers, qui projette de conquérir un pays voisin, le Guaracha. Pour l’arrêter, les deux héros se laissent enroler comme colonel dans son armée et utilisent ensuite une invention du comte de Champignac, le métomol, pour mettre hors d’état de nuire l’armée de Zantafio.

Le Dictateur et le champignon est assez symptomatique de la place accordée à la science-fiction dans les premières histoires de Spirou dessinées par Franquin. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un récit de science-fiction, mais un thème est repris, celui de l’invention extraordinaire, en l’occurence le métomol, capable de faire fondre n’importe quel métal. Il est au coeur de l’aventure : on assiste dans les premières pages à son invention par le comte de Champignac, il est la cause de l’expulsion du Marsupilami qui provoque, en l’utilisant, une série de catastrophes, et le métomol sert finalement à arrêter Zantafio et résoudre l’aventure. L’invention est à la fois utilisée comme source de gags, dans la première partie qui voit le Marsupilami s’échapper dans Champignac avec le produit, et comme moteur de l’intrigue. Le premier usage est assez courant dans la bande dessinée humoristique de la première moitié du XXe siècle : Spirou s’inscrit dans une tradition de science-fiction qui se rapproche de la « fantaisie », c’est-à-dire une science-fiction amusante sans contenu scientifique. La série garde longtemps par la suite cette idée que la science-fiction ne sert pas pour elle-même mais comme source de gags : ainsi dans l’aventure Du cidre pour les étoiles, les extraterrestres n’ont rien d’effrayants ni de mystérieux, mais sont plutôt des personnages comiques.
Le comte de Champignac, personnage essentiel dans cette aventure, porte d’ailleurs en lui toute l’ambiguité de la science-fiction chez Franquin qui, par ailleurs, affectionne les « inventions extraordinaires » (il peuplera la série Gaston de créations loufoques du même type). Son modèle est celui du savant fou qui imagine sans cesse de nouvelles inventions aux effets catasrophiques. Mais il est aussi en partie vu comme un alchimiste, et le titre de l’aventure par laquelle il apparaît en 1950, Il y a un sorcier à Champignac, appuie encore cette ambiguité. Il y invente un produit appelé le X1, appellation qui semble en effet tiré d’un récit de science-fiction, mais son art se rapproche autant de la magie que de la science, ses inventions n’ayant, dans le fond, aucune assise scientifique.

Franquin s’inscrit là dans la lignée du « merveilleux scientifique » pour enfants qu’un auteur comme Alain Saint-Ogan pratique énormément dans les années 1930. Il s’agit d’une sorte de compromis européen entre d’une part la tradition solide des contes de fées dans la littérature pour enfants et d’autre part le renouvellement de l’imaginaire extraordinaire qu’apporte, dans les années 1930, la science-fiction graphique à l’américaine. Dans de telles oeuvres, la magie et la science se confondent, comme si la science fantasmée était une sorte de déclinaison moderne de la magie traditionnelle dans un monde de progrès. On emprunte alors des thèmes de science-fiction (le savant fou, le voyage dans le temps, le voyage spatial), sans forcément les asseoir sur une base scientifique. Là aussi, il faut se souvenir que Spirou s’adresse aux enfants et veut leur livrer des aventures extraordinaires. La science-fiction permet de renouveler l’émerveillement apporté par les contes de fées.
Sans le savoir, Franquin introduit dans la bande dessinée une façon fantaisiste et humoristique de traiter la science qui aura une descendance dans d’autres oeuvres belges où la science-fiction fusionne avec l’humour pour se faire plus fantaisiste, à des degrés plus ou moins importants (Les petits hommes de Pierre Seron ou encore Le Scrameustache de Gos).

Esprit de Bruxelles et esprit de Marcinelle
Le découpage que j’ai choisi pourrait sembler accréditer l’habituelle opposition entre l’Ecole dite de Marcinelle du journal Spirou et l’Ecole de Bruxelles du journal Tintin. Le premier serait moins sérieux et plus fantaisiste et humoristique, tandis que le second serait plus sérieux, préférant des récits d’aventure réaliste. Dans les grandes lignes, cette remarque est vraie même si, comme le montre Hugues Dayez dans Le duel Tintin-Spirou, certains itinéraires tranversaux (Raymond Macherot, Eddy Paape, Albert Uderzo) viennent la nuancer. Il demeure que la transformation subie par la science-fiction dans l’une ou l’autre série-phare reste assez significative.
Du côté de Tintin, la science-fiction abandonne sa parure merveilleuse pour s’ancrer, le plus profondément possible, dans la réalité, alors que du côté de Spirou sont justement privilégiées ses potentialités comiques au détriment des aspects techniques. A chaque fois, pourtant, ce sont bien des thèmes venus de la tradition de la science-fiction qui sont métamorphosés par les dessinateurs pour s’adapter, en quelque sorte, à l’esprit de la série : d’un côté le voyage spatial, de l’autre le savant fou et l’invention extraordinaire. Apparaissent là deux orientations de l’aventure graphique pour la jeunesse qui, insensiblement, perdurent encore de nos jours, par exemple dans l’opposition entre un Titeuf ancré dans le quotidien enfantin et un Kid Paddle qui s’évade dans un imaginaire loufoque.

Au-delà des oppositions Tintin / Spirou, j’ai aussi choisi ces deux exemples parce qu’ils montrent l’imprégnation de la science-fiction dans la bande dessinée belge des années 1950 qui marque longtemps la bande dessinée pour enfants, et même pour adulte, puisqu’elle est parvenue à occulter la production française de l’immédiat après-guerre. Les thèmes encore timides dans l’entre-deux-guerres sont désormais parfaitement exploitables et même, signe de leur intégration, parfaitement malléable et adaptable aux besoins de séries humoristiques. Tintin et Spirou ont d’ailleurs l’énorme avantage d’être des séries extrêmement perméables aux différents genres. N’ayant pas réellement de rattachement propre qui interdirait l’emploi de certains thèmes, elles sont un support idéal et d’une très grande souplesse ; les aventures de deux plus célèbres héros belges hésitent entre l’aventure exotique, le roman policier, la science-fiction, le fantastique, l’humour pur, empruntant tantôt à l’un, tantôt à l’autre. Sans doute est-ce là un des secrets de leur succès !

A suivre dans : années 1960, Barbarella de Jean-Claude Forest et Les Naufragés du temps de Forest et Paul Gillon.

Bibliographie :
Hergé, Objectif Lune / On a marché sur la Lune, Casterman, 1954 (d’innombrables rééditions depuis !)
André Franquin, Le dictateur et le champignon, Dupuis, 1956 (idem)
Benoît Peeters, Le monde d’Hergé, Casterman, 1983
Hugues Dayez, Le duel Tintin-Spirou, les éditions contemporaines, 1997
Michael Farr, Tintin, le rêve et la réalité, les éditions Moulinsart, 2001

Science-fiction et bande dessinée : années 1940

Hé oui, je n’ai pas pu m’en empêcher, après mon premier article sur la bande dessinée de science-fiction dans les années 1930, j’en ai fait une série… Tant pis pour vous, et à voir où ça me menera ! Comme précédemment, ce sont des oeuvres que les merveilles de la réédition vous permettent de trouver encore aujourd’hui chez votre libraire ou dans votre bibliothèque.
Les années 1940 sont une date charnière importante pour l’histoire de la bande dessinée française en général, et plus particulièrement pour le sujet qui nous intéresse : la bande dessinée de science-fiction. C’est en effet durant cette décennie que, pour plusieurs raisons que je vais développer, des dessinateurs de bande dessinée pour la jeunesse commencent à concevoir des séries de science-fiction, d’abord largement inspirées par les modèles américains des années 1930, puis davantage émancipées de ces modèles. Dans mon article sur la science-fiction graphique dans les années 1930 les deux exemples que j’évoquais, Le Rayon mystérieux d’Alain Saint-Ogan et Futuropolis de Pellos étaient des expériences isolées : elles ne s’inscrivaient pas dans une série à suivre, ni ne poussaient leurs auteurs à approfondir la question de la science-fiction. Avec mes deux exemples du jour, Le rayon U d’Edgar Pierre Jacobs et Les Pionniers de l’espérance, de Raymond Poïvet et Roger Lecureux, la situation change, que ce soit dans le cas de Jacobs, qui poursuit dans le domaine de la science-fiction avec sa série Blake et Mortimer, ou dans le cas des Pionniers de l’espérance, véritable série de science-fiction au long cours.

Le rayon U ou le chaînon manquant


Ce récit de Jacobs, l’un de ses premiers (il a pourtant déjà 39 ans lorsqu’il la commence en 1943), est sans doute une oeuvre mineure au regard du reste de sa carrière, marquée par le succès inconditionnel de Blake et Mortimer. Mais si Le Rayon U m’intéresse aujourd’hui, c’est qu’il constitue une sorte de chaînon manquant entre les modèles de Jacobs (les grandes séries d’aventures épiques d’anticipation venues d’Amérique) et sa série principale dans laquelle il développera une vision de la science-fiction toute différente, en une voie purement « européenne ».
Pour comprendre cela, il faut en revenir au contexte de publication. Jacobs travaille pour la version francophone de l’hebdomadaire belge Bravo depuis 1940. Vous souvenez-vous de Junior, que je citais dans l’article précédent ? Bravo se base sur les mêmes principes éditoriaux, mêlant d’abord bandes américaines et bandes françaises ou belges. Or nous sommes en pleine seconde guerre mondiale et la censure de l’occupant allemand, anti-américaine dans la mesure où les Etats-Unis sont entrés en guerre contre l’Allemagne hitlérienne, interrompt l’arrivée des bandes qui traversaient l’Atlantique depuis le milieu de la décennie précédente… Il faut alors trouver un moyen de contenter le jeune public, devenus friands de récits d’aventure à l’américaine, entre autres choses de séries de science-fiction. Jacobs est d’abord sollicité pour continuer Flash Gordon, la série d’Alex Raymond présente en France et en Belgique depuis 1936. Ce relais ne dure que deux semaines : les autorités allemandes interdisent la série ; à nouveau, une solution doit être trouvée pour contenter à la fois les autorités et le public…
Cette solution est simple, et ce sera celle que choisiront beaucoup de journaux pour enfants et adolescents, en France et en Belgique, pendant les quatre années de guerre : il faut et il suffit que les dessinateurs français et belges imaginent des séries en français imitant les grands modèles américains de la décennie précédente. Pour la science-fiction, le principal modèle est donc le Flash Gordon d’Alex Raymond, auquel on peut ajouter Brick Bradford de Clarence Gray et William Ritt. Le Rayon U n’est donc, d’une certaine manière, qu’une continuation nouvelle du Flash Gardon interrompu par la guerre.

De Flash Gordon, Jacobs reprend plusieurs éléments. L’ambiance de guerre dans un univers d’anticipation est un classique du space opera : une intrigue dominée par l’aventure feuilletonnesque inspirée en partie par les romans d’aventure exotiques aux péripéties incessantes, mettant en valeur l’héroïsme face à des dangers de plus en plus grands. Jacobs n’hésite donc pas, suivant son modèle, à juxtaposer dans Le Rayon U des thématiques en apparence éloignées, mais que les premiers comics d’anticipation ont contribué à rapprocher ; l’anticipation n’est qu’un pretexte à cette juxtaposition des espaces de l’aventure. Il devient donc possible de croiser en même temps des vaisseaux spatiaux, une cité mystérieuse d’inspiration vaguement précolombienne, un peuple d’hommes-singes et bien sûr d’inévitables lézards géants. Ainsi, on trouve dans Le Rayon U de nombreuses réminiscences du Monde perdu d’Arthur Conan Doyle (1912 ; les hommes-singes, le combat contre les dinosaures, la jungle…), ce qui confirme la faculté de cette science-fiction en images à assimiler d’autres types de récits d’aventure. L’accumulation est un trait caractéristique du genre qui peut peut-être rebuter le lecteur contemporain. Les héros de Jacobs ne sont pas non plus sans rappeler ceux de Raymond : un scientifique est à la tête de l’expédition (Zarkov chez Raymond, Marduk chez Jacobs) accompagné d’un couple de héros (Flash Gordon et Dale Arden chez Raymond, Lord Calder et Sylvia Hollis chez Jacobs). Enfin, dernier point commun, de taille : la narration est en grande partie assurée par d’assez longs récitatifs. En revanche, le trait de Jacobs est moins souple que celui de Raymond, mais il excelle dans les vastes décors exotiques de jungle et de temple, qui semblent venir tout droit des magazines de voyages.
Je ne peux m’empêcher de voir dans le scénario que propose Jacobs des références au contexte historique : le groupe de héros mené par le professeur Marduk doit trouver un minerai, l’uradium, pour faire fonctionner une arme ultime qui mettra fin à la guerre contre l’Austradie, le « rayon U » en question… Le nom du héros principal sonne bien britannique (on connaît la fascination de Jacobs pour la Grande-Bretagne), et la course à la bombe atomique entre l’Allemagne hitlérienne et les Etats-Unis fut un des enjeux de la seconde guerre mondiale… Jusqu’à quel point le contexte a-t-il pu être connu et exploité par Jacobs dans un genre, le space opera, qui est de toute façon un genre de récit de guerre, et cela avant 1940 ? Je ne saurais pas vraiment m’avancer sur la question…

Pour terminer sur Le Rayon U : après sa publication dans Bravo, le récit reste inédit en album. Jacobs commence à travailler pour Hergé à partir de 1944 lors de la refonte des premiers albums de Tintin, puis commence en 1946 sa propre série, Blake et Mortimer, justement dans Le Journal de Tintin. Il faudra donc attendre 1974 pour qu’il reprenne ce récit de jeunesse et le retravaille en vue d’une édition chez Dargaud (entre temps, il aura tout de même été publié dans la revue Phénix en 1966, et en album chez RTP en 1967 ; c’est toutefois la version de 1974 qui est depuis régulièrement réédité par Dargaud, Le Lombard, ou les éditions Blake et Mortimer).

Les Pionniers de l’Espérance, ou l’école française du récit d’aventure


Passons à présent les années de guerre et cheminons outre-quiévrain : nous sommes en décembre 1945 et commence dans Vaillant, un hebdomadaire français issu de la Résistance et proche du PC, une aventure de science-fiction scénarisée par Roger Lecureux et Raymond Poïvet intitulée Les Pionniers de l’Espérance. La série ne prend fin qu’en septembre 1973 au 81e épisode, Vaillant étant alors devenu Pif Gadget. Les histoires ont été, dans le même temps, régulièrement publiées en albums (l’histoire de la parution est très bien racontée sur le site Pressibus, http://www.pressibus.org/bd/polis/p/pionniers.html).
Une fois de plus, il faut revenir au contexte de publication pour comprendre comment une bande dessinée de science-fiction est possible dans la presse française, dessinée et scénarisée par des français.
Vaillant trouve son origine dans des journaux pour enfants clandestins de la Résistance. En 1945, il se cherche une place au milieu des innombrables journaux illustrés pour enfants créés dans l’immédiat après-guerre. Quoi de mieux, pour attirer le public, que de se tourner vers l’Aventure et à ses multiples déclinaisons popularisées par les bandes américaines : le western, l’épopée médiévale, la science-fiction, l’exotisme de la jungle, le feuilleton policier. Vaillant se dote naturellement d’une série pour chacun de ces genres, ajoutant aussi l’héroïsme aérien. L’explosion, dans les années 1940, de cette diversité de l’aventure graphique donnera naissance à différents sous-genres qui connaîtront par la suite, dans la bande dessinée franco-belge, de multiples déclinaisons, chaque journal devant posséder au moins un récit pour chaque « décor ».
Revenons à la science-fiction. Je ne vous étonnerai pas en vous disant que l’inspiration des deux auteurs, Lecureux et Poïvet, est une fois de plus le Flash Gordon de Raymond. Dans un futur maîtrisant le voyage spatial, un groupe d’explorateurs galactiques intrépides se rendent sur la planète Radias pour stopper la menace qu’elle représente pour la Terre. Au fil des épisodes, les héros explorent des mondes inconnus, allant, comme dans le space opera, de péripéties en péripéties et d’univers en univers, luttant contre toute sorte de dangers. Comme chez Raymond et chez Jacobs, les récitatifs sont importants pour la conduite de l’histoire, et le style se veut réaliste et très précis dans la représentation des mouvements.

Mais Groensteen, citant Jean-Pierre Mercier, note avec justesse que Lecureux retourne l’idéologie américaine de Flash Gordon, celle du « héros sûr de sa force et de son bon droit » pour lui donner des accents humanistes plus européens, fidèle à l’esprit de la Résistance : « un groupe soudé de spationautes représentant toutes les races humaines qui porte aux confins de la galaxie un message d’émancipation et de révolte contre ce qu’on peut appeler l’oppression impérialiste. ». Les « pionniers » du vaisseau « l’Espérance » transmettent d’univers en univers des valeurs de fraternité et de paix. Ce retournement est très important : il aurait été peu concevable qu’un journal proche du militantisme communiste publie des bandes américaines. Idéologiquement, on peut percevoir ici, comme en arrière-plan, une évolution du communisme français issu de la Résistance qui tente de renouer avec la propagation des valeurs humanistes de la Révolution française. Cela reste du divertissement, pas de la propagande et ce qui m’intéresse ici n’est pas de savoir si les jeunes lecteurs de Vaillant ont bel et bien décidé de devenir communiste. Les Pionniers de l’Espérance constitue une première étape durable d’adaptation des normes graphiques et narratives américaines à une culture française. Les dessinateurs qui suivront dans la voie de la science-fiction iront souvent dans le même sens d’une plus grande « européanisation » des thèmes américains.
Comme pour Le Rayon U, il y eut des rééditions. La série de Poïvet et Lecureux a profité d’un certain retour en force de la science-fiction dans la bande dessinée pour adulte des années 1970. Futuropolis, dans sa logique de réédition des classiques, en a publié l’intégrale à partir de 1984, relayé par Soleil. Plus récemment, les éditions Taupinambour, liées au site du coffre-a-bd.com, ont réédité une partie des épisodes parus dans Vaillant.

L’esprit de l’Aventure

Le Rayon U et Les Pionniers de l’Espérance ne sont pas les seules séries de science-fiction nées, dans les années 1940, de la plume d’auteurs français et belges. Dans un autre journal apparu en 1945, Coq Hardi, le scénariste Marijac (par ailleurs fondateur du journal) et le dessinateur Auguste Liquois livrent au public Guerre à la Terre, un récit d’aventure racontant l’invasion de l’Occident par des extraterrestres alliés aux Japonais (le souvenir de la guerre mondiale n’est pas loin). Exactement dans les mêmes dates (1946-1948), Jacobs (encore lui !) offre aux lecteurs du Journal de Tintin un récit assez proche, Le secret de l’Espadon. La science-fiction est parfaitement intégrée comme genre graphique par les auteurs de la génération qui débute dans les années 1940.
Paradoxalement, les restrictions des autorités allemandes ont facilité l’émergence de ces dessinateurs qui privilégient l’aventure à l’américaine en empêchant l’importation de comics américains dont le jeune public était toujours friand. Après la guerre, la pression des auteurs français inquiets de la concurrence américaine sur les éditeurs rend possible le succès des Marijac, Auguste Liquois, Raymond Poïvet et Roger Lecureux, pour ne citer que quelques noms.
L’influence des comics de l’avant-guerre est un des traits dominants de l’école de la bande dessinée française qui émerge dans les années 1940. Dans le scénario domine l’aventure, dans le dessin un réalisme précis friand de décors et de costumes exotiques. Ils puisent également leur inspiration dans le cinéma, hollywoodien mais pas seulement. C’est donc toute une culture populaire riche qui est sollicitée dans ces histoires.

Les débuts de Jacobs comme continuateur francophone d’Alex Raymond vont marquer sa propre carrière : avec Blake et Mortimer, il réalise une synthèse entre l’aventure scientifique à l’américaine et une scientificité exigeante et didactique typiquement européenne, dans la tradition vernienne (souvenez-vous des longs pavés d’explication scientifique dans les histoires de Jacobs), le tout le plus souvent mêlé à des intrigues policières. Les deux auteurs des Pionniers de l’Espérance sont tout autant marqués par la science-fiction américaine et, contrairement à Saint-Ogan et Pellos, ils poursuivent dans cette voie. Le changement de génération est très nette.
Roger Lecureux, le scénariste, est né en 1925. Il fait partie des premiers véritables scénaristes de bande dessinée avec Marijac ou, plus tard, René Goscinny, Jean-Michel Charlier et Greg. Prolifiques, sachant passer sans difficulté d’un genre à l’autre tout en imprimant leur marque personnelle, ils inventent le métier de scénariste de bande desinée tel qu’on le connaît actuellement.
Raymond Poïvet, le dessinateur (né en 1910), est passé par l’Ecole des Beaux-Arts. Son trait élégant et précis doit autant à cette formation qu’à la lecture des maîtres américains. Mort en 1999, il fonde avec d’autres dessinateurs dont Paul Gillon un style de narration graphique qui associe l’aventure avec le réalisme dans une classicisme durable. Mort en 1999, il fut considéré comme un maître et forma de nombreux dessinateurs dans son atelier. A la différence du Rayon U, surpassé par Blake et Mortimer, Les Pionniers de l’Espérance a acquis un statut presque mythique, comme un modèle classique de la bande dessinée de science-fiction.

A suivre dans : années 1950, Objectif Lune de Hergé et Le dictateur et le champignon d’André Franquin.

Pour en savoir plus :
Certaines remarques sont tirées de Astérix, Barbarella et Cie de Thierry Groensteen, qui consacre tout un chapitre à l’école française des années 1940, généralement assez mal connue.