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Science-fiction et bande dessinée : années 1930

Loin de l’actualité numérique, de la bande dessinée en ligne et des sorties d’albums, je vous propose aujourd’hui un voyage dans le temps, à une époque où notre chère bande dessinée ne s’appelait pas encore bande dessinée. Un voyage plus de 70 ans en arrière pour répondre à une question qui vous obsède tous (si, si, j’en suis sûr) : comment faisait-on de la science-fiction en images dans les années 1930 ? Réponse en deux albums, tous deux réédités de telle façon que les passionnés pourront se les procurer : Le Rayon mystérieux d’Alain Saint-Ogan et Futuropolis de Pellos.

Contexte : l’arrivée de la science-fiction à l’américaine

Puisque je vous ai promis un voyage dans le temps, replaçons-nous dans les années 1930. Jusqu’à cette époque, la science-fiction reste assez marginale dans les histoires en images françaises, se limitant à quelques essais de la part de G.Ri au début du siècle, dans une ambiance vernienne. Le milieu de la décennie marque une étape importante avec l’arrivée des séries de science-fiction américaine dans des journaux utilisant en majorité des bandes américaines. Guy l’éclair d’Alex Raymond (Flash Gordon) apparaît dans Robinson en 1936, la même année que Luc Bradefer de Clarence Gray et William Ritt (Brick Bradford) est publié dans Le Journal de Mickey. Le choc est grand, non pas tant parce qu’il s’agit de science-fiction (après tout, le genre est reconnu en France pour les enfants depuis Jules Verne, au siècle passé), mais à cause du caractère outrancier de cette science-fiction américaine qui, ô horreur, ne se base pas sur des évolutions scientifiques connues et abandonne donc toute ambition didactique au profit d’une trop grande violence !
Ces nouvelles histoires venues d’Amérique semblent remporter un grand succès auprès du jeune public… Pour cette raison, la vague d’arrivée massive de bandes dessinées d’aventure américaines crée un créneau nouveau pour des dessinateurs français jusque là assez timides vis à vis de la science-fiction. Les réactions des dessinateurs (ou plus exactement : des éditeurs de journaux pour enfants et des rédacteurs en chef !) sont aussi variés que l’on peut l’imaginer. Certains ne changent pas leur ligne éditoriale pour autant, préférant poursuivre sur les registres plus traditionnels de l’humour ou des aventures du quotidien. Mais d’autres s’engouffrent dans la brèche ouverte par les illustrés américains…

Le Rayon mystérieux ou la science-fiction à la française


C’est à propos que je commence une évocation de la science-fiction française en bande dessinée par cette oeuvre d’Alain Saint-Ogan, le créateur de Zig et Puce. Cette histoire, diffusée dans la propre revue de Saint-Ogan, Cadet-Revue, entre 1937 et 1939, témoigne d’une perception purement française des potentialités graphiques du genre littéraire de la science-fiction. Lorsqu’elle paraît dans Cadet-Revue, on peut supposer que sa diffusion est assez restreinte : le journal est diffusé autour de 50 000 exemplaires, ce qui est peu par rapport aux plus hauts tirages de l’époque, Le Journal de Mickey ou Coeurs Vaillants, qui dépassent les 100 000 exemplaires. Mais l’intérêt porté par les érudits des années 1960 à la figure de Saint-Ogan, auteur emblématique de l’entre-deux-guerres, pousse à la redécouverte d’une histoire jusque là inédite. Le Rayon mystérieux est ainsi réédité dans la revue Phénix en 1969. Il sera à nouveau réédité en 2004 par la Cité de la Bande Dessinée.
Lorsqu’il commence Le Rayon mystérieux, Saint-Ogan n’est pas complètement ignorant en science-fiction graphique. Il lui est arrivé plus d’une fois de livrer des dessins inspirés de thèmes de science-fiction (voyages spatiaux, extraterrestres, voyage dans le temps…) et en 1934, il s’est attelé à une histoire mêlant anticipation et voyage sur Vénus dans Zig et Puce au XXIe siècle ; tout cela bien avant l’arrivée des bandes américaines. Dans cette dernière histoire, il rend hommage aux deux auteurs qu’il considère comme des maîtres de l’anticipation : le français Jules Verne et l’anglais Herbert George Wells. Il reprend à Wells certains thèmes majeurs (le voyage dans le temps, les deux races vivant sur et sous la terre) et à Verne une iconographie toute droit sortie des gravures du XIXe siècle (obus pour aller dans l’espace, champignons géants, grottes souterraines…). En commençant Le Rayon mystérieux, Saint-Ogan, au-delà d’adresser une réponse aux histoires américaines, accomplit un projet personnel.
Le Rayon mystérieux est un solidement inspiré d’une littérature française de science-fiction tout à fait vivante depuis le début du siècle. En racontant l’histoire de François, jeune journaliste démasquant un groupe de scientifiques entrés en contact avec des vénusiens belliqueux, Saint-Ogan adapte des thèmes développés par des écrivains « pour adultes » du roman scientifique à la française (ce que souligne Jean-Paul Jennequin dans la préface à la réédition de 2004). On pense ici à des auteurs comme Rosny aîné, Maurice Renard, Gustave Le Rouge, René Barjavel qui, en admirateurs de Wells (peu de Verne qui est considéré comme un auteur pour la jeunesse), utilisent les motifs imaginaires de l’extraterrestre, de l’utopie futuriste, du voyage spatial, de l’androïde. Ce roman d’anticipation à la française, ignorant des évolutions américaines du genre à partir de 1926, a ses propres obsessions : imbrication d’intrigues sentimentales, obsession de la guerre, projection dans le futur de la société humaine, interrogation métaphysique de l’homme face à l’altérité. Saint-Ogan s’en souvient dans son Rayon mystérieux : l’intrigue se déroule dans la campagne française et cumule la plupart des motifs évoqués plus haut. Il est bâti sur le modèle scénaristique de l’enquête policière : le jeune François découvre peu à peu la vérité, aidé par la fille de l’un des scientifiques et déjoue les plans d’invasion de la Terre des Vénusiens. Le lecteur va de rebondissements en rebondissements, sur Terre, sur la Lune et sur Vénus, et Le Rayon mystérieux est une oeuvre passionnante et étonnante, la seule à être dépourvu d’humour dans toute la carrière de Saint-Ogan. Et, bien évidemment, pas de violence et une approche didactique du progrès scientifique héritée de Verne.

Futuropolis ou les débuts d’une stratégie de l’imitation

Le Futuropolis de Pellos et Martial Cendres, paru dans Junior en 1937-1938, découle d’une stratégie toute différente face à l’arrivée de la science-fiction graphique américaine. Cette oeuvre, qui se rapproche plus du roman illustré (séparation entre les pavés de texte et les images) que de la bande dessinée proprement dite, a aussi bénéficié de l’intérêt des érudits nostalgiques des années 1960-1970, puisqu’elle a été rééditée par Jacques Glénat en 1977 et peut encore se trouver dans le commerce. Futuropolis raconte l’histoire de deux habitants des temps futurs de la Terre, Rao et Maïa, vivant sous la Terre au sein d’une civilisation humaine parfaite, très avancée technologiquement et composée d’immortels idéaux. Lorsqu’ils découvrent l’existence, à la surface, d’une nouvelle race d’hommes encore à l’état préhistoriques, ils réagissent chacun de leur côté au point de devenir ennemis : Rao trouve une vie plus saine et juste au sein de ces nouveaux humains que Maïa, obéissant aux ordres des dirigeants de Futuropolis, entend exterminer pour assurer le triomphe de la civilisation sur la barbarie…
Pour comprendre la naissance de Futuropolis, il faut revenir à celle du journal qui l’accueille, Junior, édité par la Société Parisienne d’Edition. Cette maison d’édition domine le marché des illustrés pour enfants à grand tirage (« populaires ») depuis les années 1900 : elle est à l’origine du succès des Pieds Nickelés ou de Bibi Fricotin. Sa réaction à l’arrivée de la concurrence des illustrés américains est d’imiter leur formule éditoriale. D’où la création du Junior en 1936, hebdomadaire qui mêle des bandes américaines (Tarzan d’Harold Foster, Terry et les pirates de Milton Caniff) et des auteurs français. Junior contribue à cet égard à lancer de nombreux dessinateurs qui acquéreront une certaine notoriété dans les années 1940. En 1937, Pellos, déjà dessinateur dans le journal, commence à illustrer une grande aventure de science-fiction écrite par Martial Cendres, pseudonyme du romancier René Thévenin, spécialisé dans les romans-feuilletons d’aventure. C’est la première expérience d’envergure de Pellos, jusque là spécialisé dans le dessin d’humour et plus particulièrement le dessin sportif. Pour créer Futuropolis, il se base avant tout sur Metropolis, l’impressionnant film d’anticipation de Fritz Lang sorti en 1927. Il y reprend l’idée des deux peuples vivants de part et d’autre de la surface terrestre, en développe le thème des machines et la problématique des limites de la civilisation scientifique.
Le problème posé à Pellos est clair : il s’agit d’imiter les séries américaines à succès. Le texte de Martial Cendres, dans le fond, n’est pas si éloigné de la littérature populaire d’anticipation à la française : thème de l’altérité, de la décadence d’une civilisation scientifique, intrigue sentimentale… Texte peu ambitieux d’un point de vue littéraire qui laisse la part belle à l’image. Car c’est par le dessin que Pellos s’inscrit dans l’héritage américain : il introduit une violence très crue, et son sens du mouvement réaliste et dynamique rappelle les dessins de Foster pour le Tarzan qui paraît dans le même journal : musculature saillante, personnages masculins et féminins au physique idéalisé, hyperréalisme anatomique… L’évocation des humains préhistoriques permet à Pellos de se rapprocher encore plus près de Tarzan, avec des scènes de jungle et la représentation, si courante dans les « tarzanides », du grand singe. Dessinateur sportif, il se montre tout à fait à l’aise dans la représentation des combats. Le choix du récit illustré plutôt que de la bande dessinée avec bulles lui permet de réaliser, presque pour chaque épisode, de grandes fresques très composées aux couleurs saturées. Il adapte parfaitement le mouvement de l’aventure graphique à l’américaine dans le récit illustré, forme plus française.

Imprégnation partielle de l’influence américaine

Zig et Puce au XXIe siècle, 1935 - image tirée des Cahiers d'Alain Saint-Ogan conservés par le CIBDI


Dans ces années 1930, la science-fiction américaine suit son chemin propre qui donnera naissance, dans les années 1940, à une nouvelle génération d’auteurs marquant qui développeront de nouveaux thèmes : Isaac Asimov, Ray Bradbury ou encore Robert Heinlein. La France n’a connaissance de ces évolutions que par l’importation de bandes dessinées américaines, c’est-à-dire par des oeuvres mal traduites, souvent mal reproduites, et qui ne sont pas dessinées pour être lues par le seul public adolescent. Pour les éducateurs, qu’ils soient laïques, communistes ou catholiques, ces histoires représentent le mal, tant par leur laideur graphique que par leur laideur morale. Malheureusement pour eux, ce sont aussi ces histoires qui attirent le jeune public !
Les oeuvres de Saint-Ogan et de Pellos appartiennent à un autre temps de la science-fiction, une époque encore très marquée par Jules Verne et Wells, une époque où la différence entre la science-fiction européenne et la science-fiction américaine n’est pas encore si nette. Le thème récurrent des deux peuples ultra-civilisés/sauvages est présent aussi bien dans Zig et Puce au XXIe siècle de Saint-Ogan que dans Futuropolis, sans parler du Metropolis de Fritz Lang, référence cinématographique marquante de la fin des années 1920.

Futuropolis et Le Rayon mystérieux ont atteint un statut presque mythique, en partie grâce à la génération qui les avait lu durant son enfance et a poussé à leur redécouverte et leur réédition. On les a considéré comme faisant partie des « premières bandes dessinées de science-fiction », statut qui serait très largement à réévaluer. Mais il est vrai que, dans le paysage de la narration graphique française des années 1930, presque exclusivement consacrée à l’humour, ce sont des exceptions : l’humour en est d’ailleurs presque complètement absent. Saint-Ogan comme Pellos ne livreront pas par la suite d’autres grandes fresques d’anticipation, comme si leurs deux histoires devaient rester des exceptions. Elles permettent pourtant aux deux dessinateurs de se laisser aller sur le plan graphique, soit en évitant le spectaculaire à l’américaine, comme Saint-Ogan, soit en s’y précipitant sans hésiter, comme Pellos.

A suivre dans : années 1940, Le Rayon U d’Edgar P. Jacobs et Les Pionniers de l’Espérance de Roger Lecureux et Raymond Poïvet


Pour en savoir plus :

Le Rayon mystérieux (1937-1939): réédité en 2004 par le CNBDI
Futuropolis (1937-1938): réédité en 1977 par Glénat, d’autres rééditions depuis.

Evolution et crispation dans le monde du dessin de presse

Mes recherches actuelles me portent vers l’étude du dessin de presse, et notamment dans ses rapprochements avec la bande dessinée. Peut-être une série d’articles sur ce sujet d’ailleurs… Mais en attendant, un article récent du dessinateur Gaël relayé sur le site http://www.caricaturesetcaricature.com/ m’a suffisamment interpellé pour que je rédige un article sur la situation actuelle du dessin de presse face à deux problématiques : la crispation de certains face à l’humour, et internet la diffusion numérique.

Parcours de blogueurs : Gaël
L’idée de cet article m’est donc venu d’un article de Gaël Denhart, dessinateur de son état, paru d’abord sur son blog lié au site Rue89, Un crayon dans la tête, puis repris sur le site scientifique spécialisés en histoire et analyse du dessin de presse, caricaturesetcaricatures, dans un article intitulé Menaces sur la profession de caricaturiste, pourquoi l’indifférence.
Gaël Denhart aurait très bien pu faire l’objet d’un parcours de blogueur puisque son blog (plus un site qu’un blog, d’ailleurs), L’appartelier, fut un des premiers blogs que je consultais régulièrement, il y a de ça quatre ou cinq ans, quand le phénomène des blogsbd n’en était encore qu’à ses débuts. C’est donc avec une pointe de nostalgie que ce blog me transporte quelques années en arrière : un site en flash crée par Kek, des liens vers les blogs de Cha, de Lovely Goretta, de Boulet, de Melaka, de Tanxxx, et même de Frantico, c’est vous dire. Les archives sont facilement accessibles sur le site et bien rangées, vous y trouverez même des dessins de 2003, du temps où Gaël, qui n’avait pas encore de blog à lui, squattait les quelques premiers blogs des autres, chez Cali, AK, Kek, Capu et Libon et Mr Moyen. Allez papillonner de rubriques en rubriques pour savourez l’humour de Gaël Denhart, dit aussi Gä sur la blogosphère.
Gaël, en même temps que de tenir son blog, publie plusieurs albums. En 1997 paraît son premier album, Robert le skin. Puis, à partir de 2000, il dessine de nombreux albums du type « Guide illustré du… » d’abord chez La Sirène et plus récemment chez Wygo. A noter également, pour être complet, la série Les Blattes qu’il crée avec Mo/CdM au Lombard et un album plus autobiographique directement tiré de son travail sur Internet, Le divorce, au Seuil en 2007. Gaël mène durant les années 2000 une carrière entre l’illustration « papier » et la bande dessinée sur Internet, puisqu’il participe à la mise en place et l’animation du site Fluide Glacial, avec Kek puis du site de Spirou. Depuis 2008, on le retrouve sur Internet pour créer un blog sur le site d’informations en ligne Rue89. Il y livre plusieurs dessins par mois sur l’actualité, se faisant ainsi dessinateur de presse (bénévole !) pour l’occasion.

Dans le dernier article publié sur son blog et repris sur caricaturesetcaricatures, Gaël expose, avec mesure, ses craintes quant à l’évolution de l’art du dessin de presse et plus particulièrement de la caricature (que j’oppose là au dessin d’humour non-critique et non-politique, à la Sempé, pour ne donner qu’un exemple). Selon lui, malgré la multiplication des espaces de publications pour les dessinateurs, sur Internet ou dans la presse traditionnelle, il se produit parfois un formatage qui édulcore une pratique qui, par essence, se veut sinon violent, du moins impertinent. Et, ajoute-t-il, la même presse qui se sert des dessins de presse comme « produit d’appel » face à un public demandeur ne relaie que trop peu les menaces, critiques, voire procès, qu’ils peuvent subir dans l’exercice de leur métier.

Les mésaventures du dessin de presse en France, 2007-2010
L’article de Gaël me donne une occasion idéale pour évoquer deux sujets différents, et d’abord la question de la liberté d’expression dans la dessin de presse.
Gaël cite plusieurs affaires récentes qui ont vu des caricaturistes être menacés et violemment critiqués par des communautés politiques et confessionnelles. Je ne fais que citer deux affaires plus médiatisées de ces dernières années, celle des caricatures de Mahomet et le procès de Charlie Hebdo d’une part (procès qui eut lieu en 2007), et l’affaire Siné d’autre part (procès en 2008). Dans les deux cas étaient mis en cause les propos de caricaturistes jugés racistes et antisémites, d’un côté par l’Union des organisations islamiques de France et de l’autre côté par la Licra. Petite précision : dans le premier cas, Philippe Val, directeur de Charlie Hebdo a soutenu les dessinateurs mis en cause, dans le second, il s’est désolidarisé du vétéran du dessin politique, Siné, qui est parti créer son propre hebdo satirique, Siné Hebdo (j’avais déjà développé cette dernière affaire dans un premier article sur le dessin de presse). Siné Hebdo fait d’ailleurs paraître ce mois-ci son dernier numéro !
Mais ces deux affaires, néanmoins symptomatiques d’un climat bien-pensant, avaient été suffisamment médiatisées et celles que nous cite Gaël l’ont été nettement moins. D’autant plus que j’ai encore d’autres exemples du même type à citer…


Gaël évoque plusieurs de ses collègues qui ont subi des pressions, anonymes ou organisées, après avoir publié des dessins : il cite Large, un de ses collègues de Rue89 critiqué par des membres de l’UMP, Babouse par des militants du NPA et surtout Berth, attaqué par des catholiques. Ce dernier cas est d’ailleurs particulièrement parlant. Le dessinateur Berth, qui tient un blog personnel (http://berth.canalblog.com/) est dessinateur satirique dans L’Humanité et Siné-Hebdo. Or, il est aussi, et ce depuis treize ans, dessinateur pour Mon Quotidien, un quotidien d’informations pour enfants édités par Play Bac. Un portail web catholique, Riposte-Catholique, a déclenché une cabale contre lui à la suite d’un de ses dessins (reproduit ci-contre). Berth est défini par les catholiques mécontents comme un « dessinateur anticlérical et d’extrême-gauche » et sa présence dans un journal pour enfants est dès lors jugée indésirable. Chacun jugera sur ce dessin où j’ai bien du mal à voir l’offense… (un « vite-dit » d’arretsurimages résume sur la question)
Cela semble à la mode de dénoncer les prétendues « dérives » de la liberté d’expression, et le dessin de presse est une cible particulièrement facile (même si les humoristes radio Guillon et Porte ont eu eux aussi leurs affaires, le premier face à Eric Besson et le second face à l’animateur Arthur). D’autres exemples pour ajouter de l’eau au moulin de Gaël. Il y a quelques semaines, c’est un dessin de Willem paru dans Libération qui suscite la colère des syndicats de police. Le prolifique Plantu, dessinateur au Monde a subit plusieurs plaintes suite à des dessins ces dernières années ; en 2008 par la CGT et en mars 2009 par des catholiques suite à un dessin mettant en cause l’attitude du pape face à la question du préservatif en Afrique (reproduit ci-contre). La chose s’est répété avec un dessin sur la pédophilie en une du Monde du 28 avril. Certains catholiques sont, ces derniers temps, particulièrement remontés contre Plantu et contre la « cathophobie » de la presse et des dessinateurs.

A chaque fois, le processus est le même : des organisations se plaignent aux journaux concernés au nom d’un communauté. Cela va rarement jusqu’au procès et se limite à des accusations et des pressions non-officielles. Le problème dans tout ça est d’éviter l’amalgame, d’un côté comme de l’autre : l’opinion de quelques extremistes sourcilleux ne réflète pas celui de toute une communauté. De même, un dessin de presse est un objet souvent difficile à déchiffrer, et qui prend des sens tout à fait différents selon le lecteur, en particulier lorsqu’il tente, courageusement, de manier l’ironie et le second degré.
On peut se demander si ces plaintes ne sont que des symptômes exceptionnels qui montrent au contraire que le dessin de presse fonctionne puisqu’il agace, ou s’il s’agit de signes avant-coureurs d’une réduction du champ d’action des satiristes et des créateurs en général. Le deuxième point de vue me paraît assez peu probable, mais sait-on jamais, il y en a bien qui en appelle au « devoir de réserve »… Ce que l’Histoire nous apprend (si on admet que l’Histoire peut nous apprendre quelque chose…), c’est que par le passé, les dessins satiriques étaient beaucoup plus violents, jusqu’à l’outrance, et suscitaient pourtant moins de plaintes pour eux-mêmes. En lisant récemment la thèse que l’historien Christian Delporte a consacré au dessin politique sous l’entre-deux-guerres, j’y ai notamment appris que les dessins, souvent très violents dans les années 1930, étaient admis par le personnel politique comme faisant partie du débat et du jeu politique, particulièrement virulent à cette époque.

Le problème, et Gaël le précise bien, n’est pas tant que des dessins suscitent des réactions de la part de ceux qui sont visés. Après tout, c’est leur but, et le débat est complexe et sans doute insoluble sur jusqu’où peut-on aller par l’humour. Les procès intentés à ces occasions sont généralement gagnés par les caricaturistes au nom de la liberté d’expression et du décalage que permet l’humour dans la compréhension de l’énoncé. Soyons honnêtes : la France bénéficie d’une liberté d’expression suffisamment large et on ne peut que s’en rejouir. Mais il est vrai que les affaires mettant en cause des caricaturistes ont été bien peu évoquées par les médias, comme si prendre position dans ces affaires revenait à se voir taxer, à son tour, de racisme, d’antisémitisme et d’intolérance. Cela alors qu’elles ont été, ces dernières années, particulièrement nombreuses. Il est vrai aussi que, dans le climat de bien-pensance généralisée, des « petits riens » conduisent parfois à l’absurde : je pense à la pipe gommée de Jacques Tati sur les arrêts de bus lors de l’exposition et à la cigarette de Gainsbourg supprimée sur les affiches du métro pour le film de Sfar. Ce n’est pas grand chose, juste l’apparition de nouvelles crispations dans la société et sans doute des questionnements sur les limites de la liberté d’expression (si ces derniers mots ont le moindre sens…). Mais le dessin de presse a aussi et surtout comme rôle de mettre à mal, sous couvert de l’humour (qui d’après moi permet tout dans la mesure où il implique l’intelligence du lecteur) les tabous et les non-dits d’une société.

Dessin de presse et BD sur Internet, enjeux communs ?


Passons à autre chose. Je termine en évoquant rapidement la question du dessin de presse et d’Internet, tout aussi intéressante que celle de la BD et d’Internet qui occupe en grande partie ce blog. Gaël parle en effet du grand nombre de « blogs persos » qui permettent aux dessinateurs de s’exprimer plus librement qu’ils ne le peuvent dans la presse. Lui-même participe à l’émergence d’un dessin de presse publié sur le net qui peut être défini, de façon élémentaire par le support, comme la publication de dessins d’humour, souvent sur l’actualité, par des sites de presse en ligne. Rue89 en est un bon exemple, puisque le site d’informations communautaire accueille les blogs dessinés de Gaël, Large, Chimulus, Coco, entre autres dessinateurs. On pourrait aussi citer le célèbre blog de Martin Vidberg, « L’actu en patates » hebergé par le site du Monde.fr. Lui aussi fut, au début des années 2000, un pionnier de la blogosphère et de la publication de BD en ligne. Il poursuit sur ce blog une activité qui en fait un vrai dessinateur de presse : dessins réguliers, commentaire sur l’actualité, lien avec un organisme de presse. Même si ces dessins se rapprochent plus de la veine du dessin d’humour non-polémique que du dessin satirique.
Et le sujet de l’avenir du dessin de presse intéresse des chercheurs et des spécialistes. Guillaume Doizy, historien de la caricature, a très récemment publié un ouvrage intitulé Dessin de presse et Internet qui se penche justement sur l’avenir d’une pratique que l’on pourrait croire menacée avec la désaffection du public pour la presse traditionnelle. Ne l’ayant pas lu, je ne m’avancerais pas à commenter ce livre. Mais si on en croit la critique qu’en livre Mira Falardeau sur le site caricaturesetcaricatures, Doizy a mené plusieurs interviews de dessinateurs en ligne internationaux pour cibler cette pratique. Il est encore méfiant vis à vis des avantages du Web pour le dessin de presse, notamment pour les questions de rémunération et de propriété.
Bon. L’important ici est que la question soit soulevée. Il est intéressant de voir que des historiens commencent à se pencher sur la question qui rejoint à la fois les problèmatiques de l’avenir de la presse en ligne et celles de l’essor de la BD en ligne.

Et puisque nous sommes dans des questions de polémiques et de publication sur Internet, je signale enfin que la lutte des auteurs de bande dessinée du SNAC-BD pour la défense de leurs droits sur les publications en ligne continue. Il semble qu’à la suite de l’Appel du numérique le 20 mars dernier, aucun accord n’a encore été trouvé pour clarifier la situation des droits sur les albums publiés en ligne. Des écrivains et illustrateurs de livre se sont joints en lançant leur propre « Appel du numérique » et poser eux aussi la question de la place de l’auteur dans la diffusion en ligne par les éditeurs. Une rencontre a eu lieu le 29 avril avec le ministère de la Culture pour organiser un groupe de travail auteurs/éditeurs. Des questions encore en suspens, donc.(Cette ultime précision fait suite à l’article Edition numérique : la balle dans le camp des auteurs).

Relisons le Sapeur Camember !

Pourquoi cette injonction me direz-vous ? Pour vous montrer ce que peuvent nous apprendre les « vieilles » bandes dessinées, celles que l’on juge dépassées, que l’on hisse au rang de « chef-d’oeuvre » du patrimoine pour mieux les oublier et ne plus les traiter comme des oeuvres vivantes. Bien au contraire, démonstration vous sera faite, par une petite plongée dans les dernières années du XIXe siècle, que les albums du brave Christophe (Le sapeur Camember, La Famille Fenouillard, Le savant Cosinus)ont encore de subtiles résonances avec notre bande dessinée contemporaine et ouvrent des perspectives nouvelles en matière de création…

Christophe et sa fortune critique
Christophe fait partie de ces auteurs du temps jadis révérés par les connaisseurs de bande dessinée en tant que « grand ancêtre ». Français, qui plus est, ce qui n’enlève rien. Pour ceux qui, à ce stade de la lecture commenceraient à avoir honte de ne rien savoir sur Christophe, un bref rappel de sa carrière de dessinateur d’histoires en images.
A l’origine, Christophe, de son vrai nom Georges Colomb (1856-1945) ne se destine en rien au dessin. Normalien, il poursuit sa vie durant une carrière de professeur de sciences naturelles et finit maître de conférences à la Sorbonne. Quel rapport avec les histoires en images, alors ? Le lien entre sa carrière d’enseignant et celle de dessinateur, qu’il poursuit principalement de 1887 à 1904, est l’éditeur Armand Colin. Cet éditeur publie l’illustré pour enfants dans lequel Christophe dessine (Le Petit Français illustré) mais est tout à la fois un grand éditeur de manuels scolaires, dont certains sont d’ailleurs écrits et dessinés par Georges Colomb. Ne pas oublier que, jusqu’au début du XXe siècle, la culture enfantine est encore très liée à l’univers scolaire.
A partir de 1887, Christophe commence à dessiner des histoires pour enfants. En 1889, il crée l’une de ses séries les plus populaires, La Famille Fenouillard. D’autres séries suivent alors : Le Sapeur Camember, L’idée fixe du Savant Cosinus, Les malices de Plick et Plock. Christophe les dessine de façon simultanée sur le mode du feuilleton : chaque nouveau numéro du Petit Français illustré permet au jeune lecteur de connaître la suite de l’une ou l’autre histoire. Puis, face au succès des séries, Armand Colin les édite en album dans les années 1893-1900. A cette occasion, d’ailleurs, Christophe les retravaille pour leur donner une véritable cohérence. Ses albums sont constamment réédités pour les enfants des décennies suivantes, au moins jusqu’aux années 1920.

C’est d’ailleurs peut-être cette présence de l’album, par nature moins éphémère que la parution dans la presse, qui sauve Christophe de l’oubli et assure sa survie jusqu’à nous, tout en lui permettant d’acquérir très vite une place dans la généalogie de la bande dessinée. François Caradec, spécialiste de l’humour à la Belle Epoque, membre de l’Oulipo et du collège de pataphysique, lui consacre d’abord une biographie en 1956, parue chez Grasset. Il le replace dans l’époque d’un comique fin-de-siècle où s’épanouissait l’humour littéraire, savant et absurde d’Alphonse Allais, Alfred Jarry, Tristan Bernard et l’équipe des dessinateurs du Chat Noir (une époque, songez-y, où les normaliens et les professeurs à la Sorbonne pouvaient être en même temps de brillants humoristes !). Sa biographie est d’ailleurs préfacée par Raymond Queneau, signe qu’une certaine frange du monde littéraire (certes, pas la plus tristement sérieuse) reconnaît la qualité de l’oeuvre de Christophe. Les années 1950 et 1960 accélèrent sa redécouverte (principalement de ses trois séries les plus connues : Fenouillard, Camember, Cosinus), soit au Club du meilleur livre, soit chez Armand Colin qui réédite justement les albums en questions à partir de 1959, au rythme d’une ou deux rééditions par décennie. A noter également de curieuses éditions au Livre de Poche en 1965. En 1979 est érigée dans la ville natale de Christophe, Lure, une statue du sapeur Camember.
Enfin, c’est l’éditeur Horay, spécialisé dans l’édition d’art et dans la réédition d’anciennes histoires en images, qui se lance dans la course, non sans davantage de recul critique que ses prédécesseurs. Il réédite la biographie par François Caradec en 1981 et fait paraître la même année un recueil d’inédits pour un public que l’on peut qualifier « d’amateurs érudits ». Entre temps, Christophe a pénétré les histoires et dictionnaires de la bande dessinée française, soit au titre de « précurseur », soit à celui de « père », soit à celui, sans doute plus humble et plus juste, de passeur du modèle de l’histoire en images comique « adulte » à l’élaboration d’un modèle pour enfants.

Dans l’ensemble, Christophe semble avoir été quelque peu mis de côté depuis quelques décennies, ce qui est assez dommage dans la mesure où la critique qui lui est consacrée est celle d’une génération d’amateurs plus intéressés par son travail d’humoriste. Le musée d’Angoulême conserve quant à lui de nombreux originaux, dont quelques uns annotés. Il n’y a plus eu de plus récentes rééditions des albums de Christophe depuis les années 1980. Toutefois, une version quelque peu remaniée en a été mise en ligne par Pierre Aulas sur son site internet d’après les cases parues dans la presse. Elles sont consultables à cette adresse : http://aulas.pierre.free.fr/div.html. La lecture en scrolling vertical, bien qu’assez peu orthodoxe pour une bande qui se lisait à l’origine en « gauffrier », convient plutôt bien au mode de lecture sur écran.

Un regard sur les rapports texte et image


Tout cela ne vous aide toujours pas à comprendre pourquoi je vous invite à relire Christophe non pas comme une oeuvre du passé, mais comme une lecture ouvrant sur l’avenir… C’est qu’il m’est venu, à la relecture d’extraits de La famille Fenouillard, une petite réflexion sur l’un des éléments majeurs du comique de Christophe : le rapport texte narratif/image ; et, me penchant plus en détail sur ce rapport, j’y ai trouvé des traces chez d’autres auteurs qui nous sont contemporains.
D’abord il me faut clarifier un peu ce dont je parle à propos du rapport texte narratif/image. L’un des critères qui pourrait être évoqué pour lire Christophe comme une oeuvre datée est le système narratif qu’il utilise : celui du gauffrier simple avec texte sous l’image (un petit clic sur l’image issue du site coinbd.com). De fait, ce système est bien ancré dans son temps : il consiste en une fusion entre la forme de l’imagerie dite d’Epinal, qui domine la production de récits en images pour enfants depuis le milieu du siècle, et celle des histoires drôles en images mis au point par Töpffer dans les années 1830 (Christophe ayant affirmé que le genevois était son principal modèle). Christophe emprunte à Töpffer l’humour basé sur les rapports texte/image ainsi que les « types » comiques et à l’imagerie d’Epinal le gauffrier et une familiarité du public enfantin pour ce type de mise en forme de la page. Car tout de même, Christophe s’adresse avant tout aux enfants (il publie dans un journal pour enfants), même si rien n’indique que les adultes ne lisaient pas, eux aussi, La Famille Fenouillard (après tout, les types d’humour pratiqués par Christophe sont en grande partie emprunté aux modes de l’humour pour adulte, à l’exception de la grivoiserie). Par la suite, l’arrivée de la bulle comme procédé narratif « moderne » dans les années 1920, et plus encore son caractère offensif dans les années 1930 fait vite apparaître la forme spinalienne comme un archaïsme qui vient rompre la lecture rapide de la case. Les années 1950 consacrent le succès de la bulle « à l’américaine » en domaine francophone, en faisant même le critère premier de la « bande dessinée » et les lecteurs, jeunes et moins jeunes, s’habituent progressivement à ce type de narration. Ce qui ne fait qu’aggraver encore la réputation de la forme spinalienne, devenue bien peu pratique.
Je ne m’y trompe pas : la bulle est incontestablement un outil formidable pour permettre la lecture efficace d’une histoire en images, alors que le texte sous l’image suppose une lecture moins rapide, plus réfléchie car se reportant sans cesse de l’un à l’autre des éléments. C’était d’ailleurs ce qui intéressait tant les partisans de ce système dans les années 1890-1930 et les opposants à la bulle : il permettait à l’enfant d’apprendre à lire tout en s’amusant, et de mieux comprendre le texte au moyen des images. Certains pédagogues avaient alors un mépris à l’égard de l’image, forcément inférieure au niveau de la signification au texte, plus noble et symbole du progrès humain et intellectuel.

Paradoxalement, c’est justement ce caractère plus lent et plus réflexif qui m’intéresse toujours dans la forme spinalienne et me la fait interpréter comme une forme moderne. Elle suppose une lecture lente et une interprétation double : non pas d’un côté le texte, de l’autre l’image, mais d’un côté le texte en fonction de l’image et de l’autre l’image en fonction du texte. Mal utilisée, comme c’était le cas dans la majorité des histoires en images du début du XXe siècle, elle est en effet assez poussive. Mais bien utilisée, c’est-à-dire avec un vrai talent littéraire, elle devient tout à fait intéressante. Voyez, en suivant l’exemple du dessin qui accompagne cet article, comme Christophe maîtrise un second degré comique. Par le texte indépendant de l’image, il introduit un narrateur ironique qui transforme ce que nous devinons être de l’eau-de-vie d’après le dessin en un remède salvateur ; et par là se moque à la fois des soeurs Artémise et Cunégonde et les deux marins abrutis dont on notera au passage le langage, là aussi marque d’une qualité d’observation comique : « rien de tel pour vous ravigoter un homme, et subséquemment des jeunesses comme duquel vous resplendissez. ». Ce qui provoque le rire chez Christophe est le plaisir du lecteur qui compare la situation ridicule donnée par le dessin et le style ampoulé et euphémistique du narrateur complice.

Résonances actuelles

Depuis maintenant près de trente ans, la bande dessinée française est revenue de la bulle et des formes traditionnelles héritées des années 1940-1960. Tant et si bien que le moment est un des meilleurs pour s’interroger sur un possible retour en force de cette voix narrative que la bulle avait en partie fait disparaître. Des auteurs contemporains réinvestissent, évidemment sans forcément y penser, la richesse narrative qui peut surgir des relations entre le texte et l’image chez Christophe, que ce soit à des fins comiques, ou pour d’autres buts. Quelques exemples issus de lectures récentes, dont certaines ont fait l’objet d’un article sur ce blog.
Dans le registre comique et dès les années 1960, il y aurait bien sûr les Dingodossiers et autres oeuvres de Gotlib (avec ou sans Goscinny), où le dessin est introduit par un faux exposé scientifique qui interpelle le lecteur. Comme dans le cas de Christophe, c’est du décalage entre texte et image que naît le comique.
Mais prenons Baru, par exemple, notre Grand Prix pour l’année 2010. La présence de la voix narrative est un des ses tics d’écriture, même s’il ne l’utilise pas systématiquement. Elle est alors la voix de celui qui raconte et commente sa propre histoire, à la première personne, comme dansQuéquette blues. L’émergence de l’autobiographie en bande dessinée a d’ailleurs pu contribuer à réhabiliter le « je » narratif dans la bande dessinée, puisque le dessin seul ne permet pas d’introduire l’auteur. A sa manière, l’autobiographie oblige les dessinateurs à donner une place conséquente au texte-commentaire. Chez Baru, le commentaire du narrateur sur ses histoires d’enfance n’est d’ailleurs pas dénué d’une certaine forme d’auto-dérision. Et puis il réfléchit véritablement à son texte : il utilise sciemment une sorte d’argot, de langage familier, qui caractérise aussi bien que l’image son héros.
L’art de Loustal est souvent basé sur la juxtaposition d’un texte très travaillé littérairement et d’images qui font plutôt appel à des clichés cinématographique ou picturaux ; il utilise assez peu la bulle. Pour certains de ses albums, il fait appel à l’écrivain Philippe Paringaux. Il renoue ainsi avec une forme nouvelle de roman illustré où textes et images seraient dans un rapport d’égalité parfaite, portant l’une après l’autre soit l’atmosphère, soit la narration. Loustal aboutit à des albums où l’image, en partie débarrassée de sa seule fonction narrative, en devient poétique et méditative.
Et je terminerais cette évocation avec un auteur de bande dessinée numérique, Fred Boot. Dans son album Gordo scénarisé par Fabrice Colin, le texte narratif, occasionnellement présent comme commentaire du héros-narrateur, tenait déjà un rôle important et témoignait déjà d’une recherche littéraire. Il rappelait alors la « voix intérieure » du héros dans certaines films. Avec son oeuvre réalisée directement pour une lecture sur internet, The Shakers, le texte occupe une place beaucoup plus importante, puisqu’il s’agit de paragraphes entiers. L’histoire avance aussi bien en fonction du texte que de l’image et Fred Boot crée là une forme hybride, entre le roman et la bande dessinée. Les éléments graphiques et textuels se mêlent les uns avec les autres et occupent chacun des fonctions complètement différentes (narration, dialogue, ornement) qui enrichissent l’oeuvre. Surtout, Fred Boot a un vrai style d’écriture : le texte n’est pas simplement un ajout, il a sa propre saveur.
De là à dire que le format numérique permet ce type d’hybridation mieux que les autres car il s’affranchit du format de la page, il n’y a qu’un pas que je franchis… Et je vois là une autre voie pour les auteurs de bande dessinée en ligne qui ont aussi un talent littéraire.

Pour en savoir plus :
Sur Christophe :
Maîtres de la bande dessinée européenne, catalogue de l’exposition à la BnF en 2000
François Caradec, Christophe, Horay, 1981
Christophe, Le Baron de Cramoisy, La Famille Fenouillard (inédits) (rassemblés par François Caradec), Horay, 1981
Le site de Pierre Aulas où l’on peut lire des oeuvres de Christophe : http://aulas.pierre.free.fr/div.html
Sur les autres oeuvres citées :
Le site non-officiel sur Loustal, pour avoir un aperçu de son travail : http://www.loustal.net
Le site de The Shakers de Fred Boot : http://www.the-shakers.net/

Actualité du dessin de presse: de Siné Hebdo à la BnF

Proche cousin de la bande dessinée, la dessin de presse fait l’actualité de ce mois d’avril à travers deux évènements. Une exposition gratuite à la BnF, intitulée « Dessins de presse » a lieu jusqu’au 25 avril sur le sujet, alors même que la semaine dernière, Siné annonce la fin de Siné hebdo, un des titres d’une presse satirique qui semble peiner à trouver son public. Une deuxième exposition est prévue dans l’année à la Bibliothèque publique d’information, toujours à Paris. L’occasion, si le temps ne vous est pas compté, de relire un de mes anciens articles sur Jul et Gus Bofa.

Siné hebdo, tenants et aboutissants d’une aventure éditoriale

Dans les années 2008-2009 s’était déroulée une étrange recomposition du paysage de la presse satirique française avec la naissance successive de deux nouveaux hebdomadaires, Siné hebdo en septembre 2008 et Bakchich en septembre 2009. Jusque là, seuls deux titres dominaient très largement ce secteur assez peu contesté, le vénérable Canard enchaîné qui de 1915, et Charlie Hebdo, qui peut tout de même s’énorgueillir de plus de quarante ans d’existence (avec, certes, une coupure entre 1981 et 1992). Tous deux marquent aussi deux grands moments importants du dessin de presse au XXe siècle par les dessinateurs qu’ils ont contribué à faire connaître. Dans l’entre-deux-guerres comme dans les années 1960, on assiste à l’arrivée de nouvelles générations de dessinateurs de presse politiques : Gassier, Sennep, Moisan, Pol Ferjac, Cabrol, Effel d’un côté, Reiser, Wolinski, Cabu, Gébé, Siné de l’autre. La presse satirique et politique a toujours été l’un des moteurs du dessin de presse qui est pour ainsi dire née avec elle : les XIXe et XXe siècle ont vu le développement conjoint d’une presse satirique et d’une forme de dessin d’humour conçu comme moyen de faire passer un message politique.

Mais si la presse satirique revient sur le devant de la scène ces derniers temps, c’est en raison de l’arrêt de Siné hebdo, après 83 numéros. Comme d’habitude, je vous donne quelques repères sur cet événement…
Ce qu’on a appelé durant l’été 2008 « l’Affaire Siné » a été l’éviction du dessinateur Siné de Charlie Hebdo, alors dirigé par Philippe Val. Ce dernier avait préféré se débarrasser du dessinateur à la suite d’une chronique écrite par Siné sur le mariage de Jean Sarkozy, chronique dénoncée par certains comme antisémite (sans doute l’une des accusations les plus graves de notre époque après la pédophilie). La polémique avait enflé dans les médias et sur Internet et, en guise de contestation, Siné avait décidé de profiter de son départ de Charlie Hebdo pour fonder en septembre 2008 son propre hebdomadaire satirique, Siné Hebdo. Le procès qui eut lieu au début de l’année 2009, entre la Licra et Siné a débouché sur la relaxe du dessinateur sur la raison du « droit à la satire ». Siné considère que sa chronique-polémique n’était qu’un pretexte saisi par Philippe Val, en conflit avec le dessinateur.

Mais qui est Siné, au juste, me diriez-vous ? Né en 1928 et ayant étudié le dessin à l’Ecole Estienne, il commence sa carrière de dessinateur de presse dans les années 1950 et, dès 1955, reçoit un prix de l’Humour noir pour son premier recueil de dessin, Complaintes sans paroles. Il collabore ensuite à L’Express, haut lieu du dessin de presse, et, dès les années 1960 trouve un style sans concession. Il se sert de ses dessins pour affirmer ses convictions politiques, c’est-à-dire son opposition à toute forme d’autorité et de bien-pensance : anticléricalisme, antimilitarisme, anticolonialisme, anticapitalisme, antisionisme, anarchisme. La force de ses dessins sert ses convictions. Siné s’inspire de l’école américaine du dessin de presse, et en particulier de Saul Steinberg du New Yorker, pour concevoir un style à la fois sobre et percutant, voire violent dans la clarté du message qui y est exposé. Il participe, avec d’autres, à la diffusion en France des codes graphiques de l’école américaine marquée par le décalage ironique et l’humour noir, et occupe en cela une place importante dans l’histoire du dessin de presse en France. Siné est aussi l’homme des procès : la frontalité de ses dessins et chroniques, jugée trop peu subtile par certains, l’a déjà amené à plusieurs reprises devant la justice. Il incarne en cela une forme intransigeante du dessin de presse conçu avant tout comme outil d’opposition politique.
Siné Hebdo est loin d’être sa première tentative de percée dans la presse satirique. Déjà, en 1962, après son départ de L’Express, il fonde Siné Massacre (dont le titre reprend le même graphisme que Siné Hebdo) qui dure moins d’un an. Puis, en 1968, il participe à la création de la revue L’Enragé avec Jean-Jacques Pauvert, revue qui, elle, ne dure que quelques mois. Siné Hebdo, en revanche, a connu une plus grande longévité et un engouement certain, notamment chez les nombreux dessinateurs de toutes les générations qui l’ont rejoint dès les premiers numéros, comme par exemple Philippe Geluck, Vuillemin, Diego Arenaga, Carali, Lindingre, Malingrëy et même le grand Ronald Searle.

Siné Hebdo est le dernier effort d’un important dessinateur politique. Le monde du dessin de presse politique actuel est dominé par la figure de Plantu, dessinateur au Monde, qui poursuit une carrière assez indépendante et tout à fait originale depuis 1985, à rebours de la tradition libertaire des années 1960, tandis que Charlie Hebdo, qui a successivement ouvert un site internet et une maison d’édition en 2008 se charge de renouveler les générations : Charb est devenu directeur, Luz, Tignous, Jul, Riss, Catherine, apportent du sang neuf. Fluide glacial ou L’Echo des savanes servent souvent de passerelles avec la BD.
Des observateurs pessimistes pourraient voir dans l’échec du journal de Siné le signe de la mauvaise santé de la presse satirique et du dessin de presse politique en général. Il est vrai que d’autres évènements récents rappellent que l’éclairant métier d’humoriste-satiriste ne cesse d’être menacé d’une forme de censure heureusement empêché par la justice. Souvenez-nous de l’affaire des caricatures de Mahomet et du procès de Charlie Hebdo en 2007 (où Val, pour le coup, défendait le droit à la satire). Et plus récemment, le procès intenté par Arthur à l’humoriste radiophonique Didier Porte pose encore d’autres questions…

Plus de 150 ans de dessins de presse à la BnF

Un célèbre dessin de Tim : Mitterrand et l'ombre du général


Est-ce un autre signe des difficultés du dessin de presse que la Bibliothèque nationale de France ait lancé, depuis le milieu des années 2000, une campagne de promotion du dessin de presse à travers son patrimoine. De fait, la cause est juste : on ne connaît souvent comme dessinateurs de presse que ceux que l’on a vu à l’oeuvre à son époque. Le nom des « anciens » se perd dans les tréfonds de la mémoire, là où les peintres et les romanciers ont la chance de connaître une notoriété multiséculaire. La BnF a donc entrepris de redécouvrir et de donner à découvrir le patrimoine dessiné qui s’empoussiérait jusque là dans les réserves du départements des Estampes. Ne nous y trompons pas : l’injonction vient du ministère de la Culture qui commande en 2007 un rapport sur la promotion et la conservation du dessin de presse dit « mission Wolinski » car le dessinateur Georges Wolinski y participe et, est-il écrit, il aurait « alerté le président de la République sur le statut du dessin de presse (oui, on parle bien du même Wolinski qui, dans les années 1960 et 1970 dessinait dans Hara-Kiri et Charlie-Hebdo). Ce rapport dresse un recensement provisoire des collections relatives au dessin de presse (archives de dessinateurs, fonds de dessin originaux) dans les institutions publiques françaises. Il donne ensuite quelques conseils pour la conservation et la mise en valeur du patrimoine, dont la création d’un service dédié à la BnF. Je ne connais rien, en revanche, de la valeur performative de ce rapport et de son accueil par la BnF, principale institution susceptible de développer une politique patrimoniale efficace. A ma connaissance, il n’y a pas de projet de création d’un service spécifique pour le dessin de presse, mais peut-être me trompè-je. Il est toutefois clair que, depuis quatre ans, la plus grande bibliothèque de France semble apporter un soin nouveau à ses collections de dessins de presse et à l’acquisition de nouveaux fonds, comme, en 2009, celui du dessinateur et peintre Tetsu (1913-2008).

Après tout, qu’importe d’où viennent les ordres : tant mieux si le fonds de dessins de presse de la BnF sort des cartons. Après une exposition consacrée à Dubout (1905-1976) en 2006, après un cycle autour du grand ancêtre Honoré Daumier (1808-1879), souvent considéré comme un des initiateurs du dessin de presse en France sous la Monarchie de Juillet (1830-1848), la BnF propose cette fois au public deux expositions, jusqu’à mi-avril. L’une est sur le mode panoramique : une histoire thématique du dessin de presse de la Monarchie de Juillet à nos jours ; l’autre est sur le mode biographique : un bref aperçu de l’oeuvre du dessinateur Tim (1919-2002). Divers colloques et rencontres ont également eut lieu autour du dessin de presse.
Je ne peux qu’enjoindre mes lecteurs parisiens à se rendre à la BnF, site Tolbiac (métro Bibliothèque François Mitterrand) pour découvrir à travers ces expositions plutôt bien faites la richesse d’un art trop peu connu. La première tente de montrer la diversité des dessinateurs en plusieurs thématiques (portraits-charges, vie politique, faits de société…). La seconde se concentre sur un seul auteur, dont le fonds est rentré en 2006, pour montrer son travail et présenter d’interessants carnets de notes. Ai-je dit que ces expositions étaient gratuites ! Et puis j’en profite pour rappeler une de mes marotes : les liens entre le dessin de presse et la bande dessinée sont et ont toujours été extrêmement importants. D’abord parce que les années 1870-1880 consacrent l’apparition d’une forme de narration graphique dans la presse humoristique. Ensuite parce que, depuis cette date, de nombreux dessinateurs ont à la fois été publiés en tant que dessinateurs de presse et en tant que dessinateurs de bande dessinée ; les deux parties de leur oeuvre sont bien souvent inséparables. De tête, pensez à Caran d’Ache, Benjamin Rabier, Alain Saint-Ogan, Pellos, Cabu, Reiser, Claire Brétécher, Willem, Jul… L’histoire de la bande dessinée et l’histoire du dessin de presse devraient être menées conjointement, et en connaissance mutuelle, au risque de passer à côté de beaucoup de vérités.

Pour en savoir plus :
Sur Siné :
60 ans de Siné, Hoëbeke, 2006
Les sites internet de Charlie Hebdo et de Siné Hebdo
Un bon résumé de l’Affaire Siné de l’été 2008
Un article de Ru89 sur la fin de Siné Hebdo
Un dernier site pour découvrir l’oeuvre graphique de Siné
Sur le patrimoine du dessin de presse :
Il n’existe malheureusement pas de bonne synthèse récente qui couvre toute l’histoire du dessin de presse sans omettre volontairement l’un de ses aspects : tantôt le dessin de presse est réduit à la seule caricature, tantôt au seul dessin politique… Mais tout de même, quelques références :
Laurent Baridon, L’Art et l’histoire de la caricature, Citadelles et Mazenod, 2006
Dico Solo, Té Arté, 1996, réédité en 2004
Le site http://www.caricaturesetcaricature.com/ est un portail pour spécialistes du dessin de presse et de son histoire.
Pour lire en entier la mission Wolinski : www.culture.gouv.fr/culture/actualites/rapwolinski.pdf

La numérisation du patrimoine de la bande dessinée

Comme certains d’entre vous le savent sans doute, le musée de la bande dessinée d’Angoulême a rouvert ses portes à la fin de l’année 2009, avec une muséographie nouvelle et dans un bâtiment entièrement renové. Promis, je trouverais un jour le temps de vous en toucher un mot.
Mais la réouverture du musée est, me semble-t-il, la partie immergée de l’iceberg de la bande dessinée dans la ville d’Angoulême. Rappelons-le : ce musée est inscrit au sein de la Cité de la Bande Dessinée et de l’Image, CIBDI, qui contient également une bibliothèque, une salle de cinéma, une maison d’auteurs en résidence, une librairie, et une direction technique et audiovisuelle chargée de la coordination du tout, le Centre de Soutien Technique Multimédia. Le musée fait office, entre autres choses, de vitrine touristique et scientifique d’un système beaucoup plus vaste de plusieurs institutions chargées de promouvoir la bande dessinée sous plusieurs de ses aspects : créations contemporaines, commerce, lecture publique et patrimoine. Je vous laisse deviner que c’est ce dernier aspect qui m’intéresse aujourd’hui.

Le programme de numérisation du patrimoine de la bande dessinée

Qui sait, par exemple, que, depuis 2007, la CIBDI a entrepris une numérisation de ses collections patrimoniales ? Certains albums, revues et dessins détenus par la cité ont fait l’objet d’une numérisation, en partie par la société Arkhenum (http://www.arkhenum.fr/numerisation.html), tant pour éviter une consultation trop fréquente de documents en mauvais état que pour mettre à disposition de tous une partie de leur fonds ancien.
La première raison a ainsi commandé à la numérisation en 2007 du « fonds Saint-Ogan », composé d’un ensemble de cahiers manuscrits réunissant la production du dessinateur Alain Saint-Ogan, illustre créateur de la série Zig et Puce qui eut son heure de gloire dans les années 1930. La mise en ligne de ses cahiers ainsi que de quelques albums du dessinateur permettent aux chercheurs d’avoir à leur disposition des documents essentiels pour connaître et travailler sur Saint-Ogan (moi le premier, puisque je mène actuellement un travail sur l’oeuvre de ce dessinateur). Les cahiers de Saint-Ogan ont été donnés à la CIBDI dans les années 1990 par l’Ecole des Arts Décoratifs qui les détenait alors, Saint-Ogan ayant été élève de cette institution. Lourds, en mauvais état et difficilement manipulable, la numérisation leur a donné une seconde vie.
La numérisation du fonds Saint-Ogan a dû être jugée suffisamment pertinente pour que la CIBDI entreprenne d’autres numérisations. A suivi durant l’année 2008 la numérisation du « fonds Quantin ». Acquisition récente (2002), ce fonds se compose d’une part d’images populaires (type images d’Epinal) réalisées par l’imprimerie Quantin dans les années 1886-1904, d’autre part de leur dossier d’impression, autrement dit des archives permettant de retracer leur conception,
Enfin, l’année 2009 a vu la CIBDI se concentrer sur ses collections de périodiques publiant des histoires en images et a numérisé l’important journal satirique Le Rire (1894-1903) et les revues pour enfants Lisette (1921-1940), American illustré (1907-1908), et Le Pierrot (1889-1891).
Toutes ces collections sont librement consultables et téléchargeables à l’adresse suivante : http://collections.citebd.org/. Pour en savoir plus, un récent article de Sylvain Lesage sur la question : La numérisation des archives de la bande dessinée

Connaître les dessinateurs français des années 1880-1940
Pourquoi numériser ces journaux là qui, de prime abord, pourraient sembler trop anciens ? Car la numérisation de la CIBDI n’a pas pour but la lecture, mais plutôt, à mon avis deux objectifs et deux lectorat. D’une part, le plus anecdotique, la découverte par le grand public de noms et de titres de périodiques inattendus. Et d’autre part, surtout, permet de faire avancer la recherche sur une période finalement mal connue tant dans l’histoire du dessin de presse que dans celui de la bande dessinée.
Vous remarquerez que les numérisations concernent des supports datés des années 1880 à 1940, avec une préférence très nette pour ladite « Belle Epoque », les trois décennies 1880-1900. Les décennies en question sont certainement parmi les plus mal connues (des chercheurs, mais aussi du public) quand on évoque les « littératures dessinées » ou les « histoires en images » pour éviter le terme de « bande dessinée » qui ne se diffuse que dans les années 1940. L’imaginaire bédéphilique renvoie généralement les années 1880-1920 à une production exclusivement tournée vers les enfants et jugée « archaïque » par l’emploi de texte sous l’image (C’est le succès des dessins de Christophe et de Benjamin Rabier, et de séries comme Bécassine et Les Pieds Nickelés). Dans cet imaginaire, « l’âge d’or » de la bande dessinée se résume alors à l’arrivée en masse de bandes américaines et à l’émergence progressive d’une école belge guidée par Tintin d’Hergé (sa première aventure paraît en 1929) et par le journal Spirou (crée en 1938 par l’éditeur Dupuis) dont le succès se confirme après guerre. Une telle vision réductrice fait oublier un fait essentiel : la France possède une importante et talentueuse tradition de dessinateurs humoristes s’étant déjà largement consacrés à la réalisation d’histoires en images et dont certains se tournent aussi, à l’occasion, vers le dessin pour enfant. Et les quelques grands dessinateurs français que l’on citent généralement (Rabier, Christophe, Forton, Pinchon, Saint-Ogan, et jusqu’à Hergé…) sont à replacer dans cet héritage de dessinateurs humoristes.
Les collections numérisées par la CIBDI permettent de mieux appréhender une génération de dessinateurs désormais relativement oubliée. En effet, s’il est possible et même facile de lire des écrivains de la Belle Epoque, tout aussi facile d’écouter des oeuvres de compositeurs de cette même période, il faut être connaisseur pour avoir eu accès à l’oeuvre dessinée d’Adolphe Willette, de Jean-Louis Forain, de Caran d’Ache, de Poublot, tous quatre tenus, au début du XXe siècle, comme de grands maîtres du dessin. Certains d’entre eux sont connus des chercheurs dans leur rapport avec les histoires en images : Willette et ses strips muets paraissant dans Le Chat Noir, notamment, ont été étudiés par l’historien américain de la bande dessinée David Kunzle. Thierry Groensteen a établi l’importance de Caran d’Ache pour la narration graphique dans une exposition et son catalogue en 1998. Peu d’entre eux sont connus (ou plutôt potentiellement connaissables) du grand public, et l’exception que constitue Gus Bofa, abondamment réédité dans les années 1990-2000 (et dont je parle dans un précédent article), ne fait que confirmer la règle. L’idée selon laquelle l’humour est trop fragile pour être apprécié indifféremment à toutes les époques ne me paraît pas justifier l’oubli qui frappe ces dessinateurs qui ont leur place dans l’histoire de la bande dessinée française. Leur numérisation, avec un statut patrimonial, est sûrement l’unique moyen de les faire connaître au public.
Si vous avez la curiosité de vous promener dans les fonds numérisés de la CIBDI, voire de les compléter avec les numérisations du site Coconino (http://www.old-coconino.com/s_classics_v3/), vous découvrirez ainsi, parmi les histoires en images de l’imprimerie Quantin, quelques dessins de Steinlein, d’autres de Caran d’Ache, et d’autres encore de Job ou de Raymond de la Nezière. Ces mêmes auteurs, d’ailleurs, furent des collaborateurs du Rire, de même que Benjamin Rabier, davantage connu du public pour ses dessins animaliers. Ce même journal était en contact avec d’autres journaux satiriques européens dont on peut voir la diversité sur le site Coconino.

Au-delà des noms et des carrières, les fonds numérisés doivent apprendre au public d’amateurs curieux (dont vous êtes, sinon vous ne liriez pas ce blog !) à resituer la bande dessinée, discipline en apparence moderne, dans un temps plus long, et à faire la jonction entre les livres de Rodolphe Töpffer, souvent cités comme précurseurs de la bande dessinée, et des auteurs dont nous sommes plus familiers pour les lire encore, Hergé avant tous les autres. (un autre ancien article pour en savoir plus sur les débats qui entourent la naissance de la bande dessinée). Bref, tout un univers à découvrir. A l’heure où l’on parle de bande dessinée numérique, on oublie les oeuvres appartenant au patrimoine du dessin qui sont librement accessibles en ligne. Si le système de lecture de la CIBDI est avant tout conçu pour des chercheurs, le site Coconino s’identifie à un (ré-)éditeur de BD numériques anciennes avec des systèmes de lectures que l’on pourrait rapprocher des interfaces prévues par les éditeurs numériques.

Des politiques récentes de numérisation

En forme de conclusion, je tiens à signaler que la politique de la CIBDI en matière de numérisation, n’est qu’un cas parmi d’autres. Elle s’inscrit dans une des grandes évolutions ayant touchées les institutions culturelles ces dix dernières années : la mise en ligne d’un patrimoine numérique. Ce qui, il y a encore dix ans, semblait davantage tenir du gadget ouvenant suppléer aux microfilms est devenu une politique incontournable pour les grandes et moins grandes institutions culturelles dont beaucoup se sont lancées dans la numérisation de leurs fonds patrimoniaux. La numérisation permet surtout une avancée considérable pour la diffusion des savoirs : la mise en ligne et la gratuité de la consultation.
Le projet le plus ambitieux est sans doute celui de la Bibliothèque nationale de France et sa bibliothèque numérique Gallica (http://gallica.bnf.fr/). Dès la fin des années 1990, la BnF se lance dans la numérisation de ses fonds. Alors qu’en face, le géant américain Google met en place en 2004 son projet Google Books, Jean-Noël Jeanneney alors directeur de la BnF, entend s’opposer au « monopole » de Google et cette concurrence inattendue provoque l’accélération des projets de bibliothèques numériques européennes. En 2008, le projet de bibliothèque numérique Europeana est lancée pour coordonner les efforts de numérisation dans plusieurs pays européens (http://www.europeana.eu/portal/).
A l’heure actuelle, Gallica trouve petit à petit ses marques. Jusque là imparfaite dans les services qu’elle proposait et encore à une (longue!) étape expérimentale, la bibliothèque numérique de la BnF devient au fil des années de plus en plus fonctionnelle : meilleure qualité, possibilité de télécharger gratuitement les ouvrages… On peut notamment y consulter une partie de la presse française des XIXe et XXe siècles, mais aussi les manuscrits originaux de la Vie de Casanova rentrés récemment dans les collections de la BnF. Les fonctionnalités de recherche sont encore tatonnantes, mais le logiciel s’améliore.
Récemment, les débats sur la place de Google Books ont repris, renvoyant dos à dos l’exigence très française de ne pas se laisser dominer par une entreprise privée américaine et l’incroyable quantité d’ouvrages numérisés par l’entreprise en question, dont les moyens sont certainement plus grands que ceux d’institutions publiques. Mais, à côté de ces débats, d’autres projets voient doucement le jour : la bibliothèque numérique Medic@ de la Bibliothèque Interuniversitaire de Médecine existe depuis 2000 et permet de télécharger des ouvrages de médecine anciens ; l’université de Rouen à achevé en 2009 le vaste projet de numérisation et d’édition numérique des manuscrits originaux de Madame Bovary de Gustave Flaubert. Autant de projets qui rendent service à la recherche scientifique dans ces domaines.
Maintenant que le mouvement est lancé, les questions vont porter sur la qualité des interfaces de lecture et des fonctions de recherche dans la base et dans les textes mêmes. D’autres questions, plus pernicieuses peut-être, vont interroger la nécessité de ses politiques de numérisation qui coutent cher et rapportent peu, financièrement parlant. Poétiquement, on peut d’abord y voir l’accomplissement d’une mythique bibliothèque d’Alexandrie qui contiendrait tous les livres écrits partout dans le monde. On voit que, à quelques exceptions près, tous ces projets de numérisation portent en eux des valeurs qui interrogent l’avenir du patrimoine culturel.