Archives pour la catégorie Histoire de la bande dessinée

Pratique de la réédition dans l’édition de bande dessinée française

La récente réédition de Sergent Kirk de Hugo Pratt que j’évoquais dans mon article de la semaine me permet de préciser un aspect du rapport au passé de leur propre discipline des auteurs de bande dessinée : la réédition. Une pratique répandue depuis les années 1960 chez les éditeurs de bande dessinée, d’abord au sein de revues spécialisées d’amateurs érudits (Phénix, une des premières revues d’étude de la BD, fait souvent redécouvrir dans ses pages des « trésors » oubliés : Saint-Ogan, Pratt…), puis, à partir des années 1980, au sein de maisons d’éditions publiant en même temps des auteurs contemporains. Il y a là une chaîne à reconstituer : la connaissance des auteurs du passé par les dessinateurs contemporains passe, entre autre chose, par des plateformes d’édition communes. Les exemples tirés de l’édition indépendante des années 1980-1990 est particulièrement flagrante, lorsque la réédition s’inscrit dans le cadre d’une ligne éditoriale précise. C’est le cas de la maison d’édition Futuropolis sur laquelle j’insiste ici, entre autre grâce à l’ouvrage récent de Florence Cestac, La véritable histoire de Futuropolis, (Dargaud, 2007). Je n’ai pas l’intention de faire le tour de ce sujet passionnant avec un seul article… Mais voici une série de réflexions personnelles sur le sujet, en même temps qu’un panorama non exhaustif de la situation actuelle des rééditions du patrimoine de la bande dessinée.

Où l’on voit qu’il y a réédition et réédition…

Il existe, me semble-t-il, deux types de réédition. D’abord, les rééditions commerciales dont le but est de présenter au public des oeuvres, souvent épuisées, d’un auteur que la maison reprend dans son écurie, ou simplement de rééditer un album qui marche bien. Un cas en exemple : celui de Baru dont je traite dans le premier article de mon Baruthon. La réédition des ouvrages plus anciens et épuisés de cet auteur sont pris en charge par ses éditeurs successifs (Dargaud, Albin Michel, Casterman). Certaines maisons plus anciennes sont alors davantage aptes à pratiquer la réédition pour de simples questions de droits qu’elles possèdent sur des séries qui ont eu leur succès dans les années 1950-1960, voire 1970-1980 (en général, les albums des années 1990 ne sont pas encore épuisés).
Je pense par exemple à Dupuis qui pratique depuis plusieurs années une politique de réédition en version intégrale de ses vieilles séries, les agrémentant généralement d’inédits ou d’interviews des auteurs. Deux exemples en février 2010 : la publication du premier tome de l’intégrale de Docteur Poche de Wasterlain (paraissant dans le Spirou des années 1976-1986), et le tome 9 de la grande réédition intégrale de la série phare Spirou, époque Fournier pour ce volume (1969-1972). Un site internet est même dédié à toutes ces intégrales (http://integrales.dupuis.com/presentation.html ). On y admirera la rhétorique employée qui mythifie les séries à succès, destinant ces intégrales, aussi, à un public de nostalgiques et de bd-bibliophiles : « Chaque album a son histoire. Il y a, au détour de bien de pages, des détails insolites que ne remarquent peut-être pas les lecteurs. Tous les volumes des intégrales Dupuis sont introduits par un dossier historique qui raconte la création des albums et multiplie les anecdotes relatives à leur contenu. (…) De beaux recueils de 144 à 276 pages sur papier Bessaya 120 gr ou Munken Cream 100 gr et une reliure cousue à l’ancienne. Les volumes de la collection « Intégrales Dupuis » mettent magnifiquement en valeur le travail des auteurs. ».

Voilà pour les rééditions dites « commerciales ». Ce ne sont pas elles qui m’intéressent ici, puisqu’il s’agit surtout de la réexploitation de licence par des éditeurs. M’intéressent davantage les rééditions « mémorielles », c’est-à-dire celles qui se donnent pour but de transmettre la mémoire d’un auteur ou d’une oeuvre, soit qu’on le juge oublié, soit qu’on l’estime suffisemment important pour les générations à venir. La réédition est alors (en général…) motivée par des raisons moins commerciales que véritablement historiques, voire idéologiques, l’éditeur s’identifiant ici à un « passeur » ressuscitant une mémoire qui lui semble essentielle. La série ou l’auteur est en quelque sorte réinterprété par l’éditeur comme un album de luxe ou de semi-luxe, alors même que la plupart du temps, l’édition originale de ces rééditions a été banale ou médiocre : meilleur papier, reproductions numériques de qualité, couverture sobre… L’oeuvre change clairement de registre. L’auteur réinvesti est assimilé à un modèle pour les autres dessinateurs, un « maître » auquel il faut se référer pour comprendre la démarche et les choix éditoriaux.

La collection Copyright de Futuropolis

Futuropolis est, dans l’histoire de l’édition de bande dessinée, une maison importante dont le fonctionnement préfigure en grande partie l’essor de l’édition dite « indépendante » des années 1990-2000 (L’Association fondée en 1990 ; Cornélius en 1991; Ego comme x en 1994 sont les fers de lance de ce mouvement). En effet, les formules éditoriales éprouvées par Futuropolis dès les années 1970 seront reprises par les maisons sus-citées : forte identité graphique de l’éditeur et des collections, albums à la réalisation soignée, formats très libres, mise en avant de l’auteur, privilège donné au one shot, grande exigence de qualité et de prestige, etc. Et parmi ces formules, on retrouve justement l’intégration au catalogue de réédition d’auteurs ou d’albums anciens.
La logique de réédition, incarnée à Futuropolis par la fameuse collection Copyright, est directement liée à l’histoire de cet éditeur que je retrace ici brièvement en m’appuyant sur l’ouvrage de Florence Cestac cité plus haut. Avant d’être une maison d’édition, Futuropolis est une librairie de bande dessinée parisienne rachetée par les graphistes-illustrateurs Etienne Robial et Florence Cestac en 1972. Parmi la clientèle se trouvent les collectionneurs des séries de « l’âge d’or » et le couple se plonge ainsi dans l’univers des grands auteurs français et américains des années 1930-1950, fréquentant les brocantes et salons de collectionneurs. Robial et Cestac se lient durant les festivals avec la jeune génération d’auteurs débutants dans les années 1970, dont Jacques Tardi, qui restera un fidèle de la maison, mais aussi Jean Giraud, Edmond Baudouin, Pierre Christin. Lorsque le couple de libraire se met à éditer des albums au milieu des années 1970 (et revendent alors la librairie), ils se tournent en même temps vers la réédition, à commencer par les oeuvres d’Edmond-François Calvo (dont La bête est morte). Ils contribuent à la redécouverte de cet important dessinateur mort en 1958, incontournable pour la connaissance de la bande dessinée des années 1940. Ils rééditent également, dans le même ordre d’idée, Alain Saint-Ogan, mort en 1974, grande figure des années 1930, ou René Giffey, mort en 1968. Mais plus que les auteurs français, ce sont les dessinateurs américains qui sont mis à l’honneur et traduits. Autant d’auteurs publiés en vrac dans les illustrés français de l’entre-deux guerres, jusque là jamais véritablement réédités en France depuis quarante ans : Elzie Crisler Segar (Popeye), George McManus (La Famille Illico), Phil Darcis (Mandrake), Will Eisner (The Spirit)… C’est là la véritable spécialisation de Futuropolis et un pan important de sa production d’albums.
Pour toutes ces rééditions est créée en 1980 une collection spécifique, la collection Copyright, très reconnaissable par son format large et son bandeau jaune. D’une part elle rend service aux amateurs en rassemblant, par un travail méticuleux de collecte, les bandes éparpillés. D’autre part elle transforme ces nombreuses séries aux auteurs le plus souvent anonymes lors de leur parution originale, en monument de l’histoire de la bande dessinée, participant ainsi à la reconnaissance du genre, leitmotiv des années 1970 (avec, en arrière-plan, cette logique qu’une disciplin noble est une discipline qui a une histoire). En effet, les bandes sont reprises en noir et blanc, sur un papier épais et dans un volume de semi-luxe, avec une introduction historique conséquente, pour laquelle est fait appel aux amateurs et spécialistes des revues d’étude (Phénix, Giff-Wiff…). La réédition « mythificatrice » naît d’un intérêt de collectionneurs nostalgiques mais s’en émancipe aussi pour porter ces auteurs à la connaissance d’un plus large public, hors de toute importance sentimentale. La réédition est aussi vécue comme passage de relais d’une génération à l’autre puisque Futuropolis édite également beaucoup de jeunes dessinateurs débutants dans les années 1970-1980. (N’oublions pas à ce propos que Futuropolis voit passer durant toute son existence des auteurs désormais admirés, dont Enki Bilal, J-C Menu, Max Cabanes, Frank Pé, F’Murr…). Les auteurs peuvent participer à la politique de réédition puisque c’est par exemple sur les conseils de Tardi que Futuropolis réédite Gus Bofa (du moins selon Cestac).

Après un moment de gloire en 1987, lors de l’exposition Robialopolis au FIBD, le Futuropolis de Robial et Cestac rencontre de graves problèmes de financement dans les années 1990 (c’est là aussi une caractéristique de l’édition indépendante : éditer en assumant les ventes faibles et les pertes budgétaires). Le catalogue est cédé à Gallimard en 1994 et l’éditeur Futuropolis disparaît presque totalement pour une dizaine d’années. Puis, en 2004, Gallimard s’allie à Soleil productions, la maison d’édition en pleine ascension de Farid Boudjellal, pour relancer le label Futuropolis. Le but est de se servir de la notoriété du nom Futuropolis pour lancer un label « indépendant » lié aux deux grosses maisons que sont Soleil et Gallimard (dès la même manière que Dupuis sort « Aire Libre » en 1988 et Casterman « Ecritures » en 2002). C’est chose faite et une réussite pour Gallimard et Soleil, puisque Futuropolis 2.0 est parvenu à s’imposer en quelques années sur le marché de la bande dessinée, publiant des auteurs prestigieux issus de l’édition indépendante : Blutch, David B., Tardi. L’opération est dénoncée par certains comme J-C Menu ou Etienne Robial comme une honteuse récupération de la part d’éditeurs commerciaux salissant le nom de Futuropolis justement marqué par son opposition incessante à la BD purement commerciale. (lire à ce propos Plates-blandes de J-C Menu ou le numéro 1 de la revue L’Eprouvette, avec le recul suffisant). Toutefois, le succès rencontré par Futuropolis auprès des auteurs, et la qualité manifeste de certains albums dément en partie l’idée d’une pure et simple récupération.

La réédition mémorielle dans les années 2000

La politique de rééditions tenté par le nouveau Futuropolis, dont Sergent Kirk de Pratt est un exemple, s’inscrit dans cette idée de revendiquer l’héritage et les valeurs du premier Futuropolis. Futuropolis 2.0 n’est pas la seule maison à prétendre à cet héritage, de même qu’elle est bien loin d’être la seule à se consacrer à la réédition mémorielle.
Les maisons souvent citées comme héritiers du Futuropolis époque Robial/Cestac sont l’Association et Cornélius. Elles pratiquent elles aussi la réédition, dans le même sens que Futuropolis, soit à partir des deux critères : la réédition accompagne une véritable idéologie éditoriale (l’auteur réédité est replacé comme « inspirateur » des auteurs maisons) ; il s’agit d’une réédition de semi-luxe qui donne une nouvelle identité visuelle à l’album réédité. C’est dans cette optique que L’Association réédite des auteurs des années 1970 et 1980 : certains sont connus comme Jean-Claude Forest, considéré à la fois comme un précurseur et un acteur essentiel des évolutions graphiques de la BD adulte (Mystérieuse matin, midi et soir, paru dans Pif gadget en 1971 est réédité en 2004) ; d’autres sont peut-être moins connus du public mais non moins importants, comme Gébé (L’an 01, première édition Editions du square en 1972, réédition en 2000), Charlie Schlingo (Josette de rechange, première édition Albin Michel en 1981, réédition en 2009), Francis Masse (On m’appelle avalanche, première édition Humanoïdes Associés en 1983, réédition en 2007).

Mais la direction ouverte par Futuropolis dans les années 1980 n’est qu’une voie possible. La réédition peut être motivée par d’autres raisons. Voici trois exemples, pour trois autres choix de rééditions qui se donnent un objectif « patrimonial », c’est-à-dire de mettre à disposition des auteurs et des oeuvres d’avant les années 1950 :
Glénat a développé depuis la fin des années 1990 une collection « Patrimoine BD » dans laquelle sont réédités des albums à succès de leur époque, désormais peu connus du public (souvent en raison de leur aspect anachronique, justement). On y trouvera, entre autres, des classiques bien connus des amateurs comme Bicot de Martin Branner (années 1920 et 1930), Futuropolis de Pellos (1938), Fils de chine de Roger Lecureux et Paul Gillon (1950-1955).
Les éditions Horay pratique depuis les années 1960 une politique de réédition de bande dessinée. Vieille maison spécialisée dans la littérature, elle s’oriente à partir de 1960 vers l’image et particulièrement le dessin et l’art contemporain. Elle développe une collection « BD ». Ainsi, engageant un important travail de publication des auteurs des « origines » du genre, l’éditeur s’intéresse à Winsor McCay, Christophe, Benjamin Rabier, Nadar, Rodolphe Töpffer… La liste est encore longue et des albums sont encore publiés. C’est d’ailleurs chez Horay que Claude Moliterni fit paraître son Histoire mondiale de la bande dessinée en 1980, à l’époque principal ouvrage de référence (http://pagesperso-orange.fr/editions-horay/horay.htm).
Il convient enfin de signaler les efforts conjoints du musée de la BD et du site Coconino pour la réédition d’oeuvres et d’auteurs méconnus des origines de la bande dessinée mondiale, c’est-à-dire des années 1830 à 1940. Quelques titres inédits sont parus dans les années 1998-2000, liés à la revue 9e art : Maestro de Caran d’Ache, Le mariage de Monsieur Lakonik de Vercors, Cinq-Mars de René Giffey. Depuis, la réédition ne semble plus être la priorité de l’actuel CIBDI. Coconino prend en partie le relais et étend encore son champ de recherche à des auteurs internationaux, surtout du XIXe siècle, dont il rend les oeuvres gratuitement accessibles par internet. (http://www.old-coconino.com/s_classics_v3/).

Tibet, Ric Hochet et la bande dessinée populaire

par Caroluseligius

À quelques jours d’intervalle ont disparu tout à tour Tibet, prolifique dessinateur de Ric Hochet, et Jacques Martin, dessinateur et scénariste d’Alix et de Lefranc. Ce sont deux figures majeures du journal Tintin, et un proche collaborateur d’Hergé, qui meurent ainsi. Tout s’oppose dans leurs œuvres, le style, les scénarios, les personnages. Pourtant, chacune de leurs séries s’imposèrent en leur temps comme des succès populaires et des incontournables du journal Tintin, utilisant des ressorts parfois faciles mais jamais décevants.

Après plus de 80 albums publiés, Ric Hochet n’a pas pris une ride ; pourtant, rien de plus daté et de plus représentatif des Trente Glorieuses que ce personnage. Comment une bande dessinée fondée sur tant de stéréotypes a-t-elle pu durer si longtemps ?

Un style inimitable mais évolutif

Tibet devait dessiner vite. À une cadence infernale, même : 76 albums en 34 ans, soit 1,65 albums par an avec le scénariste André-Paul Duchâteau ! Son trait, dans tous les albums de Ric Hochet, est à la fois simple et précis. Il suffit pour s’en convaincre de l’avoir vu en dédicace, ou de jeter un coup d’oeil à ses crayonnés : ce sont des coups de crayon (ou de feutre) rapidement posés sur le papier. Tibet devait exécuter des crayonnés très rapides et laisser à l’encreur le soin de lier ses différents coups de crayon. Le visage de tous ses personnages est construits quasiment sans ruptures de plans, et paraît incroyablement figé, mis à part quelques personnages [v. ill 3 et 4.]. Avec un panel d’expressions faciales limité, le dessin des personnages se simplifie et pose moins de problèmes au dessinateur. De même, les corps : zones d’ombres, raccourcis sont signifiés par des aplats sombres ou des traits parallèles censés donner du volume. Les décors sont simplifiés au maximum, les murs seront toujours d’un ton uni ainsi que les paysages, souvent monochromes. Pour ce qui est des coloris, justement, peu voire pas de modelé, des visages aux teints toujours semblables, des vêtements aux couleurs vives, peu de dégradés et aucune nuance de ton, mais encore une fois de grands aplats de couleur. Les plans, enfin, sont rarement obliques, sauf pour quelques scènes très dramatisées qui sont les moments fort de l’album, ainsi que pour les couvertures, elles aussi toujours très dramatiques. Malgré ce maintien de la même pratique du dessin, Tibet fit cependant peu à peu évoluer ses canons.

Au fil des ans, le visage des personnages évolue : le style devient moins réaliste [v. ill. 1 et 2], et peut-être moins compliqué à exécuter. La couleur des cheveux du héros passe du brun à l’orange, les angles du visage se font plus saillants : on s’éloigne du modèle initial, mélange de Lefranc et de Gil Jourdan et du stéréotype de l’enquêteur des années ’50.

(Ill. 1 et 2 : évolution du dessin du personnage, premier et dernier état)

Restent les yeux, souvent plissés. Pour ce qui est des autres personnages, qu’on ne présente plus, l’évolution se fait dans le même sens d’une assez légère schématisation qui fait de Ric Hochet une bande dessinée semi-réaliste, passé d’une pratique de la ligne claire assez fidèle aux canons de Jacobs, à des personnages bien plus typés bande dessinée pour enfants. Les personnages empruntent globalement aux canons de la bande dessinée policière destinée à la jeunesse, ou encore à Tintin. Guère plus d’inventivité dans les méchants, souvent nantis d’un sourire narquois. Le rapport à l’actualité – ou au passé – se fait donc, dans la tradition de la littérature populaire, par de puissantes références et par le recours à des stéréotypes de personnages inébranlables.

(Ill. 3 et 4 : évolution du personnage du commissaire, premier et dernier état)

En revanche, tout change autour  : le mot d’ordre est toujours une stricte contextualisation. Le premier album, Traquenard au Havre, reflète la décoration de l’époque, et même les extérieurs fleurent bon l’atmosphère urbaine de l’époque, avec ses inévitables cafés pris sur un comptoir en zinc et ses meubles en formica. La voiture du héros évolue elle aussi : la Porsche du héros, détruite dans quasiment tous les albums d’une manière spectaculaire (voir la couverture d’Epitaphe pour Ric Hochet), réapparait dans bien l’opus suivant, mais c’est le nouveau modèle sorti entretemps que le journaliste (ou son assurance) a payé. Les couvertures aussi, par les polices employées ou par les décors, suggèrent chacune une époque.

(Ill. 5 et 6 : Modèles de couvertures : graphismes typiques des années 1960 et 1970)

Les vêtements et les coiffures, eux aussi, ont subi une évolution. Ric Hochet a fièrement porté la patte d’éléphant dans les années ’70, avant de revenir à des coupes plus classiques. Seule constante : le sous-pull à col roulé rouge et la veste blanche piquée de gris, et le trench-coat. Ce mélange d’adaptabilité rapide et de constantes inébranlables a fait de Ric Hochet un classique intemporel puisque pan-chronique.

Un sens du scénario évolutif

Le dessin évolua sans bouger, certes, mais le scénariste, A.P. Duchâteau, ne fut pas en reste. Chaque scénario, mis à part quelques perles, s’inspira avec beaucoup d’à propos d’un film ou d’un livre qui avait fait date, ou bien d’un grand classique réadapté, ou encore d’une idée dans l’air du temps. Quelques exemples :

Traquenard au Havre : le premier opus de la série fait référence à un kidnapping et au chantage exercé sur de riches parents. On peut penser au kidnapping de L’Ouragan de Feu de Jacques Martin, ou même à La Foire aux gangsters de Franquin

Rapt sur le France : opportunément sorti deux ans après Le Gendarme à New-York, où Louis de Funès et sa brigade tropézienne traversaient l’Atlantique sur ce paquebot de luxe, par ailleurs au centre de l’actualité de ces années là.

Epitaphe pour Ric Hochet : voilà réactualisé le vieux thème de l’amnésie du héros.

Le fantôme de l’alchimiste : titre prometteur, autant que son contenu : château en ruine, serviteur bossu, cadavre emmuré depuis des siècles dans une crypte.

La Maison de la vengeance : encore un titre prometteur, avec malédiction familiale, pièges mortels, cadavre emmuré (encore !), message écrits avec du sang, et en arrière plan une forte inspiration de l’histoire de Fort Chabrol.

Alerte, extra-terrestre : que dire de plus pour cette bande dessinée parue en 1976, en pleine période des visiteurs de l’espace, d’Alien à Du cidre pour Champignac ?

La piste rouge : étrange histoire enneigée, qui exploite bien les fantasmes de la guerre froide liés à la chirurgie esthétique, au lavage de cerveau et aux chirurgiens fous.

Opération 100 milliards : ou comment la disparition d’un chanteur à succès booste les ventes et déchaîne l’hystérie. On est en 1979, un an après la disparition de Claude François, et deux ans après celle d’Elvis Presley…

La nuit des vampires : sans doute l’un des plus pittoresques, avec son lord anglais ruiné, son château sinistre, et les cadavres qui s’amoncellent dans la crypte du château et refusent de se décomposer alors que la nuit de Walpurgis approche. Cet album est sorti en 1982, après deux longues décennies de films sur les vampires.

Crime sur Internet : ou comment, au moment de l’expansion du web, en 1998, un Salvador Dali déjanté met en vente ses toiles aux enchères sur le net.

On l’aura compris, ces albums s’expliquent par leur contexte et s’interprètent soit par leur époque, soit par une autre oeuvre ou par un effet de mode. Mais cette rapide simplification ne saurait dissimuler des faits importants : les rebondissements sont multiples, les scènes d’action, voire de violences rarement dissimulées (les scènes où le héros, ou un protagoniste, sont assommés par derrière par un adversaire sont récurrentes), et les images chocs s’accumulent : cadavres exsangues, sang, attaques à main armée. L’inévitable embuscade tendue au héros en milieu d’album est toujours un grand moment. Pour la jeunesse, l’enchaînement des faits, et la violence masque parfois le côté prévisible du scénario.

(Ill. 7 : exemple de planche. On remarquera la dramatisation des poses, la présence du sang, les aplats de couleur, et le style des vêtements des personnages)

Que dire des personnages ? S’ils n’apparaissent ici qu’à la fin de l’article, c’est bien parce qu’ils n’apportent au fond pas grand chose de plus à la connaissance générale de la série. Ric Hochet a un père (qui lui ressemble, mais en plus voyou, et en plus vieux), une fiancée, nièce du commissaire, qui ressemble à Seccotine, un acolyte, le commissaire Bourdon, qui tient à la fois du Maigret et du Dupont, un meilleur ami, Bob Drumont, au demeurant rarement vu (qui lui ressemble, mais en plus trapu), un savant fou, le professeur Hermelin (le seul au visage vraiment expressif car ridé et grimaçant), et bien entendu une quantité impressionnante d’ennemis, dont l’ennemi récurrent qu’est le Bourreau, chauve et obèse, tout droit sorti d’un film d’espionnage et qui finit cloué dans un fauteuil roulant. Ces personnages se résument plus à leurs actions qu’aux renseignements biographiques distillés d’un album à l’autre : on apprend peu sur eux. Dans un album, on aperçoit la garde robe du héros : ironie ou pas, ce n’est que le même modèle de veste sans cesse répété, confirmant la théorie du personnage immuable.

Que reste-t-il, au bout du compte, de cette longue série ? Rien d’original, ni dans le dessin, ni dans les scénarios. Il reste la force de la fréquence, la capacité de ces deux auteurs à publier presque deux albums par an durant plus d’un demi-siècle a constitué une réponse au grand défi de tous les auteurs : fidéliser le lectorat en raccourcissant le délai de l’attente. Répondre à la soif d’action, de mystère et d’éléments dramatiques. Stimuler la capacité de réception aux images chocs, par l’emploi toujours mesuré, de la violence et de la mort, de manière à frapper tout en formant l’imaginaire. Permettre au lecteur de retrouver, à chaque nouvelle parution, un univers familier dont il maîtrise les codes. Bref, combler les attentes du grand public, satisfaire un besoin d’aventure tout en restant rassurant, faire grandir, aussi. Ce sont de rares prouesses que Tibet et Duchâteau ont parfaitement su remplir, en se coulant dans le moule du roman policier populaire à la façon de Souvestre et Allain.

Références :

TIBET (Gascard, Gilbert dit) et DUCHÂTEAU André-Paul, Ric Hochet [série], Bruxelles, Le Lombard, 1964- …, 76 vol.

SOUVESTRE (Pierre) ; ALLAIN(Marcel), Fantomas, [série], Paris, Fayard, 1911-1947, 40 vol.

Ric Hochet, Le Lombard, couv. © ill. Amazon.fr.

Les expositions du FIBD 2010 : la bande dessinée est de l’art, l’art est de la bande dessinée

Vous ne l’ignorez pas si vous venez sur ce blog, le Festival d’Angoulême s’est tenu la semaine dernière dans ce qui est devenue la capitale française de la BD. Mes pérégrinations au milieu de la programmation touffue de cette édition 2010 m’ont conduit à une réflexion que je tenais à vous faire partager sur la façon de présenter de la bande dessinée, sujet qui, peut-être le savez-vous, nous tiennent particulièrement à coeur sur ce blog (voir cet article sur le Louvre et la bande dessinée ou cet autre d’Antoine Torrens sur l’exposition Astérix au musée de Cluny). Je base mes réflexions angoumoisines sur trois, voire quatre des expositions proposées à l’occasion du FIBD, et pas sur le nouveau musée de la BD qui, je l’espère, sera l’occasion d’un autre article dès que j’aurais l’occasion de le visiter davantage. Ceux d’entre vous qui ont visité ces expositions (expo Blutch, expo Fabio Viscogliosi, expo Jochen Gerner et expo Etienne Lecroart) seront sans doute plus à même de voir de quoi je parle, mais j’espère que je ne perdrais pas trop en route ceux qui n’étaient pas à Angoulême ce week-end…

Art et BD : inutilité d’un débat
Avant de commencer, il me faut vous expliquer que je ne crois pas en l’utilité du débat qui voudrait prouver que la BD est un art classé parmi les Beaux Arts (le neuvième, donc). Un tel débat avait (peut-être ?) un sens il y a trente ou quarante ans, à une époque où la BD se cherchait à tout prix une reconnaissance. De nos jours, vouloir rattacher la BD à d’autres disciplines des Beaux Arts, c’est à la fois lui appliquer des critères qui n’ont pas été conçu pour elle et en plus contribuer, paradoxalement, à mépriser la bande dessinée en tant que bande dessinée, ayant son propre système de valeur et son propre système esthétique (voire même parfois, au vu des évolutions des vingt dernières années, dépassant toute tentative d’en définir les contours). La BD n’est pas un art ou, du moins, avant d’en être un, elle est de la BD, c’est-à-dire une forme d’expression littéraire par l’image qui a ses spécificités. Elle a donc peu à gagner de se faire appeler art si ce n’est pour deux choses ; l’une que je comprend très bien : dire « 9e art » au lieu de « bande dessinée » est une périphrase pratique qui évite de répéter cent fois une longue expression au moyen d’un mot idéalement court ; l’autre qui m’embarrasse : une récupération élitiste qui classerait les auteurs en « auteurs-artistes » et « auteurs non-artistes » selon des critères esthétiques qui sont ceux des beaux arts, la BD devenant alors fréquentable dès lors que des auteurs comme Bilal, Blutch, Pratt ou Mattoti se sont, dans leur parcours personnel, rapprochés de l’art.
Je retiens cette phrase située en exergue du numéro de la revue l’Eprouvette de l’Association (revue d’esthétique provocatrice sortie en 2006) : « La bande dessinée est un art en retard. Elle est un peu con la bande dessinée. Mais elle n’est pas morte, elle. ». Phrase accompagnée d’une frise chronologique portant trois lignes : « Peinture » « Littérature » et « Bande dessinée ». Les deux premières s’arrêtent au milieu du XXe siècle tandis que la troisième continue fièrement sa route jusqu’au XXIe. Une autre façon de dire que la BD a plus à perdre qu’à gagner d’une fusion dans les arts majeurs, notion qui n’a plus guère de valeurs.

Vous l’aurez compris, je ne crois pas que la BD ait un intérêt quelconque à se faire passer pour de l’art. Ce qui, à mes yeux, n’enlève rien aux dessinateurs qui se tournent vers les arts plastiques ou visuels. Bien au contraire, ce sont autant d’expérience qui permettent au 9e art (oui, l’expression est pratique, je l’admets…) de dialoguer avec une autre forme de la création, dans une vision non cloisonné de la culture, et d’aboutir à des parcours de dessinateurs intéressants à suivre ou à des oeuvres atypiques.
Cette longue introduction pour vous expliquer que mon propos porte sur la confusion que la série d’expositions que je citais plus haut amène entre BD et arts plastiques. Confusion à plusieurs niveaux : dans ces différentes expositions, art contemporain et bande dessinée ont (volontairement ?) été mêlées, non pas, je le pense, pour opposer d’un côté une BD-neuvième-art élitiste et de l’autre une BD-non-art populaire, mais au contraire pour montrer le dialogue fécond que la BD et l’art contemporain peuvent entretenir lorsque des créateurs se donnent la peine d’aller au-delà des clichés. Démonstration à travers trois exemples.

Expo Blutch, où l’on découvre comment un dessinateur de BD devient artiste contemporain par le miracle de l’accrochage…

L’exposition Blutch du FIBD, contrairement à l’exposition Dupuy et Berbérian (les présidents de l’année précédente), montrait des oeuvres du dessinateur qui ne sont pas des planches de BD (ou du moins pas uniquement) mais de simples dessins. Une idée qui m’a particulièrement plu dans la mesure où l’exposition des présidents de 2009 m’avait montré à quel point les planches de BD ne sont pas faites pour être accrochées à un mur dans une exposition pour recréer sur les parois de la salle l’album. Albums qui auraient gagné à être simplement mis à la libre disposition des visiteurs de l’exposition avec des coussins pour s’asseoir. La présentation de planches, mais si elles sont originales, entraînent trop souvent des bouchons incompatibles avec les exigences de circulation des visiteurs qui doivent régir une exposition. Donc, pour Blutch, pas ou peu de planches, mais de simples dessins affichés dans leur nudité, c’est-à-dire sans cartels indiquant leur date ou leur provenance, exposés là les uns à côté des autres. Un visiteur, certes un peu distrait, qui ignorerait qu’il se trouve dans une exposition de bande dessinée, pourrait se croire dans une galerie d’art contemporain et, s’il avait quelques connaissances en la matière, pourrait se pâmer devant les motifs surréalistes sous-jacents ou encore sur l’obsession de l’artiste pour le corps féminin.
On en arrive là à un point qui m’intéresse : dans cette exposition, Blutch passe du statut de « dessinateur de BD » à celui « d’artiste contemporain » par l’accrochage qui est donné de ses oeuvres, accrochage sobre sur un mur blanc qui, dans notre esprit fait écho à l’univers de l’art contemporain et des musées. Mais attention : Blutch ne cesse pas d’être dessinateur de bande dessinée parce qu’il devient artiste contemporain ! Ce passage de l’un à l’autre n’est ni à un sens unique, ni une promotion pour sa carrière. Carrière qui, au contraire, montre qu’il n’y a pas de dédoublement de personnalité chez Blutch avec des albums de BD « pour rigoler » et des dessins « sérieux » exposés dans de nobles cadres. Car il utilise ses obsessions esthétiques au sein de ses albums : ainsi dans Péplum (Cornélius, 1998), son trait est mis au service d’une véritable aventure. A l’inverse, Mitchum (Cornélius, réédition en un volume en 2005) part de la bande dessinée pour aboutir à un ensemble de dessins que l’on contemple plus qu’on ne lit.
Pour cette raison, l’exposition Blutch m’a plu dans la mesure où elle m’imposait sur le dessinateur que je connaissais jusque là par ses albums, un regard tout à fait nouveau qui éclairait autrement son travail.

Expo Viscogliosi, où une exposition d’art contemporain trouve sa place dans un festival de bande dessinée…

Juste à côté de l’exposition Blutch se trouvait l’exposition Fabio Viscogliosi, artiste dessinateur qui, était-il indiqué, avait été invité par Blutch. Quelques mots sur Viscogliosi : c’est un artiste polyvalent, pratiquant à la fois la musique, le dessin, mais aussi d’autres formes de création artistique. Il est publié par trois maisons d’éditions dont deux de bandes dessinée : le Seuil, l’Association et Cornélius (est récemment sorti le recueil Da Capo à l’Association). L’exposition donnée au FIBD, intitulée Bye bye mêlait justement allégrement les moyens d’expressions : on y trouvait aussi bien des sculptures en situation, des objets (une magnifique collection de faux « Que sais-je » !), des vidéos, de la musique et, évidemment, des dessins, certains uniques, d’autres formant des strips narratifs à la manière… d’une bande dessinée !
Résumons : nous avons donc un artiste en quelque sorte « reconnu » en tant qu’artiste contemporain mais qui est publié en France chez des éditeurs de bande dessinée, qui expose, dans un festival de bande dessinée, des oeuvres qui ne ressortent pas de la bande dessinée voire qui ont même assez peu de lien avec elle… Pire même, certaines des oeuvres exposées, comme la sculpture Chaise-cerf, l’avaient déjà été dans des galeries d’art… Un tel mélange des genres est suffisamment troublant pour me plaire : Fabio Viscogliosi a tout à fait sa place dans ce festival, il ouvre une fenêtre vers l’univers de l’art contemporain. Mieux encore, voir l’expo Viscogliosi avant l’expo Blutch m’a permis de mieux comprendre cette dernière et notamment les choix d’accrochages, comme si un dialogue se créait entre les deux artistes, pratiquant tous deux le dessin, mais dans des approches toutes différentes.

Expo Gerner, où la BD devient un matériau de travail pour un artiste…
J’aurais pû bifurquer dans ce périple angoumoisin par l’exposition Fabrice Neaud mais je dois avouer que je ne l’ai pas vu, par manque de temps. Mais il m’a semblé comprendre que cette exposition présentait là encore, comme dans le cas de Blutch, des oeuvres autres que des planches, et notamment des photographies prises par l’auteur. Je ne vais pas terminer avec Fabrice Neaud mais avec une autre exposition proposée dans le bâtiment Castro de la CIBDI : l’exposition Jochen Gerner (mais si, souvenez-vous, les curieux : l’exposition indiquée nulle part, au dernier étage du bâtiment, en haut des escaliers que l’on pouvait atteindre si l’on bataillait contre la foule d’enfants venus voir l’exposition Léonard au rez-de-chaussée !). Là encore, un petit point sur Jochen Gerner : tout comme Viscogliosi, sa carrière dépasse la limite entre art et bande dessinée. Il fait ses premières armes au sein de l’OuBaPo et développe son goût pour l’expérimentation graphique. Il porusuit ensuite une importante carrière d’illustrateur, jeunesse ou adulte. Puis, à partir des années 2000, il prend une nouvelle voie en tant qu’artiste contemporain travaillant essentiellement à partir de la bande dessinée. Artiste contemporain car il vend des oeuvres dans les Foires d’Art Contemporain et expose dans des galleries voire des musées. Dans le même temps, il publie de nombreux albums à l’Association (hé oui, encore…).
Ses oeuvres, dont un grand nombre étaient exposées dans cette exposition, ont comme matériau de base la bande dessinée : ainsi une de ses plus connues est TNT en Amérique, qui utilise des albums anciens de Tintin en Amérique d’Hergé pour en noircir les dessins et ne laisser que certaines bulles, laissant ainsi apparaître une vision violente de l’Amérique, invisible dans l’album initial. D’autres oeuvres de Gerner ont comme base la bande dessinée, non pas seulement comme sujet (comme Roy Lichtenstein dans les années 1960) mais comme matériau. Là aussi, dans l’autre sens, certains de ses albums sont des réflexions dessinées sur l’image et la bande dessinée : je pense particulièrement à Contre la bande dessinée (L’Association, 2008) qui met en images, sous forme de symboles minimalistes, des lieux communs entendus sur la bande dessinée. On a souvent dit et écrit que l’oeuvre de Gerner participait à la reconnaissance artistique de la bande dessinée ; en réalité elle mêle étroitement les deux, si bien qu’il devient inutile de distinguer l’une de l’autre.
L’exposition Gerner, dois-je ajouter, était mise en parallèle avec l’exposition Etienne Lecroart, consacrée à un autre grand expérimentateur de l’OuBaPo, connu pour des albums qui sont des jeux sur la bande dessinée et sur ses codes. Comme dans le cas de Blutch et Viscogliosi, le parallèle Gerner/Lecroart brouillait les pistes en rapprochant deux dessinateurs au travail très proche mais présent l’un dans le monde de l’art contemporain, l’autre dans le monde de la bande dessinée. Je ne peux m’empêcher de croire que les expositions présentées lors de cette édition du festival étaient précisément préparée, avec pour but de s’ouvrir à d’autres formes d’arts plastiques et de présenter toute la diversité de la bande dessinée, puisque, dans le même temps, deux classiques de la bande dessinée d’humour belge pour la jeunesse (ou pas seulement, d’ailleurs…), au succès ininterrompu depuis les années 1970, Les Tuniques bleues et Léonard étaient tout autant mis à l’honneur. Peut-être est-cela qui m’a plu par rapport aux expositions de l’année précédente : une plus grande cohérence dans les thèmes et les choix qui permettait, au final, d’établir des rapports entre les auteurs exposés.

Palmarès du festival d’Angoulême 2010

En direct du théâtre d’Angoulême, le falvarès de la 37e édition :

– Fauve d’or (meilleur album) : Pascal Brutal 3 – Plus fort que les plus forts (Riad Sattouf)
– Grand prix : Baru
– Prix du public : Paul à Québec (M. Rabagliati)

Autres prix : L’Esprit perdu (G. de Bonneval et M. Bonhomme), Rosalie Blum (Camille Jourdy), Dungeon Quest 1 (Joe Daly), Rébétiko (David Prudhomme), Jerome K. Jerome Bloche 21 – Déni de fuite (Dodier), Alpha…directions (Jens Harder)

La naissance de la bande dessinée : panorama historiographique

Un article un peu plus technique aujourd’hui puisqu’il sera question de mon champ favori d’investigation : l’histoire de la bande dessinée. Lors d’une récente discussion avec Antoine Torrens, à l’occasion de son article philologico-iconographique (), je me suis rendu compte que la plupart des amateurs de bande dessinée ont une connaissance très imprécise, voire fausse, de la question de la naissance de la bande dessinée, et plus encore de la manière dont cette question a été traitée par les différents théoriciens du medium depuis maintenant un demi-siècle. Comme est sorti récemment un ouvrage de Thierry Smolderen, Naissances de la bande dessinée, aux Impressions nouvelles, et que, un peu moins récemment a été réédité et augmenté l’histoire de la bande dessinée de Thierry Groensteen (sous le titre La bande dessinée, son histoire et ses maîtres, et conçu comme une présentation du catalogue du Musée de la bande dessinée), l’occasion était idéale pour faire un point sur ce sujet et participer, je l’espère, à casser quelques clichés et idées fausses. Mon but n’est pas d’imposer ma vision des choses sur le sujet, mais plutôt de vous présenter les diverses conclusions auxquels sont arrivés les théoriciens, et tout particulièrement la manière dont le sujet est traité actuellement. Je n’entre donc pas dans les détails ; vous trouverez à la fin une courte bibliographie à consulter pour approfondir le sujet.

Théorie 1 : de trop lointaines origines
Les premières théories sur les origines de la bande dessinée apparaissent dans les années 1960, au moment où commence l’étude systématique du médium par quelques amateurs érudits (les deux grandes revues pionnières d’étude de la bande dessinée sont alors Giff-Wiff et Phénix). Nous sommes alors dans une période où le mot d’ordre est « reconnaissance » : l’objectif des amateurs de bande dessinée est d’assurer la reconnaissance de la bande dessinée comme art, de l’extraire de son statut de littérature au rabais pour les enfants. L’un des choix opérés consiste donc à rapprocher la bande dessinée des Beaux-Arts, et notamment en lui prêtant une ascendance prestigieuse. L’ouvrage d’un universitaire, Gérard Blanchard, va fournir matière à une première pseudo-théorie des origines. Cet essai paru en 1969 s’intitule Histoire des histoires en images de la préhistoire à nos jours, et son auteur spécialiste de la communication graphique et qui sera par la suite diplomé de la Sorbonne, apporte une caution universitaire à l’étude de la bande dessinée. Sa thèse est la suivante : la bande dessinée, comme outil de communication par l’image, entretient une parenté avec de célèbres oeuvres du patrimoine mondial. Sont ainsi interprétés comme des ancêtres de la bande dessinée les peintures rupestres, les hieroglyphes égyptiens, les enluminures et tapisseries médiévales, les gravures satiriques du XIXe siècle, etc… Dans chacun de ces exemples, le processus de communication passe avant tout par l’image plutôt que par le texte, tout comme dans la bande dessinée.
Blanchard a en partie raison et son essai constitue un premier balbutiement de ce qui deviendra bien plus tard, dans les années 1990, une histoire de l’image. D’un point de vue purement historique, il opère un saut un peu trop hâtif qui sera malheureusement repris, et continue d’être repris, lorsqu’il est question d’histoire de la bande dessinée. S’il y a bien identité d’un langage (l’image), deux problèmes se posent : d’une part les fonctions de ces différentes formes varient (écriture, récit politique, simple illustration, divertissement…) ; d’autre part, il est difficile d’établir des liens historiques directs et réels qui permettraient de dire qu’un savoir-faire s’est transmis de siècles en siècles sans discontinuer. Si elle offre l’avantage d’ouvrir la question des origines, cette théorie, basée sur une similarité des formes, comporte des faiblesses certaines.

Théorie 2 : le mythe d’une naissance américaine<

Sans doute fallait-il donc revenir à des origines plus modestes et plus proches, moins liées à un besoin de légitimation du médium. Une théorie apparaît et se solidifie, celle de la naissance américaine avec comme « première véritable bande dessinée » The Yellow Kid de Richard Outcault, qui commence à paraître en janvier 1895 dans le périodique américain New York World. Cette théorie comporte un présupposé dans la définition qu’elle se donne de la bande dessinée : elle fait du phylactère, de la bulle, la caractéristique identifiante de la bande dessinée. Dès lors, puisque c’est dans The Yellow Kid que l’usage de la bulle se développe, il s’agit bien de la première bande dessinée qui s’extirpe de la forme traditionnelle (et forcément, selon cette même théorie, européenne), des dessins avec texte sous-jacent et allie le texte et l’image. En suivant cette même logique, la bande dessinée apparaît en France durant l’entre-deux-guerres, par l’intermédiaire d’Alain Saint-Ogan (premier dessinateur français à utiliser régulièrement la bulle dans Zig et Puce) et par l’afflux massif des comics américains à partir de 1930 dans la presse française. Le procédé de la bulle s’impose définitivement dans les années 1940-1950 comme la modalité incontournable de ce qui prend alors le nom de bande dessinée. Aux comics de l’entre-deux-guerres viennent s’ajouter des séries belges (Tintin, Spirou, Blake et Mortimer…) ou françaises (Les Pionniers de l’espérance de Raymond Poïvet est un bon exemple d’adaptation à la française des comics américains) qui valident les solutions américaines. On oppose nettement un Vieux Continent archaïsant, encore attaché à la forme primitive du texte sous-jacent, et un Nouveau Monde porteur de modernité.
Le mythe de la naissance américaine est diffusée en France par les premiers ouvrages de synthèse en histoire de la bande dessinée et autres recueils de références qui apparaissent dans les années 1970-1980. Leurs auteurs sont Claude Moliterni, Pierre Couperie et Henri Filippini, pionniers des recherches en histoire de la bande dessinée, le premier étant parmi les fondateurs du Festival d’Angoulême.
L’autre caractéristique de cette théorie, ce qui est selon moi sa plus grande faiblesse, c’est d’appliquer la notion scientifique et technique « d’invention » à un art. Si ce procédé fonctionne bien dans le cas du cinéma, par exemple (« l’invention » du cinéma est avant tout l’arrivée d’une innovation technique), il est plus difficile à manipuler dans le cas de la bande dessinée, ne reposant pas sur des critères objectifs (invention d’une machine, dépôt d’un brevet) mais sur une observation subjective.

Théorie 3 : archéologie européenne de la bande dessiné

La volonté de revenir sur les origines de la bande dessinée donne naissance, à partir des années 1990, à une nouvelle historiographie tournée vers une nouvelle figure tutélaire, le suisse Rodolphe Töpffer, historiographie qui domine actuellement. L’évolution tient à deux facteurs :
– un changement de définition de la bande dessinée : le critère unique n’est plus le phylactère, mais plutôt la séquentialité des images et l’association du texte et de l’image.
– une très nette, voire violente, volonté de rupture avec l’historiographie dominante, vue comme le travail, certes très honorable mais trop subjectif, d’amateurs trompés par leur goût exclusif pour la BD américaine des années 1930, ignorant en cela des évolutions du XIXe. L’année 1995 est l’occasion pour les partisans et les opposants à la théorie de la naissance américaine de s’affronter sur le thème : « anniversaire de la BD ou non ».
La redécouverte de l’oeuvre du graveur suisse Rodolphe Töpffer est un tournant historiographique, une sorte de « chaînon manquant » de la bande dessinée. Töpffer aide considérablement les spécialistes de la bande dessinée puisque, dans son ouvrage Essai de physiognomie paru en 1845, il théorise et explicite son idée, une littérature associant le texte et l’image en une suite de séquences, il se présente comme l’inventeur d’un genre nouveau. Ses deux premiers ouvrages comiques, L’histoire de M. Crépin (1833) et L’histoire de M. Jabot (1837) font dès lors figure d’ancêtres de la bande dessinée pour les tenants de la théorie des origines européennes.
Parmi ces chercheurs, David Kunzle aux Etats-Unis et Thierry Groensteen en France font figure de pionniers et dans leurs nombreux écrits, imposent la théorie töpfferienne. Le premier, revenant en partie sur les théories généalogiques de Blanchard, tente de faire une archéologie de la bande dessinée depuis le Xve siècle. Le second essaye de suivre la descendance de Töpffer en France. Tous deux ont tenté de combler le fossé qui sépare Töpffer du Yellow Kid en identifiant les descendants directs du suisse, autrement dit les dessinateurs qui ont été influencé par cette « littérature en estampes ». Je ne reprends pas ici dans le détail le long cheminent du XIXe siècle et les différentes générations et écoles de dessinateurs qui s’emparent de « l’invention » de Töpffer. Les histoires en images se répandent en particulier par le biais de la presse satirique dans la deuxième moitié du Xixe siècle, s’identifiant aux dessins d’humour (citons Fliegende Blätter en Allemagne et Le Rire en France). Dès lors, The Yellow Kid trouve sa place dans cette généalogie, dont il n’est qu’un maillon et non l’origine.
Plus récemment, dans son ouvrage Naissances de la bande dessinée, Thierry Smolderen se rattache à cette dernière théorie, tout en s’imposant une forte exigence historique et en évitant le piège de la réduction de la bande dessinée à une définition unique. Il tente donc de retracer le chemin qui conduit à la bande dessinée en partant, pour sa part, des romans illustrés anglais du XVIIIe siècle, et particulièrement ceux du graveur Hogarth. Pour lui, l’association de l’image (non-illustrative) et du texte dans un roman est à voir comme une expérimentation baroque des formes romanesques, comme un jeu « polygraphique » proche . Ce n’est qu’à partir de Töpffer que les « romans en estampes », s’inspirant de Hogarth, prennent progressivement une valeur pour eux-mêmes, et non comme jeu littéraire.
La question restant en suspens et celle du statut à donner à ses romans en estampes et histoires en images du Xixe siècle : peut-on les qualifier de « bande dessinée », au risque d’un anachronisme. Les historiens de la bande dessinée s’accordent désormais sur le fil généalogique qui conduit, de générations de dessinateurs en générations de dessinateurs, de Töpffer à la bande dessinée du XXe siècle ; les liens historiques, les influences réciproques, la transmission des savoir-faire en ont été en grande partie établis, même s’il reste encore à les raffiner. Mais cette histoire revisitée de la bande dessinée se mélange durablement à une plus large histoire de l’image aux XIXe et XXe siècles, et demeurent la question (impossible à résoudre et qu’il vaut mieux oublier ?) d’une définition de la bande dessinée… Mais ceci est un autre débat.

En conclusion, je remarquerai surtout que les générations d’historiens sont influencées par l’évolution propre du médium bande dessinée à leur époque. Les historiens amateurs des années 1960-1980 ont vécu le triomphe d’un modèle de narration graphique (usage de la bulle, genres populaires de l’humour et de l’aventure, importance de la presse) et il est donc naturel qu’ils aient recherché une ascendance américaine réunissant les caractéristiques qu’ils lisaient en leur époque. Au contraire, à partir des années 1990, les formes de la bande dessinée, jusque là relativement figées, éclatent : graphic novel, diversification des formats, victoire de l’album sur la prépublication dans la presse, expérimentations narratives, éclosion de genres inédits, bd numérique… Th. Smolderen considère que c’est cette évolution des années 1990-2000 qui, en brisant la définition traditionnelle de bande dessinée, a ouvert la voie à une nouvelle génération d’historiens cherchant à aller au-delà du Yellow Kid et à chercher une bande dessinée éloignée du modèle dominant le XXe siècle. Je lui laisse le mot de la fin et vous invite à consulter son ouvrage paru à l’automne dernier : « Si les contours de la bande dessinée n’étaient pas devenus si flous au cours des vingt dernières années, si les oeuvres les plus intéressantes ne s’étaient pas mis à proliférer aux frontières du genre, l’approche que nous avons adoptée dans [Naissances de la bande dessinée] aurait sans doute été inimaginable. Mais dans le paysage subitement diversifiée de la bande dessinée actuelle, où les « niches écologiques » se multiplient au contact d’autres domaines (la littérature, les arts plastiques, Internet…), nous sommes plus que jamais en état d’apprécier pour leur propre mérite les expériences graphiques précédemment « inclassables ». Le modèle de Tintin a cessé d’imposer son point de fuite unique au regard porté sur l’histoire du médium. »

Bibliographie et webographie indicative :
Gérard Blanchard, Histoire des histoires en images, Marabout, 1969
Pierre Couperie et Claude Moliterni, Histoire mondiale de la bande dessinée, Horay, 1980
David Kunzle, History of the comic strip, University of California, 1973-1990
Thierry Groensteen, La bande dessinée, objet culturel non-identifié, éditions de l’an 2,
Thierry Groensteen, La bande dessinée, son histoire et ses maîtres, Musée de la bande dessinée, 2009
Thierry Smolderen, Naissances de la bande dessinée, Les Impressions Nouvelles, 2009
Sur Claude Moliterni : http://www.claudemoliterni.com/
Sur Thierry Groensteen : http://www.editionsdelan2.com/groensteen/