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(2) Bande dessinée et figuration narrative : une exposition fondatrice

Après un petit tour du côté des expos de la première moitié du XXe siècle, j’en arrive à une exposition souvent considérée comme fondatrice : « Bande dessinée et figuration narrative » qui s’est tenue en 1967 au musée des Arts Décoratifs. Assez peu d’exposition de bande dessinée oublient de s’y référer en introduction comme la « première » exposition de bande dessinée ou, mieux, à « l’entrée de la bande dessinée au musée ». C’est tout naturellement que la bibliographie la concernant est relativement importante (du moins à l’échelle du sujet qui m’occupe dans cette série). Pour ceux qui ignoreraient tout de l’expo de 1967, ou ceux dont la mémoire a besoin d’être rafraîchie, je vous invite à aller consulter un article de Pierre-Laurent Daures qui en présente les principaux enjeux et qui a interrogé la scénographe de l’époque, Isabelle Coutrot-Chavarot.
De mon côté, le défi consiste donc à écrire quelque chose d’original sur le sujet plutôt que de reprendre ce qui a été écrit (ce qui n’est pas facile après Thierry Groensteen !). D’où mon choix de cet angle d’attaque plus précis : jusqu’à quel point l’expo Bande dessinée et figuration narrative est-elle fondatrice, et surtout, que fonde-t-elle vraiment ?

Le contexte de « Bande dessinée et Figuration narrative »

Lorsqu’un événement culturel est vécu comme fondateur, c’est soit qu’il est un des premiers de sa partie, soit qu’il suppose un changement tel qu’il introduit un nouveau paradigme. Faisons l’essai pour l’exposition « Bande dessinée et Figuration narrative » : qu’elle soit la première exposition de bande dessinée n’est pas complètement vrai ; mon article précédent était là pour démontrer le contraire. En revanche, il est tout à fait juste de dire qu’elle introduit deux modifications essentielles dans la conception des expositions de bande dessinée :
1. Pour la première fois, des oeuvres de bande dessinée sont exposées pendant plus d’une semaine dans l’enceinte d’un musée national. Même s’il ne s’agit pas d’un musée des Beaux-Arts, mais d’un musée des Arts décoratifs (ne s’intéressant justement pas dans ladite catégorie des « beaux-arts », mais s’attachant à des arts plus triviaux dans leur usage), ces oeuvres sont exposées dans le but d’être comparées avec des peintures (celle du mouvement qui s’est appelé « Figurative narrative »), certainement celui des Beaux-Arts le plus respecté à cette époque. Indirectement, cela implique aussi que l’Etat reconnaît une légitimité artistique, encore toute relative, à la bande dessinée.
2. Les expositions de bande dessinée cessent pour un temps d’être le fruit des auteurs eux-mêmes, qui vont être atteints par une méfiance envers l’institution muséale officielle jusqu’aux années 1990. Les années 1960 marquent le départ d’une appropriation de l’organisation d’expositions par une catégorie spécifique d’acteurs : les fans, en d’autres termes des spécialistes érudits amateurs de bande dessinée, en marge du circuit institutionnel du monde des musées, et souvent même en marge du monde de l’art. Pour plusieurs décennies (et encore maintenant, même si la situation s’est largement diversifiée), le montage d’exposition de bande dessinée va être un outil au service du discours fanique.
En effet, à l’initiative de « Bande dessinée et Figuration narrative » se trouve l’une des associations composant le fandom nostalgique de la bande dessinée : la Socerlid (Société civile d’études et de recherches sur les littératures dessinées, 1964). Cette dernière est une scission d’un groupe plus ancien, le CBD (Club des bandes dessinées, 1962, devenu CELEG en 1964), et l’exposition remplit donc deux objectifs à court et à long terme. D’une part, il s’agit de prendre de vitesse le CELEG en devenant l’association la plus active et la plus visible du grand public (de fait, l’organisation de l’exposition, qui marque le triomphe de la SOCERLID, et la fin des activités du CELEG ont simultanément lieu durant le premier semestre 1967) ; d’autre part, il s’agit d’oeuvrer pour la « légitimation » de la bande dessinée, avec comme sous-entendu que la bande dessinée est injustement méprisée. Je verrais plus loin si ces deux objectifs ont pu être remplis.

Quelques remarques sur ces deux évolutions : il faut, comme toujours, les replacer dans leur contexte. Les années 1960 voit l’émergence d’une bédéphilie extrêmement militante dont l’objectif est à la fois de discuter entre soi de son amour pour la bande dessinée, et de le faire partager au reste de la société. La Socerlid est issue d’une branche de la bédéphilie qui s’est organisée en des structures associatives et des revues (et qui possède donc les moyens de monter une exposition et rédiger un catalogue). Elle privilégie une lecture nostalgique du medium, essentiellement tournée vers la bande dessinée américaine des années 1930 (de ce qu’ils appellent « l’âge d’or » et qu’ils situent entre 1934, naissance du Journal de Mickey en France, et 1942, interdiction de l’importation de bandes américaines). Même au niveau de la création contemporaine, les membres de la Socerlid s’intéressent essentiellement à la bande dessinée pour enfants : André Franquin plutôt que Jean-Claude Forest, Tintin plutôt que Hara-Kiri. L’exposition est à l’image de l’association, privilégiant le domaine américain (Thierry Groensteen a abondamment développé au sujet des erreurs d’appréciation de la bédéphilie nostalgique, je vous renvoie donc à la bibliographie en bas de l’article).
Autre chose : l’exposition de 1967 vient en réalité comme le climax d’une série d’expositions plus confidentielles organisées par les associations bédéphiliques comme un point fort de la lutte entre CELEG et Socerlid. En effet, là où le CELEG privilégie une approche assez simple de regroupement entre amateurs éclairés, la Socerlid s’en distingue par sa volonté « propagandiste » active, et l’exposition en est un des nouveaux moyens (à côté des réunions, des publications critiques et des rééditions, modes d’expression déjà introduits par le CELEG dans le champ de la bédéphilie), amplement plus visible et médiatique. Trois expositions seront organisées par la Socerlid : « 10 millions d’images, l’âge d’or » de la BD en 1965, « Burne Hogarth » et « Milton Caniff » en 1966. Les notions d’expositions et de scénographie n’était donc pas totalement inconnues des organisateurs ; Pierre Couperie, historien de formation, sera un des principaux metteurs en oeuvre de ces expositions. La Socerlid n’est pas la seule association à organiser des expositions de ce type : le Club des Amis de la Bande dessinée (branche belge du CELEG, devenue autonome), organise plusieurs expositions, dont une « Introduction à la bande dessinée belge » à la Bibliothèque Albert Ier de Bruxelles. D’autres expositions suivront : en 1974, lors du premier salon d’Angoulême, Pierre Couperie présente Le noir et blanc dans la bande dessinée.

Premier objectif : la médiatisation de la bande dessinée et de la bédéphilie nostalgique
Le résultat le plus évident et le moins contestable est que l’exposition « Bande dessinée et Figuration narrative » a donné une tribune médiatique nouvelle à la bande dessinée. Durant la seconde moitié des années 1960 se produit un mouvement qui fait passer la bande dessinée d’objet peu considéré à phénomène médiatique. L’occasion pour moi de rappeler que ce qu’on appelle généralement « passage à l’âge adulte » de la bande dessinée française (et que l’on situe, vaguement, dans cette décennie) est moins l’arrivée d’une bande dessinée adulte (qui existait déjà avant, et en grande quantité, dans la presse quotidienne) que l’arrivée sur le marché de revues entièrement composées de bandes dessinées (imitant en cela le modèle des revues pour enfants), à destination des adultes (Chouchou, Fluide Glacial, L’Echo des savanes, Métal Hurlant). Autrement dit, un transfert de modèle éditorial, qui s’accompagne naturellement d’une augmentation conséquente du nombre de dessinateurs travaillant pour le public adulte et du début de la fin du préjugé qui, dans l’inconscient collectif, accuse la bande dessinée du « péché d’infantilisme » (pour reprendre une expression de Thierry Groensteen).
L’exposition de 1967 est évidemment indissociable de ce mouvement ; il faut se souvenir qu’un autre événement sert souvent de jalon à la faveur nouvelle dont bénéficie la bande dessinée : la couverture de L’Express sur Astérix en septembre 1966 (même si on y parle davantage du phénomène économique que des qualités graphiques et narratives de la série). De nombreux articles accompagnent l’exposition, et dans une frange très large de la presse, du Figaro littéraire au Canard enchaîné. Toutefois, comme le souligne Groensteen, il faut y apporter une nuance : « A se pencher sur la revue de presse, on constate d’ailleurs que, si le nombre d’articles fut très élevé et dépassa sans doute les espérances des organisateurs (…) la tonalité des articles ne fut pas toujours des plus favorables. » (T. Groensteen, Un objet culturel non identifié, p.160). Plusieurs journalistes ne s’intéressent qu’à la partie « Figuration narrative », par exemple. Le seul critère médiatique, s’il est un indice, ne suffit pas à disqualifier l’ensemble : le retentissement de l’exposition face au grand public semble avoir été important.
La rhétorique du passage à l’âge adulte, fréquemment employée, s’accompagne aussi de celle du passage « art mineur »/ « art majeur ». Il m’intéresse précisément quand je parle d’expositions dans la mesure où la notion « d’exposition » est liée à celle de contemplation artistique, par opposition au livre de bande dessinée qui se feuillette. Les Beaux-Arts servent alors d’étalon et de modèle pour l’exposition de bande dessinée (ce d’autant plus qu’on en conclut, un peu vite, qu’on a affaire à de l’image dans les deux cas), et, dans la logique qui est celle des organisateurs de la Socerlid, exposer annoblit. Or, sur ce point précis, l’exposition « Bande dessinée et Figuration narrative » est extrêmement ambitieuse, puisqu’elle ne propose pas seulement d’exposer de la bande dessinée, elle veut aussi la comparer à des peintures.

Second objectif : la bande dessinée devient un « art majeur »

Bernard Rancillac, Où es-tu ? Que fais-tu ?, 1965 : un exemple d'utilisation de personnages de bande dessinée par les peintres de la Figuration Narrative


Reprenons : les plus savants d’entre vous auront repéré ce qu’est la Figuration narrative, et quel peut être le lien avec la bande dessinée. La Figuration narrative est un mouvement artistique, essentiellement pictural mais qui s’étendit aussi à la sculpture. Il marque, au début des années 1960, un retour au figuratif après une longue période dominée par l’abstraction et partage de nombreuses caractéristiques avec des courants contemporains comme le Pop art américain, ou avec le Nouveau réalisme français, tout en essayant aussi de se démarquer de ces deux grands aînés. La Figuration narrative ne s’affirme jamais à proprement parler comme un mouvement construit ; elle regroupe des artistes comme Bernard Rancillac, Hervé Télémaque, Eduardo Arroyo, Jacques Monory. C’est le critique d’art Gérard Gassiot-Talabot qui définit le terme et lui donne son contenu théorique. C’est aussi lui qui s’occupe de la partie « Figuration narrative » de l’exposition de 1967. La vision idéalisée de « Bande dessinée et Figuration narrative » est celle de la rencontre entre deux militantismes culturels du milieu des années 1960 : la bande dessinée en pleine « légitimation », et la Figuration narrative est en plein épanouissement après deux expositions marquantes en 1964 (« Mythologies quotidiennes » au Musée d’art moderne de la Ville de Paris) et en 1965 (« La figuration narrative dans l’art contemporain », 1965), dont Gassiot-Talabot est le metteur en oeuvre.
Voici pour la partie « Figuration narrative ». Il faut noter que, dans la catalogue de l’exposition, sur 12 chapitres, un seul traite du mouvement artistique (rédigé par Gassiot-Talabot) et ce n’est qu’au sein de ce chapitre que l’on peut lire une analyse intéressante sur les rapports entre bande dessinée et peinture qui s’attache surtout à en pointer les différences et à souligner l’ambiguité des relations qui peuvent s’établir entre les deux. Pourtant, l’objectif des membres de la Socerlid était bien d’ériger la bande dessinée en « art » par une comparaison avec la peinture contemporaine et par la présence au sein d’un musée, dans le sillage de Claude Beylie qui est le premier à avoir proposé l’appellation de « neuvième art » dans une série d’articles pour le journal Lettres et médecins en 1964. Le sous-entendu théorique de cette tentative de rapprochement entre bande dessinée et art « majeur », qui sous-tend tout le catalogue (à l’exemple d’une préface de Burne Hogarth), est que l’annoblissement du medium ne peut passer que par une élévation comme un des Beaux-Arts (idée que je jure pour ma part assez vaine et inutile). D’où la volonté de « mimer » les gestes de l’art, notamment par une exposition au musée (le lieu prend ici tout son sens : rappelons que le musée des arts décoratifs se situe dans les locaux du musée du Louvre).
Si le premier principe de l’annoblissement de la bande dessinée est la juxtaposition avec un mouvement artistique, le second est le choix d’une scénographie spécifique. Je vous renvoie là encore à mes références bibliographiques et webographiques pour plus de détails, mais je m’arrête sur quelques points. La scénographie de « Bande dessinée et Figuration narrative » (en ce qui concerne la partie bande dessinée) est réalisée par Isabelle Coutrot-Chavarot. Son objectif principal (je reprends là une analyse de Pierre-Laurent Daures) est de rompre les habitudes de lecture du public en leur montrant des cases de bande dessinée autrement, en l’occurence sous la forme d’agrandissements photographiques noir et blanc de cases jugées « remarquables ». Cette décision est à la fois liée à des contraintes matérielles (le manque de planches originales) et à une visée théorique (montrer de près la qualité du dessin et la spécificité du trait). L’agrandissement est paradoxalement vécu comme une renaturation de la case, qui serait mutilée par l’impression et la colorisation (un même argument pourra servir, plus tard, à mettre en avant la qualité de la planche originale comme objet d’exposition). Il monumentalise la case de bande dessinée. Enfin, il est aussi un autre moyen de comparer les oeuvres picturales et les oeuvres graphiques, en les mettant à la même échelle.

Je ne serais pas le premier à dire que cet objectif de mise à niveau de la bande dessinée sur la peinture a plutôt été un échec. Il est possible que nous soyons face à un malentendu. C’est ce que peut suggérer une lecture espiègle des premières phrases du chapitre rédigé par Gassiot-Talabot, qui donne l’impression de se dédire de tout lien avec la Socerlid, lui qui s’intéresse au mouvement de la Figuration narrative : « La présence de quelques tableaux dans l’exposition organisée par le Musée des Arts Décoratifs, ce chapitre même, qui termine un ouvrage consacré pour sa plus grande partie à l’histoire, à l’esthétique et à la sociologie de la bande dessinée, pourraient produire quelque confusion et prêter aux auteurs de ce livre des intentions qu’ils n’ont pas. Pour situer les raisons de cette entreprise, et les limites de ma collaboration avec les membres de la Socerlid, il faut rappeler que le problème de la Figuration narrative a fait l’objet de travaux antérieurs qui rendent inutiles un nouvel exposé théorique et une étude analytique des catégories narratives. » (p.229 du catalogue). La juxtaposition entre bande dessinée et figuration narrative apparaît encore davantage comme un mariage forcé lorsqu’on sait qu’en réalité, la partie picturale a été imposée par le conservateur du musée, François Mathey. Pour reprendre les termes de Groensteen : « Les deux parties de l’exposition constituaient deux projets distincts, arbitrairement réunis pour la circonstance. » (p.159, Un objet culturel non identifié). La transformation de la bande dessinée en art majeur est donc en grande partie rendue impure dans la mesure où une condition est mise à son entrée dans un musée, et où il y a juxtaposition plus que dialogue entre les deux parties.

Impureté de la bande dessinée considérée comme un des Beaux-Arts

Pour terminer sur un point de vue un peu plus réflexif, j’aimerais souligner le fait que mettre sur un pied d’égalité la bande dessinée américaine réaliste ou l’Ecole de Bruxelles d’un côté et la Figuration narrative de l’autre, comme le firent, un peu malgré eux, les membres de la Socerlid n’est pas sans amener un triple contresens (les deux premières remarques viennent en grande partie des réflexions de Gassiot-Talabot lui-même dans le catalogue, la troisième m’a été inspirée par les écrits plus récents de Christian Rosset).
1.La première observation est que l’usage de la narration par la Figuration narrative diffère de celle de la bande dessinée. En bande dessinée, la narration est en quelque sorte inévitable et intuitive : elle n’est jamais soulignée, sauf pour créer un effet comique de mise en abyme. Dans la Figuration narrative, la narration est au contraire savamment analysée et le public doit en être conscient pour comprendre la démarche artistique propre à ce mouvement, démarche qui se propose expressément d’interroger le statut de « l’image narrative » dans un art comme la peinture basé sur l’unité du tableau. Thierry Groensteen regrette d’ailleurs que le nom de l’exposition ait entraîné une confusion chez le public qui a pu croire que « Figuration narrative » était une périphrase pour désigner la bande dessinée, erreur qui reste encore courante.
2.L’utilisation de la bande dessinée par la Figuration narrative, comme par le Pop Art ou le Nouveau Réalisme, pose problème car un artiste comme Roy Lichtenstein (mais aussi Rancillac, Erro et Fahlström) utilise la bande dessinée « ainsi qu’un matériau sociologique utilisable au même titre que la réclame publicitaire, le roman photo, le schéma technique, la planche de magazine, l’article de journal, la reproduction d’art, ou tout simplement l’objet préfabriqué qui sert de jalon dans le développement du parcours intérieur. » (Gassiot-Talabot, p.235 du catalogue). L’image de la bande dessinée transmise par les artistes narratifs est donc exactement inverse à celle que défend la Socerlid.
3.Enfin, j’avais souligné que l’exposition était la rencontre de deux militantismes. Or, ils oeuvrent dans des directions diamétralement différentes. La Figuration narrative est un mouvement de contestation face à la peinture établie (aussi bien l’art abstrait que le Pop Art américain) qui se veut contestataire et moderne. La Socerlid, elle, en tant que bédéphilie nostalgique, est tournée vers le passé et nettement moins vers la créations contemporaine, en particulier lorsqu’elle bouleverse les règles classiques qui régissent le medium depuis des décennies. Elle veut au contraire devenir un art établi. Ainsi, Jean-Claude Forest, dont l’esthétique est pourtant plus proche du Pop Art et de sa subversion que celle d’Hergé, est déprécié dans le catalogue. Certains auteurs choisis par la Socerlid pour être exposés (Milton Caniff, Burne Hogarth, Hergé) sont éminemment académiques et leur noir et blanc, ici présenté, semble jurer avec les couleurs vives de la Figuration narrative, de même que leur réalisme et leur exactitude jurent avec la déformation corporelle ou la recherche du détail absurde que l’on peut trouver dans le mouvement pictural.

Au final, le nouveau paradigme de la « BD au musée » qu’a voulu introduire l’exposition « Bande dessinée et Figuration narrative » n’est atteint qu’en partie, et de façon impure.

Ajout au 13 juillet 2011 : suite au commentaire de Maurice Horn, qui a participé à l’exposition et notamment à la traduction du catalogue aux Etats-Unis, il convient de préciser qu’au-delà de l’impact médiatique national, qui est le sujet de cet article, l’exposition a été connue par son catalogue (traduit en anglais sous le titre A History of Comic Strip par Maurice Horn) au niveau international.


Pour en savoir plus :

Un catalogue de l’exposition a été édité par le SERG. Il est malheureusement épuisé, mais on peut à l’occasion le trouver dans quelques bibliothèques avant-gardistes qui s’intéressaient déjà à la BD dans les années 1960 !
Thierry Groensteen consacre plusieurs pages au sujet de l’exposition « Bande dessinée et Figuration narrative » dans son La bande dessinée, un objet culturel non identifié, Editions de l’an 2, 2006 (p.155-160 ; plusieurs réflexions sur le mouvement bédéphilique sont tirées du même ouvrage.)
Enfin, un mémoire existe sur le sujet, soutenu et réalisé par Antoine Sausverd en 1999 à l’Université de Bourgogne (Dijon).
Site de la scénographe, avec quelques photographies de l’exposition : http://www.isastyle.com/bd.htm
Et enfin, une synthèse sur la Figuration narrative par le Centre Pompidou, avec des commentaires d’oeuvres.

(1) 1920-1950 : quand les dessinateurs s’exposaient

Pour tenter de remédier au ralentissement du rythme des articles de ce blog, voilà que votre serviteur se lance dans une nouvelle série d’articles à suivre, après une suite chronologique sur la bande dessinée et la science fiction, et les explorations thématiques de ce qu’aurait pu être l’exposition « Archi et BD ». Je reste justement sur cette idée « d’exposition » avec un thème qui tend à devenir de plus en plus pregnant : comment exposer la bande dessinée ? Plutôt que d’apporter au débat mes propres réponses (d’autres sauront le faire mieux que moi en d’autres lieux), je vais me livrer à un petit jeu de retour sur le passé, pour connaître les enseignements que l’on peut tirer des différentes tentatives d’exposer la bande dessinée…
Et d’abord, une plongée plusieurs décennies en arrière, dans la première moitié d’un XXe siècle désormais défunt, à une époque où les auteurs utilisaient les expositions pour promouvoir leur travail auprès du public, sur le modèle des salons du XIXe siècle. Deux expériences m’intéressent ici : les salons des dessinateurs humoristes et les expositions liées au Grand Prix de l’Image Français dans les années 1946-1949.

Quand les dessinateurs de presse s’exposaient : les salons de dessinateurs humoristes

La bande dessinée moderne est cousine proche du dessin d’humour : leurs deux histoires se trouvent entremêlées au cours du XIXe siècle et ce n’est qu’à partir de la fin de ce même XIXe siècle que la production d’histoires en images « narratives » (par opposition à des dessins uniques, ou en quelques cases) se diversifie considérablement et acquiert, au siècle suivant, une autonomie certaine. Pour cette raison, il me semble logique d’invoquer comme un « grand ancêtre » des manifestations qui ont plus à voir avec le dessin de presse qu’avec la bande dessinée à proprement parler. Après tout, il s’agit bien des principales expositions d’artistes dessinateurs au XXe siècle.
La décennie 1920 est l’âge d’or des salons de ceux qui s’appellent les « dessinateurs humoristes », terme qui désigne alors les dessinateurs et caricaturistes travaillant tout particulièrement dans la presse hebdomadaire humoristique (Le Rire, L’Assiette au beurre, Le Chat Noir, Le Journal amusant), mais aussi, plus occasionnellement, dans la presse quotidienne. Il s’agit d’une profession solidement organisée puisqu’il existe depuis 1907 une « Société des humoristes » qui est, au moins jusqu’aux années 1930, un passage obligé pour les jeunes dessinateurs qui y trouvent le soutien de leurs aînés. L’organisation purement institutionnelle de la profession de dessinateur humoriste fait suite au dynamisme de cette même profession à la fin du XIXe siècle : les journaux humoristiques se multiplient, les techniques de gravure évoluent et l’art de dessinateur prend des chemins nouveaux. Ces humoristes se nomment Caran d’Ache, Jean-Louis Forain, Abel Faivre, Jossot, Hermann-Paul, Gus Bofa, Charles Léandre… En 1907, Félix Juven, directeur du journal Le Rire, décide d’organiser un premier « salon des humoristes ». Après la première guerre mondiale, la Société des Humoristes prend définitivement le contrôle de la manifestation et en fait sa vitrine.
En quoi que consiste ce « Salon des Humoristes » ? Les dessinateurs humoristes y exposent, dans des formats plus larges, les meilleurs dessins parmi ceux qu’ils publient régulièrement dans la presse. Un comité est chargé de la sélection, et chaque dessinateur expose entre une à quatre oeuvres, réparties dans des sections telles que : « dessin », « sculpture », « peinture », « art décoratif », le salon étant ouvert aux autres formes d’art. Cette organisation avec comité de sélection s’inspire directement des grands salons artistiques du XIXe siècle. Non pas du vénérable « Salon de peinture et de sculpture » qui existe depuis 1725 et est contrôlé par l’Académie des Beaux-Arts, mais du modèle qui se diffuse durant la Troisième république : celui de salons artistiques gérés par des sociétés d’artistes. En 1881, le Salon de l’Académie des Beaux-Arts est placé sous le contrôle d’une « Société des artistes français » (sous le nom de « Salon des artistes français ») ; le Salon des Indépendants est créé en 1884 et le Salon d’automne en 1903, tous deux pour des artistes insatisfaits de l’organisation du salon « officiel », celui des Artistes Français. Le parallèle entre salons des humoristes et salons des Beaux-Arts est parfaitement assumé et même revendiqué. Les dessinateurs humoristes se considèrent eux-mêmes comme des artistes à part entière, la plupart poursuivant à côté une carrière de peintre, de sculpteur ou d’artiste décoratif, et ils interviennent dans les débats artistiques.
Les salons de dessinateurs humoristes connaissent la même diversification que leurs homologues des Beaux-Arts durant les années 1920. Le Salon des Humoristes, premier du nom, est une manifestation mondaine très couru dont le nombre d’exposants, d’oeuvres et de visiteurs, augmente chaque année durant la décennie. Mais des accusations d’académisme apparaissent au sein de la profession et plusieurs salons rivaux sont créés : le Salon de l’Araignée, en 1920 par Gus Bofa, le Salon des dessinateurs parlementaires en 1926 par Gassier et Sennep et, plus tardivement, le Salon Satire en 1935. A chacun de ces salons correspond une vision de l’art de dessinateur de presse ou une nouvelle génération qui tente de s’émanciper de l’ancienne. L’objectif est de montrer des oeuvres refusées au Salon des Humoristes, qui apparaît vite comme une manifestation archaïque dont le succès s’éteint progressivement. De fait, les vénérables « humoristes » ne parviennent pas à intégrer les évolutions esthétiques du dessin de presse de l’entre-deux-guerres (rapprochement avec le journalisme, éclosion de l’humour absurde, fin de la « vieille gaieté française »…) et leurs institutions cessent d’être incontournables. Néanmoins, les années 1920 ont été riches en expositions régulière d’artistes dessinateurs.
Durant la seconde guerre mondiale, le modèle du Salon est encore celui qui prévaut dans la sociabilité des dessinateurs de presse : en 1941 et 1942 sont organisés deux salons « Humour » en zone libre à l’initiative de Carrizey et Max Favalleli de Ric et Rac, l’un des rares hebdomadaires humoristiques (avec Candide) à paraître encore dans le contexte de guerre.

Bien sûr je n’oublie pas ici les spécificités propres au dessin d’humour, qui sont fort différentes des problématiques de l’exposition de bande dessinée. Ici, l’image unique préexiste à l’exposition : nulle besoin de couper un album en morceaux ou d’isoler une « case remarquable » pour la mettre en valeur sur un mur. Au début du XXe siècle, une grande partie des dessins d’humour fonctionnent sur le modèle d’un dessin en une case avec légende (mais pas uniquement : Caran d’Ache est un maître du dessin en plusieurs cases). L’exposition d’un dessin d’humour est un passage direct d’un support à l’autre, de la presse à l’encadrement mural. Ainsi, le mode de lecture de l’image s’en trouve modifié (on ne la lit plus comme un rendez-vous hebdomadaire ou quotidien, mais comme une oeuvre isolée entourée par d’autres oeuvres de même nature) mais le nouveau mode de lecture n’est pas contradictoire avec la forme initiale.

Le prix de l’image française, ou la défense d’une « qualité française »

Passent à présent quelques années et une seconde guerre mondiale pour arriver en 1946. A cette date, le paysage de la presse pour les enfants, l’un des supports de publication des bandes dessinées, se recompose doucement au gré des autorisations de publications délivrées par les autorités politiques, elle-même en recomposition. Les titres parus pendant la guerre sont supprimés, ceux qui sont nés au sein de la presse résistante ont plus de chance (et Le Jeune Patriote devient Vaillant). Surtout, la fin de l’occupation allemande signifie le retour sur le sol français des bandes américaines, interdites pendant quatre années. Les dessinateurs ont pleinement perçu le problème et décident, pour mieux s’organiser (également face aux éditeurs) de se regrouper en 1946 au sein d’un Syndicat des Dessinateurs de Journaux pour Enfants, présidé par Alain Saint-Ogan, figure symbolique de la création française qu’il défend farouchement face à « l’invasion » américaine, et initié par Auguste Liquois, dessinateur et militant communiste. Dans le même temps, des débats s’organisent entre éditeurs, éducateurs et dessinateurs pour pousser les parlementaires à rédiger et voter une loi pour contrôler les publications destinés à l’enfance, au prétexte d’une « démoralisation » de cette dernière (ce sera la loi de juillet 1949, jamais abolie depuis alors qu’elle n’a jamais fait la preuve de son efficacité et s’affirme comme une des quelques lois autorisant la censure légale). L’un des credos du SDJE, qui participe au débat public par la presse, notamment, est de faire passer en même temps que la loi une obligation donnée aux journaux paraissant en France de publier au moins 75% de dessins français (ce qui n’aura finalement pas lieu).
C’est dans ce contexte que le SDJE ci-dessus présenté imagine le « Grand Prix de l’Image Française », accompagné par une exposition de dessins (en 1946, elle a lieu dans les locaux du Bon Marché à Paris). Les deux sont indissociables et remplissent les mêmes objectifs, l’un concernant le passé de la profession, l’autre concernant l’avenir. L’exposition est partagée entre différents stands représentant les journaux pour enfants de l’époque. Sont exposées des planches parues, mais aussi des dessins inédits ou des jouets sculptés. L’enjeu est de montrer le travail actuel que font les dessinateurs français, avec, comme sous-entendu, de démontrer au public, à la presse, et aux éditeurs, que des talents français existent, bien égaux aux importations américaines. Le prix de l’Image Française est remis par un jury de sept membres constitués en une « Académie de l’Image Française » (Saint-Ogan, Liquois, Le Rallic, Marijac, Puncho, Calvo, Jöel Hammam) et se donne pour but d’encourager des vocations de dessinateurs français. Comme dans le cas du salon des humoristes, on comprend que le Grand Prix de l’Image Française a vocation à devenir une récompense incontournable de la profession qui puisse mettre en valeur le syndicat et son combat pour les dessins français. Ce à quoi s’ajoute le fait que le Grand Prix est soutenu par l’Education nationale.
Malheureusement pour le SDJE, son initiative ne rencontre le succès voulu et les éditeurs ne suivent pas suffisamment la remise des prix pour la rendre attractive aux yeux des jeunes dessinateurs. Seuls trois prix seront remis, successivement à Jean Trubert (1946), Raoul Auger (1947) et Lempereur (1948). L’échec du combat syndical pour les 75% achève de briser l’élan né au sortir de la guerre.

La prise en main par les dessinateurs : enjeux idéologiques et académisme

Salons des dessinateurs humoristes et Grand Prix de l’Image Française ont un point commun essentiel : elles émanent directement d’associations professionnelles de dessinateurs qui poursuivent, statutairement, un objectif de valorisation de leur profession. Cet objectif intervient pourtant dans deux contextes complètement différents.
Dans le cas des salons humoristiques, c’est un contexte de dynamisme du dessin de presse (de plus en plus de débouchés, de plus en plus de jeunes dessinateurs) qui amènent naturellement les dessinateurs à se construire une légitimité artistique. En calquant l’organisation et la gestion du salon sur celui des salons artistiques du XIXe siècle (le terme même de « salon » est connoté), les humoristes cherchent à revendiquer leur talent propre de dessinateurs, et ce n’est pas un hasard si les salons des Humoristes et de l’Araignée accueillent également peintres et sculpteurs : les liens entre les deux milieux ne sont pas si tenus. Nombre de peintres ont d’ailleurs commencé dans le dessin de presse (Kees Van Dongen, Juan Gris…).
Je m’arrête un instant sur l’avis de Francis Carco, observateur éclairé de la vie parisienne de l’entre-deux-guerres. Dans son ouvrage Les humoristes (1921), il écrit à propos des salons de dessinateurs humoristes que « Les progrès que les Salons firent accomplir à l’art humoristique est incommensurable. (…) Le Salon a sauvé l’Humour de la besogne quotidienne et l’a rendu à ses premières et naturelles destinées. ». Selon Carco, les salons permettent de sortir le dessin d’humour du support éphémère et trivial qu’est la presse pour le transformer en oeuvre d’art, le sacraliser le temps d’une exposition. Ils en modifient le statut et révèlent le véritable travail du dessinateur. Il est vrai que dans un salon comme celui de l’Araignée, de Gus Bofa, l’exigence esthétique est très forte. L’entre-deux-guerres voit se développer un débouché pour les dessinateurs : le livre d’art et l’illustration, voie que Gus Bofa lui-même va explorer et qui participe à cet éloignement de la presse, vue comme un support qui favorise la répétition, le stéréotype, et qui bride l’originalité et les expérimentations graphiques.
Dans le cas du Grand Prix de l’Image Française, j’ai déjà explicité le double contexte : celui de la lutte contre « l’invasion » étrangère propre au SDJE et intégrée aux débats sur la loi pour le contrôle des publications destinées à la jeunesse. Certains membres du SDJE essayent, lors des débats, d’appuyer le fait que les publications américaines sont celles qui « démoralisent » le plus la jeunesse. L’exposition et le prix sont dans la parfaite continuité de cette action et ce n’est pas innocent s’ils disparaissent tous deux en 1949, une fois la loi est votée. La rhétorique déployée par le SDJE est intéressante en ce qu’elle essaye de survaloriser la production française soit par un changement de vocabulaire (le terme d’« image » au lieu de dessin permet d’opposer à la « science-fiction », vue à tort comme américaine et néfaste, la tradition du conte merveilleux, vu comme faisant partie de « l’imaginaire » et de « l’imagerie » françaises), soit par des références à des spécificités culturelles françaises (le terme « d’Académie » semble annoblir l’initiative du syndicat en le comparant à la tradition académique maintenue depuis XVIIe siècle). Comme dans le cas du salon des humoristes, le recours à une exposition est peut-être un moyen de sortir du cadre de la presse.

Organisée par des associations professionnelles (la Société des Humoristes n’est pas un syndicat), les deux événements sont fortement prescripteurs et présentent le risque de l’académisme : qu’un groupe d’artistes se prétendent être les principaux représentants de la profession et qu’ils imposent aux autres leur modèle esthétique. C’est ce qui a eu lieu dans le cas du Salon des Humoristes, rattrapé par d’autres salons et vite déserté pour péché d’archaïsme, incapable qu’il fut d’entraîner de nouvelles générations de dessinateurs. Les expositions annuelles du SDJE n’ont sans doute pas eu suffisamment d’éditions pour qu’on puisse tirer des conclusions évidentes, mais leur combat protectionniste pour « l’image française » n’était pas sans contradictions internes. Les dessinateurs français étaient nombreux à s’inspirer directement des bandes américaines, Liquois et Marijac en tête. Or, le rapport au passé du syndicat se situait bien au niveau de la défense d’une tradition, essence même de l’académisme artistique. Que l’initiative du SDJE n’ait pas été suivie alors même que le syndicat était le seul de la profession montre peut-être que ses revendications étaient peu applicables à la situation réelle de la bande dessinée pour enfants.
Dans les deux cas également, le fait d’être exposé (ainsi que la remise d’un prix pour le SDJE) permet de mimer les gestes des arts majeurs, à une époque où la distinction majeur/mineur a encore une valeur forte, et par là de légitimer la profession sur le plan artistique. Le dessin de presse est, sur les cimaises, l’égal de la peinture ; les dessinateurs pour enfants deviennent des imagiers, terme moins trivial et plus poétique. J’émets l’hypothèse que les deux manifestations ne sont pas sans parentés : les dessinateurs Saint-Ogan et Le Rallic, les plus anciens parmi les membres du SDJE, ont exposé avant la guerre aux Humoristes et ont pu s’inspirer de cette forme d’affirmation héritée des salons artistiques. La question de la légitimation par le recours aux méthodes des autres arts reviendra dans les expositions de bande dessinée de la seconde moitié du XXe siècle. Mais, à la différence de ce qui se passera par la suite, elle est ici orchestrée par la profession elle-même qui est justement à la recherche de cette reconnaissance. Il y a une sorte d’arc entre ces premières expositions de dessinateurs et, dans les années 1990-2000, un renouveau des expositions où le dessinateur est son propre commissaire, ou du moins participe activement, voire initie, sa propre exposition. Entre les deux périodes, ce seront d’autres acteurs du monde de la bande dessinée, ou d’ailleurs, qui s’empareront de la question de l’exposition de bandes dessinées. Mais nous verrons ça dans de prochains articles…

Pour en savoir plus :
Je donne ici des références bibliographiques qui ont largement contribué à la rédaction de cet article.
Les salons de dessinateurs humoristes ont été particulièrement explorés par l’historien des médias Christian Delporte. Outre sa thèse de doctorat Dessinateurs de presse et dessin politique en France des années 20 à la Libération dont la version publiée sous le titre Les crayons de la propagande (CNRS éditions, 1993) ne rend pas bien compte des questions de salons et d’expositions, je vous invite à consulter son article sur la sociabilité des dessinateurs de presse sur le site Caricaturesetcaricature : http://www.caricaturesetcaricature.com/article-10460836.html.
Concernant le Grand Prix de l’Image Française, le champ a été investi par un autre historien, Thierry Crépin, connu pour ses travaux sur la presse enfantine au XXe siècle. La question est évoquée dans son ouvrage Haro sur le gangster !, (CNRS éditions, 2001). Il a traité plus spécifiquement le sujet du Grand Prix lors du colloque « La bande dessinée, un art sans mémoire » en juin 2010 ; mais, ne m’y trouvant pas, j’ignore le contenu exact de cette intervention (et espère ne pas avoir trop dit de bêtises sur le sujet !).

Archi et BD 5 : Bruxelles 58, ville d’architecture et de bande dessinée

L’exposition Archi et BD, actuellement à la Cité de l’architecture et du patrimoine, est prolongée jusqu’en janvier 2011. J’en avais fait une critique au début de l’été et il m’était apparu qu’elle comportait bien trop de lacunes pour porter un regard pertinent sur son sujet. Qu’à cela ne tienne ! Comme on est jamais aussi bien servi que par soi-même, voici, d’ici la fin de l’exposition, une série d’articles pour démontrer qu’il était possible de faire une exposition intelligente, en ciblant davantage les thèmes, avec de belles images et peu de moyens (heureusement sans planches originales et malheureusement sans affiche de Nicolas de Crécy !).
L’exposition Archi et BD évoque, l’espace de quelques planches, un événement de l’histoire contemporaine bien connu des Belges : l’exposition universelle de 1958. Ses rapports avec la bande dessinée sont inattendus mais intéressants. Par cette exposition, qui a lieu en plein âge d’or de la bande dessinée belge pour enfants, un lien s’est créé entre l’architecture et la bande dessinée.

Archi et BD 1 : Villes rêvées de l’an 2000
Archi et BD 2 : Les Cités Obscures de Schuiten et Peeters, une encyclopédie de l’architecture
Archi et BD 3 : L’architecture dans la bande dessinée historique
Archi et BD 4 : Carnets de voyage, d’un art à l’autre


L’exposition universelle 58 à Bruxelles : un moment architectural

Le concept d’Exposition Universelle apparaît dans l’Europe conquérante et industrielle du milieu du XIXe siècle, la première ayant lieu à Londres en 1851. L’objectif affiché par ces expositions est de regrouper en un seul lieu l’étendue des avancées technologiques et artistiques de l’humanité. Projet ambitieux porté par la croyance en la toute-puissance du progrès humain qui caractérise le XIXe siècle. Le terme universel est là pour rappeler que l’exposition est ouverte à tous les pays du monde. Depuis 1928, c’est un Bureau International des Expositions est chargé de l’organisation des évènements, la dernière en date ayant eu lieu à Shangaï en 2010 (de mai à octobre). Les expositions universelles sont généralement l’occasion de faire le point sur les avancées du savoir humain autour d’un thème pronant l’harmonie entre les peuples, la paix dans le monde, ou la progression des connaissances.
Plus que dans d’autres types d’expositions, l’architecture est un des arts majeurs des expositions universelles. L’exposition est présentée à l’échelle d’une ville et permet donc la mise en place de constructions gigantesques, le plus souvent éphémères mais parfois durables. L’architecture donne l’occasion de présenter une virtuosité technique symbole de modernité, telle la Tour conçue par Gustave Eiffel lors de l’E.U. de Paris en 1889, modèle de construction métallique. Par son pavillon, chaque pays participe au grand ballet des architectures.
L’exposition universelle de Bruxelles en 1958 occupe une place particulière : il s’agit de la première exposition depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, et même depuis le début des tensions en Europe de l’Ouest, puisque la dernière exposition avait eu lieu en 1935, à Bruxelles également. C’est d’ailleurs à cette occasion que fut construit le parc des expositions du Heysel où se déroule l’expo 58, mais le souvenir fort de cette dernière a fâné le souvenir de son aînée. Elle marque les esprits en tant qu’exposition du renouveau économique et politique de l’Europe affaiblie par les conflits. Le traité de Rome, premier traité politique de l’Union Européenne est signé en 1957 et Bruxelles est déjà la cité centrale de ce qui est alors surtout un regroupement économique.

Architecturalement, l’Expo 58 vient marquer le triomphe de l’esthétique du mouvement moderne, dont les débuts datent des années 1920. Ses principaux représentants de l’avant-guerre sont l’école du Bauhaus et le suisse Le Corbusier et l’institutionnalisation du mouvement se produit dans les années 1930, en particulier avec la Charte d’Athènes qui, en 1933, affirme des principes architecturaux et urbanistiques. Les mots d’ordre de ce style sont la rationalisation fonctionnelle de l’espace, l’épuration des lignes par des formes simples et le minimalisme ornemental. Toutefois, si le mouvement moderne est conquérant avant la guerre, en lutte contre ce qu’il dénonce comme des archaïsmes, la situation s’inverse après 1945 : il s’impose et ses principes se fondent dans un « style international » qui cherche à affirmer sans cesse le triomphe de la modernité et du progrès humain. La Cité Radieuse de Marseille construite par Le Corbusier entre 1947 est un exemple de cet engouement pour le modernisme qui caractérise la gestion urbanistique des années 1945-1960. C’est sous cette forme que l’architecture moderne apparaît lors de l’Expo 58 de Bruxelles : une esthétique devenue omniprésente et populaire. A travers l’architecture, l’exposition entend aussi confirmer l’entrée de l’humanité dans la modernité.
Les travaux commencent à Bruxelles dès 1956 et donnent lieu à deux types de construction : les pavillons éphémères et les édifices durables. Outre les pavillons américains et soviétiques qui tentent de convaincre de la superiorité respective des modes de vie des deux blocs de la guerre froide, le pavillon du génie civil belge, avec sa flèche creuse en béton armé de 80 mètres de long est un des monuments les plus impressionnants.

La flèche du pavillon du génie civil belge pour l'Expo 58 : virtuosité architecturale dans le traitement du béton


Il reflète les reflexions en cours sur l’utilisation de matériaux nouveaux et, par sa forme élancée, incarne indirectement la conquête spatiale, l’un des principaux sujets de préoccupation scientifique de la période. L’édifice est détruit en 1970.
Mais le monument de l’Expo 58 le mieux resté en mémoire est l’Atomium, qui, toujours en place actuellement, permet d’en garder le souvenir. Comme la Tour Eiffel du siècle précédent, l’Atomium veut être à la fois une prouesse technique d’envergure et le symbole de la science conquérante.

L'Atomium de Bruxelles de nos jours : le symbole de l'Expo 58

L’édifice, haut de 102 mètres, reprend la structure du cristal de fer et prétend incarner l’entrée du monde dans « l’âge de l’atome » (comprendre : de l’énergie atomique). Il est conçu par l’ingénieur André Waterkeyn (1917-2005), alors directeur d’une des principales entreprises métallurgiques du pays, et bâti par les architectes André et Jean Polack. Sur une structure d’acier sont disposés neuf boules recouvertes d’aluminium. Six sont creuses et ouvertes au public, l’intérieur étant rendu accessible par des ascenseurs. L’Atomium est progressivement devenu l’un des symboles les plus populaires de la ville de Bruxelles et entre 2004 et 2006, des travaux de réhabilitation ont été menés. La sphère située à la base contient une exposition consacrée aux années 1950, tandis qu’un restaurant se trouve dans la sphère centrale.

Présence de l’exposition universelle dans la presse de bande dessinée : Tintin et Spirou

Au dynamisme technique et politique belge symbolisé par l’exposition universelle semble répondre, à la même époque, le dynamisme culturel de la bande dessinée belge pour enfants. Elle est représentée par deux journaux concurrents, Le Journal de Spirou de l’éditeur Jean Dupuis (1938-) et Le journal de Tintin de Raymond Leblanc (Le Lombard, 1946-1993). La notion « d’âge d’or » est souvent invoquée pour parler de la période qui s’étend, en gros, du milieu des années 1940 à la fin des années 1960. A mon sens, elle recouvre deux réalités : d’une part la présence d’un noyau de dessinateurs véritablement novateurs dans leur approche du média, regroupés autour de « maîtres » formateurs (les élèves de Jijé : Franquin, Moriss, Tillieux, et les élèves du studio Hergé : Jacobs, Martin, Bob de Moor, Vandersteen), et d’autre part le fait que des journaux et éditeurs belges parviennent à se faire une place dans le marché français. Toutefois, en l’absence de statistiques sur les tirages comparés des journaux belges et des journaux français de cette époque (Vaillant, Coq Hardi, Zorro…), je ne m’aventurerais pas à prétendre que cette notion « d’âge d’or » belge soit entièrement fondée. D’autant plus que ce serait oublier l’importance, en France, des petits formats périodiques qui constituent une grande partie des ventes, même si, au final le modèle du journal avec des histoires à suivre a survécu plus longtemps.
C’est à double titre que Spirou et Tintin sont amenés à évoquer l’exposition universelle de 1958. En tant que journaux belges, il est évident que l’évènement les intéresse. Le Journal de Tintin a son siège à Bruxelles. Mais n’oublions pas que les deux journaux, dans la tradition de la presse pour enfants de leur époque, se veulent aussi éducatifs et se donnent comme objectif, entre deux aventures héroïques, de former les jeunes générations. Ils participent donc à la grande campagne publicitaire qui accompagne le lancement de l’exposition en Belgique en publiant des articles relatifs à l’Expo 58 durant toute l’année.
On remarquera au passage que Le Journal de Tintin se divise en une édition belge et une édition française. Le public est très ciblé et la différence de public pertinente : l’édition française reste assez réservée quant à la question de l’exposition, tandis que les articles abondent dans l’édition belge. D’avril à septembre, on y trouve une rubrique presque hebdomadaire intitulée « Rendez-vous à l’expo » ; animée par Will et Jean Graton, elle présente un aspect de l’Expo 58, parmi lesquels « L’Atomium », « le palais de métal » ou « le Heysel, ville-lumière ». Mieux encore : dans l’exposition se trouve un « autodrome Tintin » où les enfants sont invités à venir conduire des petites voitures. En 1958 est construit le « building Tintin », nouveau siège des éditions du Lombard près de la gare du Midi, et c’est de cette manière que le journal du jeune reporter belge s’associe lui aussi aux grands travaux d’urbanisme de Bruxelles. Le Journal de Spirou, peut-être en raison de sa double diffusion en France et en Belgique ou encore à cause de la situation de son siège à Charleroi, est moins impliqué dans l’Expo 58 et ne lance pas de rubrique dédiée. En revanche, il publie en juillet un numéro spécial « Expo 58 » qui, entre autres histoires, donne l’occasion à l’Oncle Paul du journal d’évoquer la construction de la Tour Eiffel tandis que César, le héros de Tilleux visite l’exposition. Le même Eddy Paape dessine un panorama de l’exposition sous la forme d’un poster. Les séries à suivre, pour leur part, n’ont qu’un rapport lointain avec l’évènement. S’il faut dresser une liste des séries publiés pendant la durée de l’exposition (mars-octobre 1958), signalons : dans Tintin la première grande histoire de Michel Vaillant par Jean Graton (Le grand défi), le S.O.S. Mététores de la série Blake et Mortimer de Jacobs, les débuts de Oumpah Pah par Uderzo et Goscinny, ainsi que les débuts de la publication de Tintin au Tibet par Hergé (qui, on l’admettra, est à l’exact opposé des préoccupations modernistes de l’exposition) ; dans Spirou commence La flûte à six schroumpfs, un épisode de Johan et Pirlouit par Peyo, tandis que Moriss en est à Ruée sur l’Oklahoma pour sa série Lucky Luke et que Franquin, parallèlement aux aventures de Spirou ( La foire au gangster et Le prisonnier du Bouddha), impose dans le journal la présence de l’encombrant Gaston Lagaffe, imaginé l’année précédente et encore cantonné aux hauts-de-page. On le voit, en 1958, les séries phares de la bande dessinée belge fonctionnent à plein rendement et le relais est en passe d’être passé entre les anciens et les héritiers.
Cela ne signifie pas pour autant que l’Expo 58 n’inspire pas les dessinateurs des deux journaux. Franquin est connu pour s’être intéressé au design des années 1950 pour sa série Modeste et Pompon. Dans Les Pirates du silence, une aventure de Spirou et Fantasio parue en 1955-1956, il emploie les services de son collègue Will pour dessiner le décor de la cité ultramoderne d’Incognito city qui reprend, en effet, certaines images de l’habitat du mouvement moderne.

Image des Pirates du silence par Franquin : on reconnaît dans la ville ultramoderne d'Incognito city certains codes visuels du modernisme (pilotis, building pavé...)

Franquin malmène le symbole de l’Expo 58, l’Atomium, entièrement repeint à l’effigie de Gaston Lagaffe.

Quand Gaston Lagaffe s'approprie l'Atomium, par André Franquin


A cette date, toutefois, les liens entre l’esthétique de l’Expo 58 et les histoires publiées dans Tintin et Spirou restent limitée ; sauf si l’on prend en compte la thématique de la modernité scientifique, récurrente dans les séries des deux journaux.

Le « style atome » : nostalgie et modernité, une mythification nostalgique du « style Expo »
L’aventure de l’Expo 58 dans la bande dessinée ne s’arrête cependant pas aux observations de l’époque. Au contraire, amplement plus intéressante et la gestion a posteriori de ce qui a été appelé « style Expo » ou « style atome ».
Sans se confondre complètement avec le style dit de la ligne claire, le style atome partage avec lui de nombreux points communs : tous deux sont des regards portés, avec une nostalgie parfois ambiguë (car oscillant entre l’hommage et le pastiche et n’ayant jamais fait la preuve de leur exactitude historique), sur l’art des auteurs de bande dessinée belges de ce fameux âge d’or. Les deux noms sont d’ailleurs imaginés par le même dessinateur, Joost Swarte. Dans les années 1980, les dessinateurs de la ligne claire comme ceux du style atome cherchent à retrouver le trait de leurs maîtres passés, trait qui incarne aussi pour eux une forme de modernisme graphique où domine la ligne et les formes simples et synthétiques. On n’oubliera pas que, dans les deux cas, il s’agit d’une construction intellectuelle a posteriori et que les termes de ligne claire et de style atome ne peuvent pas s’appliquer directement au style de Jacobs, de Franquin et de Tilleux ; ils s’appliquent aux auteurs qui s’en inspirent trente ans plus tard. Le style atome se détache toutefois de la ligne claire au début des années 1980 en ce qu’il fait plus explicitement référence à d’autres formes de l’art des années 1950 que la seule bande dessinée, et particulièrement à l’architecture et au design. Il est employé pour la première fois par un personnage de Joost Swarte, Anton Makassar, qui voit dans l’Atomium le symbole du « style atome » (qui désigne alors, pour Makassar, un style artistique et non réduit à la seule bande dessinée).

Hommage à Le Corbusier par Joos Swarte (1984)


Le style atome est indissociable des éditions Magic Strip et des frères Daniel et Didier Pasamonik. Ce sont eux qui vont irrémédiablement unifier le style atome et le souvenir de l’Expo 58. Les frères Pasamonik, fondateurs des éditions Magic Strip en 1979, commencent par la réédition des classiques belges, profitant d’une vague nostalgique à l’égard des auteurs de Tintin et Spirou. Puis, à cours d’ouvrages à rééditer, ils se tournent justement vers de jeunes auteurs dont le style emprunte à leurs aînés d’une façon presque épurée et classique, Yves Chaland étant le principal représentant de ce groupe dans lequel on compte aussi Serge Clerc, Luc Cornillon et Ever Meulen. La collection Atomium 58 est créée pour eux et reprend, matériellement, la présentation des albums des années 1950. Par cette collection, les frères Pasamonik font référence non seulement à un style graphique, mais aussi à toute une époque de la vie artistique en Belgique dont l’Expo 58 est l’axe central.

L'Expo 58 et le style atome, l'ouvrage-manifeste des éditions Magic Strip


Beaucoup d’auteurs rattachés au style atome se caractérisent par le fait qu’ils vont chercher leur inspiration ailleurs que dans la seule bande dessinée : dans le design, l’architecture, et l’illustration. Au-delà de ses albums, le dessinateur Ever Meulen travaille aussi bien dans la presse que dans l’affiche ou l’illustration en général. Son art est fortement inspiré par l’esthétique des années 1950 et on y retrouve des caractéristiques de l’architecture du mouvement moderne : la géométrisation, la rigueur des formes, une form d’élégance du geste graphique…

Feu Vert, ouvrage retrospectif de l'oeuvre d'Ever Meulen (Futuropolis, 1986)


La référence au constructivisme et au mouvement moderne autorise aussi, de la part des auteurs du « style atome » une stylisation des formes qui pousse parfois jusqu’à l’abstraction.
Prenant le relais de Joost Swarte, qui avait employé le terme de « style atome » d’une manière décalée, dans la bouche d’un historien de l’art savant et pompeux, les frères Pasamonik publient en 1983 leur manifeste du style atome intitulé L’Expo 58 et le style atome. L’ouvrage a pour but de regrouper les dessinateurs que les frères Pasamonik voient comme proches d’un style qui n’est jamais clairement défini, mais que l’on devine comme étant fondé sur l’utilisation de la ligne-contour, tout en possédant une plus grande souplesse que la ligne claire et en mettant l’accent sur la modernité conquérante et dynamique. Selon Pasamonik s’y retrouvent Franquin, principal modèle, mais aussi Will et Jidéhem et, chez les jeunes, Yves Chaland, Ever Meulen, Joost Swarte, Kiki Picasso, Mariscal. Après coup, Didier Pasamonik dira, pour éviter toute critique historienne de son ouvrage : « Ce manifeste était en réalité une sorte de pastiche d’historien, tenant plus de la boutade que de la véritable analyse critique. ». Restons toutefois prudent : s’il est vrai que beaucoup de dessinateurs franco-belges des années 1980 ont affirmé leur dette envers l’art et l’esthétique moderne dominante des années 1950, l’idée de « style atome » existe avant tout à travers la défunte maison d’édition Magic Strip qui a imaginé et développé le concept et s’est chargé de dresser des liens esthétiques, parfois injustifiés, entre quelques auteurs. De même, si Ever Meulen a pu être influencé par l’exposition, elle ne constitue pas, loin s’en faut, sa seule source de référence, et réduire son style à la notion de « style atome » est une façon de l’appauvrir en le rangeant dans une case. Il faut également comprendre en partie l’invention du « style atome » comme la réponse belge au dynamisme de la bande dessinée française adulte des années 1970. Encore de nos jours, Didier Pasamonik poursuit son exploration de la ligne claire et du style atome.

L’héritage esthétique de l’Expo 58 en Belgique est paradoxal et différent selon que l’on parle de bande dessinée ou d’architecture. Pour le Neuvième Art, l’affirmation du « style atome » permet la reconnaissance d’une diversité de styles graphiques et d’oeuvres de talent, dont celle d’Ever Meulen ou d’Yves Chaland. Il est aussi une lecture à la fois nostalgique et belgo-belge de l’esthétique des années 1950 qui exagère l’importance réelle de l’Expo 58.
En revanche, l’historiographie de l’architecture belge ignore volontairement la notion de « style Expo » et nie la pertinence d’une cohérence architecturale de l’exposition et de son époque. L’Expo 58 est davantage considérée comme un point d’aboutissement, voire comme le symbole de l’échec de l’utopie urbanistique moderne, plutôt que comme une avant-garde dynamique. Elle fait passer dans le quotidien, et d’une façon forcément réductrice, l’esthétique moderne. En ce sens, le « style atome » ne serait guère plus qu’un air du temps passager, nostalgique, presque mythifié, mais ne correspondant à aucune réalité en son époque. D’autre part, les conséquences architecturales de l’exposition ne sont pas si roses que l’idéalisation d’un « style atome » pourrait le faire croire.
En 1958, l’organisation d’une exposition universelle à Bruxelles pousse la municipalité a accélérer des projets d’urbanisme de grand ampleur envisagés dès la fin de la guerre. Il s’agit de faire entrer Bruxelles, par l’architecture, dans la modernité, l’Expo 58 devenant alors une marque de sa transformation en capitale internationale. Les dirigeants de la ville décide d’appliquer à la ville les principes de l’urbanisme moderne de l’avant-guerre : planification urbaine, séparation fonctionnelle des quartiers, construction de logements sociaux. Toutefois, la réorganisation qui débute dans les années 1950 ne va pas se passer comme prévu et va être une des raisons de l’exode urbain qui pousse les habitants de Bruxelles, dans les décennies suivantes, en périphérie.
Les premiers gratte-ciel commencent à apparaître dans le ciel de Bruxelles dans les années cinquante, comme le siège de la Prévoyance Sociale près du jardin botanique. D’autres travaux sont prévus pour les années suivantes. Les promoteurs immobiliers privés à qui la municipalité a laissé la gestion des travaux sont très vite confrontés à des plaintes, certaines émanant même d’architectes tenants du mouvement moderne qui s’inquiètent d’une utilisation abusive et excessive de leurs principes. Le principal reproche à l’encontre de ce qu’on appellera plus tard la « bruxellisation » est la destruction de quartiers et monuments anciens. Pour construire le « Parking 58 », espace d’accueil des nombreux visiteurs de l’Expo 58, les vieilles Halles de la ville sont détruites. C’est aussi en 1958 qu’est lancé le projet de Cité administrative de l’Etat : un ensemble de bâtiments ayant pour but de réunir les institutions centrales belges. Malheureusement, et malgré sa grande qualité architecturale dans l’application des principes modernes, ce dernier projet s’éternise (il ne s’achève réellement qu’en 1983) et ne parvient pas à trouver sa place dans le tissu urbain bruxellois. S’y ajoute le fait que sa construction entraîne la démolition de quartiers anciens abritant une population plutôt pauvre. Enfin, les réformes du fédéralisme belge des années 1970-2001 rendent progressivement inutiles les bâtiments qui sont revendus en 2003 à des promoteurs privés. Les lecteurs attentifs l’auront compris : la construction de la Cité administrative de Bruxelles, symbole de l’échec du modernisme à tout prix, a servi d’inspiration à François Schuiten et Benoît Peeters pour leur album Brüsel dans lequel la ville imaginaire de Brüsel est ruinée par la démesure de projets urbanistiques de grande ampleur.
Ironie de l’histoire : l’espace de l’Expo 58 qui est le mieux resté dans les esprits des Belges (dont un sondage révèle que près de 90% d’entre eux ont assisté à l’exposition) n’est pas l’un des multiples pavillons consacrés à l’urbanisme moderne ou à la ville de demain mais les reconstitutions anciennes de la « Belgique Joyeuse », sorte de village tout droit sorti d’un tableau de Brueghel ! C’est retrospectivement et grâce à la bande dessinée que le « style atome » commencera à soulever un peu d’enthousiasme.

Pour en savoir plus :
Sur l’Expo 58 :
Chloé Deligne et Serge Jaumain, l’Expo 58, un tournant dans l’histoire de Bruxelles, Le Cri, 2009
Rika Devos et Mil de Kooning, L’architecture moderne à l’expo 58 : « Pour un monde plus humain », Fonds Mercator, 2008
Une passionnante reconstitution 3D de l’Expo 58
Sur le « style atome » :
L’Exposition 58 et le style atome de Didier Pasamonik, Magic-Strip, 1983
Ever Meulen, Feu Vert, Futuropolis, 1986
Un article de Didier Pasamonik s’expliquant sur le style atome

Archi et BD 4 : carnet de voyages, d’un art à l’autre

L’exposition Archi et BD, actuellement à la Cité de l’architecture et du patrimoine, se termine à la fin du mois de novembre. J’en avais fait une critique au début de l’été et il m’était apparu qu’elle comportait bien trop de lacunes pour porter un regard pertinent sur son sujet. Qu’à cela ne tienne ! Comme on est jamais aussi bien servi que par soi-même, voici, d’ici la fin de l’exposition, une série d’articles pour démontrer qu’il était possible de faire une exposition intelligente, en ciblant davantage les thèmes, avec de belles images et peu de moyens (heureusement sans planches originales et malheureusement sans affiche de Nicolas de Crécy !).
S’il y a un point commun entre architectes et dessinateurs de bande dessinée, c’est la place du dessin dans leur travail. De ce constat partait sans doute, à l’origine, l’exposition Archi et BD. Pour aller un peu plus loin dans la réflexion, je vais prendre un exemple : celui du carnet de voyage. La pratique est commune aux deux professions artistiques (et même à d’autres, nous le verrons) et, dans les deux cas, elle peut même s’avérer essentielle, pas seulement comme une pratique de loisir mais dans la formation ou l’évolution du travail de l’artiste. Le carnet de voyages, sur lequel le dessinateur ou l’architecte griffonne ses impressions et quelques dessins, est souvent un stade préparatoire avant la mise en oeuvre : le décor des péripéties de son héros pour le premier, le plan d’un bâtiment à construire pour le second. Parfois, le carnet de voyages est aussi un genre en lui-même, et l’architecture y occupe alors une place tout à fait importante… (cliquez pour agrandir les images)

Archi et BD 1 : Villes rêvées de l’an 2000
Archi et BD 2 : Les Cités Obscures de Schuiten et Peeters, une encyclopédie de l’architecture
Archi et BD 3 : L’architecture dans la bande dessinée historique


Le voyage, une évidence de la formation artistique

Dans la formation artistique classique française, le voyage à l’étranger joue un rôle central, et ce depuis longtemps. La création de l’Académie de France à Rome en 1666 par Colbert (d’abord au palais Mancini puis, à partir de 1803, à la villa Médicis) a pour but de permettre aux lauréats du prix de Rome, remis par les académies des Beaux-Arts, de passer deux ans en Italie pour contempler et copier les merveilles de l’art italien. A partir de 1720, des architectes sont accueillis avec leurs collègues peintres et sculpteurs dans la ville de Rome. Cette évidence du voyage dans la formation artistique classique a d’abord des fins purement pratiques : l’Italie est alors vue comme le berceau de l’art occidental et elle offre au jeune artiste des modèles idéaux, qu’il s’agisse de ruines antiques ou des édifices des maîtres de la Renaissance, de Rome à Florence en passant par Pompéi et Herculanum. Mais il ne faut pas perdre de vue qu’au-delà de la formation technique, le voyage est aussi, pour ces jeunes artistes, une formation intellectuelle qui prend la forme d’un voyage initiatique voire une progression spirituelle opérée vers des lieux mythifiés par la doctrine artistique classique. La symbolique du voyage à l’étranger comme voyage initiatique formateur ou comme pélerinage perdure au fil des siècles, et bien au-delà des seuls disciplines des Beaux-Arts : entre 1849 et 1852 Gustave Flaubert part avec Maxime du Camp pour un long voyage autour de la Méditerranée ; il est alors âgé d’une trentaine d’années.
En effet, durant le XIXe siècle vont s’affirmer des goûts pour d’autres destinations que l’Italie, et certaines d’entre elles influencent considérablement les arts, devenant à leur tour incontournables dans la carrière du jeune artiste. Dans la première moitié du siècle, l’hellénisme et l’orientalisme se partagent les faveurs des artistes. L’Ecole française d’Athènes est créée en 1846 et accueille des archéologues, mais aussi de jeunes architectes, pour les entraîner à copier les temples anciens. Quant à l’orientalisme, c’est un mouvement hétéroclite, profondément lié au voyage en Orient à une époque où la France entreprend la conquête de l’Algérie (1830-1847). Se développant chez des artistes aux styles extrêmements variés, il apporte, particulièrement à la peinture, de nouveaux thèmes, et influence aussi certains écrivains. A la fin du siècle se développe également le japonisme, qui inspire la peinture et les arts décoratifs.
Restons encore un peu sur l’orientalisme, et plus précisément sur les carnets d’Eugène Delacroix. Je me permets ce petit ex-cursus, qui n’a à voir ni avec la bande dessinée (quoique…) ni avec l’architecture (quoique encore), car la démarche de Delacroix participe à fonder, dans notre culture occidentale, le mythe de l’artiste voyageur chez qui la vision de monuments et de modes de vie étrangers devient une source d’inspiration pour des oeuvres officielles et diffusés. En 1832, Delacroix est choisi pour accompagner une mission diplomatique en Afrique du Nord. De janvier à juillet, il remplit les pages de ses carnets de notes et de croquis d’après-nature, généralement coloré l’aquarelle. Il ne s’agit bien sûr que de carnets de notes, en rien destinés à être publiés. Ils sont actuellement conservés pour trois d’entre eux au musée du Louvre et un quatrième au musée Condé de Chantilly. Ils permettent à Delacroix de constituer un répertoire de figures et de décors qu’il réutilisera par la suite dans ses toiles orientalistes (aucune toile n’a été réalisée pendant le voyage en Orient). On retrouvera une démarche identique (le voyage comme phase préparatoire) chez les auteurs de bande dessinée.

Revenons-en à nos architectes voyageurs. Chez les architectes, le voyage à l’étranger signifie le plus souvent le relevé des édifices anciens et modernes pour pouvoir y trouver quelque inspiration et appliquer en direct un savoir jusque là théorique. Certains, contrairement à Delacroix, ne se contentent pas de prendre des notes : ils publient après leur voyage un ouvrage illustré de gravures. C’est le cas de Louis-Pierre Baltard (1764-1846) qui poursuit une double carrière de graveur et d’architecte.

Gravure par Louis-Pierre Baltard représentant le Colisée et l'arc de Constantin, deux célèbres monuments antiques de la ville de Rome (1806).

Il publie en 1806 un Voyage pittoresque dans les Alpes accompagné de gravures représentant les principaux monuments romains (téléchargeable sur Gallica). Les gravures illustrent bien l’attraction que les célèbres monuments italiens peuvent avoir sur des architectes français élevés dans le respect de la culture classique. Les ouvrages architecturaux de voyage servent à la distraction, à l’évasion du lecteur, comme à la transmission de modèles jugés intemporels (Baltard en publiera d’autres, sur l’Espagne, l’Egypte ou sur Paris). Lorsqu’il fait paraître son livre, Baltard est professeur d’architecture à l’Ecole polytechnique de Paris et la visée documentaire n’est sans doute pas très loin. Le statut du dessin d’architecture au sein du récit de voyage est pourtant ambigu : il n’est pas un travail aussi spontané que dans le cas de Delacroix. Baltard écrit dans une lettre adressée à l’un de ses amis pendant son voyage (lettre retranscrite dans la relation du voyage italien) : « J’ai dans ma poche un livre de croquis dont je détache quelques feuilles, elles vous feront voir combien [Rome] est pittoresque. ». Voilà un témmoignage de cette pratique du carnet de voyage d’architecte. Mais, pour les besoins de la publication, ces croquis sont transformés en gravures élaborées qui sont autant des vues d’architectes que des gravures de paysage, mettant l’accent sur le « pittoresque » plus que sur la technique architecturale. Ce n’est donc pas sans un travail de reprise que Baltard passe du carnet de voyage privé à l’album destiné au public. Par la suite, Baltard conçoit de nombreux édifices publics et travaille notamment sur l’architecture des prisons et des hôpitaux (il est aussi le père de Victor Baltard, architecte des Halles de Paris).
La tradition du voyage initiatique ne se perd pas avec le XXe siècle. Prenons l’exemple de Le Corbusier (1887-1965), l’un des architectes les plus célèbres du siècle dernier, un des tenants du modernisme architecturale de l’entre-deux-guerres.

Extrait du carnet de Le Corbusier en Grèce, ici le Parthénon (1911)

Durant ses années de formation, il réalise de nombreux voyages en Europe centrale (1907-1908) puis en Orient (1911 ; source : Fondation Le Corbusier). De ce dernier voyage (qui l’entraîne de Prague à Istanbul en passant par Athènes), il rapporte un ensemble de six carnets (aujourd’hui conservés par la fondation Le Corbusier à Paris). S’ils ne seront jamais entièrement publiés de son vivant, Le Corbusier se servira fréquemment, dans la suite de sa carrière, des enseignements que contiennent les croquis et dessins d’architecture portés dans les carnets. Les édifices antiques conservent pour lui ce statut d’architecture originelle, essentielle dans sa simplicité. Le voyage en Orient est un moment fondateur de la pensée architecturale de Le Corbusier.

On aurait tort de penser que la pratique du dessin de voyage par les architectes est une pure oeuvre d’imitation. Le cas des ruines antiques démontre bien souvent le contraire. En Grèce, admirant le Parthénon ou l’Acropole (dont les archéologues français et anglais gèrent la restauration, ou parfois le pillage officiel), les architectes ne se contentent pas de réaliser des dessins des édifices en question : ils se risquent à des reconstitutions, ajoutant de la couleur là où seul le blanc du marbre reste et imaginent toute une cité là où ne demeurent que quelques ruines. Cette exercice d’imagination, fréquent au XIXe siècle, est bien sûr tout à fait formateur pour un architecte dont le métier consiste à savoir reproduire et interpréter des techniques de construction. Jacques Hittorff (1792-1867), architecte de la Gare du Nord à Paris à la fin de sa vie, publie en 1851 chez Firmin Didot une Restitution du temple d’Empédocle à Sélinonte sous-titrée « L’architecture polychrome chez les Grecs ». Ce livre est le résultat de plusieurs années de recherches dont le point de départ est un voyage en Sicile en 1823-1824. Il se situe à mi-chemin entre le carnet de voyage hélleniste et l’essai technique pour contribuer à l’histoire des arts, dans le cadre du débat sur la polychromie à l’époque antique.

La bande dessinée : du carnet de voyage intime au carnet publié
Si les archives permettent de se faire une idée de l’importance du voyage dans la carrière d’un architecte, l’absence d’archives d’auteurs de bande dessinée m’empêche de suivre, pour le temps limité de cet article, le même cheminement (et a fortiori d’archives numérisées). Il va donc falloir trouver des biais… Heureusement, certains ouvrages, généralement publiés en accord ou en collaboration avec l’auteur, peuvent nous renseigner sur les voyages des auteurs de bande dessinée. A l’expo Archi et BD était par exemple exposés des extraits d’un carnet de voyage de Zep, le créateur de Titeuf. Et souvenez-vous de la monographie consacrée à André Juillard, Entracte : elle aussi nous invite à passer de l’autre côté du miroir et à voir quelques études préparatoires pour des décors. Chez Juillard, le croquis d’architecture a la même précision que ceux de Baltard, à mi-chemin entre la vue pittoresque et la reconstitution préparatoire. Si plusieurs dessinateurs travaillent à partir d’une documentation papier, d’autres, dessinateurs voyageurs, prennent dans des carnets des croquis sur le vif dont ils se serviront plus tard pour les décors de leurs albums. Comme pour les artistes des siècles passés, le carnet de croquis est un instrument de travail.
Depuis une vingtaine d’années, pourtant, le carnet de voyage quitte l’atelier et se dégage comme genre à part entière au sein des productions graphiques et littéraires des auteurs de bande dessinée. En cherchant à retrouver des oeuvres entrant dans cette catégorie, j’ai croisé la route de dessinateurs voyageurs connus : Loustal, Jacques Ferrandez, Emmanuel Lepage… Mais aussi d’autres noms de la bande dessinée contemporaine : Jano, Christophe Blain, Dupuy et Berberian, Golo, Guy Delisle, Nicolas de Crécy, Joann Sfar, Pierre Wazem. La maison d’édition l’Association a publié plusieurs ouvrages collectifs de voyage (L’Association en Egypte, L’Association au Mexique) et vous avez sans doute vu apparaître dans les rayonnages de vos librairies de guides touristiques Lonely Planet illustrés par des auteurs de bande dessinée (Bruxelles par François Schuiten, Venise par Hugo Pratt, ressuscité pour l’occasion!). Autant de déclinaisons du carnet de voyage : ce qui frappe d’abord est la diversité des approches. S’il y a une inspiration commune (raconter, en mêlant images et textes, un voyage à l’étranger), chaque auteur choisi son propre angle d’attaque, selon sa sensibilité. Ce qui peut varier est le degré de fiction : Guy Delisle bâtit ses récits de voyage publiés à l’Association comme une suite d’anecdotes dont la véracité nous importe peu mais qui servent à construire une image très personnelle du pays visité (le héros se préoccupe plus souvent de sa vie quotidienne que du voyage à proprement parler). D’autres dessinateurs préfèrent nous livrer des images seules, avec très peu de textes. Chez Sfar, au contraire, se dégage un flux scriptural constant (courant chez ce volubile dessinateur) qui s’accompagne de dessins dont la nature est guidée par la flânerie de l’auteur.

Un palais indien dans le carnet de Joann Sfar, Maharajah, 2007


En marge du dessin ci-contre, Sfar avoue par exemple « Comme je passe mon temps à dessiner, je n’écoute rien de ce que dit le guide. ». Amusante remarque qui oppose, à la vision didactique du carnet publié comme invitation au voyage par la connaissance du pays, celle du dessin comme moyen de s’approprier un édifice par son seul ressenti, sans attention portée à l’exactitude ou à l’Histoire.

S’il fallait comparer les carnets des dessinateurs de bande dessinée contemporaine à ceux des architectes du passé, présentés plus haut, la principale différene tiendrait à deux pratiques différentes du dessin pour deux « regards » différents sur l’architecture. L’architecte pose sur les édifices qu’il croise pendant son voyage un regard scientifique : son dessin vient s’ajouter à un savoir emmagasiné sur les techniques et l’histoire de l’architecture, tel Hittorff cherchant, comme beaucoup de ses collègues, à comprendre la polychromie des temples grecs. Même dans le cas de dessins et gravures mettant l’accent sur le pittoresque et sur la mise en scène de l’architecture dans son environnement (chez Baltard ou le Corbusier), le carnet de voyage reste un instrument de travail et de transmission du savoir. Le regard du dessinateur de bande dessinée est différent, peut-être plus proche de celui de Delacroix découvrant l’Afrique du Nord. Tout d’abord, il est le résultat d’une véritable technique graphique, un style reconnaissable qui implique telle manière de tenir le crayon, telle manière de rendre compte de la réalité. L’exemple des carnets de Sfar est en ce sens assez caractéristique de ce processus d’appropriation graphique à l’oeuvre dans le carnet de voyage de dessinateur. Ensuite, il n’obéit généralement pas à des impératifs de travail, mais à la construction, a posteriori, d’un récit de voyage qu’il intégrera ces éléments architecturaux.
S’il est un dessinateur connu pour son goût des voyages, c’est bien Jacques de Loustal.

Une maison en Guadeloupe dans un carnet de voyages de Jacques de Loustal, 1988


En 1990, il publie chez Futuropolis un premier Carnet de voyages qui sera réédité en 1997 par le Seuil, et suivi par quatre autres volumes pour les années 1991-2005. Dans le premier album de cette série de carnets, il propose au lecteur des dessins réalisés de 1981 à 1989 lors de ses voyages dans le monde : Maroc, sud de la France, Guadeloupe… Contrairement aux albums suivants, celui-ci laisse la part belle au dessin d’architecture. Comme les architectes, il met en scène le bâtiment pour le rendre lisible, en limitant par exemple la présence humaine pour conférer une forme de monumentalité à une simple maison. Mais Loustal fait preuve d’un vrai sens de l’originalité graphique : son but n’est pas de reproduire un édifice, mais d’étudier les différentes manières d’en rendre compte sur une feuille de papier. Cela se traduit par une diversité de techniques (crayon, aquarelle, pastel, feutre) et par une diversité de styles. Face à l’architecture, Loustal ne recherche pas un réalisme imitatif mais plutôt l’interprétation selon ses propres codes. On retrouve dans le dessin de cette maison guadeloupéenne son goût pour un schématisme des formes qui n’hésite pas briser les lois savantes de la perspective ou du naturalisme.

Du carnet à la fiction : autour de Ferrandez et de Lepage

Deux auteurs de bande dessinée incluent le genre du « carnet de voyage » dans leur oeuvre, y compris dans leur oeuvre de fiction.
Jacques Ferrandez est principalement connu pour sa série Carnets d’Orient dont la publication s’étend de 1987 à 2009.

Jaques Ferrandez dans Irak, 2001 : vue actuelle des murailles de la Babylone antique (aquarelle)


Né en Algérie, il consacre une grande partie de son oeuvre à l’évocation de l’histoire de ce pays : les Carnets d’Orient ne sont pas des carnets de voyage personnels mais une fresque historique retraçant l’évolution de l’Algérie depuis sa colonisation par la France dans les années 1830 jusqu’à son indépendance en 1962. La série est l’occasion de reconstitution architecturale historique qui relève plutôt de la bande dessinée historique dont je parlais dans mon précédent article. En marge de cette série, Ferrandez publie, toujours chez Casterman, d’autres types de Carnets d’Orient qui sont, cette fois, de véritables carnets de voyage en Syrie (1999) à Istanbul (2000), en Irak (2001), au Liban (2001) et des Retours en Algérie (2006). Il s’agit de récits de voyage illustrés très aboutis, mêlant, de lieux en lieux, des textes et des dessins. L’équilibre entre l’évocation sur le vif, à la manière de Sfar, et la découverte d’une autre culture et d’autres paysages est réussi. Au parcours de Ferrandez est donné un rythme que le lecteur peut suivre tout en apprenant la date de construction de tels édifices ou son sort actuel. Les vues architecturales reprennent l’idéal « pittoresque » du dessin de paysage traditionnel. Dans l’introduction du volume Irak, dix ans d’embargo (en collaboration avec Alain Dugrand), Ferrandez expose sa méthode : « Il va de soi que ces choses vues furent happées, « croquées » au vol. (…) En France, reprenant croquis, notes et gribouillis, les sentiments s’en sont mêlés. Quelques solides lectures, enfin. ». Et l’ouvrage de se terminer sur une bibliographie sommaire. Signe, s’il fallait le démontrer que le genre graphique et littéraire du récit de voyage est tout aussi complexe à construire qu’une fiction.
Les deux peuvent parfois être intimement mêlés… Après un voyage autour du monde, Emmanuel Lepage entreprend de publier deux carnets de voyage : Brésil et America (en 2003, chez Casterman, encore et toujours).

La basilique de Bom Jesus de Matosinhos à Congonhas, l'une des étapes de Lepage au Brésil...


Seulement, aidé par Nicolas Michel, il choisit de mettre en scène ce voyage comme une fiction. Brésil se présente comme une tentative de reconstitution de la part de Nicolas Michel du voyage effectué par Emmanuel Lepage au Brésil à partir de croquis, de carnets, de photos, de tickets de métro laissés par ce dernier qui, à la suite de ce voyage, aurait disparu (mystère exposé dans l’introduction). Chaque étape devient l’occasion d’une brève histoire autour de quelques personnages : Nicolas Michel marche dans les pas de Lepage, interroge les gens qu’il a rencontré, et agrémente le tout des dessins du disparu qu’il a retrouvé sur son chemin… Alors, le dessin d’architecture remplit une double fonction auprès du lecteur : celle du récit de voyage (donner à vivre le voyage) et celle de la fiction (introduire un effet de réel, faire pénétrer le lecteur dans l’histoire qui lui est racontée). Tout au long du récit, les architectures nous rattachent à la réalité du pays, au « véritable » voyage derrière la fiction. Lepage trouve ici la manière d’introduire des dessins d’architectures qui donnent l’illusion d’être pris « sur le vif » au sein d’une fiction en réalité très construite. Ce n’est pas le voyage que suit le lecteur, mais sa reconstitution, à laquelle participe le dessin. La potentialité d’imaginaire que peut contenir un simple voyage est ici parfaitement exploitée : « C’est finalement la seule chose que l’on peut conseiller aux curieux en tous genres : laisser infuser les mots et les images, autoriser les rêves à prendre chair. ».

Pour en savoir plus :

Site sur les carnets de Delacroix
Site de la fondation Le Corbusier :
Dossier documentaire sur le voyage en Italie sur Gallica, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France
Jacques de Loustal, Carnet de voyages, Seuil, 1997-2006 (5 volumes)
Jaques Ferrandez, Carnets d’Orient, Casterman, 1987-2009 pour la série historique, 1999-2006 pour les récits de voyage
Emmanuel Lepage, Brésil – Fragments d’un voyage, Casterman, 2003

Archi et BD 3 : L’architecture dans la bande dessinée historique

L’exposition Archi et BD, actuellement à la Cité de l’architecture et du patrimoine, se termine à la fin du mois de novembre. J’en avais fait une critique au début de l’été et il m’était apparu qu’elle comportait bien trop de lacunes pour porter un regard pertinent sur son sujet. Qu’à cela ne tienne ! Comme on est jamais aussi bien servi que par soi-même, voici, d’ici la fin de l’exposition, une série d’articles pour démontrer qu’il était possible de faire une exposition intelligente, en ciblant davantage les thèmes, avec de belles images et peu de moyens (heureusement sans planches originales et malheureusement sans affiche de Nicolas de Crécy !).
L’architecture, c’est aussi un patrimoine et un art dont l’histoire sert à identifier les époques et les styles. Si François Schuiten, dans l’univers imaginaire des Cités Obscures, peut se permettre de mêler les courants, il n’en va pas de même pour les auteurs de bande dessinée historique. Dans ce genre spécifique et ancien, la tradition a progressivement imposé un traitement rigoureux de la représentation architecturale au moyen d’une solide documentation. Chez des auteurs comme Jacques Martin, François Bourgeon, Hermann ou André Juillard, l’architecture s’impose dans les cases. (cliquer pour agrandir les images en lisant l’article)

Archi et BD 1 : Villes rêvées de l’an 2000
Archi et BD 2 : Les Cités Obscures de Schuiten et Peeters, une encyclopédie de l’architecture

La tradition documentaire et pédagogique dans la bande dessinée historique traditionnelle
La bande dessinée historique est vieille comme la bande dessinée pour enfants. Dans les illustrés français des années 1900, à côté d’histoires en images humoristiques et fantaisistes, se trouvent des récits retraçant de grandes dates de l’Histoire de France, la vie de personnages célèbres, ou des fictions historiques. Les dessinateurs sont parfois les mêmes (citons par exemple Ymer ou Georges Omry, ce dernier auteur d’une « Histoire de France par l’image » dans La Jeunesse Illustrée) et ces oeuvres n’ont ni plus ni moins de mérite et de qualité que les autres histoires en images paraissant dans le journal. Leur objectif est la pédagogie par l’image : nous sommes dans les premières décennies de la IIIe République, les lois scolaires des années 1880 imposent dans les écoles l’enseignement d’une Histoire de France mythifiée et scandée par de grands thèmes. Cette évolution pédagogique est relayée dans certaines revues (Les Belles Images…) soucieuses de ne pas perdre de vue la mission éducative de la presse pour enfants et auxquelles il vient l’idée d’instruire tout en divertissant au moyen d’images et de fictions. Ce terreau originel de la bande dessinée historique française ne sera jamais vraiment perdu de vue par les auteurs qui suivront.
Mais pourquoi en parler dans un article sur l’architecture et la bande dessinée ? Les premiers auteurs brodant sur des thèmes historiques n’attachent pas une attention très poussée à l’architecture et à son historicité, qui n’est souvent qu’esquissée : on se concentre avant tout sur les gestes et les attitudes des personnages. L’architecture est un décor le plus souvent stéréotypé. Ymer apporte un soin particulier aux décors intérieurs qui semblent inspirés par la peinture d’histoire de l’époque, autrement dit par l’image que se fait le XIXe siècle d’époques comme l’Antiquité ou le Moyen-Age (à tout seigneur tout honneur : je reprends là une observation de Thierry Groensteen). La recherche de véracité dans la représentation architecturale demeure donc assez faible, l’enseignement de l’histoire passe avant tout par la connaissance de scènes et moments emblèmatiques de l’Histoire de France. Il serait intéressant d’étudier la proximité de ces décors avec ceux des illustrations de manuel scolaire de l’époque.

Chez René Giffey, ici pour Cinq-Mars, l'achitecture est certes un simple décor dans de petites vignettes, mais il faut admirer la précision du trait.


C’est là qu’intervient l’importance de la documentation dans le travail des dessinateurs de bande dessinée : cette pratique qui consiste à préparer un album par un travail de fond qui passe soit par des repérages de terrain, soit par la constitution d’une documentation iconographique de sources les plus divers. Ce phénomène est particulièrement connu dans le cas d’Hergé, dont les archives servent régulièrement de point de départ à une explication de l’oeuvre. Les dessinateurs français de bande dessinée historique, dans les années 1940-1950, conduisent probablement un même travail documentaire. René Giffey, Raymond Cazanave, Etienne Le Rallic, Bob Dan contribuent, selon la tradition du début du siècle, à imposer à la bande dessinée historique deux caractéristiques : le réalisme académique du trait et l’accent mis sur les attitudes des protagonistes, reléguant les architectures comme simples décors. Chez Cazanave et Bob Dan, toutefois, les plans d’ensemble sont plus nombreux, tandis que chez Giffey (dans Cinq-Mars, vers 1954), les architectures, même simplement esquissées derrière les personnages, sont extraordinairement précises.
Dans le même temps, c’est en Belgique, autour d’Hergé et du journal Tintin que la bande dessinée historique réalise une synthèse entre l’aventure et la pédagogie où la dimension documentaire, et la précision des décors et des architectures est essentiel. Ce trait est déjà présent chez Jacobs : les lecteurs du Mystère de la grande pyramide se souviennent peut-être que la première page de l’album (reprenant, je le suppose, la publication dans la revue à partir de 1952) est occupée par des considérations sur l’architecture égyptienne des pyramides et des tombeaux. Avec Jacques Martin, l’auteur d’Alix, les vastes vues de villes antiques se proposent au lecteur comme de véritables reconstitutions historiques détaillées. Reste à savoir, comme dans la période précédente, d’où vient la documentation de l’auteur : évocation graphique de manuels scolaires ou recherche érudite dans des livres d’histoire et d’archéologie ? Encore une fois, il s’agit de ne pas oublier que les revues de l’après-guerre sont destinées aux enfants et affirment un rôle pédagogique qui passe tantôt par des fictions historiques que par des articles et des bandes dessinées nettement didactiques : les Histoires de l’Oncle Paul remplissent dans Spirou le même rôle que les Histoires vraies de Tintin. Cette même revue publie, durant l’année 1949, une suite d’articles sur l’histoire de l’art occidental dans lesquels prend place l’histoire de l’architecture.

Les plans s'élargissent, ici chez Jacques Martin, très précis dans la reconstitution architecturale et la gestion de l'espace (Alix, Les légions perdues, 1962-1963)

Une place grandissante de l’architecture dans le renouveau de la BD historique des années 1980
Cette introduction, certes longue, était sans doute nécessaire pour expliquer la force de la tradition de la bande dessinée historique francophone (présente en France et en Belgique dans l’immédiat après-guerre) qui connaît un renouveau dans les années 1980, à travers des auteurs comme François Bourgeon, André Juillard, Didier Convard, Frank Giroud, tous présents dans le catalogue de Jacques Glénat. Ce dernier s’attache d’ailleurs, en même temps qu’il publie de jeunes auteurs, à rééditer les grands noms français, en partie oubliés, de la bande dessinée historique (Giffey, Le Rallic, Cazanave…). Les revues éditées par Glénat, Circus et surtout Vécu, concentrent des auteurs de bande dessinée historique qui poussent le genre hors de son tropisme enfantin originel. L’une de leur qualité incontestable est la précision documentaire : si elle est sans doute liée à l’héritage pédagogique du genre historique, elle s’en détache pour devenir une des caractéristiques du réalisme historique des récits. Réalisme qui se concrétise par une documentation et une érudition magistrale. Chez certains, comme André Juillard, il s’agit avant tout d’une passion pour l’Histoire, mais d’autres, comme Frank Giroud, ont suivi, avant d’être dessinateurs, une formation académique d’historien.
L’architecture devient alors une des données du réalisme documentaire historique, le plus souvent dans sa dimension monumentale (représentation d’édifices célèbres reconnaissables) mais parfois aussi dans la représentation de l’habitat du quotidien, ou des tentatives de reconstitution, pour les époques les plus anciennes. Les éléments architecturaux ne sont alors plus de simples décors stéréotypés derrière les personnages mais occupent une place essentielle, servie par la précision académique du trait de ces auteurs, qui n’oublient pas une brique ou une ardoise. On voit alors se multiplier, particulièrement en introduction aux scènes de dialogue, des plans très larges sur le lieu de l’action : André Juillard est un habitué de cette technique. Et quand il dessine le palais royal du Louvre dans Les 7 vies de l’Epervier, il dessine effectivement le palais royal du Louvre tel qu’il pouvait être au XVIIe siècle. Ce procédé semble relever à la fois d’une nécessité narrative (signaler au lecteur que l’on change de lieu, et éventuellement lui indiquer, par la seule architecture, de quel lieu il s’agit lorsque le monument est reconnaissable) et d’une jouissance propre au dessinateur qui doit se documenter pour proposer une reconstitution virtuose du bâtiment.

Pour terminer sur l’architecture dans la bande dessinée historique, et avant de passer à l’évocation de quelques auteurs, une petite piste de recherche : il faudrait étudier les liens entre la nature de la documentation des auteurs de bande dessinée historique et l’évolution des connaissances sur l’archéologie du bâti et le patrimoine architectural. Outre le fait, anecdotique, que de nombreuses pages d’Alix ressemblent aux reconstitutions graphiques que peuvent proposer les archéologues pour rendre compte d’un site, la question est bien celle de la circulation des images dans notre société, et dans le cas présent la circulation des représentations architecturales de notre passé en dehors des cercles universitaires. Il me semble, par exemple, que les architectures chez Martin sont bien plus proches des reconstitutions présentées dans les ouvrages historiques que des décors de cinéma des peplums holywoodiens qui représentent un « stéréotype » d’architecture antique. Ce fait est confirmé par Jacques Martin lui-même qui déclare, dans une interview donnée à Thierry Groensteen, qu’il emploie, dès les débuts d’Alix en 1948, une documentation scientifique importante, d’abord issue de bibliothèques publiques puis achetée par ses propres moyens. Il dit notamment être allé puiser chez les archéologues anglo-saxons qui, contrairement à leurs homologues français, sont plus enclins à dresser des reconstitutions graphiques des sites qu’ils étudient, et élaborer des hypothèses architecturales. Il se montre tout à fait conscient que les vestiges actuels ne peuvent donner qu’une image approximative de l’architecture antique ; il fait preuve, à l’égard des sources, d’une rigueur et d’un scepticisme d’historien et d’un souci constant de véracité. Il explique ainsi que, pour ses albums les plus récents (nous sommes en 1984 au moment de l’interview), il a rompu avec l’image traditionnelle mais fausse des temples romains de marbre blanc pour leur donner des couleurs, comme c’était le cas dans l’Antiquité. Le souci pédagogique n’est jamais loin chez Martin : « Je crois que je peux à présent me permettre ce surcroît de réalisme, et même que j’y suis tenu, dans la mesure où l’on me considère de plus en plus comme un auteur de référence pour tout ce qui touche à l’Antiquité. ». Les albums les plus récents d’Alix, dessinés par les sucesseurs de Martin, mort en janvier dernier, sont clairement orientés dans une optique didactique, sur les villes de l’époque romaine (série « Les Voyages d’Alix », depuis 1996). La bande dessinée historique, dans sa représentation d’une architecture que nous ne connaissons que par recoupement toujours lacunaires, peut être le reflet de l’état des connaissances à une époque donnée, tout comme elle peut être l’endroit où se transmettent les clichés récurrents sur une époque, cela en fonction du rapport que le dessinateur possède face au travail de documentation.

Des traitements différenciés : l’architecture chez Hermann, Bourgeon et Juillard

Voyons maintenant quelques parcours individuels dans le monde de la bande dessinée historique, et leur traitement de l’architecture :

Représentation du chantier d'une cathédrale par Hermann, image type de notre vision du Moyen Age ici dynamisée par la plongée (Les Tours de Bois Maury, tome 1, p.10 ; 1984)


Ce qui peut m’intéresser chez Hermann n’est pas tant la question de la documentation : il ne se situe pas à proprement parler dans la veine rigoriste d’un Martin. Mais ce qui importe est la place donnée au décor, sans cesse fourmillant de détails et très travaillé. Les vues larges sur des bâtiments sont fréquents dans ses albums, et la maîtrise de la spatialité architecturale lui permet quelques audaces graphiques, moins sages que dans la veine classique de la bande dessinée d’histoire, où les bâtiments ont souvent quelque chose de figé et de solennel. Dès le premier épisode des Tours de Bois Maury, l’un des héros est un maçon, « bâtisseur de cathédrales ». Pour souvenir, la relation entre le Moyen Âge et les grands chantiers de cathédrales se répand dans le grand public à partir de la parution de l’ouvrage de Georges Duby Le Temps des cathédrales en 1976. Hermann commence sa série en 1984 pour la fameuse revue Circus de Glénat et, quatre ans plus tard, paraît le best-seller anglais de Ken Follet Les Piliers de la terre qui tourne autour d’une famille de bâtisseurs médiévaux. Il n’y a bien sûr pas nécessairement de lien direct entre ces trois oeuvres mais Les Tours de Bois Maury s’inscrit aussi dans un ensemble de représentations liées à son époque. Dès le premier album, Hermann en profite pour dessiner, en plongée, le chantier d’un édifice religieux, refusant une représentation statique de l’architecture qu’il cherche ici inachevée et dynamique (il faudrait toutefois voir si cette représentation de l’architecture n’est pas directement issue de la manière dont les manuels d’histoire représente les chantiers médiévaux, utilisant la plongée à des fins didactiques pour montrer les étapes de la construction). Est-ce un souvenir de sa propre formation d’architecte ? Nadine Douvry signale que le type de château tout en pierres dessiné d’abord par Hermann ne correspond pas à la réalité de l’époque choisie (le XIe siècle), mais nuance en expliquant que l’auteur corrige le tir dans les albums suivants en préférant la représentation de châteaux de bois, des « mottes castrales », moins anachroniques. Au fur et à mesure, Hermann cherche l’exactitude entre l’architecture et l’époque, sans aller jusqu’à l’évocation érudite à la façon de Bourgeon ou Juillard. Mais les lieux commencent à se faire plus identifiables à mesure que le chevalier Aymar de Bois Maury se déplace, du pays de Caulx jusqu’en Terre Sainte. Au-delà de l’aventure, le moyen âge d’Hermann en ressort au moins vraisemblable.

Dans cette double page, Bourgeon représente sous tous les angles la Nottoway Plantation... (Les Passagers du vent, t.6, p.24, 2009)


... un bâtiment authentique de Louisiane, construit autour de 1858


Parler de la documentation dans la bande dessinée historique sans parler de François Bourgeon ne me paraît guère possible : ce dessinateur est justement connu pour l’immense documentation dont il se sert pour ses albums et à sa recherche de réalisme historique dans les dialogues comme dans les décors. Il commence chez des éditeurs confessionnels (Fleurus et Bayard) et, dès cette époque, se consacre à des dessins historiques pour des livres à visée éducative (Il dessine notamment en 1978, pour Univers Média, un Maître Guillaume et le Journal des bâtisseurs de cathédrales sur le Moyen Âge scénarisé par Pierre Dhombre : la trace de la pédagogie n’est jamais loin !) C’est peu de dire, également, que la représentation architecturale est une des données du style de Bourgeon. Il s’applique à dessiner, avec un hyperréalisme presque photographique, les villes et les maisons, imaginaires ou non, et multiplie les angles de vues (vue frontale, vue aérienne, vue de biais) pour renseigner le lecteur sur la spatialité des lieux. D’autre part, il s’applique à reproduire les styles historiques avec une grande attention, s’appuyant sur une documentation pointue : la plupart des bâtiments représentés ont un modèle historiquement juste (à l’image de la Nottoway Plantation du dernier opus des Passagers du vent, bâtiment réel construit en 1857-1859 et visité par l’héroine de Bourgeon en 1863). Pour représenter la Marie-Caroline, le navire sur lequel se situe l’action des Passagers du vent (série commencée en 1979), il se rend au musée de la Marine où il étudie les maquettes. Il utilise un ouvrage de Jean Baudriot, renovateur du modélisme naval, Le vaisseau de 74 canons (1977) pour maîtriser l’aménagement intérieur des vaisseaux du XVIIIe siècle. Le travail de Baudriot est justement basé sur l’importance du dessin dans la transmission de son savoir historique. Le souci d’exactitude de Bourgeon est le même lorsqu’il représente des villes au XVIIIe siècle : la reconstitution passe par la consultation de cartes, de gravures, de peintures, et de monographies sur les architectures des pays traversés. Comme Martin et Hermann l’ont souligné avant lui, c’est dans les études historiques anglo-saxonnes qu’il trouve des tentatives de reconstitution et des précisions sur l’histoire matérielle dont il peut s’inspirer. On pourrait continuer au fil du récit pour les autres lieux traversés : chacun d’eux nécessitent, de la part de l’auteur, des recherches bibliographiques, des témoignages iconographiques et parfois même la réalisation de maquettes. Tout ce travail se ressent parfaitement dans les albums où les architectures, loin d’être de simples décors, se déploient sur de très larges cases et imposent leur présence et leur réalisme.

Juillard utilise l'architecture monumentale et reconnaissable pour introduire des séquences narratives (Les 7 vies de l'Epervier, t.2, p.3 ; 1992)


André Juillard m’a toujours semblé être parmi les plus classiques des auteurs de bande dessinée historique, aussi bien par son trait, qui s’inscrit dans le mouvement de retour au style d’Hergé et Jacobs, dit « ligne claire », que dans son traitement de l’architecture et des villes. L’inspiration de Martin est très nette. Il a d’ailleurs travaillé avec lui pour la série Arno en 1982. Tout comme Bourgeon, il passe entre les mains des éditions Fleurus et c’est là qu’il commence à réaliser des récits historiques, autour de 1976 (Bohémond de Saint-Gilles). Outre d’autres séries historiques (Arno, Masquerouge…), il commence en 1983 dans Circus Les 7 vies de l’Epervier avec Patrick Cothias au scénario. La série se déroule au début du XVIIe siècle et, contrairement à Hermann et Bourgeon qui décrivent des personnages fictifs (de la « petite histoire » face à la « grande Histoire », pour être grossier et réducteur), Juillard et Cothias n’hésitent pas à se confronter à des figures historiques tels que le roi Henri IV et la vie de la Cour. Dans le même ordre d’idées prime la représentation de monuments historiques importants sur celle de l’habitat du quotidien. Juillard se montre très à l’aise dans des représentations solennelles de grands édifices, notamment les différents palais royaux (Saint-Germain-en-Laye, le Louvre). Il représente un Paris beaucoup plus monumental que réel où se détachent les tours de Notre-Dame et le palais du Louvre (à l’image de celui que nous pouvons contempler au XXe siècle). Là où Hermann aime les détails et les enchevêtrements, les édifices de Juillard sont plus propres, avec des lignes et de perspective beaucoup plus nettes et marquées, plus proche du travail de Martin, par exemple. La représentation de l’architecture est très calibrée. Généralement plus rare, elle joue un rôle avant tout narratif, pour introduire et opérer les transitions entre les différentes scènes. Reste que Juillard fait bel et bien partie de la tradition du réalisme documentaire et de l’académisme graphique propre à la bande dessinée historique des années 1980.

Pour en savoir plus :
Des ouvrages que j’aurais aimé lire plus en détail et dont la lecture attentive ferait apparaître que l’article ci-dessus ne constitue guère plus qu’une introduction sur le sujet. D’autre part, il s’agit de ne pas oublier que la bande dessinée historique ne se limite pas à l’école du réalisme documentaire et que, dans les années 1990, des auteurs comme Christophe Blain renouvellent le genre. Comment traitent-ils alors de l’architecture ?
Sur la reconstitution historique chez Jacques Martin, l’ouvrage d’entretien mené par Thierry Groensteen Avec Alix (Casterman, réédité en 1987) offre des pistes intéressantes.
Sur André Juillard, le catalogue Entracte (2006) permet de contempler la maîtrise du dessin d’architecture, historique ou non, par l’auteur, dans ou hors du cadre de la seule bande dessinée. Il existe également une monographie-interview par Michel Jans et Jean-François Douvry parue chez Mosquito en 1996.
Sur Hermann : Hermann, une monographie par les mêmes auteurs que pour Juillard, Mosquito, 1997. On y trouve une analyse historique des Tours de Bois-Maury par Nadine Douvry. Et son site officiel : http://www.hermannhuppen.be/
Sur François Bourgeon, l’ouvrage de Michel Thiébaut Les Chantiers d’une aventure : autour des Passagers du vent (Casterman, 1994, réédité en 2010 par 12bis) permet de se faire une bonne idée de l’impressionnant travail de documentation historique de l’auteur.