Archives pour la catégorie Golothon

Golothon 2 : les années Frank ; de L’Echo des savanes à Futuropolis (1981-1987)

Après Ballades pour un voyou en 1979 dans Charlie, Golo poursuit sa carrière de dessinateur de bande dessinée dans une indéfectible collaboration avec Frank, et toujours sur la voie du polar noir et social. Entre 1981 et 1987, il publie plusieurs histoires, plus ou moins longues, sur la droite ligne de Ballades pour un voyou en se rapprochant d’éditions et de revues alternatives, emblématiques de cette époque : L’Echo des savanes et Futuropolis.

Les années Frank à l’Echo des savanes : retour sur la nouvelle presse

On avait précédemment vu les débuts de Golo dans le contexte de la nouvelle presse de bande dessinée pour adultes, notamment dans le vénérable Charlie Mensuel des éditions du Square. C’est au sein du même bâteau qu’il poursuit sa collaboration avec le scénariste Frank. En effet, après avoir terminé Ballades pour un voyou, Frank et Golo reviennent ponctuellement dans Charlie pour livrer une histoire courte, « Le sphinx de verre », en juin 1980. Cette même année, Golo participe régulièrement à certains articles de Jean-Patrick Manchette sur le polar et réalise seul une brève série anecdotiques d’histoires en deux pages intitulée « Les petits métiers de Paris ». Mais, tout en poursuivant cette collaboration, Golo et Frank vont se tourner vers d’autres revues et en particulier L’Echo des savanes, des éditions du Fromage. Reprenant la formule des récits courts qu’ils avaient commencé à concevoir dans Charlie, ils y entrent en mai 1981. En guise d’intronisation, Golo réalise même la couverture.
Là où Charlie Mensuel avait une forme d’antériorité, puisque, créé en 1969, il appartenait à la même équipe que le Hara-Kiri de 1960, L’Echo des savanes descendait d’une autre branche. En effet, il appartient à l’élan mythifié de la « nouvelle presse de bande dessinée » du milieu des années 1970, celle qui émerge à partir du laboratoire du Pilote des années 1960 et à qui on attribue à tort l’apparition de la bande dessinée adulte. Reprenons la légende : en 1972, trois auteurs de Pilote, travaillant tous trois dans le domaine de l’humour, décident de quitter la revue pour des raisons de désaccords avec René Goscinny, le rédacteur en chef : Nikita Mandryka, Claire Brétécher et Gotlib. Ils fondent L’Echo des savanes dont la couverture qui arbore le macaron « réservé aux adultes » traduit bien tout le fond de la querelle avec Goscinny : lui souhaitait conserver son lectorat adolescent, là où les trois compères voulaient aborder des thèmes et un humour plus « adulte ». Mais la question du public masque un enjeu plus profond de cette séparation : la liberté des auteurs. L’Echo des savanes a comme particularité d’être une forme avancée d’auto-édition où les dessinateurs peuvent donner libre cours à des expérimentations inédites impossibles dans un magazine comme Pilote édité par Georges Dargaud, et répondant donc à des impératifs commerciaux évidents. Métal Hurlant jouera le même rôle pour Moebius et Druillet. Je parle de forme « avancée » d’auto-édition dans la mesure où Mandryka, Brétécher et Gotlib fondent, pour soutenir leur revue, les éditions du Fromage, de même que Moebius et Druillet fondent Les Humanoïdes Associés. En attendant, L’Echo des savanes est de plein droit, par ce mythe fondateur de l’auto-édition, un journal underground sur le modèle américain de Mad et de Zap Comix. Et il est beaucoup plus proche que Charlie Mensuel de la tradition de la bande dessinée pour enfants, moins du dessin de presse et de la presse satirique.
Toutefois, cette dimension underground est celle de L’Echo des savanes des années 1970. Quand Golo et Frank y entre en 1981, le journal a considérablement changé. Deux des fondateurs sont partis (Gotlib pour fonder Fluide Glacial et Claire Brétécher pour Le Nouvel Observateur) et Nikita Mandryka est resté jusqu’en 1979. Entretemps, de nombreux auteurs sont venus rejoindre le journal, certains viennent de Pilote (Jean Solé), d’autres viennent de l’illustration et du dessin de presse (Martin Veyron), d’autres enfin commencent leur carrière dans L’Echo des savanes (Philippe Vuillemin, Jean-Marc Rochette), sans oublier les auteurs étrangers (Tanino Liberatore, Carlos Trillo) et ceux qui ne viennent pas directement de la bande dessinée (le groupe Bazooka, Jean Teulé). D’autres, enfin, sont déjà passés par Charlie ; c’est le cas de nos deux auteurs Golo et Frank, mais aussi de Jacques Lob.

Il y a bien dans toute cette presse de la fin des années 1970 une effervescence créatrice, souvent tapageuse et transgressive, qui lie la plupart des titres de revues de bande dessinée pour adultes.

Permanence du polar

Dans L’Echo des savanes, Golo et Frank poursuivent leur travail sur l’adaptation d’un genre, le roman noir, en bande dessinée. De mai 1981 à janvier 1982, ils publient plusieurs histoires courtes dans la même veine. Ce modèle du récit complet et court en bande dessinée, équivalent graphique de la nouvelle en littérature, s’est abondamment développé avec l’apparition de la nouvelle presse. Des histoires d’une dizaines de pages maximum, souvent moins, indépendantes les unes des autres, qui viennent rompre avec le modèle classique de l’histoire « à suivre » dont la destination finale est la publication en albums. Elles permettent aussi indirectement aux jeunes dessinateurs de s’essayer à des exercices de style et connaîssent alors leur heure de gloire dans la collection « X » de Futuropolis qui met en album des histoires complètes inhabituellements courtes sur ce support. Certes, dans le domaine humoristique, ce modèle du récit court était déjà courant ; c’est moins le cas dans le genre du récit « sérieux », ici policier. Golo et Frank avaient d’ailleurs commencé, dans Ballades pour un voyou, par le récit à suivre. Ils explorent ici une nouvelle façon de raconter.
Il est temps ici de parler brièvement de Frank Reichert avec lequel Golo collabore régulièrement. En temps que scénariste de bande dessinée, il participe à un moment où le métier de scénariste, désormais pleinement reconnu, se « littérarise », et devient une des interfaces du dialogue entre bande dessinée et littérature que vient entériner la revue (A Suivre) dans les années 1980. Le scénariste n’est plus seulement là pour construire une histoire dessinée, il complexifie les intrigues et poétise les textes et les dialogues. Grâce à Frank, mais aussi à Jean Teulé ou encore à Jean-Pierre Dionnet la bande dessinée s’ouvre à d’autres domaines de la littérature jusque là peu explorés. En l’occurence, dans le cas de Frank, le roman noir. Beaucoup de ses scénaristes ne vont faire que des incursions momentanés dans la bande dessinée. C’est le cas de Frank. Il commence dans ce milieu en tant que traducteur de l’espagnol ou de l’anglais. Il va traduire pour divers éditeurs (Futuropolis, Humanoïdes Associés, Hachette) des auteurs américains anciens comme Georges McManus, Chester Gould, ou contemporains comme Bill Watterson. Parallèlement, il va scénariser pour Golo mais aussi pour Baudoin. Mais c’est bien en tant que traducteur qu’il va se faire connaître aussi dans la littérature, et en particulier comme traducteur de roman policier américain, profession qu’il exerce toujours maintenant. Plus récemment, c’est lui qui traduit les romans de fantasy de Glen Cook. Quant à son travail de scénariste de bande dessinée ne dépasse pas les années 1980 ; ce qu’on peut regretter dans la mesure où il commençait à construire un univers tout à fait cohérent qu’il n’a pu exprimer nulle part ailleurs. Ce Golothon sera une manière d’esquisser les contours de sa représentation du monde sombre, désabusée, mais comique dans sa cruauté.

La volonté littéraire de Frank est présente dans les récits courts qu’il livre avec Golo par l’utilisation fréquente d’une voix-off qui commente les scènes dessinées, véritables partage des tâches entre l’écrivain-scénariste et le dessinateur-illustrateur. Dans « Gitanes philtres », cette complémentarité texte narratif/dessin illustratif est particulièrement bien développé : le narrateur confesse poétiquement sa vie trouble sur le fil d’une fumée de cigarette tandis que les dessins en illustrent la face noire mais réelle.
Passer du récit long au récit court implique évidemment des évolutions au niveau de l’intrigue. Les histoires, regroupées sous divers titres selon les revues (Le bonheur dans le crime, Petits métiers de Paris…) se concentrent davantage sur la recherche d’une atmosphère et laisse de côté la complexité de l’intrigue, en mode mineur. Elles sont d’ailleurs moins baroques que Ballades pour un voyou dans leur utilisation de la référence et, notamment, de la citation. L’accumulation des débuts est passée et s’assagit dans un format plus restreint. Mais elles conservent de nombreux traits de cette première histoire, comme cette façon de se placer sous la bénédiction de quelques écrivains : Louis-Ferdinand Céline, B. Traven, Pierre Mac Orlan… Mais aussi Francis Carco, écrivain du Paris des années folles : l’une des histoires, « Le sphinx de verre », est une libre adaptation aux années 1980 de Bob et Bobette s’amusent (1919), qui raconte (avec la langue élégante qui caractérise Carco) le destin équivoque de deux tourtereaux entre prostitution et sales combines. L’interprétation qu’en donne Golo et Frank sait conserver l’humour noir de cette étude de moeurs et l’adapter au monde moderne. Chez eux se retrouve toute l’exaltation nostalgique d’une littérature souvent considérée comme mineure, mais qui dit beaucoup sur la société et vit plus qu’on ne le croit.

L’usage de la nouvelle dans le polar n’a rien de surprenant : tout comme la science-fiction et la fantastique, le genre policier possède une solide tradition de récits courts, illustrée dès le XIXe siècle par Edgar Allan Poe, puis par Agatha Christie ou Georges Simenon au siècle suivant. Frank et Golo cherchent à en traduire en image deux des caractéristiques principales : une poétique de la chute et une primauté donnée à l’ambiance plus qu’à l’histoire en elle-même. Et bien sûr, le modèle de la nouvelle permet d’explorer des expérimentations originales, comme le flash-back de « Le joyau dans le lotus ». On se rapproche en réalité de l’anecdote, voire du faits divers journalistique, et c’est là que la figure de Carco me revient en mémoire, lui qui se voulait aussi journaliste, ou plutôt reporter du Paris interlope des années 1920. Frank et Golo transfèrent cette ambition à leur époque à eux, mais les truands sont restés des truands, la drogue circule aussi bien, les prostituées vendent toujours leurs appas, les policiers sont toujours aussi corrompus, et les brutes malheureuses finissent toujours par se suicider à bout portant. Si, avec Frank, la recherche sociologique se traduit par des dialogues vifs et une poétique de l’oralité, Golo en profite pour accentuer ses dons de caricaturistes. Il nous représente une société bigarrée qui navigue autour de Barbès et de Pigalle. La série « Les petits métiers de Paris », qui égrène le blouson noir, les arnaqueurs au bonneteau, le voyeur, en est un bon exemple.
Certes, le trait de Golo est plus relâché dans ces récits courts, moins virtuose que dans Ballades pour un voyou, et parfois un peu faible par rapport à l’ambition littéraire de Frank. Mais il se rattrape dans les scènes de foule, comme l’évacuation précipitée et drôlatique du bar « Atlas » dans « Un si joli sourire kabyle ». Et on ne peut pas lui reprocher de faire la moindre concession graphique face à l’expressivité des scènes, dans toute leur violence et leur crudité. Il peint une vision captivante des années 1980 qui n’est pas sans rapport, on l’a vu, avec la décadence urbaine magnifique de l’entre-deux-guerres, illustrée elle par des dessinateurs et peintres comme Otto Dix, Kees Van Dongen, Albert Dubout…

Le refuge Futuropolis

Mais les années 1980, c’est aussi la décennie qui voit la perte de vitesse de la presse de bande dessinée, et particulièrement de la « nouvelle presse » des années 1970, dont tous les titres, sauf peut-être Fluide Glacial connaissent d’importantes difficultés financières. En 1982, L’Echo des savanes doit être racheté par Albin Michel et de janvier à novembre, aucun numéro ne paraît sauf un hors-série « spécial New York » en juillet. La nouvelle formule axe nettement sur l’érotisme et réduit la part de bandes dessinées au profit du rédactionnel. Dans les faits, de nombreux anciens auteurs sont déjà partis ailleurs et quand la bande dessinée commencent vraiment à revenir dans le journal vers 1984, c’est en grande partie autour d’une nouvelle équipe. Pour ce qui nous importe aujourd’hui, Golo et Frank ne reviennent pas dans le journal qu’ils ont quitté au moment du rachat par Albin Michel. Tout de même, ultime trace de leur passage à L’Echo des savanes, plusieurs des histoires parues dans la revue sont rassemblées en 1982 dans un recueil intitulé Same player shoots again. Paradoxalement, l’éditeur est « Le Square-Albin Michel ». En effet, (suivez bien!), la vénérable maison littéraire Albin Michel, fondée en 1900, se lance alors sur le marché de la bande dessinée. Non content de racheter les éditions du Fromage qui éditent L’Echo des savanes, elle a aussi rachetée en 1981 les éditions du Square qui éditent Charlie Mensuel, s’appropriant ainsi une partie de la presse underground des années 1970. Ainsi commence l’intrusion de l’édition généraliste dans un secteur de l’édition jusque là dominé par des éditeurs spécialisés.

C’est auprès d’un autre éditeur qu’Albin Michel, Golo et Frank vont trouver un moyen d’être édités en album : Futuropolis. J’ai déjà eu l’occasion de narrer l’histoire de Futuropolis en ces lieux et je vais me contenter ici d’en rappeler les grandes lignes. En 1972, Etienne Robial et Florence Cestac reprennent la librairie spécialisé de Robert Roquemartine Futuropolis et se lancent progressivement dans l’édition d’albums. Comme avec Charlie Mensuel, c’est une partie du monde de la bédéphilie qui participe au renouvellement éditorial des années 1970. Le catalogue de Futuropolis se veut profondément exigeant, à la recherche des jeunes dessinateurs de l’époque. Au début des années 1980, à une époque où le support de l’album commence à gagner sérieusement du terrain sur la presse, Futuropolis est au plus haut Elle fédère de nombreux auteurs ayant commencé dans la nouvelle presse. Conscient de l’émergence du nouveau support, elle a notamment pour stratégie de recueillir en album des histoires qui paraissent dans les revues sans aboutir à un album chez leur éditeur d’origine (d’autant plus avec la fin des éditions du Square et du Fromage). Christin et Bilal y réédite Rumeurs sur le Rouergue (Pilote) ; Charlie Schlingo y édite sa série Désiré Gogueneau est un vilain (Charlie Mensuel) et Jean-Claude Denis sa série Luc Leroi ((A Suivre)).
L’arrivée de Golo et Frank chez Futuropolis s’inscrit parfaitement dans la complémentarité qui se crée alors. En 1982 paraît Rampeau !, dans la collection Hic et Nunc (collection au format « traditionnel »). Sous ce titre qui fait référence à un jeu de quilles du sud de la France, il s’agit d’un recueil de plusieurs histoires courtes (environ 5 pages) de notre duo parues dans trois revues : Charlie Mensuel, L’Echo des savanes, (A Suivre). On y retrouve notamment la série presque ethnologique des « Petits métiers de Paris » parue dans Charlie Mensuel. D’autres albums vont suivre : Le bonheur dans le crime en 1982, encore la reprise d’une série parue dans l’Echo des savanes, et c’est la même chose dans Nouvelles du front en 1985, qui va voir du côté de récits parus dans Circus, Libération et Pilote. En 1987 paraît un second Rampeau qui n’est autre que la réédition chez Futuropolis du Same player shoots again de 1982.
Par la violence de ses thèmes et le caractère peu politiquement correct de ses intrigues, on comprend aussi que l’oeuvre forgée par Golo et Frank ait du passer en partie par des éditeurs underground et alternatif, volontairement à la marge du système. D’abord les sujets font la part belle à la violence, à la drogue et au sexe, des repoussoirs presque automatiques pour des éditeurs frileux. Et après tout, c’est une France marginale qui est décrite dans ses histoires courtes qui ressemblent fort à ce que les journalistes actuels appelleraient de la « bande dessinée sociale » comme s’ils inventaient la poudre. Mais le reportage social en bande dessinée, menée sur le ton de l’anecdote, possède une réelle tradition : Baru en est un des meilleurs exemples, et Golo et Frank en illustrent une face plus romanesque et provocante.

Ma description a pu paraître profondément absconse et bien trop érudite, accumulant les dates et les titres. A ma décharge, c’est là une des difficultés à parler de la bande dessinée des années 1980. C’est une décennie de transition par excellence : perte de vitesse de la presse, mutation de l’underground, reconfiguration de la presse pour enfants, nostalgie profonde pour l’école belge… Les titres et les maisons d’édition se multiplient sans grille de lecture aussi claire que les décennies précédentes. Les auteurs eux-mêmes ne sont plus guère attachés à un éditeur ou à une revue mais naviguent de l’un à l’autre, brouillant leur propre piste, cherchant les moyens d’être édités au sein de multiples structures dont les compétences et les politiques éditoriales se chevauchent. Le destin des polars courts de Golo et Frank est parfaitement représentatif de cette époque considérée comme celle d’une « crise » de la bande dessinée ; mais, dans le fond, le terme « crise » ne cache-t-il pas plutôt une reconfiguration des règles éditoriales où les limites entre les secteurs sont moins essentielles qu’avant ?

Pour en savoir plus :
Same player shoots again, scénario de Frank, Le Square – Albin Michel, 1982
Rampeau !, scénario de Frank, Futuropolis, 1982
Le bonheur dans le crime, scénario de Frank, Futuropolis, 1982
Nouvelles du front, scénario de Frank, Futuropolis, 1985
Rampeau 2, scénario de Frank, Futuropolis, 1987

La plupart des références à l’histoire de la bande dessinée proviennent de l’ouvrage de Thierry Groensteen, La bande dessinée, son histoire et ses maîtres, musée de la bande dessinée/Skira, 2010.

Golothon 1 : Ballades pour un voyou, Editions du Square, 1979

Il m’aura fallu plusieurs mois avant de trouver l’auteur qui allait succéder à Baru après mon « Baruthon » de l’année 2010, qui consistait à lire et commenter en un an l’intégralité de l’oeuvre d’un auteur. Comme le successeur de Baru à la présidence du FIBD d’Angoulême m’avait laissé coi (ma connaissance du domaine américain étant bien trop limitée), j’en étais resté là de mes réflexions.
Puis m’est venue l’idée de parler de Golo, que j’ai découvert, souvenez-vous, il y a moins d’un an, avec la sortie de ses Milles et une nuits au Caire chroniqué lors d’un voyage en Egypte. Pourquoi Golo ? Peut-être parce que, à l’instar de Baru, il demeure un auteur assez peu connu par le public, et pourtant passionnant sur bien des points. Et si la partie égyptienne de son oeuvre commence à se faire reconnaître, en relation avec les évènements politiques qui secouent le pays, ses oeuvres plus anciennes n’ont fait l’objet d’aucune réédition, ce qui, cette fois, le distingue nettement d’un Baru qui, par la présidence du festival d’Angoulême 2010, a vu la plupart de ses albums, y compris les plus anciens, resurgir dans des éditions toutes neuves. Je note au passage qu’en parcourant la toile, à part une fiche Wikipédia, une autre dans Lambiek.net, et bien sûr les descriptions de ses albums sur les catalogues en ligne des éditeurs, je n’ai pas trouvé le moindre site ou article un peu complet dédié à Golo. Donc disons que ce sera l’occasion d’engager la réflexion autour de ce dessinateur…
Et, sait-on jamais, si un éditeur bienheureux passe par ici, il aura au moins un client pour la réédition des oeuvres de Golo…

Les débuts de Golo dans la presse


Guy Nadeau, qui choisit pour pseudonyme Golo, commence sa carrière au début des années 1970 (la date varie selon les sources, entre 1971 et 1973) comme dessinateur de presse. Mais pas de n’importe quelle presse : il participe à l’engouement pour une presse que j’ai du mal à qualifier autrement que « rock » par les attaches qu’elle affirme pour cette musique, mais qui, en réalité, s’étend bien au-delà au sein d’une culture contestataire et jeune, friande de contre-culture pour ne pas employer l’horrible terme journalistique « branchée ». Au milieu des années 1980, l’idée d’une « culture rock » engagée à gauche et dépassant le seul goût pour un genre musical se cristallisera autour des Inrockuptibles. L’archétype de cette presse musicale mais ambitieuse qui apparaît à partir de la fin des années 1960 (Rock and Folk, encore en vie, est fondée en 1966) est Actuel. Ce mensuel est fondé en 1968 et s’engage sur le terrain de ce qu’on nomme alors les « contre-cultures ». Tout naturellement, il croise un grand nombre de dessinateurs de bande dessinée et accueille le dessin entre ses pages, devenant une première passerelle entre la culture underground contestataire et la bande dessinée. Dans les pages d’Actuel, on pouvait lire Marcel Gotlib, Robert Crumb, Francis Masse : la revue vit grandir toute une génération de dessinateurs et c’est bien à tort qu’on l’oublie quand on évoque la bande dessinée de presse pour adulte des années 1970. Actuel participait , dans le domaine de la bande dessinée, du même mouvement que Charlie, Fluide Glacial, L’Echo des savanes, Métal Hurlant, par la recherche d’une irrévérence pointue. Je cesse là ma description, de peur de m’aventurer sur un terrain trop connu, bien conscient des dangers d’assimiler presse underground et presse rock. Les spécialistes n’hésiteront pas à me reprendre.
Revenons à Golo. Dans le contexte de foisonnement d’une presse rock et underground, il commence à dessiner pour le magazine Best, mensuel fondé en 1968 et concurrent direct de Rock and Folk. La revue sait profiter des grandes évolutions du rock des années 1970, et notamment le punk, puis le hard rock. Le dessin y est présent, au point que, dans les années 1980, le dessinateur Bruno Blum y tient une rubrique dédiée : c’est bien par presse interposée que se nouèrent les liens entre auteurs de bande dessinée et journalistes rock (Métal Hurlant servant de pendant de l’autre côté, qui a certainement plus de points communs avec Best qu’avec Le journal de Spirou).
Golo reste fidèle à la presse de la contre-culture des années 1970 et livre des dessins pour Actuel, Zoulou, Hara-Kiri, autant de titres mêlant rédactionnel culturel alternatif, dessins de presse et engagements politiques. C’est aussi durant cette décennie qu’il commence à travailler pour des journaux égyptiens. Mais de ses débuts dans une presse culturelle marquée par la contre-culture, Golo franchit finalement le pas vers des revues entièrement consacrées au dessin de presse et à la bande dessinée. Nous sommes alors en juillet 1978 et il collabore avec le scénariste et traducteur Frank Reichert, (alias Frank, à ne pas confondre avec Frank Pé) pour créer leur première série de bande dessinée, Ballades pour un voyou dans Charlie Mensuel.

Charlie, passerelle entre le dessin de presse et la bande dessinée

Je m’étendrai sans doute plus longuement sur Frank à une autre occasion : il devient le scénariste attitré de Golo pour les années à venir. Pour l’instant, quelques précisions sur Charlie Mensuel, car souvenez-vous que l’un des leitmotiv de ce Golothon, comme pour le Baruthon, est de replacer l’auteur dans l’histoire de la bande dessinée française.
A la fin des années 1970, la presse est encore le principal support de la bande dessinée. La décennie a vu une nouvelle presse adulte apparaître et, surtout, trouver un public et un succès (là où quelques tentatives avaient échoué dans les années 1960, comme Chouchou). Fluide Glacial, L’Echo des savanes, Métal Hurlant, sont les plus connus de ces titres. Charlie Mensuel est en un autre, plus ancien (1969) et différent en ce qu’il ne dérive pas directement de la presse pour adolescents. Au contraire, Charlie Mensuel se trouve à la croisée entre deux mouvements et héritages. D’une part il est un des titres de la presse contestataire et underground déjà citée plus haut ; il en incarne le versant satirique, puisqu’il est créé par les éditions du Square qui publient depuis 1960 le journal Hara-Kiri du professeur Choron. Dans les pages de Charlie Mensuel se retrouvent de nombreux dessinateurs de presse, parmi les plus virulants : Cabu, Gébé, Reiser, et bien sûr Wolinski qui en est le rédacteur en chef à partir de 1970. D’autre part, côté bande dessinée, Charlie Mensuel dérive de la tradition des fanzines bédéphiles des années 1960, aussi bien des revues d’études nostalgiques que des revues de publication/réédition. C’est par son penchant bédéphile qu’il va rééditer des auteurs américains anciens (Al Capp, Herriman, Bud Fisher) et faire connaître des auteurs étrangers contemporains, en particulier américains, argentins et italiens (Schultz, Breccia, Copi, Crepax, Munoz et Sampayo…).
De cette façon, on comprend mieux l’entrée de Golo en bande dessinée, lui qui avait commencé comme dessinateur de la presse rock. En ce sens, Charlie Mensuel a constitué une plate-forme où se sont mêlées des traditions graphiques et journalistiques, la bande dessinée ayant été une des briques de cette construction culturelle multiforme.

L’influence du dessin de presse n’est pas négligeable chez Golo, et c’est pour cela qu’un petit détour par l’histoire de Charlie Mensuel n’était pas inutile. On retrouve chez lui, tout au long de sa carrière, un goût pour la représentation caricaturée de ses contemporains, en particulier dans d’intenses scènes de rue. Ballades pour un voyou est plein de foules où chaque trogne est travaillé le plus précisément possible, comme un calque d’une réalité urbaine déformée. Dans cette série, c’est le Paris des années 1970 qu’il croque, un Paris nocturne et interlope qui fonctionne souvent sur le mode du stéréotype (le blouson noir, le juif pingre, le voyou à la gueule cassé, l’adolescente rebelle de bonne famille…), mais y gagne, dans le fond, une force satirique. Par-delà l’intrigue policière, que je ne vais pas tarder à vous conter, le dessin lui-même (et le dessin seul) se risque à quelques infidélités en racontant en arrière-plan d’autres histoires, anecdotiques mais témoignant d’un bon sens de l’observation qui est le propre des dessinateurs satiriques de presse. La génération de Golo regorge de ces jeunes dessinateurs (Cabu, notamment) qui s’attachent très vite à dépeindre une société post-soixante-huitarde, jeune et contestataire. Chez Golo se sent, dès cette première série, une véritable tension presque sociologique pour tirer le portrait de son époque, comme Honoré Daumier et Gavarni faisait de la leur, plus de soixante-dix ans auparavant. Son époque, ou du moins ce que Golo en retient, c’est l’efferverscence du mouvement punk, le retour du rock fifties, la crise qui crispe le rapport à l’argent, la libération sexuelle vainqueur de l’amour, la contestation politique par la violence.

Ballades pour un voyou, une entrée en matière littéraire

Scène de bar à la fin des années 1970 : juke box et blouson noir


A la fin des années 1970, le modèle éditorial canonique prépublication en revue/parution en album est encore solidement implanté. La plupart des maisons d’édition possède à la fois une revue mensuelle ou hebdomadaire et une collection livresque : même Casterman, qui jusque là n’était qu’un éditeur de livre, se lance dans la presse en 1978 avec (A Suivre). Les éditions du Square, qui éditent Charlie Mensuel (mais aussi Hara-Kiri, Charlie Hebdo, et l’hebdomadaire politique à tendance écologique La Gueule ouverte auquel Reiser participe pour le dessin), ont lancé depuis 1974 une collection intitulée « Bouquins Charlie » pour publier leurs auteurs dans des albums à couverture souple. A titre anecdotique, le nom de cette collection est un amusant pied-de-nez anticipé aux prétentions littéraires de la collection des « Romans (A Suivre) » qui nait en 1978 chez Casterman. Mais ce n’est pas si innocent : ces deux collections se ressemblent, tant par la rupture qu’elles imposent en terme de nombre de pages (des albums autour d’une centaine de pages, sans pagination fixe) que dans la densité romanesque des récits proposés.

Toutefois, rendons à César ce qui lui appartient : le scénario de Ballades pour un voyou n’est pas de Golo mais de Frank Reichert, sous le pseudonyme de Frank. C’est le début d’une collaboration qui durera jusqu’à la fin des années 1980. Après tout, Golo ne s’est consacré jusque là qu’à dessiner, et pas à raconter. Frank trouve son inspiration dans la vogue du roman noir qui sévit alors sur la France, venue des Etats-Unis. Des romans policiers qui situent leur intrigue dans le milieu du crime organisé et des villes nocturnes et corrompues, portant un regard profondément pessimiste et cynique sur la société, traitée comme un théâtre de violences et de malhonnêtetés à peine dissimulées : voilà les codes narratifs du roman noir. Dans les années 1970, c’est le romancier et critique Jean-Patrick Manchette qui redonne du souffle à un genre actif en France au moins depuis la Libération (et la création en 1945 de la collection Série Noire chez Gallimard, qui fait découvrir au public français les auteurs américains). Le genre se développe également, dans les mêmes années, au cinéma.
Frank respecte ici avec précision les codifications et les thèmes récurrents du genre, que je vous invite à retrouver dans mon court résumé. L’histoire est celle de Jean, un truand désabusé et nonchalant qui sort de trois ans de prison après un casse manqué et tente de reprendre pied. Il retrouve son ami Vlad et rencontre Babet, avec qui il s’installe. Inévitablement, Vlad lui propose un coup : le vol d’un diamant dans les beaux quartiers parisiens à une bourgeoise dont il a séduit la fille, Sof. Le plan est complexe mais Jean, Vlad, Babet, Sof ainsi que Nicolas et Boris, l’oncle faussaire juif de Vlad, se lancent dans l’aventure. La suite est classique : rien ne se passe comme prévu, entre l’intervention d’une commissaire sadique et les efforts égoïstes de Boris pour tromper un vieil ennemi. Le tout se déroule dans une atmosphère sombre, urbaine, de corruption facile et de règlement de comptes. La violence et le sexe, ingrédients habituels du roman noir, sont bien entendu au rendez-vous : tout est fait pour respecter le code, y compris l’emploi très pointu de l’argot.

L’inspiration littéraire est là : j’aurais l’occasion de la détailler dans les albums suivants qui ancrent le duo Golo/Frank dans la déclinaison du roman noir en bande dessinée. C’est l’émergence d’un style chez Golo qui m’intéresse plus précisément ici. Parfois un peu maladroit sur la durée (des personnages qui changent de visage, des perspectives aléatoires), il n’est pas sans personnalité. C’est ce style graphique étonnant qui permet à l’album de décoller de sa seule influence littéraire. J’ai déjà signalé ce goût pour les scènes de foule. Il rappelle un peu José Munoz (d’autant plus avec le jeu des clairs-obscurs), surtout quand on sait que, depuis 1975, Charlie Mensuel accueille dans ses pages la série policière Alack Sinner, elle aussi déclinaison du roman noir, que l’Argentin dessine sur un scénario de Carlos Sampayo ; la série est très apprécié en France. Difficile, dans ses conditions de ne pas faire le rapprochement. Golo transpose les Etats-Unis d’Alack Sinner en France, tout en conservant l’ambiance noire et urbaine. Munoz affectionne les arrières-plans habités, et l’irruption de figurants au premier plan pour le seul plaisir de représenter de caricaturer ses semblables. Golo emploie ces mêmes techniques dans Ballades pour un voyou.
Un autre procédé propre à Munoz que Golo choisit également d’utiliser est le jeu du collage et de la citation. Il le démultiplie même, jusqu’à tracer, tout au long de l’histoire un patchwork de références des plus diverses, mais qui forment un tout cohérent. Elles interviennent à différents titres et sont de différentes natures : des chansons entonnées par un passant, par une radio, par un juke-box, des citations mises en exergue en début de chapitre, des images photographiques d’actualité rêvées par les protagonistes, un livre, un film ou une revue entraperçus, sans compter le traitement architectural de Paris qui, sans être omniprésent, est parfois reconnaissable (Beaubourg, Montmartre, Barbès…). L’écheveau est trop épais pour que les références se trouvent là par hasard. Nous nous trouvons face à une esthétique du collage par juxtaposition d’image et de texte débouchant sur un vaste travail d’intertextualité. Les citations littéraires et cinématographiques, par exemple, renvoient toutes au stéréotype romanesque du hors-la-loi rebelle mais libre de toute autorité, avec des figures comme Cartouche, Lacenaire et Zapata. Elles sont comme des commentaires érudits et instantanés de l’intrigue policière, comme si les auteurs prenaient de la distance par rapport à leurs héros, les reliant à une longue généalogie d’artistes du crime.
Il faut voir comment, par leurs procédés graphiques et littéraires, Golo et Frank construisent et manipulent un folklore de leur époque : celui d’une société désabusée en décomposition où les blousons noirs et les mafias font la loi, où la bande sonore est soit le rock le plus sauvage, soit des chants bohèmes de la contestation populaire (dont le Renaud débutant de cette époque, dont on reconnaît les chansons, incarne l’alternative moderne). C’est là un autre objectif du collage de références : construire tout un imaginaire autour de ces années 1970 qui s’achèvent. Certains trouveront peut-être que cet ancrage puissant dans l’époque fait de Ballades pour un voyou un objet daté ; les autres se réjouiront au contraire de ce voyage dans le temps.

Pour en savoir plus :

Ballades pour un voyou, scénario de Frank, éditions du Square, 1979. L’album est réédité en 1983 chez Dargaud.
Une brève histoire de la presse rock : http://steviedixon.com/presse.html