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Rainbow Mist de Fred Boot et Léo Henry, 2010 / Chuban de Fred Boot, 2004

C’est une fois encore un webcomic de qualité que j’aimerais mettre un peu aujourd’hui en avant et en perspective : Rainbow mist, la nouvelle création de Fred Boot, un pionnier de la bande dessinée en ligne. Rainbow mist est en ligne soit en version flash sur le site manolosanctis.fr, soit sur la plateforme webcomics.com. Mais dans une autre vie, Fred Boot a participé à d’importantes expériences numériques avec Frederic Boilet dans un mouvement appelé « Nouvelle manga numérique ». De Boilet, amoureux du Japon, à Fred Boot, interprète du mythe américain, ce sont deux auteurs-voyageurs à découvrir en ligne avec Rainbow mist et Chuban.

Rainbow mist, livre d’images d’un rêve américain

Fred Boot traîne sur la toile depuis plusieurs années maintenant. L’une des caractéristiques de cet auteur est une grande partie de son oeuvre est disponible « numériquement ». Il suit à l’origine une formation de design numérique, profession qui lui permet de toucher à toute sorte de domaines : création de site web, cédéroms, élaboration de chartes graphiques… Formation qui le familiarise également avec les possibilités qu’offre le « multimédia », possibilités qu’il va exploiter dans des oeuvres de bande dessinée, et cela de deux manières : pour la création et pour la diffusion. Il est également à l’origine du « manifeste du 18 juin 2009 » pour la BD numérique, par laquelle plusieurs auteurs affirment et font connaître aux internautes l’existence d’une bande dessinée numérique dynamique.
En ce qui concerne la création, Fred Boot possède sa propre vision de la bande dessinée numérique. Il la présente dans un article de son blog. Je retiendrais en particulier ce paragraphe qui me semble suffisamment explicite : « La bande dessinée numérique devrait donc être envisagée comme une œuvre augmentée de tous le contenu contextuel qui existe et qui enrichit son univers. Articles, photos, musiques, jeux, situation géographique du lectorat, etc. Tout ce qui peut servir l’histoire et l’ambiance. Ne plus penser en terme cadres encadrés dans une planche, mais en terme de cheminement dans un territoire ouvert. En matière de numérique, l’espace délimité par la page est bien moins stratégique que l’espace où circulent les médias. Le passage d’une case à l’autre est aujourd’hui moins important en terme d’enjeux que le passage d’une information à une autre, voire d’un média à l’autre. » Fred Boot possède une approche non-contraignante de la BD numérique : « tant que les technologies numériques permettent de faire quelque chose, on peut l’intégrer à l’histoire, mais uniquement si on donne du sens à cet ajout ». Il met ainsi de côté l’interactivité parfois systématique et artificielle quand elle ne cherche pas à s’extraire des cadres traditionnelles de la bande dessinée, mais simplement à jouer avec eux. Rares sont les auteurs qui réfléchissent vraiment à la manière de créer une oeuvre numérique : la démarche de Tony, auteur de la bande dessinée expérimentale Prise de tête, va dans le même sens. A côté des projets liés à la Nouvelle manga digitale dont je vous parlerais dans quelques paragraphes, Fred Boot concrétise sa conception de la BD numérique dans les huit épisodes actuellement en ligne de The Shakers, l’histoire d’un couple de détective tout droit sorti d’une série télé d’espionnage des années 1970 (j’en parlais dans un précédent article).
C’est aussi au niveau de la diffusion qu’il s’intéresse au numérique et à internet. On le retrouve en particulier sur le site webcomics.fr, plate-forme lancée par Julien Falgas en 2007 (à l’origine, l’annuaire des webcomics Abdel-Inn, qui existe dès 2002) pour diffuser une grande variété de webcomics, de l’amateur au professionnel du dessin. Fred Boot diffuse via ce site Shaobaibai, l’histoire excentrique d’un détective chinois, ou encore Balsamo, une libvre adaptation d’un roman d’Alexandre Dumas.

Rainbow mist
(que vous pouvez lire ici) appartient à la seconde catégorie d’oeuvre, celle qui trouve, par la diffusion en ligne, une seconde vie. Fred Boot avait déjà choisi une post-publication en ligne d’un projet précédent de BD papier, Gordo, un singe contre l’Amérique, édité à l’Atalante, qui avait été un relatif échec commercial. Rainbow mist aurait dû être publié par la même maison d’édition mais le projet n’a pas pu se faire. Pour sa diffusion en ligne, Fred Boot a choisi deux espaces : le vénérable webcomics.fr, bien sûr, mais aussi le site de l’éditeur numérique Manolosanctis qui décidément, après son arrivée dans les librairies, commence réellement à se faire une place. Fred Boot fut visiblement satisfait du succès rencontré par Gordo sur Internet ; l’oeuvre ayant été relayée de sites en sites, elle a atteint . Il recommence donc l’expérience avec Rainbow mist. Comme pour Gordo, il est aussi possible d’acheter la version papier. J’y reviendrais.
Fred Boot affectionne un style très graphique, basé sur un emploi dynamique de lignes, de formes et de couleurs qui donne un résultat très élégant et visuellement attirant, plus encore, je trouve, pour Rainbow mist, que dans ses oeuvres précédentes, The Shakers, Gordo ou Shaobaibai. Ici, l’influence de l’illustration retro est nette, celle du milieu du XXe siècle qui exploite notamment les apports du cubisme dans le traitement synthétique des personnages et des objets, et la rigueur du traitement géométrique du style art déco (le style de Fred Boot me fait particulièrement penser à l’affichiste français Cassandre, mon principal point de repère dans ce domaine que je connais assez peu). Le traitement graphique de Rainbow mist est ainsi profondément épuré et travaillé, en particulier dans les sensations fournies par les couleurs. Les textes, sobres et élégants, sont écrits par Léo Henry, d’après une idée initiale du dessinateur. L’équilibre entre textes et dessins est plus abouti que dans Gordo, au scénario beaucoup plus dynamique. Ici, l’ambiance est calme, l’histoire prend son temps et les sensations offertes par le dessin prennent le pas sur la compréhension de l’histoire. Fred Boot s’essaye à des expériences graphiques stimulantes.
C’est un style qui s’accorde pleinement avec le thème, puisque l’histoire se passe justement durant cette époque de modernisme graphique. L’album baigne dans une atmosphère de jazz, de cigarettes et de cocktails aux noms enchanteurs. Gordo nous emmenait plutôt du côté des années 1950 et de ses mythes, et l’on y croisait tour à tour Lauren Bacall, Elvis et Frank Sinatra. Cette fois, Fred Boot nous entraîne dans des années 1960 où les décennies passées sont devenues de vagues rêves de modernité évoquées avec nostalgie (j’interprète en partie ses propres dires : « Gordo tourne en dérision une période de rêves, de vitesse et de dépassements durant les années 50. Rainbow Mist montre la désillusion qui commence à apparaître dans les années 60. »). Le héros est Vincent Vermont, un brocanteur qui, au moyen d’un calendrier, voyage plusieurs décennies en arrière, dans un bar enfumé des sixties, le Rainbow Mist. Est-ce un étrange rêve, ou une nostalgie qui prend des allures de réalité ?

J’aurais tendance à vous conseiller d’acheter le livre si les premières pages mises en ligne vous ont plu. Loin de moins l’idée de faire de la publicité à outrance. Mais que ce soit sur la lecture page à page de webcomics.fr ou sur l’interface dynamique de manolosanctis (pour une fois assez maladroite), on sent que l’album n’a pas été réalisé pour une lecture en ligne et qu’il en souffre, notamment dans les pages les plus « contemplatives », qu’on aimerait, justement, contempler. J’aurais aussi tendance à dire, mais c’est peut-être plus subjectif, que cet objet qui nous plonge dans les années 1960, on aimerait pouvoir le palper, sentir un papier glacé sous nos doigts. Je suis pourtant loin d’être rétif à la lecture en ligne mais, dans le cas de Rainbow mist, le format papier me semble plus accueillant.

Un autre rêveur de l’étranger : Frederic Boilet

Si Fred Boot nous entraîne dans une Amérique fantasmée aux échos, l’espace de référence de Frederic Boilet est le Japon, cadre de la plupart de ses albums. En 1990, il obtient une bourse pour aller travailler au Japon, puis, en 1994, est le premier auteur de bandes dessinées à pouvoir aller travailler à la villa Kujoyama, résidence d’artistes financée par le gouvernement français à Kyôto. Il ne rentre en France qu’en 1995 et participe alors à la fondation de l’atelier des Vosges en compagnie d’autres auteurs comme Christophe Blain, Emmanuel Guibert et Joann Sfar. Mais dès 1997, il repart vivre au Japon pour dix ans. Outre ses nombreuses histoires réalisées pour des magazines japonais, ou ses albums publiés uniquement au Japon, les séjours de Boilet au pays de la manga donnent à la bande dessinée française à la fois un oeuvre délicate et toujours cohérente, et de nombreuses passerelles dressées, dans un sens comme dans l’autre, entre bande dessinée et manga.
Les albums « japonais » de Boilet (j’exclus ici ses premiers albums, avant 1990) sont pour la plupart bâtis sur le modèle de l’autofiction. Love Hotel et Tôkyô est mon jardin, publiés chez Casterman, respectivement en 1993 et 1997 et en collaboration avec Benoît Peeters, racontent les mésaventures professionnelles et sentimentales d’un Français, David Martin, au Japon (ces deux albums ont été depuis réédités, le premier par Ego comme X en 2005, le second par Casterman en 2003). Catastrophes et déceptions s’accumulent dans cette terre hostile et si incompréhensible, mais David Martin se laisse progressivement séduire par le pays, à moins que ce ne soit par les japonaises. L’expérience japonaise sera matière à d’autres albums, avec toujours comme moteur de l’histoire les difficultés de l’expérience amoureuse : L’Epinard de Yukiko en 2001, Mariko Parade en 2003 (dessin de Kan Takahama), L’Apprenti japonais en 2006, Elles en 2007. Tout récemment, Dupuis a réédité Demi-tour, autre rencontre entre une japonaise et un français, mais cette fois sur le sol français !
Derrière ses personnages, se lit une forme d’honnêteté proche du pacte autobiographique, comme si Boilet tirait ses histoires de ses propres expériences, sans jamais exagérer et sans trop nous mentir. Au milieu des années 1990, la tendance autofictionnelle, déjà présente dans le roman, émerge chez d’autres dessinateurs (dont Baru, souvenez-vous du Baruthon en cours !), avant que l’autobiographique ne s’affirme comme une dimension possible de la bande dessinée. Chez Boilet est encore conservée une forme d’ambiguïté entre réalité et fiction. Plus que sa vie, se sont ses sentiments et ses émotions face au Japon qu’il nous présente (au Japon du quotidien, pas celui du mythe comme Boot avec les Etats-Unis : Boilet ne rêve pas à partir de films, mais à partir de femmes). Le ton est toujours très simple, et en même temps extrêmement émouvant. Il arrive, sans dramaturgie excessive, à faire passer une quantité d’émotions assez incroyables, que l’on prenne en pitié ses héros malmenés par le sort ou que l’on se laisse charmer par leurs conquêtes féminines. J’ai l’impression que cela est dû au cadre japonais tel que le dessine Boilet : il nous paraît toujours lointain, ne se laissant capturer que par fragments (des fragments souvent féminins), et portant en lui une forme d’éphémère.

A côté de ses albums, Boilet joue aussi un rôle de passeur entre la culture française et la culture japonaise, du moins en ce qui concerne la bande dessinée. Il poursuit un travail de traduction d’oeuvres japonaises en français (on lui doit la découverte de Jiro Taniguichi), ou d’oeuvres françaises en japonais (David B. et Joann Sfar, par exemple). Proche de l’édition alternative française, il va tenter de faire découvrir au public français son équivalent dans l’univers de la manga en tant que directeur de la collection Sakka auteurs chez Casterman entre 2004 et 2008. De cette ambition nait également en 2001 le manifeste de la « Nouvelle Manga », et un évènement artistique lié au projet. Dans ce manifeste, il souligne combien les mangas traduites en France (à cette date) ne correspondent pas à la réalité de la production, se limitant à des récits d’aventure ou à du romantisme pour adolescent. Pour lui, la bande dessinée française a également à gagner des apports de la manga, notamment par l’introduction de thèmes tirés du quotidien et par la recherche d’un nouveau lectorat, plus exigeant sur le scénario, recherche déjà engagée par l’édition alternative des années 1990.
C’est finalement au métissage artistique que Boilet invite ses collègues dessinateurs : aller voir du côté du Japon pour enrichir sa propre perception de la bande dessinée. Quelques auteurs se sont positionnés dans son sillage, de près ou de loin : Fabrice Neaud, Nicolas de Crécy, François Schuiten. Les oeuvres d’Aurélia Arita (par ailleurs compagne de Boilet) et de Vanyda sont souvent citées comme faisant partie de la Nouvelle Manga, en ce qu’elles mêlent les caractéristiques de la bande dessinée et de la manga.

Chuban, et quelques mots sur la Nouvelle manga digitale

Le point commun de nos deux auteurs du jour est leur réelle capacité à ignorer les frontières, aussi bien géographiquement que « matériellement », à être capables de comprendre des possibilités de création « autres », sortant du champ traditionnel de la bande dessinée. Fred Boot comme Boilet sont des auteurs qui ne s’imposent pas de définition prédéfinie du média ou du support qu’ils sont en train de travailler.
La rencontre de Fred Boot avec Frédéric Boilet en 2001 donne lieu à une excroissance spécifique de la Nouvelle manga, bien intégrée à ce projet transculturel, la Nouvelle manga digitale. La formation initiale de Fred Boot l’amène à considérer la création en bande dessinée selon des termes très novateurs, et suivant des logiques de création et de diffusion originales. Dans une interview disponible sur son site, Fred Boot explique qu’il a vu dans les oeuvres de Boilet un fort potentiel d’exploitation multimédia, ce qui n’est pas le cas de n’importe quelle oeuvre de bande dessinée, notamment en raison d’éléments comme le scénario non linéaire, un graphisme inspiré par les arts photo et vidéo, la récurrence des mise en abyme…
Le travail de Fred Boot pour la NMD se traduit de deux manières : par des adaptations d’oeuvres préexistantes et par des créations originales. Pour ce qui est des adaptations, il faut bien comprendre le mot non dans un simple sens de transposition à l’écran de l’album papier (démarche majoritaire actuellement), mais de re-création dans un environnement numérique, notamment en faisant intervenir de la musique, ou encore une interactivité, qui permettent de faire de la lecture en ligne une expérience nouvelle, différente de la lecture « traditionnelle ». A partir de 2004, Fred Boot s’intéresse aussi à des créations originales et personnelles qui gardent toutefois quelque chose de l’esprit et de l’univers de Boilet et s’inscrivent dans le mouvement de la NMD. On en trouve quatre, Aiko, Fuseki, Chuban et Place du petit enfer. Ce dernier projet est un faux blog tenu entre décembre 2004 et janvier 2005. Vient s’ajouter un recueil de nouvelles, Tôkyô no ko, auto-édité grâce à The Book Edition.
Avec ces oeuvres originales, Fred Boot explore pleinement ce qu’on pourrait appeler un « langage » de l’image numérique. Je parle d’image plutôt que de bande dessinée dans la mesure où il emploie aussi la photographie, mais la séquentialité et la narrativité font le lien avec la bande dessinée. Difficile, à vrai dire, de savoir si nous sommes en présence d’une bande dessinée, d’un jeu vidéo, d’un film, d’un roman illustré, et à vrai dire peu importe. Chacune de ces oeuvres sont des expériences sensorielles étonnantes qui ouvre une fenêtre vers ce que pourrait être une bande dessinée de création numérique.

Chuban (http://www.fredboot.com/nmd/chubandef/chubdep.html) est pour moi, d’un point de vue narratif, le réalisation de Fred Boot la plus réussie dans le cadre de la NMD. Elle est mise en ligne en mai 2004. La présence de Boilet se lit en arrière-plan, dans cette brève histoire d’amour en sept mardis entre le narrateur et une jeune japonaise. Outre le thème, il y a la même sensibilité, la même délicatesse que dans les albums de Boilet. Chaque mardi donne lieu à une courte séquence d’images mise en musique par Nathanael Terrien. Le lecteur décide de son rythme de lecture, invité qu’il est à cliquer, à faire voyager sa souris, à interpréter les images qui défilent. On y retrouve bien entendu ce qui fait la spécificité du sens que Fred Boot donne à la BD numérique : le croisement constant entre plusieurs dimensions : texte/image fixe/son/image animée ; une interactivité limitée mais suffisante qui introduit le lecteur dans un jeu. Chuban est pleinement une oeuvre numérique car elle offre des sensations que la lecture papier serait incapable d’offrir. Le lecteur/spectateur est réellement transportée dans l’histoire le temps de sa trop courte lecture. C’est peut-être là le seul regret : sept mardis, ce n’est pas très long et on a envie d’en attendre plus. Avec Gordo ou Rainbow mist, Fred Boot s’est provisoirement éloigné de tels projets numériques, et The Shakers, qui propose le même type de lecture que Chuban, est pour l’instant interrompu au huitième épisode.

Les oeuvres numériques de Boot vous permettront de savoir ce que pourrait être une bd numérique créative, exploitant au mieux, et sans « gadgétisation » les possibilités du numérique. Donc, au moins pour la science et pour mourir moins bête, allez y jeter un coup d’oeil ! Je retiendrais par exemple cette phrase de Fred Boot qui exprime la « révolution » que représente le numérique pour la bande dessinée : « Il existe des moyens que n’imagine pas le monde de l’édition pour faire vivre les livres. ».

Pour en savoir plus :
Lire Rainbow mist sur webcomics.fr ou sur manolosanctis.com.
Lire ou télécharger Chuban
Le site de Fred Boot :
Webographie de Fred Boot
Le site de Frederic Boilet
La Nouvelle manga digitale
Interview de Fred Boot à propos de la NMD
L’article de Julien Falgas qui m’a fait découvrir Rainbow mist et qui m’a inspiré cet article.

Le feuilleton-bd Les autres gens : bilan de lecture

D’abord, une information toute récente que vous avez peut-être pu lire sur d’autres sites mais que je relaie à mon tour : les Eisner Awards, équivalent des Oscars pour la bande dessinée, ont été remis le 25 juillet dernier lors de la Comic-Con de San Diego par un jury de professionnels. Parmi ces trophées se trouve un prix du Digital Comic, qui existe depuis 2005 et revient, comme son nom l’indique, à la meilleure oeuvre publiée en ligne. Cette année, le gagnant est Cameron Stewart pour son webcomic Sin Titulo, que vous pouvez lire en anglais à cette adresse (http://www.sintitulocomic.com), ou traduit en français sur le site webcomics.fr. Stewart est connu depuis 2003 pour son travail de dessinateur de comic book chez DC (Catwoman, Batman and Robin), mais aussi Dark Horse et Oni Press.
Maintenant, le sujet du jour, dernier article avant une petite pause estivale pendant le mois d’août. Phylacterium ne fermera toutefois pas complètement : pas d’articles de fond comme le reste de l’année, mais un rendez-vous surprise vous attendra tous les dimanches…
Bon… L’article du jour, donc.

Cela fera six mois à la fin de l’été que le projet Les autres gens (http://www.lesautresgens.com/) a été lancé sur le net par une dynamique équipe d’auteurs de bande dessinée. Un petit résumé pour ceux qui ne sauraient pas ce qu’est Les autres gens et qui n’auraient pas le courage d’aller relire l’article que j’avais écrit à ses débuts, en le mettant en perspective avec le principe feuilletonesque en bande dessinée. Les autres gens est un feuilleton quotidien en bande dessinée, c’est-à-dire qu’un épisode est présenté tous les jours aux abonnés du site et que l’histoire se poursuit ainsi indéfiniment, l’intrigue s’étoffant de jour en jour. Ce feuilleton-bd emprunte ses principes scénaristiques au genre du soap opera télévisé des années 1970. On suit les pérégrinations quotidiennes, pour ainsi dire en temps réel un groupe de personnes qui gravite autour du personnage initial, la jeune étudiante Mathilde qui se retrouve soudainement millionnaire après avoir gagné au loto. Il y a autant d’intrigues que de personnages et, selon un principe de génération spontanée, le nombre de personnages augmente au fur et à mesure que « d’autres gens » apparaissent. C’est le bon vieux principe narratif des « destins croisés » qui permet une extension théoriquement infinie à la fois dans le temps (jour après jour, et en temps réel) et dans l’espace (personnage par personnage). Seul ajout que permet la bande dessinée : si chaque épisode est scénarisé par Thomas Cadène, une trentaine de dessinateurs se relaient pour la mise en image.

La question de l’abonnement comme modèle

Bastien Vivès, Les autres gens, dessin du 1er mars 2010

Tout d’abord, l’originalité des Autres gens ne tient pas tant que ça à son mode de publication par Internet. Ici, Internet est à proprement parler un canal de diffusion et agit assez peu sur le contenu même de l’oeuvre. La série pourrait très bien être diffusée épisode par épisode dans un quotidien papier, chose fréquente il y a encore quarante ans. Ce qui ne veut pas dire qu’Internet n’a pas d’impact sur le projet, mais son impact se limite au mode de diffusion et de consultation. Il permet aux auteurs deux choses essentielles. D’une part l’affranchissement de la tutelle de l’éditeur comme interface avec le lecteur. Là, au contraire, cela s’apparente à de l’auto-édition : les auteurs sont en contact direct avec les lecteurs qui achètent leur bande dessinée. L’arrivée des Autres gens a d’ailleurs coïncidé avec les tensions entre auteurs et éditeurs sur la question des droits d’exploitation numérique, et sur le modèle économique de la bd numérique (à ce sujet, voir un précédent article); c’est, indirectement, une forme de réponse que la série apporte. D’autre part, Internet a permis de rompre les contraintes à la fois temporelles et spatiales de l’édition périodique. J’entends par là que le site peut accueillir chaque jour une très grande quantité de dessins, bien plus, en tout cas, que ne pourrait le faire un support papier (contrainte spatiale) et que tous les épisodes se trouvent réunis sur un seul support et peuvent être consultés à tout moment par les abonnés.

Voilà l’autre particularité des Autres gens dans le concert encore balbutiant de l’offre numérique payante (la majorité des bandes dessinées présentes sur Internet étant pour l’instant gratuite) : le modèle de l’abonnement. Sur son blog Marre de la TV, (http://julien.falgas.fr/) voit l’abonnement comme le modèle idéal pour le développement de la bande dessinée en ligne. Le lecteur paye non pas pour un album entier, mais pour un abonnement qui lui donne droit soit à la consultation d’un bouquet d’albums pendant un temps limité, soit à une livraison régulière.
Après tout, cette consultation régulière où le lecteur revient sur le site dès qu’il en envie pour lire les derniers travaux d’un auteur de bande dessinée, n’est-ce pas le chemin pris par les blogs bd et les webcomics depuis le début des années 2000 ? Créer un rendez-vous régulier a été le modèle de diffusion de la bande dessinée sur Internet et, pour cette raison, j’approuve l’affirmation de Julien Falgas. D’une certaine manière, les webcomics et blogs bd encore empiriques des premières années ont préparé le terrain aux Autres gens en créant un usage de lecture. Mais du coup, la série doit aussi parvenir à se justifier comme oeuvre « payante », par sa qualité, face aux nombreuses oeuvres gratuites. C’est là un des enjeux pour les auteurs. Le prix de l’abonnement reste modeste par rapport à un album papier (relativement logique puisqu’il n’y a ni imprimeur, ni éditeur, ni libraire à payer en sus) : environ 2,50 euros par mois (15 euros pour six mois), pour une vingtaine d’épisodes par mois.

Analysons un brin

Alexandre Franc, Les autres gens, dessin du 30 juin 2010

Mettons donc de côté l’aspect Internet qui concerne surtout la diffusion, et concentrons nous sur l’oeuvre elle-même. Elle se caractérise par un dispositif graphique spécifique : le changement constant d’auteur, et par un dispositif narratif basé sur le personnage. Rien de cela n’est particulièrement nouveau dans la bande dessinée : le changement d’auteur a été exploité dans Le Décalogue, et la série Donjon joue également sur une forme de narration en destins croisés, ou chaque personnage possède son histoire susceptible d’être racontée un jour. Mais il est tout à fait ingénieux d’avoir combiné ces deux dispositifs avec une série feuilletonesque pour autonomiser chacun des épisodes. C’est là l’enjeu le plus important des épisodes des Autres gens : donner un sens à chaque épisode et se montrer capable de surprendre le lecteur à chaque fois. J’aurais tendance à dire que l’adéquation n’est pas toujours parfaite : l’épisode part trop dans tous les sens, le style du dessinateur jure trop avec les thèmes… Mais sur plus de vingt épisodes par moi, ce sont des écarts largement pardonnables et qui ne gènent pas plus que ça la lecture sur le long terme.
D’un point de vue graphique, j’aurais tendance à dire que c’est surtout une question de goût. J’ai été épaté par certains auteurs qui semblent se servir des Autres gens pour mener des expériences graphiques nouvelles (Vincent Sorel, Bandini, Chloé Cruchaudet, Alexandre Franc, pour citer ceux que je ne connaissais pas avant), tandis que d’autres dessinateurs m’ont moins surpris et donc moins plu. Ce qui me fait dire, comme mon avis personnel n’est pas universel, que la série en offre pour tous les goûts car, comme il n’y a pas de réel modèle initial (Bastien Vivès n’a réalisé que le premier épisode), chaque dessinateur s’approprie les personnages, les situations, les décors.

Pour ce qui est de la narration, elle a considérablement évolué en s’étoffant au fil des personnages. Les premiers épisodes proposaient des intrigues encore adolescentes (des histoires d’argent et de sexe), avec des personnages stéréotypés (en gros : la jolie brune à qui tout réussit, le couple de millionnaires désabusés, la meilleure copine rousse malheureuse en amour, le bon élève coincé, le couple homosexuel de jeunes cadres dynamiques, le bobo de gauche borné). L’intrigue saute, au fil des épisodes, d’un personnage à l’autre et on suit ainsi plusieurs vies parallèles, qui se croisent parfois de façon inattendue. Et puis, au fur et à mesure, plusieurs procédés ont fait évoluer les personnages, et par là l’intrigue rendue plus dense et moins prévisible. Ce sont des procédés narratifs connus mais utilisés ici de façon efficace. (attention, quelques spoilers dans ce qui suit, mais pas trop quand même). Alors bien sûr, de nouveaux personnages sont venus garnir le panier, tandis que d’autres qui semblaient surtout là pour servir de décor se sont avérés avoir une personnalité : de la petite douzaine de personnages initiaux, la série a atteint en cinq mois une bonne vingtaine de « destins » réguliers. Pour aller un peu au-delà des intrigues adolescentes et du quotidien, Thomas Cadène, le scénariste-architecte de cet édifice, a ajouté des personnalités « hors normes », en particulier sexuellement, comme Gédéon le mystérieux gigolo et Louis Offman le sadique richissime.
Autre procédé classique, par exemple : faire subir à un personnage un événement tel qui l’amène à révéler un aspect enfoui de lui-même et donc à sortir de son stéréotype. D’où Emmanuel, le bon élève coincé, qui découvre un épanouissement sexuel complètement nouveau chez ses voisins échangistes. A l’inverse, d’autres personnages, par contraste, semble être restés « coincés » dans leurs intrigues antérieurs, incapables d’évoluer avec les situations.
Et puis parfois, Thomas Cadène nous gratifie d’une « grande intrigue » dont le suspens court sur plus d’un mois, comme celle du secret de famille qui avait vu se venger Véronique de ses trois cousins, Mathilde, Romain et Dimitri.

En relisant mon paragraphe précédent, j’ai l’impression que Les Autres gens me fait céder au plaisir addictif propre au feuilleton. Ici, l’ancrage dans le présent (les scènes se passent généralement à Paris et en temps réel) et le fait que le scénario n’ait pas encore atteint les limites de l’invraisemblable (le plus gros écueil qui l’attend, sans doute) rend le tout encore plus prenant. C’est une alchimie narrative complexe, presque entièrement basée sur les potentialités des personnages, et qui consiste à ménager des intrigues, à en clore d’autres, et à révéler des surprises au besoin.

Renouvellement estival

Vincent Sorel, Les autres gens, dessin du 26 juillet 2010


La question terrible que pose le feuilleton est évidemment celle de son renouvellement. C’était ma première crainte lorsque je m’étais abonné aux Autres gens : si le saut d’une intrigue à l’autre intéresse un temps, il arrive que le lecteur apprécie que l’on vienne briser la monotonie de sa lecture. Et je me sais assez exigeant de ce point de vue là, même à court terme.
Un choix aurait pu être de faire appel aux potentialités du canal de diffusion lui-même, c’est-à-dire à Internet, pour proposer ce que certains voient comme le Graal de la bande dessinée numérique, l’interactivité. L’interactivité consiste à faire intervenir activement le lecteur dans l’oeuvre, en lui donnant l’illusion de la générer lui-même. Le numérique offre des occasions d’interactivité multiples dont la plupart le rapprochent du jeu vidéo : le lecteur doit déplacer un objet sur l’image, il est lui-même interpellé par les mails qu’il reçoit, il participe à la conception de l’histoire… Pour l’instant, l’interactivité sur les Autres gens reste limitée à la nécessité de cliquer pour faire apparaître la case suivante. Ah, et si, la création de compte Facebook pour quelques uns des personnages (qui les consulte régulièrement) a été un autre moyen choisi pour développer le lien avec le lectorat et l’immerger dans l’univers de la série.
Mais ce n’est pas l’orientation choisie pour renouveler la série qui, d’un point de vue purement formelle, est tout à fait traditionnelle. Non. Basée sur une richesse narrative (l’art de raconter), c’est par la richesse narrative qu’elle cherche à innover. Et là, Les Autres gens sort de son modèle du feuilleton. Et ça m’intéresse. Les nouveautés sont pour l’été, comme pour fêter les six mois de diffusion. L’idée développée par les auteurs est de multiplier les semaines autonomes en partie détachées de l’intrigue principale, soit par la participation d’un seul ou deux auteurs, soit par un thème spécifique, soit par le développement d’une histoire parallèle. Ça a été le cas il y a deux semaines avec quatre épisodes scénarisés par Kris et dessinés par Ken Niimura pour conclure le mystère de Véronique, comme un point d’orgue marquant la fin d’une intrigue au long cours. Et puis cette semaine, Alexandre Franc et Vincent Sorel se lancent dans un récit autonome à quatre mains autour d’un personnage secondaire de l’intrigue principale. Quelques annonces sont venus confirmer la volonté de casser la routine : une semaine dessinée entièrement par Sacha Goerg sur le thème du sexe, et la participation de Christophe Gaultier, auteur à l’impressionnante bibliographie.

L’autre problème à résoudre pour Les autres gens est : comment prendre des lecteurs en cours de route ? Début juillet, le site annonçait un peu plus de 1025 lecteurs, ce qui correspond à un cinquième des lecteurs du premier mois gratuit. Les épisodes individuels de l’été, ainsi que les amusants résumés à la fin de chaque mois semblent des réponses à ce besoin de trouver de nouveaux abonnés.

Les autres gens et le retour du feuilleton

Encore une oeuvre numérique à vous proposer : la BD-feuilleton Les autres gens, disponible sur la toile depuis mars 2010, payant depuis le début de ce mois d’avril. C’est sans l’angle du retour du feuilleton dans la bande dessinée que je vais vous la présenter… J’emprunte les considérations historiques à un dossier de Neuvième art sur les formes de la bande dessinée populaire paru en janvier 2009, et plus particulièrement de deux articles d’Erwin Dejasse, Philippe Cappart et Clément Lemoine.
(http://www.lesautresgens.com/)

Le siècle du feuilleton
Allons-y d’abord pour une petite révision historique. Le XXe siècle, dans l’histoire des supports des littératures dessinées, est une longue progression de la suprématie de la presse au triomphe de l’album. Les deux supports éditoriaux, ayant chacun leurs caractéristiques et leur rôle auprès du public, n’ont cessé de se répondre durant tout le siècle. On peut le partager grossièrement en trois systèmes de publication.
L’arrivée massive des histoires en images dans la presse enfantine à la toute fin du XIXe siècle annonce le premier système en signant l’alliance d’un genre apparu quelques décennies plus tôt et d’une presse illustrée en plein essor. La presse est donc le principal support de publication, et c’est par là que doit passer un dessinateur d’histoires en images. La presse pour enfants domine très largement la production, mais certains quotidiens ou hebdomadaires familiaux accueillent des strips humoristiques pour adultes (on considère en général l’arrivée du Professeur Nimbus dans Le Journal en 1934 comme le début en France de ce mouvement déjà bien entamé dans le monde anglo-saxon). La publication d’album existe également : le plus souvent des albums d’étrennes paraissant en décembre et reprenant les pages parues dans la presse. Mais dans ce premier système qui se met en place dès les années 1890, la presse est le support dominant, l’album étant surtout une déclinaison commerciale de la série. Surtout, la parution d’albums n’est jamais automatique et parfois, l’auteur ou l’éditeur retravaillent l’album en supprimant des épisodes ou redessinant certains passages. Lorsque le dessinateur crée, il le fait pour une publication feuilletonesque dans la presse, c’est-à-dire d’une manière spontanée. Chaque livraison régulière doit avoir sa propre autonomie et peut menager un suspens. D’où des séries riches en rebondissements, mais avec une trame narrative assez lâche, car l’auteur n’a en général qu’une vague idée de ce qui va advenir la semaine suivante.
Ce système dure en gros jusqu’aux années 1950 : presse et album cohabitent mais la presse reste le support de référence. Et puis le succès des albums grandit, ils cessent de paraître uniquement pour les fêtes. Les dessinateurs et scénaristes commencent aussi à élaborer des intrigues plus complexes, où tout le scénario est conçu à l’avance. Hergé est de ceux qui accélèrent cette évolution. Dès 1934 il cherche déjà avec Les Cigares du pharaon à raconter une véritable histoire, et non une suite de gags. Les éditeurs Dupuis (Spirou), Le Lombard (Tintin) et Dargaud (Pilote) vont aboutir dans les années 1950-1960 à un équilibre parfait entre presse et album en systématisant la prépublication dans la revue. Dès lors, dans un effort un peu schizophrène, les auteurs doivent à la fois concevoir leur série au fil du rythme hebdomadaire, et en prévision de la publication en album, limitée à une cinquantaine ou une soixantaine de pages.
Ce système idéal qui assure le succès de l’école franco-belge ne dure pas. Dès les années 1970, la presse de bande dessinée commence à rencontrer quelques difficultés. Des albums sortent sans avoir été prépubliés ; plus de libertés sont données aux auteurs qui ne doivent plus se conformer à un nombre de pages précis et veulent livrer des oeuvres plus contemplatives, où l’intrigue avance moins vite. Des éditeurs nouveaux comme Glénat et Futuropolis trouvent leur public sans passer par la prépublication en revue. Les années 1990 semblent achever le système idéal et équilibré type « âge d’or franco-belge » : les éditeurs dits « indépendants » (L’Association, Ego comme X, Six pieds sous terre…) critiquent le principe de la série et trouvent un autre usage à la revue qui devient lieu de réflexion sur la BD, d’expérimentation et de créations inédites qui ne sont plus destinées à paraître en album. Une nuance quand même : dans le secteur de la BD pour enfants et pour adolescents, la prépublication survit encore largement. Spirou existe encore, Tchô et Lanfeust mag apparaîssent tout deux en 1998, comme un signe que la publication feuilletonesque n’est pas morte.

Le numérique et le retour du feuilleton

Dans ce même dossier de Neuvième art consacré aux formes de la bande dessinée populaire, Clément Lemoine évoque les blogs et webcomics comme un possible retour du feuilleton, sous une forme nouvelle et sur un support de diffusion nouveau.
Et il ne croit pas si bien dire. Le feuilleton s’est imposé comme un mode de publication idéal sur internet. Tel est le fonctionnement des multiples webcomics qui gravitent sur la toile : une histoire à épisodes est postée selon une échéance régulière. Lorsqu’il ne s’agit pas d’une histoire complète, c’est un gag nouveau à chaque livraison. Les webcomics ont ranimé chez les lecteurs de bande dessinée un usage de lecture en partie perdu, celui de l’attente (cette même attente qui les poussait à acheter leur revue de bande dessinée chaque semaine) et du rendez-vous regulier.
Jusque aux années 2009-2010, la forme feuilletonesque était certes devenue le mode de publication classique de la BD sur Internet, mais n’avait pas encore été exploré comme dispositif commercial où le lecteur paierait, à la manière des revues, une forme d’abonnement pour accéder en ligne à chaque livraison. Puis, deux projets viennent poser des jalons dans ce domaine. Le deuxième est Les autres gens, dont je vais vous parler dans quelques secondes, mais avant Les autres gens, il y eut le petit projet Bludzee de Lewis Trondheim (http://www.bludzee.com/fr/). En août 2009 est annoncé le lancement d’une bande dessinée en ligne payante par Lewis Trondheim, Bludzee, en partenariat avec le diffuseur Ave!Comics. Chaque jour, un nouveau strip racontant les aventures du petit chat Bludzee est mis en ligne. Petite révolution à l’époque, et pour plusieurs raisons. D’abord car c’est la première fois qu’un webcomic n’est pas diffusé gratuitement en France : jusque là, blogs et webcomics se défendaient justement par leur gratuité d’accès. Ensuite parce qu’il annonce une importante évolution technologique : la lecture de BD sur support mobile. Car Bludzee est conçu spécifiquement pour être lu sur téléphone portable, en particulier sur smartphone. Ave!Comics travaille justement sur des outils de lecture optimaux qui permettrait d’adapter la bande dessinée, jusque là inféodées au papier, sur des écrans d’ordinateurs ou de portables : navigation de case en case, à l’intérieur des cases, le tout en fonction du format du support original et du support de lecture.
D’un point de vue esthétique, Trondheim reprend pour Bludzee une forme de narration qu’il a déjà expérimenté, par exemple dans Le pays des trois sourires. Chaque strip est indépendant et comporte sa propre chute, mais l’ensemble des strips forment une histoire. Le principe confirme la possibilité de l’édition de BD en ligne de renouer avec la tradition du feuilleton. Et le dessin minimaliste, souvent basé sur un principe d’identité entre les cases, convient parfaitement à la lecture case par case qu’impose le logiciel d’Ave!comics. A ma connaissance, la publication de Bludzee continue, et ce jusqu’en juillet. Trondheim avait alors posé une première pierre dans la gestion commerciale de la BD-feuilleton en ligne, quoiqu’encore un peu limitée, puisqu’il reprend des codes narratifs qu’il connaît déjà et enclenche le débat sur la diffusion payante de BD en ligne.
Puis vint Les autres gens, en mars 2010…

Les autres gens, un projet à soutenir


Il est impossible de résumer l’histoire que raconte Les autres gens. Le point de départ est une jeune étudiante, Mathilde, qui gagne une somme énorme au loto. On y suit alors un groupe de Parisiens qui se connaissent, aux liens complexes entrecroisés (fille, cousin, amie, amant, épouse…), aux personnalités variées, aux occupations tout aussi variées, dans leur quotidien. Le premier modèle revendiqué par les auteurs est celui des séries télés qui décrivent au fil des épisodes l’évolution progressive des vies d’un groupe de personnes. Mais, pour moi en tout cas, l’intérêt principal des Autres gens n’est pas dans son scénario, souvent inventif, certes, mais parfois attendu, mais plutôt dans la manière dont il mobilise les ressources du feuilleton que les autres webcomics n’utilisaient jusque là qu’empiriquement (à l’exception sans doute d’autres expérimentateurs isolés comme Fred Boot ou Balak).
Comment vous convaincre de vous abonnez aux Autres gens ? En lisant les premiers épisodes début mars, je m’étais dit que si je m’intéressais à cette série uniquement parce qu’elle était sur internet mais que, publiée en album, je ne l’aurais pas acheté. La création d’un compte était vraiment « à l’essai ». Et puis un mois après je me rends compte du ridicule de cette réflexion. Les autres gens a justement été pensé en fonction de son support de diffusion, ce qui, déjà, le différencie beaucoup d’un autre pan du marché de la BD numérique en train de se mettre en place et qui essaye de rediffuser sur support numérique des albums qui ne sont pas conçus pour. A l’inverse, essayez mentalement de reconstituer une planche d’album avec les cases du jour des Autres gens et vous vous rendrez compte que ça n’a pas de sens. Les épisodes sont exclusivement dessinés pour être lu soit case par case, soit en scrolling vertical.
Deux idées astucieuses participent de l’originalité de la série. La première est celle du changement de dessinateur. Il y a un scénariste, Thomas Cadène, principalement connu pour ses albums publiés chez Casterman dans le label KSTR. Ensuite, il y a toute une pléiade de dessinateurs, dont beaucoup sont connus sur le net par leur blog ou leur participation à des projets édités en ligne : Bastien Vivès, qu’on ne présente plus, Aseyn, Erwann Surcouf, Manu xyz, Marion Montaigne, Tanxxx, The Black Frog, etc. Tous, ou à peu près tous, ont un style propre facilement reconnaissable qui singularise chacun des épisodes. Tous sont parvenus à s’approprier les personnages tout en gardant la cohérence du scénario. L’idée du changement de dessinateur n’est pas neuve dans la bande dessinée : l’éditeur Glénat en est familier pour ses grandes séries à tiroirs le Décalogue ou Le triangle secret. La différence est qu’ici, les styles sont vraiment différents et l’annonce de l’auteur du jour fait partie du plaisir de la lecture. Il y a d’ailleurs parmi eux pour moi de vraies découvertes réjouissantes, comme Vincent Sorel ou Bandini.
L’autre bonne idée est cette manière d’investir le genre télévisé du soap pour aboutir à une étrange alliance entre bande dessinée et série télé que seul internet pouvait permettre. La référence à la série télé (« bédénovela ») n’est pas que simple référence, elle vient aussi enrichir le scénario. Je m’explique. Le scénariste Thomas Cadène utilise les ingrédients propre au soap opera tel qu’il s’est développé dans les années 1970 avec des séries comme Dallas, Les feux de l’amour ou plus récemment Desperate Housewives ou en France Plus belle la vie. Il y a donc un suspens à la fin de chaque épisode, par un cliffhanger qui interpelle et fidélise le lecteur, bien sûr, mais on y trouve aussi des personnages surcaractérisés et reconnaissables (la jolie brune oisive, la copine rousse un peu bougonne, le séducteur macho, le militant de gauche embourgeoisé, etc..) mais susceptibles d’évoluer (le timide Emmanuel devenant de plus en plus sûr de lui par une surprenante libération de sa sexualité). Au niveau narratif, Cadène multiplie les intrigues (intrigues personnelles de chaque personnage, grandes intrigues collectives) et donne l’impression d’un scénario infini par ses rebondissements multiples. Le rebondissement est la base du fonctionnement narratif de la série, et Les autres gens en fait un bon usage, en tentant à chaque fois de nous surprendre un peu plus. Heureusement, les personnages n’ont rien à voir avec ceux des séries télévisées. Ils sont moins caricaturaux, plus proches de nous, Cadène recherchant avant tout la crédibilité et n’oubliant pas un humour parfois sarcastique propre à autoriser une lecture au second degré.
L’autre grande qualité des Autres gens est sa facilité d’accès pour un public encore peu habitué à la BD numérique. C’était d’ailleurs ce qui m’avait d’abord fait reculer : il n’y a pas de grandes révolutions esthétiques dans la série. Elle ne tente pas, par exemple, d’utiliser les ressources propres du numérique (alliance du texte et de l’image, son, animation) comme peut le faire Fred Boot, ni ne fait appel à l’interactivité, comme l’a imaginé Tony. Certes, je préfère le travail de ces créateurs numériques, mais Les autres gens est une série importante pour l’histoire de la BD en ligne. Elle incarne une autre tendance, peut être plus proche du monde des blogs, qui innove plus au niveau du mode de diffusion qu’au niveau de la création pure. Une tendance susceptible d’attirer un plus large public dans la mesure où elle fait appel à des codes connus, que ce soit ceux de la série télé ou de la bande dessinée (graphiquement, le style est celui de n’importe quelle bande dessinée). Elle n’a peut-être pas aussi hermétique que d’autres expériences plus avant-gardistes. On peut certainement la remercier d’habituer le public à la lecture de BD en ligne. Certains curieux pourront, peut-être, aller plus loin.

Pour finir de vous convaincre, je reprendrai l’argument de Julien Falgas : « s’abonner aux Autres gens, c’est aussi un acte militant » car c’est « un vrai projet artistique ». Soutenir Les autres gens, c’est soutenir la vraie création de BD en ligne, pas la récupération de vieux albums charcutés. Un projet qui, en plus, est directement à l’initiative d’auteurs, sans passer soit par des éditeurs, soit par une plate-forme d’hébergement. Une solide campagne publicitaire qui a su profiter des réseaux de lecteurs déjà mis en place par le succès des blogs et webcomics a permis d’atteindre 5 000 inscrits à la fois du premier mois, gratuit. Reste à voir si le passage au payant permettra de garder et fidéliser les lecteurs.

Bouquet de bande dessinée en ligne…

Aujourd’hui, un article apéritif pour vous inviter à picorer dans les créations que nous offrent la bande dessinée numérique quand on se donne la peine de chercher. Voilà quelques liens à découvrir pour ceux qui souhaitent en savoir plus sur la bande dessinée en ligne, ou pour que d’autres réalisent que oui, la BD sur Internet, c’est moins cher, voire gratuit, et follement pratique. D’ailleurs, les possesseurs d’I-Phone et fans de blogs bd ont déjà du entendre parler de Bdnum, une nouvelle application est née permettant de lire des notes de blogs sur support mobile. La BD en ligne est en train de s’étoffer doucement au point de vue technique, mais aussi du point de vue esthétique. avec des oeuvres de qualité et de plus grande ampleur. Des projets variés qui montrent qu’il y en a pour tous les goûts : du traditionnel feuilleton à plusieurs mains aux expérimentateurs de l’art numérique.

The Shakers

Bannière Shakers
Soyez un peu curieux et aller voir The Shakers, le webcomic de Fred Boot (http://www.the-shakers.net/), diffusé tous les mardis depuis la plateforme Webcomics.fr (http://www.webcomics.fr/) qui, on ne le répètera jamais assez, est une excellente porte d’entrée vers l’autoédition de BD en ligne. Revenons à The Shakers. Fred Boot, l’auteur donc, nous emmène dans un univers retro où un duo d’espion, Philemeon C. Shooter et Lady Rosethorn déjouent les plans des génies du mal osant s’opposer à eux. La référence est transparente et même revendiquée à l’imaginaire des séries d’espionnage britannique des années 1960-1970 mêlant action, suspens et humour raffiné (Chapeau melon et bottes de cuir, Amicalement vôtre). Fred Boot nous avait déjà démontré sa capacité à dépeindre en quelques cases et en quelques mots une ambiance crédible dans Gordo, album récemment mis en ligne pour des raisons exposées par l’auteur. Son style graphique élégant et coloré, retro lui aussi, s’accorde parfaitement avec l’histoire qu’il raconte et dont je ne peux m’empêcher de vous dévoiler la première phrase : « On ne le dira jamais assez : le peignoir de soie n’est pas la tenue adequate pour fuir des hôtesses en furie… ». On ne le dira jamais assez, en effet.

Au-delà de la qualité graphique, ce qui fait tout l’intérêt de The Shakers est sa vision innovante de la BD numérique. Fred Boot fut, dans les années 2000, parmi les premiers à explorer les possibilités de la BD en ligne. En effet, The Shakers n’est pas une « bande dessinée » à proprement parler mais plutôt une fusion entre le roman, la bande dessinée, le graphisme, la musique et l’animation. Et la mayonnaise prend, puisque Fred Boot sait choisir la musique qui convient avec la lecture, ou l’effet graphique adéquat. En d’autres termes, pour ceux qui suivent un peu régulièrement ce blog ou les questionnements autour de la BD numérique, il exploite le concept de « rich media ». J’explicite pour ceux qui n’appartiennent pas à la catégorie sus-citée ( en citant humblement un article de Julien Falgas sur Fred Boot : « La question pour Fred n’est pas d’inventer un nouveau média au confluent de tous les autres, mais d’imaginer comment raconter dans le passage entre bande dessinée et autres médias. En somme, une démarche humble, empirique et efficace. Si le récit en bande dessinée s’élabore dans l’espace inter-iconique, le récit en BD en ligne chez Fred Boot serait à chercher dans l’espace « intermédiatique ». ». Pour comprendre au mieux comment fonctionne le multimédia appliqué à la BD en ligne, je vous invite à aller lire The Shakers, une bande dessinée en ligne de qualité comme on en voit finalement assez peu.
Pour en savoir plus : le site web de Fred Boot

Les autres gens

Pendant que certains auteurs continuent inlassablement d’explorer de leur côté et à leur manière la BD en ligne, quelques auteurs se regroupent autour d’un grand projet commun. Annoncé sur de nombreux blogs bd, le BD-feuilleton Les autres gens (http://www.lesautresgens.com/) marque une nouvelle étape pour la bande dessinée en ligne autoéditée en groupe, après l’expérience de Donjon Pirate en 2007-2008. Les enjeux sont toutefois très différents, car le modèle choisi dans Les autres gens est celui du feuilleton télévisé et de ses innombrables procédés visant à tenir en haleine le spectateur. Ainsi sera diffusé, tous les jours du lundi au vendredi un épisode quotidien (l’équivalent de 100 pages par jour nous est-il précisé) scénarisé par Thomas Cadène (par ailleurs auteur chez KSTR) et dessiné par un des 21 membres du projet. Le mois de mars est gratuit, mais le webcomic deviendra par la suite payant.
L’histoire (car les 8 premiers épisodes sont déjà en ligne) tourne d’abord autour du personnage de Mathilde, jeune étudiante parisienne, mais rayonne vite, à la façon des soap, vers ceux qui l’entourent, (Hippolyte, Camille, Emmanuel, Romain, Faustine…). Elle se veut donc ancrée dans des « aventures du quotidien » (voilà qui rappelle quelque chose…) mais ces aventures-là possèdent une cohérence scénaristique et le tout s’avère assez bien mené, révélant petit à petit le caractère de chaque personnage (pour reprendre une phrase de l’annonce qui a circulé durant le mois de février : « Avec des personnages comme toi et moi, mais en différent ! »). La profondeur apparaît au fil des épisodes, dont l’unique moteur est l’interaction, toujours imprévisible, entre les personnages et les rebondissements psychologiques incessants, là encore un ressort dramatique classique du feuilleton. S’y ajoute bien entendu le plaisir de retrouver des styles que l’on apprécie, et de s’amuser de l’interprétation que chacun donne à une même histoire. Il est à espérer, pour que la série continue dans sa version payante, que les rebondissements ne viennent pas à manquer et que la qualité graphique soit incontestable.
Nous ne sommes bien sûr pas face à une forte innovation technique en matière de BD en ligne. Les autres gens s’appuie malgré tout sur l’expérience d’auteurs et de lecteurs qui se sont eux-mêmes habitués à la lecture et l’écriture en ligne. Cette expérience emmagasiné depuis plusieurs années permet d’aboutir à un projet de qualité et professionnel. Le feuilleton est disponible soit en scrolling vertical, soit en défilement case par case, deux choix qui sont ceux que l’on retrouvent le plus fréquemment sur internet et s’avèrent les plus judicieux au vu du type de dessins publiés. Pour un webcomic traditionnel (sans interactivité, sans rich media…), Les autres gens présente une des évolutions majeures provoquées par le développement de la BD en ligne : l’affranchissement de la planche comme unité de lecture. La lecture se fait uniquement case par case. De même, je ne peux m’empêcher de remarquer comment l’essor de la BD en ligne a fait revivre le vieux principe du feuilleton qui avait été, depuis les années 1980, en grande partie mis de côté par les auteurs de BD à la suite de l’échec des revues spécialisées. Déjà, des habitudes de lecture commencent à apparaître et à se concrétiser.

Cette nouvelle expérience bénéficie en outre, pour le futur succès qu’on lui souhaite, de la communauté des blogueurs bd et des lecteurs de blogs bd qui, en l’espace d’environ cinq-six ans s’est formée sur le net, au gré des festiblogs, agrégateurs et réseaux sociaux. Et ce à plusieurs titres. D’abord parce qu’une grande partie des dessinateurs engagés dans le projet sont aussi des auteurs de célèbres blogs bd : Bastien Vivès, Marion Montaigne, AK, Manu xyz, Aseyn, Erwann Surcouf, Singeon, Clotka… Et j’en oublie de nombreux. Mais Les autres gens a aussi profité de la communauté et de l’amplification que permet internet à l’occasion de sa mise en ligne puisqu’elle a été relayée sur les blogs bd, mais aussi sur les différents réseaux sociaux (Tweeter, Facebook…) et les sites spécialisées dans la BD (Bodoï, Comptoir de la BD…) ou non (Rue89, Télérama…). Pour toutes ses raisons, Les autres gens est l’aboutissement de toute une évolution de la BD en ligne de ces dernières années. Une preuve sans doute de ce que rend possible le flux d’internet et le pouvoir de sa mise en réseau. Partant de ce principe, il y a d’ailleurs assez peu de chance pour que, vous, lecteurs, n’en ayez pas encore entendu parler… Je me laisse le privilège de persuader ceux d’entre vous qui ne se sont pas encore laissés tenter.

Du côté de Manolosanctis


Je laisse à présent de côté ces deux projets autoédités aux résonnances très différentes pour terminer sur la dernière expérience, encore en cours de l’éditeur Manolosanctis, qui avait déjà, en 2009, lancé l’intéressant recueil Phantasmes. Un nouveau concours a été lancé en février pour motiver les jeunes auteurs : 13m28 sur le même principe que le concours Phantasmes de l’année dernière, c’est-à-dire avec une double publication en ligne et papier à la clef. Le défi posé aux auteurs est le suivant : continuer enhuit pages une histoire commencée par Raphael B., dessinateur, blogueur bd et éditeur. Un groupe d’amis est confronté à une brutale montée des eaux à Paris qui semble en plus attirer des créatures plus monstrueuses les unes que les autres. Les personnages et le cadre sont fixés, les participants ont maintenant à faire fonctionner leur imagination.
Trois suites ont pour l’instant été sélectionnées, par Thomas Humeau, le tandem Thomas Gilbert et Léonie et Peerlipo. Selon l’esprit de l’éditeur Manolosanctis, ce sont les internautes qui sont appelés à voter pour les suites qu’ils préfèrent parmi les propositions. L’idée n’est pas seulement de publier un recueil de suites, mais de mettre ses suites en rapport les unes avec les autres. L’une des contraintes imposées aux participants est celle d’être cohérents avec les autres propositions, pour que le recueil garde une certaine logique interne : « Il est conseillé de partir des 13 personnages de raphaëlB, approfondir l’un d’eux en particulier, jouer sur leurs relations, mais vous pouvez aussi créer les vôtres si nécessaire. Votre histoire peut se dérouler avant, pendant, en parallèle, après, longtemps après la catastrophe. Encore une fois, la seule contrainte est de maintenir des liens avec le récit initial, les 3 récits-jalons de la 1ère session et un maximum d’autres propositions. » Un choix ambitieux, mais il s’avère que les participants tentent de s’y conformer au mieux, notamment en présentant au fur et à mesure l’évolution de leur scénario. Je reste encore assez sceptique quant à la possibilité de coordonner 20 récits différents, mais l’album final dira ou non si ce projet de grand recueil à plusieurs voix sera réussi, et validera en partie l’enjeu communautaire qui habite l’éditeur Manolosanctis.
En attendant la publication prévue en mai, ce concours est bien sûr l’occasion de lire des planches de BD en ligne sur Manolosanctis et de suivre le travail des participants en direct, avec crayonnés et synopsis.

Prise de tête de Tony, licence Creative Commons, 2009

Moment historique pour ce blog : il s’agit là du premier article se penchant sur une bande dessinée numérique, gratuitement disponible sur internet à cette adresse : http://www.prisedetete.net/. Inutile, donc, de vous précipiter chez votre libraire pour essayer de trouver Prise de tête, un clic suffit pour accéder à cette oeuvre étrange et pionnière. (Vous pouvez même y aller tout de suite !) Il m’a semblé intéressant de la comparer avec la démarche, que les amateurs de BD connaissent sans doute au moins de nom, de l’OuBaPo. Sans qu’il n’y ait de lien historique réels entre les deux expériences, il existe incontestablement un point commun essentiel : les deux oeuvres utilisent des outils à la fois ludiques et scientifiques pour tenter de comprendre ce qu’est la bande dessinée en la poussant dans ses limites les plus lointaines.

La bande dessinée sous contraintes : Ouvroir de Bande dessinée Potentielle


L’OuBaPo trouve son ancrage initial dans une discipline autre que la bande dessinée puisqu’il est fils de l’OuLiPo, cette expérience littéraire lancée dans les années 1960 par le mathématicien François Le Lionnais et l’écrivain Raymond Queneau qui eurent dans l’idée de pratiquer la création littéraire sous contraintes formelles. Un important pan de l’histoire de la littérature contemporaine, soutenu par le Collège de Pataphysique, qui inspire au début des annéées 1990 à des auteurs de bande dessinée et à des chercheurs l’idée d’une « bande dessinée oulipienne » ; autrement dit appliquer le principe de la « contrainte formelles » à la création de bande dessinée. J-C Menu rapporte ainsi dans l’Oupus 1 la génèse de l’OuBaPo lors du colloque universitaire de Cerisy-la-Salle Bande dessinée et modernité en 1987, à l’occasion duquel se rencontrent Thierry Groensteen, Lewis Trondheim et Jean-Christophe Menu. Le premier, théoricien de la bande dessinée, fait travailler les élèves de la section bande dessinée des Beaux-Arts d’Angoulême sur l’application des contraintes oulipiennes en bande dessinée, tandis que les seconds coécrivent en 1991 l’album Moins d’un quart de seconde pour vivre qui préfigure les recherches oubapiennes. Sa contrainte est celle de l’itération iconique : l’ensemble des 100 strips de cet album doivent être réalisés avec huit cases définies à l’avance. L’officialisation de l’OuBaPo se produit en deux temps en 1992 : d’abord au sein de la maison d’édition l’Association, fondée deux ans auparavant ; puis, l’Association sollicite l’OuLiPo pour intégrer l’Ou-X-Po. En effet, l’OuLiPo « historique » a pour tâche de rassembler au sein de l’Ou-X-Po les associations qui suivent la démarche initiale, dans diverses disciplines (OutraPo pour le théâtre, OuPeinPo pour la peinture, et plein d’autres plus ou moins actifs).
Durant les années 1990, l’OuBaPo est en grande partie pris en charge par la maison d’édition l’Association dont certains membres (en particulier Lewis Trondheim, François Ayroles, Jochen Gerner, J-C Menu, Etienne Lecroart, Anne Baraou, Patrice Killofer…) publient dans la revue Oupus. L’Association et l’OuBaPo ne se confondent toutefois pas entièrement dans la mesure où certains auteurs de la maison d’édition, comme David B., ne se lancent pas dans l’expérience oubapienne. Outre la revue Oupus, leur travail se concrétise par la publication d’albums oubapiens sous contraintes et dans des performances publiques. En 1999, Thierry Groensteen, l’un des principaux contributeurs théoriques du mouvement, quitte l’OuBaPo qui abandonne la recherche purement théorique pour se consacrer avant tout à l’invention et la création de nouveaux exercices oubapiens.

Suivant les traces de l’OuLiPo, l’OuBaPo se définit initialement comme un atelier de recherche active et se donne comme objectif de renouveler la création en matière de bande dessinée par l’application de « contraintes ». En d’autres termes, les exercices, albums et performances produits dans le cadre de l’OuBaPo sont soumis à des règles préétablies qui conditionnent la création. Thierry Groensteen définit dans Oupus 1 un grand nombre de contraintes, inspirées de l’OuLiPo ou conçues exprès pour la BD. Celles qui auront la fortune créatrice la plus grande sont le strip-palindrome (suites de cases symétriques pouvant se lire dans un sens ou dans l’autre), l’itération iconique (obligation d’utiliser le même dessin pour tout le strip), le pliage (la planche prend un sens complètement nouveau une fois pliée en deux par lecteur) ou encore le « upside-down » (la suite de l’histoire apparaît lorsque lecteur retourne la planche). Une autre contrainte importante est l’hybridation où l’auteur fusionne deux oeuvres en apparence antinomiques. L’exercice montre toute sa puissance lorsque François Ayroles parvient à créer du sens en fusionnant les Dialogues de Platon dans une planche de Placid et Muzo, ou un texte de Freud dans une planche de Little Nemo.
Les oeuvres produites sont expérimentales et parfois déroutantes, même si certains auteurs comme Lewis Trondheim et surtout Etienne Lecroart et François Ayroles tentent de dessiner, en s’inspirant des contraintes oubapiennes, des albums entiers.

Prise de tête
, ou les débuts de la BD numérique


Je quitte le monde de l’édition indépendante des années 1990 pour atterrir dans celui de la BD numérique des années 2000. Dès le début des années 2000 (pour une vision plus détaillée : Notes pour une histoire de la bande dessinée numérique), la notion de « bande dessinée numérique » commence à faire son chemin sans trouver pour autant une définition satisfaisante. De nombreuses initiatives voit le jour en France qui, lentement, donnent corps dans ses multiples aspects à la BD numérique : John Lecrocheur, série disponible sur internet, à la frontière du jeu vidéo et de la BD ; Abdel-Inn, plateforme rassemblant des webcomics autopubliés sur internet ; le portail Lapin, une des premières maisons d’édition en ligne… S’y ajoute dans la seconde moitié de la décennie le phénomène des blogsbd qui popularise la lecture de BD sur internet, les premières tentatives de strips diffusés sur supports mobiles, l’apparition de nombreux éditeurs de BD numérique et n’oublions pas, fin 2009, la création de l’association pilmix.org pour la promotion de la BD numérique. Les années 2000 constituent donc pour la BD numérique un moment d’expérimentation qui définit les directions prises par la création et la diffusion en ligne.
Parmi ces multiples expérimentations est publié en 2009 la BD numérique Prise de tête. En apparence il s’agit, dans le flux désormais important, d’un webcomic parmi d’autres. En apparence seulement, car Prise de tête est l’aboutissement d’un travail de plusieurs années mené par Anthony Rageul dans le cadre d’un master d’Arts Plastiques soutenu à l’université de Rennes 2. Son travail de recherche comme son oeuvre se retrouvent sur le site http://www.prisedetete.net/.

La thèse de Tony est la suivante : l’une des pistes que doit explorer la BD numérique (et selon lui la piste principale si elle veut avoir une identité propre) est l’interactivité. Ainsi explique-t-il : « la bande dessinée « vraiment » numérique serait donc bien un médium singulier, différent de la bande dessinée. Partant de ce postulat, j’ai voulu savoir ce qu’était la bande dessinée numérique dès lors que l’auteur, l’artiste, prend pleinement en compte le potentiel offert par le numérique, et particulièrement l’interactivité. ». Pour Tony, une « bonne » BD numérique serait une BD qui donnerait au lecteur un rôle actif en l’obligeant, pour faire avancer l’histoire (pour afficher cette séquentialité propre à la BD) à agir via son écran. Il a donc choisi la voie du minimalisme (ses personnages se réduisent à des batôns, ses décors à des surfaces, et il emploie énormément de pictogrammes) pour faire davantage ressortir l’interactivité. Déjà apparaissent des points communs avec l’OuBaPo. Prise de tête suscite l’intervention du lecteur sur l’oeuvre elle-même et en fait un complice de l’auteur. L’usage du minimalisme est également un trait récurrent dans certains travaux oubapiens de Lewis Trondheim (cf. Le Dormeur, Cornélius, 1993). De même que l’OuBaPo s’accompagne d’un discours théorique, Prise de tête s’accompagne d’un travail de recherche sur la bande dessinée numérique. Il y a dans les deux cas, cohabitation entre une intellectualisation du rapport à la BD et une forte dimension ludique.

Comment intervient le lecteur dans Prise de tête ? Tony a tenté d’explorer un multitude de possibilités, et je vous laisse regarder son oeuvre pour vous en rendre compte. Lui-même en distingue deux. D’abord les mécanismes navigationnels qui permettent de faire avancer le récit. Simplement, par exemple, en cliquant sur un bouton qui fait avancer l’histoire au strip suivant. Mais ils sont parfois plus inattendus et un nouveau plaisir apapraît alors : en passant la souris sur une case, son contenu nous apparaît ; en faisant défiler l’image, on fait chuter le personnage. Il y a ensuite d’autres mécanismes qui produisent du sens pour le lecteur (la perte de la tête par le personnage principal devient perte d’orientation pour le lecteur, obligé d’errer dans un espace pour en tirer un sens ; ou encore la distinction Enfer/Paradis dans le chapitre Dieux).
Prise de tête laisse plusieurs impressions. D’abord, sa compréhension est parfois difficile. Ce sont les limites de toute bande dessinée minimaliste que d’être toujours au bord du compréhensible, par manque de signifiants. De même que le lecteur oubapien, le lecteur de Prise de tête doit être averti qu’il fait face à un objet étrange. Mais en réalité, la lecture de cette bande dessinée numérique devient une expérience plus qu’une lecture traditionnelle. Autre question : Prise de tête est-elle une vraie BD. Je veux dire par là : est-ce autre chose qu’une expérimentation graphique et numérique ? Après avoir longuement hésité, je réponds oui, mais uniquement dans la mesure où le spectateur accepte qu’il va devoir y trouver lui-même du sens, en se basant sur les différents motifs obsessionnels (panneau de signalisation, véhicules, vaches…) qui peuplent cette BD. Je salue aussi la prouesse technique et l’inventivité de Tony qui se trouve derrière Prise de tête.

Une oeuvre pour apprendre à lire autrement


Si Prise de tête m’intéresse et si j’ai tenu à le mettre en parallèle avec l’OuBaPo, c’est que l’un comme l’autre posent la question de la redéfinition de la bande dessinée. Les enjeux ne sont pas les mêmes : l’OuBaPo est arrivé à un moment où la bande dessinée était mûre pour une innovation narrative très poussée ; Prise de tête entend répondre à la question de l’influence de la réalisation et la diffusion de BD en ligne sur le medium lui-même. Mais tous deux sont des expériences dont, au-delà du divertissement et de l’aspect ludique, il faut tirer des enseignements.
En ce qui concerne l’OuBaPo, je ne ferais que paraphraser Thierry Groensteen qui, dans l’Oupus 1 avait déjà expliqué ce que l’OuBaPo pouvait apporter à la bande dessinée. Il le rappelle dans un article de 9e art. Il en dégage d’abord une utilité purement scientifique : en poussant les limites de la bande dessinée, on apprend à reconnaître ce qui en fait la spécificité. D’autre part, il établit, par opposition à la littérature, le lien profond de la bande dessinée avec son support spatial (l’unité de la planche, qui n’a pas d’équivalent pour la littérature où le texte littéraire est indifférent de sa disposition dans l’espace, sauf à considérer des exercices comme les calligrammes), ce qui rend possible une contrainte comme le pliage qui joue justement avec la planche. Selon lui, le lecteur d’oeuvre oubapienne développe un regard plus averti sur la bande dessinée en général. Il apprend à en déchiffrer les mécanismes cachés. L’autre effet sur le lecteur est que ces expériences, marquées du saut de l’étrangeté, l’habituent à l’idée que la bande dessinée peut être autre. Ainsi nait une conception plus ouverte de la bande dessinée qui enfreint des codes établis plus par habitude que par nécessité. Un auteur comme Etienne Lecroart a bâti presque toute son oeuvre à utiliser des contraintes oulipiennes dans des albums entiers ; il s’attache à mêler divertissement de la lecture et réflexion sur le médium lui-même. Mais on pourrait également citer d’autres cas d’auteurs post-OuBaPo enfreignant des règles jusque là admises : Joann Sfar ou Blutch utilisent le croquis dans leurs oeuvres et abolissent ainsi la règle du « dessin fini ». Non que l’OuBaPo en soit la cause directe, mais il participe à la promotion de l’innovation en matière de bande dessinée. Enfin, l’OuBaPo a permis la fusion de la bande dessinée avec d’autres disciplines, que ce soit dans des performances avec le public ou dans le jeu de dés Coquetèles d’Anne Baraou et Vincent Sardon où un dé à six faces où chaque face est une case permet de créer une infinité d’histoires. Pourquoi la bande dessinée ne se croiserait pas avec internet, à présent que ce dernier a largement pris son envol ?

Maintenant, retournons les observations de Groensteen sur Prise de tête et la bande dessinée numérique. Tony, l’auteur de cette oeuvre, s’est déjà expliqué sur l’intérêt que lui y trouve sur la définition potentielle de la bande dessinée numérique. Ce travail de définition de la bande dessinée est au coeur de son master. C’est l’intérêt scientifique de la démonstration qu’est Prise de tête puisque Tony tente de développer les définitions respectives de bande dessinée, de bande dessinée numérique et de bande dessinée interactive.
De même que les expériences de l’OuBaPo apprennent à lire les mécanismes de la bande dessinée, Prise de tête apprend à interpréter les mécanismes – encore seulement potentielles – de la bande dessinée numériques. La BD de Tony est une loupe déformante qui entend spécifiquement mettre en avant l’interactivité comme spécificité du numérique.
Une question a été soulevée par Julien Falgas sur son blog autour de Prise de tête : la bande dessinée en ligne doit-elle forcément passer par l’interactivité, comme semble le dire Tony qui y voit le principal apport du numérique à la bande dessinée ? Julien Falgas minimise la place de l’interactivité dans un billet de décembre 2009, ou du moins de l’interactivité ostensible : « La pluralité des interactions possibles et des lectures qui en résultent est l’arbre qui cache la forêt. Lorsqu’on travaille l’interactivité, on est dans la tactique narrative, la mécanique du moteur. Pour se placer à un niveau stratégique, pour mettre l’engin en mouvement, il faut explorer l’hypertextualité et la pluralité des médias. ». L’interactivité est pour lui un moyen plus qu’une fin, un moyen d’enseigner au lecteur une nouvelle forme d electure. Il est vrai qu’une bande dessinée numérique uniquement basée sur la mise en scène de ses propres procédés risque vite d’arriver à certaines limites. Tony tente d’ailleurs de désamorcer ce problème en racontant, à base de pictogrammes, une véritable histoire. Moon fait de même sur son blog qui utilise encore d’autres procédés interactifs. De même que l’OuBaPo est passée du champ de la théorie de la bande dessinée à la pratique créative, on peut espérer que Prise de tête ouvre la voie à d’autres expériences et suggèrent une esthétique nouvelle. On peut espérer également qu’elle apprennent au lecteur de BD en ligne à lire autrement, le familiarisant avec de nouveaux procédés. L’arrivée d’un nouveau média suppose de nouveaux usages dérivant d’usages existant. L’oeuvre de Tony est profondément innovante, trop peut-être pour une bande dessinée numérique qui en est encore à ses balbutiements.

Pour en savoir plus sur l’OuBaPo :
9e art, n°10 (septembre 2003)
Le site de Gilles Ciment où l’on peut lire des strips oubapiens
Pour lire quelques albums oubapiens :
Lewis Trondheim et J-C Menu, Moins d’un quart de seconde pour vivre, L’Association, 1991
Lewis Trondheim, Le Dormeur, Cornélius, 1993 et 2003
François Ayroles, Jean qui rit et Jean qui pleure, L’Association, 1995
Oupus 1 à 4, L’Association, 1997-2005
Etienne Lecroart, Cercle vicieux, L’Association, 2000
Anne Baraou et Vincent Sardon, Coquetèle, L’Association, 2002
François Ayroles, Les parleurs, L’Association, 2003
Etienne Lecroart, Le Cycle, L’Association, 2003
Pour en savoir plus sur la bande dessinée interactive :
Tony, Prise de tête, 2009
Le blog de Moon, autre excellent exemple de BD interactive
Un passionnant article de Julien Falgas sur la bande dessinée interactive : La BD interactive est-elle l’avenir de la bande dessinée ?