Archives pour la catégorie Auteurs

Les ombres chez David B.

Après avoir évoqué dans un précédent article le traitement particulier du thème des visages, penchons-nous sur un autre des motifs récurrents de l’oeuvre de David B.  : l’ombre. A plusieurs niveaux, l’ombre occupe une place essentielle dans l’œuvre de David B ., qu’elle soit au centre du récit ou qu’elle soit présente de manière plus discrète, qu’elle soit prise comme espace d’obscurité ou comme ombre portée d’un personnage . On pourrait d’ailleurs avancer que tous les premiers dessins de David B sont faits d’ombres : ce n’est qu’assez récemment que David B. s’est mis à réaliser des œuvres en couleur, son dessin appartenant auparavant à ce « noir et blanc exigeant » qui a souvent été considéré comme la marque de fabrique de L’Association[1].

Comme l’on pouvait s’y attendre, l’ombre en tant qu’espace est en général le lieu de l’inquiétant, de la peur enfantine. Dans Les chercheurs de trésor[2] elle grandit, elle avance, elle dévore le monde en couleur exactement à la manière du néant de L’histoire sans fin de Michael Ende[3]. Dans L’ascension du Haut Mal[4], cet aspect est très lié à la progression de la maladie de Jean-Christophe, le frère du narrateur : lorsque se produit une crise, les cases de la bande dessinée passent peu à peu du clair à l’obscur et deviennent progressivement comme saturées d’encre, jusqu’à finalement écraser et engloutir le personnage. Mais l’ombre a ceci de plus par rapport au néant qu’elle n’est pas pure négativité mais contient tout un monde de créatures fantastiques. De l’autre côté de l’ombre les valeurs s’inversent, les dimensions s’altèrent, la logique est mise à mal… c’est un univers qui n’est pas sans rapport avec le monde inversé et touchant à l’absurde de Lewis Carroll dans De l’autre côté du miroir [5]. C’est dans ce monde de l’ombre que l’Ange de la Mort affronte le Prophète Voilé, que les Adamites rejoignent Dieu[6], que le narrateur de L’ascension du Haut Mal rencontre les morts, etc. On peut sans doute également assimiler à cette ombre le « pays du non-où » dans lequel se dissimule l’ingénieur Hellequin dans La lecture des ruines[7].

Parallèlement à cette ombre comme espace d’obscurité, David B. donne fréquemment un rôle majeur aux ombres portées de ses personnages. Dans plusieurs de ses oeuvres ont lieu des vols d’ombres, notamment dans Le Tengû carré[8] où les policiers japonais neutralisent la Renarde en s’emparant de son ombre ; par la suite, c’est en revêtant cette ombre que le héros s’accapare les pouvoirs de métamorphose de la Renarde. Dans Les chercheurs de trésor, les personnages qui se font voler leur ombre dépérissent et risquent la mort tandis que dans le même temps les lanternes inanimées dans lesquelles le Prophète voilé introduit les ombres se transforment en une armée vivante. Comme dans L’histoire merveilleuse de Peter Schlemihl[9], l’ombre joue exactement le rôle d’une forme plus ou moins matérialisée de l’âme. Le héros, comme tout un chacun, n’y fait pas vraiment attention et la regarde comme un accessoire anodin jusqu’à ce qu’il s’en trouve dépossédé par une instance démoniaque et constate alors avec surprise à quel point lui était vitale cette part de lui-même qu’il négligeait. La réflexion sur l’ombre et l’âme est par bien des aspects plus complexe chez David B. que chez Adalbert von Chamisso : chez David B. on peut découper une ombre pour en construire une nouvelle, on peut ne vivre qu’avec l’ombre de ses mains, on peut prêter une parcelle de son ombre à ses enfants, et mille autres choses encore.

Cette dimension profonde et complexe de l’ombre, qui touche parfois à l’ésotérique, est au cœur de la réflexion des premières œuvres publiées de David B. et elle est un des éléments-clés de son style. On ne rappelle sans doute pas assez souvent que c’est après la lecture de L’ascension du Haut Mal que Marjane Satrapi s’est mise à la bande dessinée, en reprenant dans une large mesure le style et les ombres de son ami David B.[10].

Antoine Torrens

Lire la suite

Les faces cachées chez David B.

On dit que Charles Baudelaire tenait particulièrement à ce que l’on vît dans ses Fleurs du mal non pas un recueil de poésies, mais un livre de poésie ;  non pas un rassemblement, mais un ensemble cohérent de poèmes reliés les uns aux autres par des correspondances. On pourrait en dire autant de l’œuvre de David B., où des motifs singuliers apparaissent de manière récurrente et où, régulièrement, « les parfums, les couleurs et les sons se répondent ». Il ne s’agit pas seulement d’une question de style : on retrouve naturellement d’un livre à l’autre certains aspects, certaines images, certaines tournures langagières, mais il y a aussi des motifs plus précis et plus complexes, des motifs que la comparaison peut nous aider à apprécier. L’un de ces motifs est celui de l’homme au visage caché.

Les lecteurs de la série des Chercheurs de trésor[1] et ceux du Jardin armé[2] se souviendront du personnage du Prophète voilé. C’est une figure étrange que ce prophète, comme un syncrétisme entre d’un côté la représentation traditionnelle du prophète Mahomet dans les enluminures persanes, au visage couvert d’un voile blanc, et de l’autre côté l’Imam caché, le Mahdi des chiites, qui s’est occulté en l’an 939 et reparaîtra à la fin des temps. David B. développe toute une mythologie autour de ce Prophète voilé et il en fait toujours un personnage négatif : c’est le partisan de l’ombre, l’autocrate ennemi de la confrérie disparate des Chercheurs de trésors, celui qui présente toujours la menace de l’invasion, de la contagion : par lui la terre risque de se couvrir de morts, par lui l’ombre se répand sur la ville, par lui tout ce qui était clair devient obscur et indécis.Le prophète voilé (© David B.)

D’autres personnages au visage caché sont plus positifs : paradoxalement c’est le cas de l’Ange de la mort, ennemi du  Prophète voilé. Son visage n’est pas à proprement parler caché mais il est abstrait, géométrique et détaché du corps ; cela le rend très semblable au personnage du Roi du Monde décrit dans Babel[3]. Cette séparation entre le visage et le reste du corps n’est pas sans donner à tous ces personnages une connotation divine : ainsi de la représentation égyptienne des dieux, reprise par Bilal dans La trilogie Nikopol[4] et par David B. lui-même pour représenter le fantôme de son grand-père dans L’Ascension du Haut mal[5]. Il en va de même, dans une moindre mesure, du dieu de la Bible, dont la face ne doit jamais être vue dans l’Ancien Testament[6] mais devient dans le christianisme la récompense éternelle qui attend au paradis les membres de la Cité de Dieu[7].

Le grand-père du narrateur (© David B.)

David B. représente aussi très souvent des personnages qui changent de tête : c’est en général l’attribut des dieux ou des demi-dieux, tel l’Ange de la mort dans Les Chercheurs de trésor ou bien la Renarde dans Le Tengû carré[8]. Bien qu’elle soit séparée du corps et présente souvent des traits plus simples que ce corps, cette face de certains personnages supérieurs de David B. est parfois d’un grand intérêt graphique : le visage simplifié à l’extrême de l’Ange de la mort et du roi du monde ont déjà quelque chose d’un masque tribal, d’un fétiche primitif, et cette impression se confirme au vu du masque du Capitaine écarlate[9]. Une fois encore, on touche au domaine de l’ésotérique. Ce visage primitif a également des traits communs avec un autre visage, humain celui-là, de l’œuvre de David B. : celui de Jean-Christophe, le frère épileptique, tel qu’on le découvre au début et à la fin de L’Ascension du Haut Mal. Le visage au cercle presque parfait, la bouche aux deux lèvres épaisses, les yeux vides : tout cela fait que Jean-Christophe ressemble beaucoup aux masques du Capitaine écarlate, de l’Ange de la mort et du Roi du Monde.

Le Capitaine Ecarlate (© Emmanuel Guibert et David B.)

Au cours des 6 tomes de L’ascension du Haut Mal, David B. dessine Jean-Christophe de manières diverses mais ce visage si particulier n’apparaît qu’au début du premier tome et à la fin du sixième. Dans ces deux passages, le narrateur explique l’étonnement qui l’a saisi le jour où il a découvert ce visage de son frère : « Il n’est pas devenu comme ça du jour au lendemain, mais je n’ai pas voulu le voir »[10]. Cette idée que certaines choses évoluent lentement mais ne se révèlent que brutalement est une idée qu’on retrouve dans plusieurs autres oeuvres de David B. : le jardin d’Eden des adamites dans Le jardin armé, qui se révèle être un enfer et une porcherie, ou bien les danseurs du sabbat de Léonora, dont l’héroïne dit « Tu vois, quand on regarde bien, ils ne s’amusent pas, ils dorment »[11]. La bande dessinée est peut-être le mode d’expression le plus apte à rendre ce type d’idées dans la mesure où elle permet mieux que jamais de passer sans transition de l’image voilée à l’image révélée : il suffit au dessinateur de conserver les caractéristiques essentielles de la première case tout en modifiant dans la seconde les traits qui l’intéressent.

Ils ne s'amusent pas, ils dorment (© David B.)

La ressemblance du visage de Jean-Christophe avec des figures de la divinité nous fait prendre conscience de ce qui était finalement assez discret dans les 6 tomes de L’Ascension du Haut Mal : le caractère divin de l’épileptique. Ce caractère divin accompagne, d’une certaine manière, le caractère monstrueux évoqué par Renaud Pasquier dans son article « David B., le sommeil de la raison ». Le titre de la série n’est naturellement pas innocent : le haut mal, c’est l’appellation qui a été donnée à l’épilepsie depuis l’époque médiévale en raison du rapprochement entre les crises d’épilepsie et les délires prophétiques (on a souvent supposé que Jules César ou Mahomet étaient épileptiques). Les multiples et inépuisables moyens employés pour guérir Jean-Christophe du Haut Mal, une fois qu’on a pris conscience du caractère sacré de ce personnage, deviennent semblables à des rituels de conjuration accomplis pour calmer la fureur du Dieu.

Jean-Christophe (© David B.)

Antoine Torrens

Lire la suite