Archives pour la catégorie Réflexions sur la bande dessinée numérique

Table ronde sur la BD numérique le 12 mai à Lyon

Les fondateurs de Phylacterium organisent le 12 mai prochain à l’Enssib (Villeurbanne) une table ronde sur la bande dessinée numérique.

© Edouard Mutelet

Intitulée La bande dessinée en perspective : production, diffusion et conservation, cette table ronde se propose d’éclaircir les enjeux actuels de la bande dessinée numérique. Elle rassemblera Arnaud Bauer, Julien Falgas et Catherine Ferreyrolle.

Arnaud Bauer est le président de Manolosanctis, maison d’édition participative s’appuyant sur la complémentarité entre la publication électronique et la publication papier. Diplômé de l’École centrale de Nantes et de l’Essec, Arnaud Bauer a fondé Manolosanctis en mars 2009 avec Mathieu Weber et Maxime Marion. Depuis deux ans, Manolosanctis a diffusé en ligne environ 1800 albums et édité en version papier de qualité les œuvres de plus de 70 auteurs.

Julien Falgas, webmestre à l’université de Metz, est le fondateur de Webcomics.fr, un service d’hébergement en ligne qui permet d’auto-éditer ses bandes dessinées. Fondé en janvier 2007 au moment du grand boom des blogs bd, Webcomics.fr offre à de nombreux auteurs une plateforme de publication gratuite et sans publicité.

Catherine Ferreyrolle, quant à elle, est directrice de la bibliothèque de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image à Angoulême. La Cité de la BD accueille depuis 1990 un grand nombre de manifestations en rapport avec la bande dessinée et a organisé ces dernières années de nombreuses formations et conférences en lien avec la bande dessinée numérique. Sa bibliothèque, pôle associé de la BNF pour la bande dessinée, rassemble aussi bien de la documentation contemporaine sur la bande dessinée que des fonds patrimoniaux qui font l’objet d’une active politique de numérisation.

© Edouard Mutelet

L’idée de la table ronde est de montrer la diversité de ce que l’on peut appeler bande dessinée numérique, d’avoir un aperçu du paysage éditorial en la matière et de réfléchir aux modèles qui se développeront dans les années à venir.

Tout en s’insérant dans les problématiques générales du livre numérique, la bande dessinée numérique s’en démarque fortement par son histoire, par ses caractéristiques techniques mais aussi par les auteurs qui la produisent et les lecteurs qui la lisent. Le monde de la bande dessinée numérique existe à présent depuis une bonne dizaine d’années et est aujourd’hui en prise avec l’évolution des supports de lecture (écran d’ordinateur, liseuses, tablettes, téléphones) ainsi qu’avec l’arrivée de nouveaux acteurs commerciaux.

Au-delà des oppositions entre pratique professionnelle et pratique amatrice, entre numérique natif et numérisation homothétique, entre communautés de bénévoles et acteurs commerciaux, cet événement sera l’occasion de porter un regard aussi large que possible sur un objet culturel dont l’importance est déjà bien établie et ne fera sans doute que s’accroître.

Pour se replonger dans ces questions, les articles de Mr Petch sur Phylacterium :
Notes pour une histoire de la bande dessinée en ligne
Entrer dans le monde des blogs bd
Qu’est-ce qu’un blog bd ?
Petite histoire des blogs bd français
Les blogs bd face à l’édition papier
La blogosphère bd comme communauté
Le Bien, le Mal, et les blogs bd
Blogs bd : l’illusion autobiographique
Internet et la bande dessinée
Le projet Manolosanctis
(Auto)-initiation à l’univers de la BD numérique
Edition numérique : la balle dans le camp des auteurs
Les autres gens et le retour du feuilleton
Le feuilleton-bd Les autres gens, bilan de lecture
Interview de Yannick Lejeune, co-fondateur du festiblog, partie 1 et partie 2
L’affaire du blog de Franquin et la gestion de l’héritage franco-belge partie 1 et partie 2
Révélation blog 2010
Projets d’éditeurs dans la bande dessinée en ligne : Manolosanctis et Ego comme X
Une autre génération de blogueurs : Lewis Trondheim, Manu Larcenet, Maëster
Editeurs et bande dessinée en ligne : un état des lieux 2010
Initiatives d’auteurs dans la bande dessinée numérique

La bande dessinée numérique en perspective : production, diffusion et conservation, jeudi 12 mai 2011, de 14h à 17h à l’Enssib, 17-21 boulevard du 11 novembre 1918, Villeurbanne.

TurboMedia : un nouveau paradigme pour la bande dessinée numérique ?

Nouveau, pas vraiment, en réalité. Mon attention a été alertée par le célèbre blog du Monde.fr de Sébastien Naeco, Le comptoir de la BD, dans un récent article. Je vous renvoie d’emblée à cet article, d’autant plus intéressant que Sébastien Naeco est allé interroger ledit Gilles Gipo sur sa vision de la bande dessinée numérique.
Or, ce qui m’a intéressé dans cet article (et dans la réflexion de Gilles Gipo en général) c’est l’introduction d’un terme différent au sein de la bande dessinée numérique, la notion de « TurboMedia ».

Ça ne vous aura pas échappé : la médiatisation accrue de la bande dessinée numérique a commencé et j’ai la sensation que, entre le début et la fin de l’année 2010, le sujet est devenu un passage obligé pour de nombreux médias. L’évolution serait intéressante à suivre, et j’ignore si quelqu’un l’aura fait quelque part, de la transmission médiatique de la BD numérique et la manière dont, en quelques années, se sont forgés les discours à son propos. Son point de départ naturel s’est trouvé être Internet, via des blogs et sites spécialisés tels que ceux de Julien Falgas, Sébastien Naeco, Yannick Lejeune… Sans que le terme « bande dessinée numérique » ne soit systématiquement employé, c’est bien de cette réalité de la bande dessinée en ligne que l’on parlait. Puis, à partir de l’année 2009, des sites de plus grande ampleur commence à en parler avec plus d’attention : Actuabd (dès 2008), Bodoï (dès 2008 à travers les blogs bd), Actualitté, et plus tardivement Du9.org, à qui revient toutefois le mérite de diffuser des articles plus réflexifs que descriptifs sur le sujet, tel celui de Tony sur la bande dessinée interactive (analyse dressée d’après mes piochages effectués sur le mode recherche desdits sites, donc fondamentalement perfectible). La raison principale de ce lancement médiatique en 2009 est la médiatisation de la grogne des auteurs contre les éditeurs sur la question des droits numériques, ainsi que la multiplication de structures éditoriales tout au long de l’année, et jusqu’au début de 2010 qui vit naître Les autres gens et se développer Manolosanctis, deux projets qui générèrent une médiatisation importante. Enfin, en 2010, on a vu fleurir des articles variés dans des revues papier plus (Télérama) ou moins (Livres Hebdo) généralistes. Dans cette revue de presse, Izneo se taille souvent la part du lion, j’y reviendrai. Cette même année 2010, d’ailleurs, l’université d’été du CIBDI d’Angoulême était consacrée au « trans-media / cross-media » sur les croisements entre la bande dessinée et d’autres medias, le numérique en tête. La bombe médiatique était lancée, et le salon du livre 2011 ne pouvait bien évidemment pas faire abstraction de la bande dessinée numérique : des auteurs de bande dessinée étaient conviés pour parler du livre numérique (Thomas Cadène, Fabien Vehlmann, Jean Léturgie, Fabrice Parme), Benoit Berthou et Sébastien Naeco animaient deux tables rondes sur le thème du manga numérique dans la journée de vendredi, et la matinée de lundi était marquée par une suite de conférences sur le thème de la BD numérique organisée par la CIBDI.
Et, dernier événement récent : une revue est apparue, entièrement consacrée à la bande dessinée numérique : BDZ. Elle présente le double avantage d’être elle-même en ligne et de se vouloir « impertinente », prenant le contre-pied du reste du monde médiatique.

Le TurboMedia et son blog

Revenons au blog de Gilles Gipo. TurboMedia, créé en février 2011, est un agrégateur de liens spécialisé dans un type de contenu, le « TurboMedia ». Le site affiche d’emblée le côté novateur du terme puisque le TurboMedia serait « un nouveau medium ». Je vais m’attarder un peu non sur le contenu de ses TurboMedia (pour cela, je vous laisse flâner vous-mêmes sur le site, qui apporte d’excellents liens : voir en particulier les blogs de Balak et de Malec, ou enfin le dernier opus de l’ingénieux Fred Boot, Cocteau Pussy.
La description qui est donnée du TurboMedia dans le bandeau-titre signale d’emblée le caractère hybride de son contenu, faisant écho au fameux « trans-média / cross-média » du CIBDI : « Des récits-dessinés-diapo, pour web et mobiles, à mi chemin entre : BD, cartoon et diaporama ». L’hybridation concerne deux caractéristiques du TurboMedia : son mode de lecture, et son appartenance à une catégorie médiatique. Concernant le mode de lecture, il se lit en ligne ou sur un support mobile (on pense d’abord au smartphone), l’un n’empêchant pas l’autre, on le devine. L’hybridation devient plus audacieuse quand il s’agit de catégoriser le TurboMedia par rapport à d’autres media puisqu’il est « à mi chemin entre : BD, cartoon et diaporama ». Le plus simple me semble de retenir les premiers termes employés, qui résument les trois aspects du TurboMedia selon Gipo : un récit (quel type de discours), dessiné (quel technique) en diaporama (quelle modalité de lecture). Le TurboMedia se veut donc l’appropriation d’une technique de défilement d’images par des dessinateurs qui vont créer des récits sous la forme du diaporama, avec cette idée que le lecteur doit cliquer pour accéder à l’image suivante. Il génère en quelque sorte lui-même le déroulement de l’histoire. L’idée paraît simple, mais elle permet en réalité une grande diversité d’oeuvres et d’images.

Pour comprendre le TurboMedia, il faut aussi revenir un peu sur son histoire, pas si récente. Gipo le fait dans les premiers posts de son blog, et je me contente ici de reprendre ses mots. L’origine du TurboMedia vient du forum Catsuka.com : il réunit des dessinateurs de films d’animation, et on voit comment le TurboMedia est le fruit de spécialistes de l’animation, non de dessinateurs « d’images fixes ». C’est sur Catsuka que le terme apparaît en 2009, propulsé par Balak qui va d’une part créer les premiers TurboMedia « officiels », et d’autre part recenser d’autres projets semblables. D’autres dessinateurs s’en emparent alors, parmi lesquels Malec qui commence en 2010 la première publication régulière en TurboMedia. Le forum Catsuka reste aussi un lieu d’expérimentation important, de même que le site de partage DeviantArt. A partir des premières créations de Balak, utilisant la technologie Flash, ses collègues expérimentent à tout va en essayant de diversifier l’objet soit sur le plan technique (autre chose que flash), narratif (quels propos ?) ou simplement au niveau de l’inspiration graphique. L’enjeu est de se saisir de cet objet qu’est le TurboMedia, qui se définit d’abord par des caractéristiques techniques, pour le remplir d’images nouvelles et inédites.

L’enjeu terminologique à l’heure d’Izneo
Si j’insiste autant sur des questions de terminologie, c’est que, à mes yeux, elles ont leur importance, et d’autant plus à une période où le terme de « Bande dessinée numérique » tend à se faire coloniser par les gros sabots d’Izneo, la plate-forme de diffusion de bande dessinée en ligne du groupe éditorial Medias Participations. Réfléchir sur le nom, c’est savoir comment on va appeler, interpréter et catégoriser dans l’esprit de tous le nouveau media qui est en train de naître et qui nous permet de lire des récits en images sur Internet. De la même façon, jusqu’aux années 1960, le terme « bande dessinée » se partageait l’affiche avec ceux de « récits en images », de « dessin d’humour » ou de « comics ».
Certes, dans ces pages, j’utilise sans guère de précaution le terme de « bande dessinée numérique », plus par facilité et habitude qu’autre chose. J’avais déjà, au début du blog, tenté de distinguer « webcomics » et « blogs bd » pour éviter que toute publication de bande dessinée en ligne ne soit assimilé à un blog bd dont la vogue semble se dégonfler doucement. Nous sommes toutefois dans un moment d’entre-deux où les termes et les représentations se construisent, s’édifient doucement selon l’activisme des différents acteurs.

Alors quid du TurboMedia ? D’abord, pas question de confondre « bande dessinée numérique » et « TurboMedia » : dans sa définition, le TurboMedia implique un mode de lecture spécifique (le diaporama contrôlé par le lecteur) qu’il est loin de partager avec tout ce qui se fait en terme de BD en ligne. A la limite serait-il une modalité de la BD en ligne, et encore, cette idée ne me plaît pas complètement et, je pense, ne reflète pas la pensée des inventeurs du TurboMedia dont le but est justement de détacher la production de récits en images sur support numérique du tropisme envahissant de la bande dessinée. Il est intéressant de constater que l’initiative de « renommer » le media vienne de professionnels de l’animation comme Balak : c’est une manière de rappeler 1. que la BD n’est pas le seul media qui utilise des dessins pour raconter une histoire 2. que l’apport esthétique de l’animation pourrait être une valeur ajoutée évidente pour les créateurs en ligne. Car le format diaporama n’est pas là juste pour faire joli : il implique une nouvelle manière de dessiner qui est relativement proche des méthodes d’animation graphique où le spectateur ne peut envisager qu’une seule image à la fois (et non toute une page comme dans une bande dessinée). Le constat est simple : face à une technique nouvelle, il faut oser parler d’un media nouveau, ce qui passe sans doute par l’invention d’un nom entièrement nouveau.

Julien Falgas avait publié sur son blog une étude sur les termes employés pour parler de bande dessinée numérique dans la presse (il utilise pour ses relevés la base en ligne d’articles de presse Factiva) : en 2009, il remarquait la bonne santé du terme « bd en ligne », à égalité avec « bd numérique », tandis que « blog bd », surtout utilisé en 2007 tendait à être moins employé. D’autre part, il soulignait combien, pour lui, le terme « bd numérique » est une construction marketing lié au développement des albums numérisés. L’étude 2010, outre une expansion démesurée de la médiatisation, montre à quel point le terme de « bd numérique » gagne du terrain par rapport à « bd en ligne » dont l’emploi, en valeurs absolues, stagne. En d’autres termes, l’hypermédiatisation est corrélée à l’utilisation d’un vocable, celui de « bd numérique », adopté par la presse.
Je relie directement ce phénomène à l’arrivée d’Izneo et à l’emballement médiatique qui a suivi, porté à la fois positivement par un service marketing sans doute conséquent, et négativement augmenté par la grogne des auteurs (voire plus haut). En effet, Julien Falgas n’avait sans doute pas tort de souligner la logique marketing sous-jacente dans le terme « BD numérique ». Dans le cas d’Izneo, l’objectif semble clair : identifier la bd numérique et leurs produits qui sont des bandes dessinées numériques « homothétiques », c’est-à-dire des albums papier mis en ligne et accompagnés d’une interface de navigation spécifique dans la page. Que ce soit clair : ils n’inventent rien mais utilisent l’expérience emmagasinée avant eux par d’autres éditeurs comme AveComics, Digibdi ou Foolstrip, par exemple. La différence tient à la médiatisation qui en est fait (en particulier en dehors de la seule sphère des amateurs de bande dessinée) et au peu d’intérêt porté par Izneo sur la création numérique « native ».
Il n’est donc pas innocent que le terme de TurboMedia rejaillisse maintenant. Dès 2009, Balak avait conçu ce terme comme une réponse à l’apparition de la « BD scannée au parcours scénarisé » d’AveComics (si je ne me trompe pas sur l’éditeur visé par les propos de Balak). La place médiatique prise par Izneo mérite en effet de poser la question terminologique.
Jouons un peu les prophètes. Deux positions se mettent en place au début de la chaîne. D’un côté, pour ce groupe d’éditeurs papier intéressés par le profit qui peut émerger du public en ligne, la bande dessinée numérique est un terme idéal pour désigner une bande dessinée « numérisée », le glissement de l’un à l’autre étant facile. De l’autre côté, des dessinateurs en ligne, complètement affranchis du papier (ne l’ayant même généralement jamais considéré) incluent dans leur démarche expérimentale le fait de réflechir au nom que peut porter le media nouveau qui naît de la rencontre de plusieurs médias (bande dessinée, animation dessinée, outils numériques) : TurboMedia pour Balak et Gipo, bande dessinée interactive pour Tony, webcomics pour Julien Falgas. Dans ce dernier cas, les termes de « BD numérique » ou « BD en ligne » sont vécues comme trop restrictifs et impropres à définir les aspects et les expériences les plus novatrices de ce media, celles qui s’écartent le plus des habitudes de lectures et de consommation de la bande dessinée. On aurait donc d’un côté le terme « BD numérique » qui désignerait prioritairement la bande dessinée papier numérisée, et une diversité de termes, dont TurboMedia, qui désigneraient la création native originale. Les choses ne sont bien sûr pas si claires que ça, et il faudrait aussi considérer les propos intéressants de certains auteurs issus du papier (Fabien Vehlmann, Fabrice Parme, Thomas Cadène, Lewis Trondheim), qui ne sont pas dans ce débat sur la manière d’appeler le media (débat qui semble bien éloigné de considérations économiques et juridiques, tout aussi pertinentes). Tout de même, il me semble que, par rapport aux années précédentes où les enjeux numériques et web intéressaient encore peu le monde de la BD papier, une tension grandit entre deux conceptions de la bande dessinée en ligne, tension dont la question terminologique est un des marqueurs.

Dans le débat TurboMedia contre Bd numérique, je n’arrive pas franchement à me faire un avis : bande dessinée numérique présente l’avantage de s’ancrer dans un univers culturel préexistant qui lui donne un début d’identité. Le terme me semble pouvoir fédérer un ensemble d’oeuvres déjà conséquent. Il appauvrit aussi l’effet de nouveauté qui pourrait donner du souffle au media dans son volet purement créatif et natif. En revanche, j’espère que le terme de TurboMedia pourra être promu à un bel avenir. A suivre, donc, comme toujours quand on parle de bande dessinée numérique.

Le concours Révélation Blog 2011 (le retour de l’article)

J’étais revenu, l’année dernière sur le concours Révélation Blog qui se donne pour objectif de soutenir les dessinateurs débutants qui tiennent un blog et de leur permettre de se faire publier (Révélation blog 2010, à la chasse aux débutants). Le site du concours, qui en est à sa quatrième édition, est le suivant : http://www.prixdublog.com/. Je dois bien avouer que, depuis un an, j’ai nettement moins trouvé le temps que les années précédentes pour découvrir de jeunes blogueurs et de nouveaux blogs au-delà de ma tournée habituelle. Le concours Révélation blog 2011 tombe à point pour me permettre de renouer un peu avec ce type particulier de bande dessinée en ligne et d’en constater les évolutions. Il est donc temps de revenir sur les trois blogueurs sélectionnés parmi lesquels, parmi lesquels un gagnant sera designé lors du FIBD le 28 janvier.

Avant tout, un petit rappel didactique et bref pour ceux qui ignoreraient tous des blogs bd. A l’origine, un blog est un outil de communication sur le web qui présente deux caractéristiques principales : 1. l’espace laissé libre au blogueur est hebergé par un hébergeur de blogs qui facilite la mise en ligne des articles, rendant plus intuitif les processus techniques de publication en ligne ; 2. les articles postés par le blogueur sont identifiés par leur date et se présentent à l’internaute comme une suite d’articles qui se succèdent dans le temps. Le terme « blog bd » a commencé à être utilisé lorsque des dessinateurs, au lieu de mettre du texte sur leur blog, ont posté des dessins faisant appel aux codes graphiques de la bande dessinée (séquentialité, bulles, narration, etc.). Dans le domaine francophone, les premiers blogs bd ont vu le jour vers 2003-2004 et se sont multipliés à partir de 2005. Face à la manne de vocation ainsi ouverte (beaucoup de blogs bd sont un support de publication pour des dessinateurs amateurs, à l’image du fanzine), un prix du blog a été lancé en 2008 par plusieurs éditeurs (Vraoum, Diantre !, l’Officieuse collection), en collaboration avec la section « jeunes talents » du festival d’Angoulême : le prix Révélation blog.
Si je précise bien que le blog bd est un outil de communication, c’est pour ne pas le confondre avec le webcomic qui est, quant à lui, un contenu : une bande dessinée publiée en ligne. Autrement dit, un blog bd peut servir de support de publication à un webcomic, mais blog bd et webcomic ne sont pas équivalent, le premier n’étant qu’une facette de la bande dessinée numérique, certes une des plus médiatisée ces dernières années. Après, il est vrai que l’usage a fini par étendre le nom de « blog bd » a tout journal dessiné en ligne, qu’il soit ou non accueilli par un hébergeur de blog. Il est vrai aussi que, par rapport au domaine anglo-saxon, la blogosphère française a connu un très grand développement des blogs bd s’inspirant du modèle du journal de bord, où les auteurs racontent ou romancent des anecdotes de vie. Là encore, il ne s’agit pas du type unique de blog bd, mais de sa déclinaison la plus fréquente, qu’on pourrait dire « canonique ». Cinq ans après la grande « vague » des blogs bd, cet objet ne cesse d’essayer de s’affirmer comme un moyen de faire découvrir des dessinateurs débutants : nombre de premiers albums publiés en 2005-2010 l’ont été par des auteurs s’étant fait connaître par leur blog (et 2011 continue dans la même veine). Avoir un blog bd permet de montrer son travail et sa capacité de travail à un éditeur, d’avoir une vitrine d’autant plus direct quand l’éditeur en question est lui-même en ligne.

J’en reviens au concours Révélation blog. Les noms des trois finalistes ont été annoncés le 14 janvier. Ils ont été choisis par un jury parmi trente blogueurs sélectionnés et à la suite d’un vote du public qui a encore réduit la liste. Les trois blogs gagnants ont trois styles très différents, comme trois variantes possibles du blog bd, dont le temps a prouvé qu’il était loin de se bâtir sur un modèle unique. Voici donc un petit tour d’horizon qui est aussi l’occasion de m’adonner, à ma manière, à un petit exercice de commentaire de blog que l’illustre Sébastien Naeco du blog du Monde.fr Le comptoir de la BD (http://lecomptoirdelabd.blog.lemonde.fr/) pratique depuis plusieurs mois maintenant, toutes les semaines.

Spongiculture, le blog d’Aspirine
(http://spongiculture.canalblog.com/)
Je commence par le blog d’Aspirine, joyeusement nommé Spongiculture, qui est peut-être, en apparence, le plus classique. Aspirine commence sa carrière de blogueuse bd en 2005 avec un premier blog auquel elle mettra fin au bout d’un an pour le ressusciter dans celui qu’elle présente pour le concours Révélation blog. Jeune dessinatrice de 23 ans, elle étudie actuellement aux Beaux-Arts de Bruxelles. Ce second Spongiculture a donc plus de quatre ans de longévité et sa propriétaire publie suffisamment fréquemment pour qu’on souligne, d’emblée, son endurance dans l’exercice périlleux de la publication régulière en ligne.
Si je parlais d’un blog bd classique, c’est que Spongiculture apparaît d’abord (et notamment dans les premiers posts), comme un blog d’adolescent jouant une personnalité cynique et désabusé que l’on rattache bien souvent à cette période appelé « âge ingrat ». Ils sont légion sur la toile, ces blogs-défouloirs (ces skyblogs, pour les plus âgés d’entre vous – hé oui, déjà !) où les auteurs exercent farouchement leur liberté d’expression et leur droit de suite sur la vie injuste. On trouve sur Spongiculture beaucoup de textes, joliment écrits par ailleurs, mais dont on devine par leur contenu qu’ils s’adressent directement à un entourage ou à un public restreint. Or, vous me direz, j’ai un fort mauvais esprit que d’avoir fouillé dans les archives du blog pour en ressortir ce que son auteur réalisait autour de 17 ans. Vous aurez raison.
Ce qui fait, sans doute, que le blog a été sélectionné par le jury, c’est qu’en quatre ans, la fonction du blog a changé auprès de son auteur. De défouloir à cynisme, il est devenu un laboratoire expérimental de bande dessinée. Les dessins deviennent de plus en plus fréquents et surtout, le graphisme, encore peu élaboré au départ, se complexifie et laisse parfois apparaître une véritable recherche de style.
Certes, il reste éminemment classique dans le genre « anecdotes de vie en bd » qui résume une grande partie des blogs bd dont l’intérêt (je veux dire l’intérêt esthétique et à long terme, pour être vu par un public autre que confidentiel et amical) est souvent contestable. Les procédés sont classiques : voix off, faux apitoiement sur l’inutilité du post, production de badges… La lecture de nombreux blogs bd m’a toutefois appris à déceler, derrière les anecdotes banales, ce qui fait le sel du genre : un graphisme un peu personnel, une manière originale de mettre en image les événements… Et c’est ainsi qu’au détour d’un billet, Spongiculture sait surprendre. Sans doute parce que, depuis Spongiculture 1.0, l’adolescence est passée. Les dessins des premières années étaient réalisées à l’arrachée pendant un cours, sur une page de cahier, dans une marge. A présent, Aspirine se concentre sur la force d’expression des traits en assumant un style crade qui s’avère, finalement, suffisamment élégant. On s’y surprend d’y trouver, au détour d’une déformation anatomique, un petite pincée de Fred, ou bien, sur un visage raviné par les traits, une touche un peu plus personnelle, aux accents underground dans la recherche de la dureté. Tout cela avec une certaine liberté du dessin qui ne reste pas cloîtré dans un schéma strip ou cases mal exploité, mais se veut au contraire beaucoup plus libre. Dans le flot de blogs bd on ne peut plus classique, Spongiculture est une bonne surprise. Depuis l’automne 2010, Aspirine s’est lancée dans un second blog, Héliciculture, uniquement dédié à présenter divers recherches graphiques dans le style expressif qu’elle a su se trouver.

La dissonance des corps, le blog de NR (http://donne-moi-ton-ballon.blogspot.com/)
Avec NR et son blog La dissonance des corps, on change complètement de type de blogs bd. Loin des anecdotes de quotidien, ce jeune graphiste (lui aussi a 23 ans et sort de l’Ecole de Communication Visuelle de Nantes) a clairement délimité le champ d’action de son blog, beaucoup plus récent que celui d’Aspirine puisqu’il existe depuis 2009. La dissonance des corps est conçu dès le départ comme un espace de diffusion de dessins et ne s’égare que rarement hors de cet objectif : ni textes superflus, ni remarques personnelles, les commentaires remplissant la fonction de dialogue avec les lecteurs. D’où une forte homogénéité des types de postes : tous des dessins humoristiques en une seule case, postés avec une certaine régularité puisqu’on peut y lire au moins trois dessins par semaine.
Des dessins d’humour uniques, soit : une bien maigre pitance par rapport à d’autres blogs prolixes ? NR nous démontre habilement que la qualité vaut bien la quantité. Son travail se rapproche beaucoup plus du domaine de l’illustration que de celui de la bande dessinée à proprement parler. Chaque dessin est un délice d’humour absurde qui, dans un style assez dépouillé et un peu retro, est, dans sa partie, fort efficace. On pense, en le lisant, au « Sunday morning beakfast cereals », le celèbre webcomic de Zach Weiner avec lequel La dissonance des corps n’est pas sans similarité (http://www.smbc-comics.com/). Ne serait-ce que parce que SMBC est traduit en français sur le portail Lapin qui diffuse également La dissonance des corps. Ce type de dessins absurdes, qui cachent sous une facilité de façade des ressorts complexes, est devenu assez courant chez les blogueurs bd, peut-être justement sous l’impulsion de SMBC. Ce qui fait la qualité du blog de NR est la sophistication de cet humour décalé, où il sait jouer avec les images. Avec parfois des résonances surréalistes qui semblent provenir d’imagiers de l’absurde tel que Ernst, Topor, Chaval ou plus récemment Glen Baxter, dans la juxtaposition de styles, de clichés, d’images et de textes qui grincent les uns avec les autres et amènent à un rire qui n’est jamais franc mais passe par l’intellect. NR fait preuve, dans ses dessins, une bonne culture de l’image et de son utilisation.
Il en témoigne ailleurs : sur son site d’illustrateur, où il signe de son vrai nom, Noël Rasendrenson http://www.noelrasendrason.com/. On y retrouve l’ensemble de sa production, et c’est peu dire qu’à seulement 23 ans, elle est pléthorique, quoique tout azimut : dessin, photographie, poésie, musique. C’est assurément l’image qu’il maîtrise le mieux, en prouvant une qualité de « polyconographe », de même qu’on était, dans un autre temps « polygraphe ».
NR développe aussi un projet de webcomic qu’il présente dans un autre blog, La résonance des coups (http://laresonancedescoups.blogspot.com/) : lancé en novembre 2010, c’est cette fois une véritable histoire à suivre. On y retrouve l’aspect décalé du premier blog, mais avec une face beaucoup plus sombre, voire glauque. Rien d’étonnant à cela : l’humour surréaliste n’a jamais été très loin de l’humour noir, voire de la cruauté pur. Le style aussi, se veut plus relâché, et plus classique : un déroulement en strip de trois cases. L’histoire se résume assez difficilement : un personnage principal se débat, aux prises avec l’univers absurde de NR, fait de transexuels, de souris disneyenne, et d’immeubles qui s’effondre. Une autre manière, beaucoup plus trash et désespérée, d’aborder un même monde.
Enfin, je signale aussi aux éventuels nantais qui liraient ce blog que NR expose actuellement au restaurant Façon maison, rue des Trois-Croissants

Gimmie Indie Rock, le blog d’Half Bob (http://blogs.lesinrocks.com/gimmeindierock/)
Magnifiquement, Half Bob me permet de présenter un troisième type de blogs bd : le blog bd spécialisé. Celui d’Half Bob, comme son nom l’illustre, est dédié à la musique et plus précisément au rock indépendant dont le dessinateur est un amateur. Comme beaucoup de sites de titres de presse en ligne, lesinrocks.com possède sa plate-forme de blogs, que ce soit des blogueurs invités ou des blogs de journalistes (parmi les autres blogs graphiques, on trouve celui d’Hector de la vallée, ou encore celui du duo Dampremy Jack et Terreur graphique). Les origines des Inrockuptibles, qui tend à présent davantage vers le magazine de société généraliste sont la musique, et plus particulièrement, comme leur titre l’indique, le rock ; le blog d’Half Bob est donc le bienvenue, d’autant plus que son intérêt pour le rock dit « indépendant » (à l’origine, produit par des labels indépendants des grandes majors) rejoint un centre d’intérêt et d’exploration musicale du journal, souvent plus enclin à parler de l’avant-garde musical (avec toute la distance que ce terme impose) que des chanteurs à succès. En bon blogueur musical, Half Bob met en ligne quelques morceaux de musique à écouter avec chacun de ses notes, via des sites comme deezer, là encore une pratique courante chez certains blogueurs bd, dont certains ont même une « radioblog ».
Le blog d’Half Bob est aussi le plus récent, car il a tout juste un an d’existence. Blog spécialisé ou un spécialiste s’adresse à des spécialistes, ou un fan s’adresse à des fans, il immerge le lecteur novice en la matière (tel que moi) dans un monde mystérieux, constitué de noms étranges aux consonances fréquemment anglo-saxonnes. Et à l’occasion, si on est un peu curieux, il encourage à s’arrêter sur deux trois chansons, après des strips qui sont comme autant d’accroches souvent drôles. Dans ce type de blog spécialisé, qui connaît d’autres déclinaisons (le blog gastronomique de Guillaume Long en est un bon exemple), le dessinateur se fait critique ou journaliste.
Au passage, je ne vous ai pas dit qui était Half Bob. Son blog est loin d’être sa première expérience dans le domaine de la bande dessinée puisque, nous apprend-il, il a commencé dans l’univers du fanzinat avec le fanzine Murge, autoédité par l’association Trait d’encre. Il est facile de sortir du seul domaine du blog musical pour aller grapiller sur la toile les autres créations d’Half Bob. Il est celui des trois lauréats qui s’est le plus investi dans l’autopublication en ligne.
En dehors de son blog bd musical, on le retrouve :
– sur un blog personnel, http://halfbobleblog.blogspot.com/, sur lequel il poste régulièrement diverses illustrations, et ce depuis novembre 2008, ainsi que ses webcomics
– on trouvera aussi nombre de ses webcomics sur Manolosanctis, l’éditeur en ligne communautaire
– avec son comparse Marcel Ramirez (qui a aussi son blog inrocks, http://blogs.lesinrocks.com/marcel-ramirez/), il tient le blog Weirdofootmag
– il réalise des illustrations pour des tee-shirt vendus en ligne sur MonsieurPoulet et Rueduteeshirt.com
Signalons enfin qu’en ce début d’année 2011, il publiera sa première bande dessinée papier, Elmer la peluche qui parle, dans la petite maison d’édition stéphanoise Jarjille.
Pour ce qui est de ses webcomics, notamment ceux de Manolosanctis (publiés dès les débuts du site, en 2009, citons notamment Super Jean Jacques ou Rabbitman), j’ai quand même tendance à trouver que l’humour parodique et bon enfant ne va pas extrêmement loin. Je leur préfére le graphisme sobre, qui se limite au noir et blanc, du blog Gimme indie rock, dont les mises en scène s’avèrent souvent inventives et présentent l’avantage de s’appuyer sur une vraie culture rock (et des portraits de musiciens souvent réussis), et non sur une suite de clichés un peu maladroits comme c’est souvent le cas dans les webcomics suscités.

Le choix des jurés de cette année présente l’avantage d’être suffisamment représentatif de la diversité des blogs bd, dont on pourrait croire qu’ils répètent sans cesse une même forme figée. Aspirine, NR et Half Bob nous prouvent le contraire : l’originalité créative peut y naître, même à l’échelle d’une pratique amateure. Est-ce que mes commentaires laissent transparaître de ma part une préférence pour NR, dont la qualité graphique et humoristique me touche davantage et me semble la plus aboutie ? Bon, voilà, c’est dit. Et peut-être y a-t-il un peu de chauvinisme idiot, aussi, parce qu’il est de ma région. A présent, que le meilleur gagne : rendez-vous le 28 janvier pour connaître le podium.

Pour en savoir plus, les interviews des trois finalistes sur BDrama :
Interview d’Aspirine
Interview de NR
Interview d’Half Bob

Editeurs de bande dessinée et édition numérique : un état des lieux

C’est décidé, je me lance dans un bref état des lieux des rapports entre les éditeurs de bande dessinée et l’édition numérique. Un article qui ne se veut pas nécessairement exhaustif, principalement basé sur ma veille que j’espère attentive des évolutions du domaine de ces dernières années. Il s’inscrit dans un processus personnel de découverte des enjeux de la bande dessinée numérique, engagé dès les débuts de ce blog (folle jeunesse où je lisais presque uniquement des blogs bd !). Les remarques/corrections/précisions sont les bienvenues.

Un serpent de mer : la question des droits d’auteurs et d’exploitation

Parmi les évènements ayant animé le monde de la bande dessinée durant l’année 2010, je commence par celui qui est, à mes yeux, le plus important : la question des droits d’auteur et la rédéfinition des rapports auteurs/éditeurs dans le cadre de l’économie numérique. Un bref rappel pour les non-initiés : en mars 2010, un (jeune mais dynamique) syndicat d’auteurs de bande dessinée, le Groupement des Auteurs de Bande Dessinée affilié au Syndicat National des Auteurs Compositeurs (disons GABD) s’est alarmé de l’absence de concertation entre éditeurs et auteurs pour la diffusion en ligne des oeuvres de ces derniers. Selon le GABD, l’auteur devrait être consulté d’une part sur le montant des droits qu’il est suceptible de toucher sur la vente d’albums numériques et d’autre part sur l’adaptation de l’album à la lecture numérique, problème purement esthétique né d’une crainte d’une « dénaturation » de l’oeuvre originale. Le syndicat s’inquiète également des clauses de cession des droits numériques parfois incluses dans les contrats, clauses qui écartent l’auteur des problèmes, juridiques, esthétiques et économiques, engendrés par la mise en ligne d’une version numérique de ses albums (J’y avais alors consacré un article).
Depuis, plusieurs rencontres et échanges ont eu lieu entre le GABD et le Syndicat National de l’Edition, sans arriver à un véritable accord sur la question, pourtant essentielle en ce qu’elle doit aboutir à la formation d’une économie numérique qui profite à tous, auteurs, éditeurs et lecteurs. Nouvelle manifestation de l’incompréhension entre auteurs et éditeurs (entre le GABD et le SNE-BD, devrais-je dire pour ne pas généraliser) au début du mois d’octobre suite à une pétition lancée par le SNE qui a donnée lieu à une réponse de la part du GABD. Les premiers reprochent aux agents littéraires de concurrencer les éditeurs par des initiatives personnelles de diffusion numérique des oeuvres et affirment que les droits d’exploitation numérique reviennent logiquement à l’éditeur. Les seconds répètent que ces droits doivent faire l’objet d’une négociation spécifique. Je signale au passage que la bande dessinée est loin d’être le seul domaine concerné : la Société des Gens de Lettres, groupement de défense des droits des écrivains, est engagée dans des négociations du même ordre avec le SNE et se pose les mêmes questions. Ces interrogations sont d’autant plus d’actualité que la loi sur le prix unique du livre numérique, votée au Sénat à la fin du mois d’octobre dernier, est en cours de discussion à l’Assemblée Nationale et contribue au débat entre auteurs et éditeurs (Un article d’Actualitté, site qui suit de près l’évolution de cette loi importante).

Pendant que ces discussions ont lieu, l’aventure arrivée en octobre à la bande dessinée Underground de Steve Lieber, Jeff Parker et Ron Chan éclaire d’une lumière inattendue la question du « piratage ». Cette bande dessinée a été mise en ligne sur le site 4Chan sans l’accord de l’auteur. Steve Lieber, au lieu de faire valoir immédiatement ses droits en justice, a pris son parti de ce « piratage », qu’il a implicitement approuvé en discutant avec les internautes sur le forum de 4Chan et en autorisant la présence en ligne de son travail. Les ventes de l’album papier ont alors augmenté grâce à cette visibilité nouvelle et assumée sur le site 4Chan. (A lire sur Numerama : « Piratée sur 4Chan, une bande dessinée voit ses ventes exploser ») Cet événement interroge sur les rapports réels entre ce qu’on appelle le piratage et l’offre légale, qui seraient susceptibles de se compléter plutôt que de se concurrencer frontalement.

Les éditeurs au « destin numérique »

Face aux débats entre syndicats d’auteurs et syndicats d’éditeurs, on est surtout frappé par l’hétérogénéité des attitudes des éditeurs face à l’émergence de la bande dessinée en ligne. Je commence par les éditeurs au « destin numérique ». J’entends par là deux types d’éditeurs : d’un côté ceux nés sur Internet, le plus souvent issus de sites de publication en ligne, et de l’autre côté ceux ayant profité du dynamisme de la bande dessinée en ligne dans les années 2000 en lançant diverses initiatives personnelles visant à intégrer dans leur catalogue des auteurs révélés sur Internet.
Un certain nombre d’éditeurs de bande dessinée sont nés sur Internet durant les années 2000 en franchissant le pas de la publication en ligne amateure à l’activité éditoriale proprement dite, c’est-à-dire avec sélection des oeuvres éditées, définition d’une ligne éditoriale, gestion des droits des auteurs. C’est le cas du portail Lapin qui donne naissance aux éditions Lapin (2005) ou du site 30joursdebd qui aboutit à la création des éditions Makaka (2007). Le but étant souvent, dans ces cas-là, d’éditer des livres papier de dessinateurs proposant gratuitement leurs planches en ligne. Les deux sites (le portail Lapin et 30joursdebd) ayant permis de révéler à la fois l’existence d’auteurs amateurs et d’un public pour les soutenir. D’autres entreprises se présentent d’emblée comme des « éditeurs en ligne » : Foolstrip (2007) et Manolosanctis et Sandawe (2009). Les modèles éditoriaux et économiques sont différents dans les trois cas. Foolstrip publie toutes les semaines de nouvelles planches et l’abonnement permet d’accéder aux séries des semaines précédentes ou aux albums complets. Les auteurs sont rémunérés par la maison d’édition. Manolosanctis et Sandawe se veulent des éditeurs « communautaires », misant sur la participation des lecteurs : pour le premier, les albums sont publiés en ligne par les auteurs et ceux plébiscités par les lecteurs ont droit à une édition papier ; pour le second, les lecteurs sont invités à investir de l’argent dans des albums qui verront le jour sous forme d’albums grâce au mécénat collectif. Ces éditeurs nés sur Internet restent encore des éditeurs aux dimensions modestes, même s’ils profitent de leur proximité avec l’explosion de la diffusion amateure de bande dessinée en ligne.

Cette explosion de la production de bande dessinée en ligne (qui s’est traduite par des blogsbd, des webzines, des webcomics, des sites collectifs), des éditeurs papier ont également essayé de s’y associer, soit en publiant des versions papier d’oeuvres ayant rencontré le succès sur Internet, soit en accueillant les dessinateurs révélés dans leur catalogue pour des albums autres que l’édition du webcomic. L’un des principaux artisans de la publication papier des blogsbd a été Lewis Trondheim, directeur de la collection Shampooing chez Delcourt. Au sein de cette collection ont été publiées (et sont encore publiées) des oeuvres parues sur Internet sous la forme de blogs : Notes, de Boulet, Le journal d’un lutin, d’Allan Barte et le collectif Chicou-chicou, pour ne citer que quelques exemples (sans oublier le blog de Lewis Trondheim lui-même, Les petits riens). D’autres éditeurs ont vu dans l’effervescence des webcomics et blogs bd un moyen de recruter de « nouveaux talents » s’étant déjà constitué un public fidèle, à l’instar de Delcourt : Ankama (série Maliki), Vraoum (publie le blog de Laurel et le webcomic Ultimex de Gad), Diantre ! (Mon gras et moi de Gally), Onapratut (Le Blog de Nemo7 et Martin Vidberg). Le concours Révélation blog, lancé par le festival d’Angoulême, et trois maisons d’éditions (Vraoum, Diantre !, et l’Officieuse Collection) permet, tous les ans depuis 2008, à trois auteurs débutants, choisis par les internautes puis sélectionnés par un jury, d’être publiés (un article, en son temps).

Le modèle économique de ces maisons au « destin numérique » est souvent régi par un principe qui trouve un équilibre entre la gratuité du contenu en ligne et des objets papier payants. Mais n’oublions pas que l’une des données de la diffusion de bande dessinée en ligne, particulièrement depuis 2008, a été l’apparition de plate-formes de distribution fonctionnant par des accords avec les éditeurs : Ave!Comics, Digibidi, BdTouch… Elles apportent souvent un savoir-faire technique important et mènent une réflexion sur les interfaces de lecture et l’adaptabilité des bandes dessinées à des supports tels que les smartphones et les tablettes de lecture. Un nouveau type de service face auquel les éditeurs ont été contraints de se positionner…

Une stratégie de concentration : la plateforme Izneo

Un des principaux marqueurs de l’année 2010, dans les rapports entre les éditeurs papier et l’édition numérique, est la création du portail Iznéo (http://www.izneo.com/) en mars. Ce portail est le résultat de l’association de douze éditeurs de bande dessinée, et non des moindres, puisqu’on y trouve les vénérables maisons Casterman, Dupuis, Dargaud, Le Lombard et Fluide Glacial, ainsi que des éditeurs plus jeunes tels que Bamboo, Jungle et Lucky Comics. Outre les extraits numériques à lire, méthode commerciale éprouvée bien avant 2010, le portail Iznéo est un véritable site d’achat de bandes dessinées numériques (ou plutôt « numérisées », dans le sens où l’on ne trouvera pas de création inédite). La mise en commun des moyens est évidemment conçue, par tous ces éditeurs, comme le meilleur moyen de lutter contre le « piratage » et contre le dynamisme des éditeurs numériques « purs » cités plus haut. Un observateur attentif pourra signaler que l’idée d’une association de plusieurs éditeurs n’est qu’anecdotique dans la mesure où Dupuis/Dargaud/Le Lombard/Lucky Comics/Kana appartiennent en réalité au même groupe d’édition (Médias Participation) et qu’il en va de même pour Casterman/Fluide Glacial/Jungle (Flammarion). Des noms de groupe qui n’apparaissent nulle part sur le site, sauf à savoir que Claude de Saint-Vincent, directeur de publication d’Iznéo, est aussi le directeur de Médias Participation. La création et l’amplification de Medias Participation dans la bande dessinée, tout comme la nouvelle influence d’éditeurs traditionnels tels que Flammarion, sont le fruit des concentrations des années 1990 et 2000, et la plateforme Iznéo est la suite logique de ces politiques, autant qu’une association d’éditeurs, comme il a été répété au moment de sa création. Parmi les maisons participant à Iznéo, les éditeurs indépendants ne se rattachant à aucun groupe sont Bamboo, les éditions Circonflexe, les éditions Fei et Mosquito. Je me risquerais même à un peu de mauvais esprit en suggérant que l’objectif d’Iznéo est aussi d’occuper le marché de l’édition numérique par des copies d’oeuvres papier au détriment de la création numérique originale (forcément balbutiante car le fait de jeunes auteurs et aboutissant à des oeuvres encore imparfaites) : réunissant de grands éditeurs, Iznéo peut en effet faire valoir des titres à succès tels que Lucky Luke, Les Bidochon, Canardo, Blake et Mortimer ou Spirou. Ceci en calquant leur modèle d’économie papier comme modèle numérique, puisque les albums (ou plutôt l’accès aux albums mis en ligne, et non leur téléchargement définitif) se vendent à l’unité (4,99 euros) ou, mieux, se louent pour 10 jours (1,99 euros), alors même que d’autres formes d’échanges tels que l’abonnement ou bien évidemment la gratuité ont aussi émergé en d’autres lieux.

D’autres lieux ? Plus vieux qu’Iznéo est Digibidi, plate-forme de lecture en ligne qui fonctionne elle aussi sur un système d’achat/location par albums. Digibidi existe depuis 2009, d’abord pour diffuser gratuitement les premières planches d’albums, puis pour l’achat en ligne de la version numérique d’albums papier. Sa plus grande force est sans doute d’être associé à l’un des principaux éditeurs de bande dessinée en terme de chiffres d’affaires, les éditions Soleil. Mais il a aussi été choisi par Akiléos, La Pastèque, 12Bis, Actes-Sud, Foolstrip, Drugstore, Emmanuel Proust, Glénat, les Humanoïdes Associés, pour diffuser leur albums au format numérique.
Pour revenir sur les éditions Soleil, leur participation à Digibidi reste encore hésitante entre dépendance à un diffuseur en ligne et gestion intégrée de la diffusion de la production numérique : en novembre 2009, elles créent leur propre site pour gérer l’achat de la version numérique du premier tome de Lanfeust Odyssey. La nécessité d’une plateforme de diffusion, avec un logiciel de consultation efficace, entraîne une forme de dépendance de l’éditeur papier envers le site diffuseur. D’où la démarche d’Iznéo qui, par ailleurs, permet aux éditeurs participant un rapport direct avec le lecteur, shuntant au passage le rôle du « libraire » et du « diffuseur ». Glénat, un autre gros éditeur, reste encore assez timide sur l’édition numérique. D’abord associé à Digibidi, il annonce en avril 2010 un partenariat avec Ave ! Comics. Ave ! Comics propose sans doute le catalogue le plus impressionnant : il réunit Soleil, Glénat et son groupe (Drugstore, Vents d’Ouest), Delcourt, les Humanoïdes Associés et un très grand nombre d’autres éditeurs. Je n’ai pu trouver l’existence de clauses d’exclusivité, et il semble bien que certains éditeurs soient à la fois sur Iznéo et sur Ave! Comics, ou sur Digibidi et sur Ave! Comics. La question reste à creuser.
On remarque surtout que beaucoup d’éditeurs essayent de se trouver sur tous les fronts, par leurs propres plate-formes ou associés à des sites de vente d’albums numériques tels que Digibidi ou Ave ! Comics. Leur position est claire : occuper le marché, être présent sur Internet et rendre courant chez le lecteur l’achat d’accès à des albums mis en ligne (sauf erreur de ma part, ce qui est acheté dans ces exemples n’est pas la version numérique d’un album, mais un accès à cette version, via la plate-forme de diffusion).

Les autres éditeurs : des stratégies individuelles variées
Il me reste à vous parler de quelques éditeurs que l’on ne retrouve pas dans ces stratégies concertées de diffusion numérique d’albums papier. Un certain nombre d’éditeurs papier utilisent Internet dans sa fonction traditionnelle : un site-vitrine permettant de présenter le catalogue, les auteurs, et éventuellement mettre en ligne, en guise « d’avant-première », des extraits ou des bandes annonces. Cas typique : le site des éditions Cornélius (http://www.cornelius.fr/), qui a pris le pli des fonctionnalités du numérique en incluant à son site une webradio et un blog. L’Association, quant à elle, semble avoir fait le choix de l’absence : cette maison d’édition, pourtant importante par son catalogue et son histoire, ne dispose pas de site Internet.
D’autres maisons d’édition franchissent le pas et proposent sur Internet de vraies oeuvres, et non de simples contenus promotionnels. Mais, loin du projet Iznéo, elles se trouvent davantage dans une démarche d’innovation où l’objet numérique proposé est soit inédit en version papier, soit une création à part entière. En mai 2010, Ego comme X a mis en ligne gratuitement une partie des archives de ses auteurs (carnet de notes, dessins inédits…) ou plusieurs albums épuisés. L’objectif affirmé étant de faire vivre le catalogue et de ne pas être dans une démarche où la nouveauté remplace l’existant. L’internaute est ainsi invité à lire une première version de No mas pulpo de Pinelli, ou encore des archives autobiographiques de Pierre Druilhe parues dans différents fanzines.
Dernier exemple, celui des Humanoïdes Associés (propriété du groupe Hachette) dont le site propose des contenus autres qu’un simple catalogue : des bandes-annonces (méthode désormais adoptée pour la bande dessinée, presque proliférante depuis quelques années), et a mis en ligne gratuitement deux albums, sur une interface de lecture en ligne appelée « iBD ». L’intérêt des Humanoïdes Associés pour le numérique n’est pas une nouveauté. La maison d’édition s’était lancée, dès les années 1990, dans la numérisation de ses contenus en faisant paraître des bandes dessinées sous forme de CD-Rom : ainsi la Trilogie Nikopol d’Enki Bilal en 1996. Cette formule n’avait cependant pas rencontré un succès suffisant pour être reproduite. Ils tentent ensuite en 2008 une expérience de « Vidéo BD » pour smartphone : il s’agit cette fois de l’adaptation d’une bande dessinée aux formats Flash et Mp4 qui fonctionne par défilement de cases avec, en fond sonore, les dialogues interprétés par des acteurs et parfois la présence de bruitages et de musique (les cases étant bien sûr supprimées de l’image). Un dessin animé en images fixes et lentes, en quelque sorte, qui hybride le mode de lecture séquentiel de la BD et le défilement en continu ainsi que le flux sonore de la vidéo (Un article du blog des Humanos sur la mise en ligne de Mégalex, de Jodorowsky et Beltran). Le projet n’avait jusque là pas eu de suite, mais en septembre 2010, l’éditeur annonce un partenariat avec Orange pour diffuser d’autres VidéoBD sur la plateforme VidéoParty (Regarder ici l’expérience menée avec Avant l’Incal). Plus qu’une simple vitrine ou un espace de vente, comme peut l’être le portail Iznéo, les essais des Humanoïdes Associés sont une ébauche de réflexion esthétique sur les formes nouvelles de la bande dessinée en ligne. Les efforts ne portent pas seulement sur la numérisation du contenu, mais sur l’invention d’un nouveau type de lecture, la « VidéoBd » étant à proprement parler une création par rapport à l’album originel.

En forme de conclusion, il me semble que l’attitude des éditeurs face aux questions que soulèvent le numérique est encore très attachée à la tradition du papier : les éditeurs en ligne s’intègrent au marché papier, la majeure partie de l’offre payante est composée d’albums papier au format numérique… La création à proprement parler reste le fait d’initiatives personnelles d’auteur, payantes ou gratuites, et non des éditeurs (Les autres gens). Les seules exceptions sont les projets des Humanoïdes Associés et d’Ego comme X, obéissant à d’autres critères que seulement commerciaux. Vous n’aurez pas manqué de remarquer que la bande dessinée pour smartphone de Lewis Trondheim, Bludzee, lancée en janvier 2010 par Ave!Comics, vient d’être éditée chez Delcourt en format papier, signe des difficultés qu’il y a à concevoir une bande dessinée uniquement disponible en ligne.

Pour en savoir plus… n’hésitez à vous reporter à la fiche Wikipédia sur la bande dessinée en ligne, très complète sur le sujet.

Projets d’éditeurs dans la bande dessinée en ligne : Ego comme X et Manolosanctis

Retour en 2010, après cette escapade dans les années 1930, et à la bande dessinée numérique, pour un court article sur les actualités du moment. Où l’auteur de ce blog s’interroge, à son humble niveau, sur les rapports entre édition numérique et édition papier…

Revue de presse : quelques actualités sur la bande dessinée en ligne

Pour ceux qui voudraient approfondir les sujets d’actualité de ces deux derniers mois en matière de bande dessinée numérique, je les laisse avec une foule de liens et d’articles qui continuent, inlassablement, à analyser le phénomène de la bande dessinée numérique, tant dans ses aspects esthétiquues, éditoriaux, qu’économiques.
Du pas très chaud, d’abord : Julien Falgas nous signalait tout d’abord, en avril dernier, le lancement de Séoul district, une manga à la lisière entre la bande dessinée et le dessin animé puisqu’il mêle des cases de BD et séquences d’animation, le tout avec des effets sonores. Et ce n’est pas le léger scepticisme de JiF (pour ceux qui ne connaîtraient pas son site, http://julien.falgas.fr/, visitez-le pour en apprendre beaucoup sur la BD numérique ; il est aussi l’administrateur de Webcomics.fr, une plate-forme de diffusion de BD en ligne) qui doit vous empêcher de vous faire un avis par vous-même avec la bande-annonce. Séoul district est diffusé par Avecomics!, qui est déjà à l’origine du projet Bludzee de Lewis Trondheim. Et puisqu’on parle de dessin animé, on apprend par le site du Festiblog que Maliki, du blogueur Souillon, est adapté en dessin animé après avoir été publié en albums ces dernières années par Ankama. Maliki est donc le premier personnage français né sur Internet à connaître un passage sur une autre forme d’écran… Rien de très étonnant quand on sait que Maliki est très proche graphiquement de l’univers de manga, univers où les liens entre les différents médias sont très minces.

Une série d’articles du site d’informations actuabd analyse, sous le clavier de Didier Pasamonik la situation économique actuelle de la BD en ligne en posant d’emblée la question : « Bande dessinée numérique, la France est-elle dans une impasse ». De vraies questions y sont soulevées sur la difficulté à prendre en compte, au sein du marché français de la bande dessinée, les éléments venant d’Internet. Des questions d’autant plus présente qu’aucun accord n’a été trouvé entre les éditeurs et les auteurs concernant la gestion des droits numériques (lire mon précédent article pour retrouver les traces de cette affaire). Ajoutez à cela que la question de la place de l’éditeur se pose d’autant plus que la principale grande expérience de BD payante diffusée en ligne, Les autres gens, est une pure initiative d’auteurs qui évitent des structures de diffusion intermédiaires au moyen d’Internet. (Pour lire cette synthèse, surtout économique sur la BD numérique, commencez avec la partie 1, puis suivez les liens). Les articles, certes bien faits et très didactiques, ont cependant tendance à se limiter aux enjeux économiques qui sont certes le nerf de la guerre, mais enfin…

N’ayez pas peur après avoir lu les articles d’actuabd : la BD en ligne, ce n’est pas que des problèmes économiques, c’est aussi de réjouissantes innovations esthétiques et les réflexions qui vont avec. Tony, dont je vous avais déjà parlé pour sa BD numérique interactive Prise de tête, et le mémoire qui l’accompagnait, poursuit sa pensée et son analyse esthétique de ce qu’est (ou pourrait être) la BD en ligne. Cela dans un article dense publié sur le site du9, intitulé « Des clics et du sens ». Il tente tout particulièrement de définir ce qu’est l’intéractivité, ses apports à la bande dessinée et ses différents degrés de présence dans des exemples concrets de bande dessinée numérique. Qu’il puisse se baser sur des exemples existants, mis en texte facilement par des liens hypertexte, montre bien que la bande dessinée numérique existe, non plus seulement au sens de « diffusée numériquement », sens où l’entend Didier Pasamonik, mais aussi de « créée en prenant en compte les apports du support numérique ».

Entre édition en ligne et édition papier : un aller et un retour
Après cette revue de presse, je vais maintenant m’intéresser plus en détail à deux actualités toute brûlantes. D’une part, l’arrivée en librairie de l’éditeur communautaire Manolosanctis qui diffusait jusque là ses albums via son site, soit sous forme numérique, soit en vente par correspondance sous forme papier ; d’autre part le choix de l’éditeur « papier » Ego comme X de diffuser gratuitement en ligne une partie de son catalogue. Les deux mouvements, qui interviennent à quelques jours d’intervalles (le 17 mai pour Ego comme X, le 3 juin pour Manolosanctis), semblent presque se répondre : d’un côté un éditeur en ligne, qui est véritablement né et a grandi sur Internet et qui se tourne vers des modes de diffusion traditionnels de l’édition papier ; de l’autre côté un éditeur papier installé qui franchit le pas vers la diffusion en ligne de manière radicale, c’est-à-dire par la gratuité.

Manolosanctis, tout d’abord. J’avais déjà consacré un article, en décembre 2009, à cette maison d’édition en ligne à l’occasion de la sortie de l’album collectif Phantasmes, qui réunissait plusieurs blogueurs et jeunes dessinateurs (lien). Un petit rappel, donc, sur ce qu’est Manolosanctis. Apparue sur le net fin 2009, cette maison d’édition remplit deux objectifs : avant tout, c’est une plate-forme de publication de webcomics pour de jeunes auteurs qui souhaitent se faire connaître (pour reprendre une expression de Julien Falgas qui me semble assez juste : « un Youtube de la bande dessinée ») ; Manolosanctis garantit aux auteurs qu’elle publie une licence Creative Commons qui assure les droits de propriété et d’exploitation sur Internet. A côté de cela, c’est aussi une éditeur plus traditionnel qui publie en albums papier les auteurs les plus plébiscités par les internautes. Car c’est aussi sur cet aspect « communautaire » que Manolosanctis fonde sa politique éditoriale : les lecteurs votent et donnent leur avis. Jusque là, les albums n’étaient disponibles que sur le site, mais à partir du 3 juin, il sera possible de les trouver en librairie. J’ai tendance à voir ça, de mon côté, comme une expansion normale : le nombre d’albums publiés augmente, et être diffusé en librairie permet beaucoup pour une jeune maison d’édition de bande dessinée, et dans un contexte où le marché de la bande dessinée en ligne n’est pas encore pleinement constitué. Le site nous apprend que la diffusion se fera par l’intermédiaire de la filiale de diffusion Volumen du groupe La Martinière, c’est-à-dire un des plus gros groupes de l’édition française.
C’est évidemment une bonne nouvelle pour l’éditeur qui, jusque là, comptait surtout sur sa communauté de lecteurs pour l’achat des albums, alors que les albums diffusés en ligne restent, eux, gratuits. Une chance aussi pour les auteurs qui, pour la plupart, n’ont jamais été édités, et peuvent ainsi sortir du seul cadre de la diffusion en ligne. La nouvelle a été grandement médiatisée par Manolosanctis qui sait profiter des potentialités de diffusion propres à Internet. Une alléchante bande-annonce circule depuis quelques jours sur leur site, présentant en de courtes séquences quelques uns des auteurs maisons. On se souviendra que le principe de la vidéo de lancement avait déjà été utilisé pour le feuilleton-bd Les autres gens, et que d’une façon générale, de nombreux éditeurs font connaître certains de leurs albums par des « bandes-annonces » diffusées via les plate-formes comme Dailymotion. Une preuve de plus, s’il fallait en douter du pouvoir d’amplification d’Internet.

Venons-en maintenant à Ego comme X. Le scénario s’inverse : la maison d’édition Ego comme X fait partie de la vague de création d’éditeurs indépendants dans les années 1990. Créée à Angoulême en 1994, elle se fait notamment connaître grâce au Journal de Fabrice Neaud qui reçoit en 1996 un prix au FIBD. Neaud est par ailleurs cofondateur de la maison dont la ligne éditoriale est tournée en grande partie vers l’exploration du genre autobiographique en bande dessinée, mais si elle publie aussi, parfois, de la littérature non-graphique.
Ce qui est étonnant n’est pas de voir un éditeur « traditionnel » investir Internet. Après tout, la plupart des gros éditeurs ont leur site sur lequel ils diffusent des aperçus d’albums, des bandes-annonces, des infos… Ce qui surprend est qu’Ego comme X franchissent directement le pas de la lecture en ligne gratuite. Une démarche qui me semble à saluer à bien des égards, au moment où d’autres maisons d’édition se réunissent sur le portail en ligne Iznéo pour faire payer des albums en ligne à l’unité, autrement dit reproduire le schéma commercial traditionnel sur Internet. D’autre part, le site nous apprend que les albums ainsi mis en ligne répondent à des critères particuliers : ce sont soit des ouvrages épuisés ou difficiles à trouver en librairie, soit des archives des auteurs jamais publiées. On comprend par là que la volonté d’Ego comme X est de mieux faire connaître les auteurs de son catalogue et parfois de donner une seconde vie à des albums. Appréciez par exemples les archives autobiographiques du dessinateur Pierre Druilhe, jusque là parues dans des fanzines, ou encore L’os du gigot, fameux ouvrage de Grégory Jarry qui remettait à l’honneur en 2004 le genre trop méprisé du roman-photo. Pour aller voir par vous mêmes, cliquez ici. Certes, le lecteur numérique n’est pas parfait, mais la numérisation reste bonne et tout à fait lisible.

Le mouvement opéré par Ego comme X et par Manolosanctis est intéressant, parce qu’il me semble qu’il montre deux choses. 1. Il confirme l’intérêt porté à la diffusion en ligne par les éditeurs et par les distributeurs ; la diffusion de bande dessinée en ligne acquiert, petit à petit, un statut au sein d’une politique éditoriale. 2. Diffusion papier et diffusion en ligne ne se concurrencent pas dans ces deux modèles, mais se complètent. Sur le second point, rien de nouveau, en réalité. Dès le milieu des années 2000, des passerelles étaient apparues entre l’univers en pleine évolution des webcomics et des blogs bd. Elles étaient d’autant mieux apparues qu’elles étaient très diverses. Il a pu s’agir de blogs publiés en papier (Le blog de Frantico en 2005 chez Albin Michel, pour citer l’un des plus célèbres), mais aussi d’auteurs découverts sur Internet et publiant chez un éditeur papier un album inédit (Monsieur le Chien et Hommes qui pleurent et walkyries). Certains auteurs bien installés ont su investir les possibilités du blog bd, que l’on pense à Maëster, à Manu Larcenet, à Frederik Peeters et à Lewis Trondheim. Enfin, on aurait tort d’oublier que certaines maisons d’éditions se sont fait connaître dans le sillage des succès de la BD en ligne, soit en publiant des blogueurs bd, comme Diantre ! et, dans une moindre mesure, Warum ; soit en naissant comme hébergeur de webcomics avant de devenir une maison d’édition à part entière. Je pense là, bien sûr, aux éditions Lapin, à 30joursdebd/Makaka, Café Salé pour l’illustration, mais aussi à Manolosanctis, justement. Le double événement que je cite aujourd’hui n’est donc qu’une confirmation du mouvement qui s’opère depuis près de cinq ans : l’entrée dans le jeu de l’édition de bande dessinée des projets et des auteurs nés sur Internet et des pratiques éditoriales qui leur sont associées. La phase de pure « adaptation de blogs bd » qui faisait de la BD en ligne un phénomène essentiellement promotionnel pour l’édition traditionnelle semble, de plus, s’achever lentement.
Je nuancerai quand même mon enthousiasme en notant qu’il y a tout de même encore une hiérarchisation nette entre la diffusion papier en librairie, payante et rémunératrice et la diffusion en ligne, forcément gratuite. Le support dominant reste le papier, Internet restant pour le moment réservé à « faire découvrir », et s’adressant donc aux lecteurs suffisamment curieux.

Lecteurs curieux dont vous faites partie, je ne me permettrais pas d’en douter…