Terreur Graphique, Rorschach, Six pieds sous terre, 2011

Parmi les nouveautés fraîches d’une année 2011 qui ne fait que commencer, un album édité chez Six pieds sous terre a pu se faire remarquer des lecteurs assidus de blogs bd. Rorschach, du dessinateur-blogueur graphique Terreur Graphique, est loin d’être une énième mise en papier d’un carnet numérique. C’est un album complet, inédit et au scénario original, qui éclaire d’une manière neuve le travail de Terreur Graphique, fort connu, jusque là, sur la toile. Et qui confirme la capacité à révéler de jeunes dessinateurs que le phénomène de l’autopublication sur internet porte depuis plusieurs années maintenant.
Fidèle à la méthode éprouvée lors des débuts du blog Phylacterium, j’ai choisi de profiter de Rorschach pour mettre en avant une oeuvre plus ancienne mais proche, ici plutôt dans ses thèmes et dans son contexte éditorial. Ce sera Les Contures, recueil publié en 2004 à l’Association, qui constitue une étape essentielle pour comprendre l’univers de son auteur, Mattt Konture, connu et reconnu au moins depuis le milieu des années 1990 pour son travail autobiographique. C’est sous le signe de l’hallucination graphique et des bienfaits de l’auto-édition que sera placée la comparaison entre les deux albums, pour une navigation entre les obsessions dérangeantes de Terreur Graphique et la mythologie personnelle, mais tout autant obsessionnelle et psychédélique, de Matt Konture.

Terreur Graphique, du blog à l’album


J’entends d’ici les remarques des éventuels fidèles du blog Phylacterium (pour les autres, inutiles de lire ce qui suit, passez directement à la phrase suivante) : j’aurais pu faire un Parcours de blogueur sur Terreur Graphique, tout de même ; certes, mais, à l’instar de Tanxxx, Terreur Graphique fait partie des nombreux blogueurs bd que je n’ai découvert que tardivement. Rorschach constitue donc d’une certaine manière mon premier contact avec son travail, et ce n’est que pour cet article que je me suis penché plus en détail sur ses trois blogs, Terreur Graphique, le blog musical en collaboration avec Dampremy Jack, La musique actuelle pour les nuls, sur le site des Inrockuptibles ; et, depuis janvier 2011, Niveau caché. Il n’en sera question que de façon périphérique.

Rorschach
n’est pas le premier album de Terreur Graphique, comme l’indique habilement la dernière page de l’album. Il a déjà publié deux ouvrages, tous deux collaboratifs : avec Gwenole Le Dors, il a dessiné Retiens la nuit chez Vide Cocagne éditions (2010) et il est l’auteur d’une des histoires du recueil On dit de Lyon publié par Quenelles graphiques. Toutefois, il s’agit dans les deux cas d’édition relativement confidentielles : exclusivement papier dans le cas de Vide Cocagne (basée sur Rezé depuis 2003), davantage numérique dans le cas de Quenelles graphiques (qui a mis au point son propre agrégateur de blog, Petit Format, qui rassemble un grand nombre de blogs bd de qualité). Ainsi, avec Rorschach, Terreur Graphique quitte le domaine foisonnant mais peu visible de la petite édition pour une maison de taille importante et à la solide tradition éditoriale, Six pieds sous terre. Pour mémoire, Six pieds sous terre est une maison d’édition qui émerge justement du monde du monde du fanzinat : d’abord entraînée par le fanzine Jade à partir de 1991, qui devient une revue professionnelle diffusée en kiosque à partir du milieu de 1995, Six pieds sous terre finit par se concentrer sur l’édition d’albums, tout en restant en contact avec de jeunes auteurs ainsi qu’avec l’auto-édition. Six pieds sous terre a vu débuter, et continuer de publier Pierre Duba, Guillaume Bouzard, et plus récemment James et la tête X. On reste donc dans l’édition alternative, celle qui, née d’initiatives d’auteurs et passionnés dans les années 1990 (Ego comme X, l’Association, Les Requins Marteaux, Cornélius, Frémok, Atrabile) a confirmé, à l’aube du XXIe siècle, sa capacité à motiver la jeune génération et à passer le relais.
Qu’elle aille voir dans la pépinière de l’auto-édition en ligne (James et la tête X se sont eux aussi fait connaître par un blog) est significatif d’une capacité d’adaptation bienvenue. Elle est d’autant plus pour des auteurs comme Terreur Graphique dont l’univers, très affirmé et original, cherchant ouvertement à susciter le malaise chez son lecteur, auraient eu bien du mal à trouver sa place au sein de plus grosses maisons. Cet univers, on le voit naître progressivement sur son blog, lancé en mai 2006. Il y développe ses personnages caractéristiques, difformément épais et suant sans cesse, semblant toujours au bord du malaise, qui suffisent à déclencher une impression d’incongruité chez le lecteur, comme face à d’étranges freaks trop ressemblants pour nous être totalement étranger. C’est là ce qui fait la force de ce qu’on peut proprement appeler un style.

Style qui s’accorde parfaitement avec la tonalité de l’album, que l’on pourrait lire comme une recherche expressive des effets les plus sordides de la psychanalyse. Le héros de Rorschach est un jeune dessinateur névrosé qui, au cours d’une séance chez son psy, reste captivé par un de ces tests dites « de Rorschach » (du nom du docteur qui le conçut en 1921) censé révéler le portrait psychologique inconscient du patient. Sa vie va en être changée puisque les fameuses tâches deviennent une obsession, envahissent progressivement son champ de vision, et, surtout, l’entraînent périodiquement dans des cauchemars plus vrais que nature au cours desquels il revit les traumatismes les plus horribles de son existence.
L’idée de départ de Terreur Graphique, ingénieuse, est d’exploiter le caractère graphique des tâches graphiques pour leur donner vie. Masses informes, elles se changent en d’étranges monstres organiques. Le style même du dessinateur est un écho aux tâches : adepte de déformations expressives, de formes organiques en tout genre (plantes carnivores, racines, tentacules) ou de différents types de suintement et d’écoulement, il trouve ici un sujet idéal. Au-delà de cette astuce visuelle qui lui permet de s’adonner à quelques expérimentations graphiques, Terreur Graphique tisse un scénario plutôt habile en plusieurs séquences fonctionnant autour des hallucinations du héros. Si le début est un peu long à se mettre en place, hésitant entre humour noir et introspection, et quelque peu téléphoné dans ses interprétations psychanalytiques, un rythme est vite trouvé jusqu’à un climax final très éprouvant pour le lecteur. Terreur Graphique s’affirme, par cet album, comme un digne représentant de ce qu’on pourrait appeler, par une comparaison avec le cinéma, de la bande dessinée d’horreur. Si cet aspect était déjà présent sur quelques notes de blog, le retrouver sous la forme d’un album et d’une histoire longue est une excellente nouvelle qui permet aussi à Terreur Graphique de singulariser d’emblée son univers auprès de lecteurs de passage qui n’auraient jamais vu son travail en ligne.

La naissance des Contures, où l’émergence d’une mythologie personnelle hallucinée

Certes, les différences entre Rorschach de Terreur Graphique et Les Contures de Mattt Konture sont nombreuses en apparence. Le second se situe explicitement dans le registre autobiographique et le premier dans la fiction. A la sensibilité délicate de Mattt Konture s’oppose l’exubérance cynique de Terreur Graphique. Et pourtant, il n’est pas si difficile, me semble-t-il, de tisser des liens.
Sur le plan du contexte éditorial, tout d’abord. Reprenons. L’album dont il est question, Les Contures, paraît en 2004 à l’Association, maison d’édition dont Mattt Konture est l’un des fondateurs. L’histoire de l’Association est sensiblement identique de celle de Six pieds sous terre : partie du fanzinat dans les années 1980 (Le Lynx et Nerf), elle commence à éditer des albums à partir de 1990 et publie la revue Lapin qui voit débuter de jeunes auteurs, là encore de façon renouvelée sur vingt ans, non sans des tensions internes (dont le tout dernier rebondissement est une grève du personnel suite à plusieurs licenciements). En tant que fondateur, Mattt Konture reste très lié à l’Association, qui est son principal éditeur. Les Contures n’est pas un album original mais un recueil regroupant plusieurs récits courts parus dans Lapin entre 1991 et 2001.
Le travail de Mattt Konture, dispersé en plusieurs fanzines, revues et albums depuis 1986, est essentiellement autobiographique. Les Contures n’échappe pas à la règle, même s’il frôle la fiction sans jamais s’y arrêter réellement. Ces fameux « contures » sont les monstres personnels de l’auteur, d’où il tire son pseudonyme. Croisement improbable entre des lampadaires de jardins et des poulets sans plume (et aussi un peu des Shadoks), ils l’obsèdent tout au long de sa vie. Tout comme le héros de Rorschach voit sans cesse les tâches, Mattt Konture voit sans cesse les contures dans ses rêves et ses souvenirs. Bien que regroupant des histoires parues à près de dix ans d’intervalle, le recueil se présente comme un tout cohérent, une recherche personnelle de l’origine d’un pseudonyme. Mattt Konture propose au lecteur un parcours dans ses souvenirs, là encore de la même manière que le héros de Rorschach, la seule différence étant que ce dernier ne contrôle pas le jaillissement des souvenirs en question et que ces derniers sont beaucoup plus dérangeants. D’autres thèmes sont proches mais traités différemment, en particulier le rapport au souvenir d’enfance, géré pacifiquement chez Konture, comme une recherche volontaire et comme une invasion très agressive et subie chez Terreur Graphique.
Enfin, nos deux auteurs, chacun à leur manière, portent une partie de l’héritage de la bande dessinée underground qui émerge dans les années 1960-1970. Chez Konture, la rapport est direct, lui-même se revendiquant de la mouvance underground qui, ne l’oublions pas, fut l’une des premières à promouvoir l’autobiographie dessinée. Son trait libre, son inspiration punk, fait de Konture une juste figure de l’underground français. Quant à Terreur Graphique, il capte l’héritage underground dans sa recherche d’une esthétique trash où plane sans cesse une obsession sexuelle qui peut aller jusqu’au dégoût.

Mais c’est sur le plan des choix graphiques, que les liens sont les plus évidents et les plus intéressants. Tous deux prennent comme sujet d’expérience graphique (visuelle autant que graphique, même), des hallucinations née de l’inconscient, Terreur Graphique dans le registre de l’horreur, Mattt Konture dans celui de la fantaisie enfantine. Il y a derrière les deux oeuvres un même projet de mise en dessin d’entités abstraites et immatérielles qui sont de pures créations de franges lointaines de l’imaginaire. Ce qui donne dans les deux cas des planches ou des cases qui, muettes, n’ont d’autre but que d’être « regardées » (contempler serait plus juste) en profondeur par le lecteur et interprétées selon des biais symboliques. Chez Terreur Graphique, la « grille de lecture » symbolique se rapporte aux thèmes classiques de la psychanalyse : patricide, représentation utérine et vaginale, vision des parents faisant l’amour… Chez Konture, la lecture est plus subtile, puisque les clés de déchiffrement sont liées aux souvenirs propres à l’auteur, et, à la façon d’un sous-texte, il nous les énonce au fur et à mesure qu’il les redécouvre lui-même : les lampadaires de jardin deviennent des monstres, la mairie de Creil devient un château disneyen, une tante charmante devient une fée.
Toujours sur le plan des expériences graphiques, les deux dessinateurs, prenant toujours pour pretexte une quête psychanalytique, font montre d’une belle virtuosité graphique. Ils s’inscrivent dans une esthétique psychédélique, que l’on peut faire remonter aux années 1960 et à la découverte des psychotropes, qui met en avant la qualité décorative abstraite des hallucinations. Ce sont autant de formes aléatoires proliférantes ou se répétant à l’infini, tournoyant sur elle-même, bouleversant et contaminant leur environnement, qui jaillissent des pages. Konture explore surtout la puissance du trait et de ce qui peut en jaillir : un vieux pavillon en ruines se change en un amas illisible de traits où toute perspective est faussée. Terreur Graphique s’intéresse plutôt à la tâche (forcément !) et à son potentiel de métamorphose constante, à sa malléabilité. Tous deux pratique une écriture ou le dessin est image à voir autant que langage à comprendre.

Fanzinat et blogs bd : évolution et complémentarité de l’auto-édition

Burp, fanzine piloté par Mattt Konture


Mattt Konture, on l’a vu, est ici du milieu du fanzinat. C’est dans des publications artisanales et auto-éditées qu’il a débuté et la naissance même de l’Association, on l’a vu, est indissociable de la matrice fanzinesque. Nombre de dessinateurs qui se sont fait connaître dans les années 1990 ont connu un parcours identique, passant ainsi d’une pratique amateure à une pratique professionnelle (Jean-Christophe Menu, Guillaume Bouzard, Pierre Druilhe, Carali, Stéphane Blanquet, Alex Baladi…). Tout comme Alex Baladi, Mattt Konture fait partie des rares auteurs qui, bien qu’ayant à présent un statut professionnel indéniable, continuent d’auto-éditer artisanalement des fanzines, brisant le cliché qui voudrait que le fanzine n’est qu’une étape vers la professionnalisation : il est aussi un espace de création à part entière, certes centrée sur une pratique amateure (ou si l’on préfère non-rémunératrice).
Pour résumer à grand trait l’histoire du fanzinat, il n’est pas lié uniquement à la bande dessinée, mais plutôt, plus largement, à une production de revues par des passionnés en marge de l’édition traditionnelle, dans des domaines où le fandom est très organisé, tels que le rock, la science-fiction, le cinéma. Pour certains, cette marginalisation est simplement liée à des nécessités financières, pour d’autres, elle est une véritable philosophie de la publication libre indépendemment des lois du marché et des médias mainstream, la pratique amateure ayant, dans ce dernier cas, tout autant de valeur que la pratique professionnelle. Des « graphzines », fanzines accueillant des bandes dessinées, se multiplient en France dans les années 1970, soit dans le cadre de la diffusion d’une contre-culture contestataire liée au mouvement punk et à l’underground, soit au sein des écoles d’art, comme une première expérience éditoriale. Dans le secteur de la bande dessinée, les fanzines sont très tôt reconnus comme un secteur à part entière de la production : depuis 1981, un prix du fanzine est remis à Angoulême (même si leur traitement dans les médias ou leur des festivals reste encore très marginal). Et, au cours des années 1990, des fanzines comme Le Psikopat, Jade, Le Goinfre, PLGPPUR finissent par devenir des revues essentielles de l’histoire de la bande dessinée dans leur capacité à faire émerger des auteurs et des styles neufs, quitte à se professionnaliser davantage pour certains d’entre eux.
Or, l’apparition des blogs bd au cours de la décennie suivante a fait jaillir une seconde source d’autopublication qui a progressivement émergé, à son tour, comme un tremplin efficace vers l’édition papier. Faudrait-il se mettre à penser que, un mode de publication chassant l’autre, le blog bd se soit substitué au fanzinat ? Point du tout, et ce n’est en rien notre intention ; les deux ne sont pas entièrement comparables et, plutôt que de substitution, il faut remarquer la complémentarité qui a finit par s’installer entre les deux modes d’autopublication amateure.

Le fanzinat porte en lui deux différences essentielles avec le blog bd : son caractère collectif et le maintien, en son sein, d’un « esprit artisanal » presque libertaire bien particulier que l’on ne retrouve pas dans le blog bd. En tant qu’espace collectif, le fanzine astreint ses participants à une certaine rigueur qui les rapproche encore davantage de la professionnalisant. A la rigueur, le fanzinat comme pratique pourrait se comparer à certains cousins des blogs bd : les blogs collectifs, fruit d’une collaboration entre plusieurs dessinateurs avec comme objectif d’oeuvrer pour un projet hors de toute contrainte éditoriale ; parmi ses blogs collectifs, le plus durable est certainement le blog Damned qui réunit Goupil Acnéique, Clotka, Olgasme et Flan, au moins depuis 2005. Chicou-Chicou avait constitué, en 2005-2006, un autre projet organisé par Boulet, Aude Picault, Lisa Mandel, Domitille Collardey, Erwann Surcouf. Plus certainement, les fanzines ont trouvé leur extension sur Internet sous la forme de webzines (El Coyote, Numo, Puissance maximum). Là où les blogs collectifs conservent la periodicité de publication propre au format blog, le webzine explore souvent d’autres organisations de la publication : par rubriques, par auteurs, par grands thèmes déclinés au fil des pages.
Et n’oublions pas non plus que beaucoup de blogueurs ont aussi un fanzine et jouent ainsi sur les deux tableaux (internet se révélant alors un formidable moyen de faire connaître le fanzine). La célèbre blogueuse Cha participe par exemple au fanzine Speedball. Le blogueur Unter est l’un des fondateurs, avec Filak et Radi, du fanzine Onapratut devenu maintenant maison d’édition. Comme l’atelier, le fanzine reste un espace de sociabilité professionnelle important pour les dessinateurs de bande dessinée. Terreur Graphique est certes blogueur, mais il participe aussi à plusieurs fanzines (Kronik, Bévue !!!…) ou publie chez des micro-éditeurs (Vide Cocagne, Quenelles graphiques).
Une dernière chose : il faut considérer les fanzines et les blogs bd en eux-mêmes, avec leur esthétique propre, leurs codes propres, et pas seulement en tant qu’antichambres d’une édition papier classique qui serait forcément le point d’aboutissement. Les études menées sur le phénomène du fanzinat bd et de l’auto-édition restent extrêmement réduites, même si une bibliothèque leur est consacrée, la fanzinothèque de Poitiers.

Pour en savoir plus :

Terreur Graphique, Rorschach, Six pieds sous terre, 2011
Le blog de Terreur Graphique
Mattt Konture, Les Contures, L’Association, 2004
Sur Mattt Konture, je vous invite à lire la monographie que lui consacre Pacôme Thiellement, parue à l’Association en 2006. Comme je ne l’ai honteusement pas compulsée pour cet article mais que je n’ignore pas son existence, je vous enjoins à faire ce que je dis plutôt que ce que je fais !
Un site fort intéressant consacré aux fanzines bd
Site de la fanzinothèque de Poitiers

Une réflexion au sujet de « Terreur Graphique, Rorschach, Six pieds sous terre, 2011 »

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