Des difficultés d’exposer la bande dessinée : Archi et BD au palais de Chaillot

L’exposition qui se tient actuellement à Paris, à la Cité de l’architecture et du patrimoine, est l’occasion rêvée de tester pour mes chers lecteurs les difficultés d’exposer la bande dessinée, exercice de style auxquels de nombreux musées de France, dont des établissements nationaux, aiment à s’adonner depuis un peu plus d’une dizaine d’années. Je passe sur l’historique de ce type de manifestations, j’aurais peut-être l’occasion de le faire dans un autre article. Je remarque juste que cette exposition est éventuellement à mettre en rapport avec La BD s’attaque au musée qui s’était tenue au musée Granet d’Aix-en-Provence en 2008 : la bande dessinée vient soutenir une institution jeune (dans le cas de la Cité de l’architecture, ouverte au public en 2007) ou ayant connu une importante rénovation (le musée Granet a réouvert en 2007). Dans le cas du musée Granet, il s’agissait même de la première exposition temporaire depuis la rénovation. Dans celui d’Archi et BD, le délai est plus grand, mais relève, à mon sens d’une volonté de faire venir dans ce musée qui se cherche une identité un public plus large de celui auquel il est normalement destiné.
Mon impression globale est que Archi et BD ne fait que confirmer les difficultés qu’il y a à faire une exposition sérieuse sur la bande dessinée et que, si l’on excepte les institutions dédiées (CIBDI d’Angoulême, CBBD de Bruxelles) qui disposent d’important fonds à mettre en valeur, il va encore falloir répéter et répéter l’exercice avant d’aboutir à des expositions qui tiennent la route. Vous l’aurez compris, mon article sera surtout fort critique à l’encontre d’Archi et BD, voire même parfois carrément rageur.

Dessin de Nicolas de Crécy pour l'affiche d'Archi et BD


Je passe vite sur les détails de l’organisation. Il y a deux commissaires à l’exposition : Jean-Marc Thévenet, acteur dynamique dans la presse BD des années 1980 et ancien directeur du FIBD d’Angoulême de 1998 à 2006 et Francis Rambert, journaliste longtemps spécialisé dans l’architecture et faisant à présent partie de la direction de la Cité de l’architecture. Logiquement, un commissaire pour la bande dessinée et un pour l’architecture. Le fait qu’aucun d’eux ne soit ni chercheur ni praticien (auteur ou architecte) dans l’une ou l’autre spécialité conditionne l’orientation de l’exposition qui ne se veut ni une synthèse vulgarisée et mise en scène des connaissances sur un sujet (oui, oui, parfois les expositions servent aussi à ça !), ni une installation scénographique (comme le firent Schuiten et Peeters) mais un parcours donné à voir à un large public plus qu’à celui, plus réduit, des spécialistes et amateurs de l’une ou l’autre discipline. Ce n’est pas une critique, juste une observation pour signaler que d’emblée, l’exposition ne s’adressait pas à moi, ce qui peut assez largement expliquer ma déception. Mais ce n’est pas parce qu’on s’adresse à un large public qu’il faut dire en profiter pour raconter n’importe quoi.
Une dernière remarque : en marge de l’exposition, Jean-Marc Thévenet sort chez Dupuis une biographie en bande dessinée de Le Corbusier, un des architectes les plus importants du XXe siècle. Il coscénarise avec Rémi Baudouï, un spécialiste de la question, pour le dessinateur Frédéric Rébéna ; et l’album est soutenu à la fois par la Cité de l’architecture et la Fondation Le Corbusier à Paris.

Lubies

J’ai plusieurs lubies personnelles en ce qui concerne les défauts des expositions et Archi et BD a la mauvaise idée d’en concentrer plusieurs.
Je suis souvent plus sensibles aux expositions dont le but est d’apprendre quelque chose au public en s’appuyant sur des travaux existant ou en cours. C’est généralement ce type d’exposition que l’on voit dans les grands musées ou dans les bibliothèques. Un autre type d’exposition, dont fait partie, à mon sens, Archi et BD est ce que j’appelle les « expositions-parcours » qui ne se proposent non d’apprendre mais de faire ressentir. Le visiteur est conduit dans une sorte de parcours, ici chronologico-topographique, à travers quatre villes pour trois époques (New York pour le début du siècle, Bruxelles et Paris pour la seconde moitié du siècle, Tokyo pour ces vingt dernières années). Il voit donc des planches de BD jolies ou moins jolies, selon les goûts. Dans ce genre d’exposition, un effort particulier est donné pour que la scénographie mette en valeur le propos et dans Archi et BD, même si je n’ai pas réellement compris pourquoi, les commissaires semblent fiers de l’effort mis en oeuvre dans la conception de l’exposition. Cette lubie-là est plus personnelle : à ce type d’expositions, je m’ennuie, je perds mon temps, je n’apprends rien. Et je ne comprends pas pourquoi, sous pretexte de s’adresser au grand public, on essaye pas d’être didactique et de lui apprendre quelque chose. Mais passons.
Ma seconde lubie est le problème du nombre de pièces ; près de 350 oeuvres, ici, d’après les organisateurs. Plus d’oeuvres que le public ne peut en ingurgiter, du moins pour en retirer quelque chose. Comme je connaîs un peu l’histoire des musées d’art, j’associe ce vieux tic à la vision archaïque d’une exposition ostentatoire vue comme un cabinet de collectionneur. Le but est de montrer et d’éblouir par le nombre. Les musées et bibliothèques ont maintenant tendance à réduire le nombre d’oeuvres présentées pour améliorer les cartels et permettre à chaque oeuvre d’être reliée de façon efficace et claire à la thématique principale. Ainsi, la BnF, Beaubourg et le Louvre, qui ont certes les moyens de le faire, mettent généralement une notice complète d’une dizaine de lignes pour chaque oeuvre présentées dans leurs expositions ; à défaut, d’autres musées utilisent des audioguides. Un tel système permet de ménager deux niveaux de lecture : le visiteur non spécialiste se contente de lire les panneaux principaux et ne regarde de près que les oeuvres qui l’intéressent tandis que le visiteur spécialiste s’arrête sur chaque notice pour apprendre plus que ce qu’il sait déjà (jusqu’à épuisement du cerveau, du moins). Mieux vaut mettre peu de pièces mais souligner au mieux leur intérêt réel et apprendre au visiteur à les déchiffrer et à les apprécier. J’ai du mal à croire qu’un visiteur puisse apprécier également 350 pièces.
Dernière lubie, qui concerne cette fois uniquement les expositions de bande dessinée : le problème des planches originales. Thierry Groensteen avait déjà soulevé la question dans Un objet culturel non identifié en 2006 et tenté de réfléchir à son statut (voir p.153-155). Il l’interprétait comme un objet qui ne rend pas compte de la bande dessinée, mais lui admettait un pouvoir de fascination que n’a pas l’album industriel. Le fait que la planche originale soit l’objet couramment admis dans les expositions ayant trait à la bande dessinée ne signifie pas qu’il soit l’objet idéal pour présenter la bande dessinée. J’évacue là de mon raisonnement les établissements ayant, par leurs fonds, les moyens de présenter autre chose du travail de l’artiste (des albums, des archives, des croquis…). Mais lorsqu’un musée d’art s’intéresse à la bande dessinée, il n’a pas de fonds la concernant et va alors puiser principalement à la source des collectionneurs privés et des galeries spécialisées. Or, l’objet « idéal » de ces donateurs est la planche originale, qui a à la fois le plus grand prestige et la plus grande valeur marchande. La planche originale sacralise l’oeuvre des auteurs de bande dessinée en prétendant la placer au même niveau qu’un tableau ou qu’une sculpture. Or, si un tableau est conçu pour être exposé, ou du moins admiré par un connaisseur, ce n’est pas le cas de la planche originale qui acquiert ce statut par le regard du collectionneur. Je m’inquiète toujours un peu de ce que l’exposition de planches originales, outre l’inconfort de lecture ne rend pas suffisamment compte de ce qu’est la bande dessinée : un récit paraissant dans une revue ou sous la forme d’un livre. Certes, c’est pourtant une manière assez pratique de présenter le travail d’un dessinateur. Mais, en tant qu’amateur-lecteur de bande dessinée, je préfererais toujours la vision de la page d’album qui me semble mieux rendre compte du medium. Dans Archi et BD, les organisateurs ont parfois tenté de sortir de la sacralisation de la planche originale, notamment en proposant des écrans tactiles permettant de lire des albums entiers. Ou encore, beaucoup plus simplement, par la mise à disposition, à la fin du parcours, des albums dont il a été question (procédé que je trouve très bien, faisant de l’expo une expo-bibliothèque, mais qui est peut-être assez onéreux). Ce sont de bonnes idées, mais cela reste timide et la tyrannie de la planche originale demeure. Beaucoup plus intéressants que les planches originales, travail fini, net et sans bavure, m’auraient paru les documents préparatoires (synopsis, crayonnés, etc.) qui permettent d’avoir une connaissance génétique de l’oeuvre. Ce type de documents précieux commence à être exposé, notamment à l’exposition du Louvre en 2008 ou encore à l’exposition sur Astérix au musée de Cluny l’année dernière.

Non-sens et hors sujet
Le thème exact de l’exposition m’est apparu avec quelques difficultés mais la lecture du livret de BeauxArts éditions m’a permis de comprendre, au fil d’une inetrview du duo de commissaires, que l’exposition traitait de « l’imaginaire de la ville », en ce concentrant sur la bande dessinée comme reflet de cet imaginaire. Donc pas du tout des rapports entre l’architecture et la bande dessinée comme le laissait présager le titre (ah oui, c’était le sous-titre qu’il fallait lire : « la ville dessinée »). Le mot-clé est « dialogue », il s’agit de « faire dialoguer » (?) l’architecture (ou plutôt l’architecture en tant qu’urbanisme, donc) et la bande dessinée du XXe siècle.
Pour ce faire, les panneaux nous proposent des remarques-chocs, comme des vérités enfouies lancées à la face du monde (je cite de mémoire, en espérant ne pas me fourvoyer) : le dessinateur de BD utilise comme l’architecte une planche à dessin ; la bande dessinée et l’architecture sont des reflets de la société (Ha ha ! Elle est bonne celle-là !) ; les cases de bande dessinée ressemblent parfois à une façade d’immeuble (ah oui, tiens… et alors ?). Et pour le dernier cas, d’utiliser ces fameuses planches où le dessinateur offre au lecteur une vue en coupe d’un immeuble, chaque case étant une fenêtre (il y en a plusieurs exemples dans la BD, c’est un procédé courant dans le dessin depuis le XIXe siècle). L’une des règles de base de la logique est pourtant qu’un cas particulier ne peut pas servir à bâtir un raisonnement.
En réalité, les concepteurs de l’exposition semblent avoir quelques problèmes avec la logique et avec les liens de cause à effet. Un exemple m’a interloqué. On nous montre une élévation de l’architecte Jean Balladur pour un immeuble à La Grande Motte où le dessinateur a dessiné en quelques traits des individus pour montrer l’échelle et animer son dessin. Le texte nous explique avec le plus grand séieux que Balladur s’inspire ici de la bande dessinée… Ah ? Il le dit lui-même ? Dans ce cas, soit… Mais il me semble que dessiner des individus pour montrer l’échelle d’une élévation est un procédé courant depuis que l’on fait des plans et dessins d’architecture, et cela bien avant que la bande dessinée existe. Mettre des individus sur un plan ne relève pas d’une référence à la bande dessinée mais plutôt d’un réflexe classique d’architecte… Dommage de sortir une bêtise sur le travail des architectes dans une exposition qui se passe à l’intérieur de la Cité de l’architecture…
Enfin se pose le problème du « hors-sujet » de certaines pièces exposées qui n’ont que peu de liens avec le thème principal. Par exemple, quelle utilité de présenter le documentaire sur Baru, « Génération Baru », certes très intéressant mais complètement hors sujet ? Il y a bien une planche de Baru de La piscine de Micheville pour montrer que Baru est, en effet, un grand observateur de la banlieue et des villes industrielles. La planche choisie est loin d’être la plus représentative, malheureusement : on y voit l’intérieur d’une piscine municipale. Je préfère celle-ci, de L’autoroute du soleil (un article à venir !) où l’on voit une friche industrielle exploser. Plus grandiose, son effet dans une exposition aurait pu être fort.

Baru, p.9 de L'autoroute du soleil, 1995

Mais le plus curieux des hors-sujets est cette planche de Gaston où pas un seul élément d’architecture n’est représenté (ah si, une petite maison dans le coin droit de la dernière case). Prunelle et Gaston sont coincés dans un embouteillage donc, forcément… La légende nous dit que (je cite de tête) « Franquin a été marqué par l’expo 58. S’il fait beaucoup voyager Spirou et Fantasio, Gaston, lui, reste surtout entre Charleroi et Bruxelles. » Pourquoi ne pas nous mettre la planche, tellement plus parlante pour le thème, où Gaston orne chacune des boules de l’atomium de son effigie ? Un exemple parfait pour montrer l’influence de l’expo sur Franquin. Ce n’est pas le hasard des collections privées qui devrait guider le choix des planches, mais la cohérence du propos.

André Franquin - Gaston Lagaffe et l'atomium

Je suis médisant : au détour d’un panneau, certaines réflexions esquissées s’avèrent tout à fait pertinentes, et j’ai regretté parfois qu’elles ne soient pas davantage développées. Ainsi du rapport à la ville considérée comme une femme à protéger dans les comics de superhéros, ou encore de l’influence, connue mais à qui mériterait d’être approfondie un jour, de l’exposition internationale 1958 qui eut lieu à Bruxelles sur les dessinateurs belges de l’époque, tout particulièrement ceux du journal Spirou, Franquin le premier. Ou enfin le rôle du genre graphique du « carnets de voyage », lancé par Loustal, dans la représentation de la ville sur le vif. Il est aussi intéressant d’apprendre que certains auteurs se sont intéressés à l’architecture, voire ont fréquentés des architectes : ainsi de Jean-Marc Reiser et l’architecte libertaire et écologiste Guy Rottier, ou encore de Frédéric Bezian qui a sollicité son frère Olivier, architecte, pour son album Garde-fous (Delcourt, 2007). Et puis le catalogue a l’air de compléter l’exposition de façon davantage intelligente ; il prend le temps de développer certains aspects. Belle découverte, aussi, de la réalisation de Golo, dessinateur français vivant en Egypte, d’une fresque comme espace narratif pour représenter l’agitation d’une rue du Caire, selon un procédé, nous dit-on, traditionnel en Egypte.
Ces quelques bonnes surprises ne sont toutefois pas parvenues à rattraper les faiblesses de contenu et de muséographie.

Suggestions

Pour ne pas être seulement destructif mais aussi constructif, je me dis tiens, essayons de proposer des pistes pour améliorer cette exposition et les expos sur la BD en général.
D’abord commencer à faire des expositions sur la BD et non utilisant la BD comme illustration d’un autre sujet (architecture et bd, choucroute et bd, lamas et bd). Je m’explique : l’exposition Lamas et BD qui se tiendra bientôt au musée national du Lama à Lima ne doit pas tomber dans l’écueil d’Archi et BD et proposer un simple catalogue d’exemples des lamas dans la bande dessinée (le lama et la bande dessinée sont des reflets de leur époque, d’ailleurs). Elle doit plutôt essayer de réfléchir aux liens réels entre le lama et la BD et élaborer, autour de ça, une vraie problématique avec un fil conducteur.
Tiens, par exemple, il y avait des choses passionnantes à dire sur la ville dans la série des Cités obscures de Schuiten et Peeters. François Schuiten est un passionné d’architecture et son oeuvre est une manuel sur l’histoire de la discipline. Il aurait été intéressant de comparer des planches des Cités obscures avec des exemples d’architecture réelle, et montrer concrétement l’influence de l’architecture Art Nouveau si présente en Belgique, sur la série. Pourquoi ne pas réfléchir sur le rôle de la documentation dans le métier de dessinateur et sur les différents moyens de s’informer sur une ville, passée ou présente ? Avec à l’appui des documents de travail de dessinateurs, par exemple (la partie sur les carnets amorçait cette réflexion reprise dans le catalogue, il me semble). Sur l’architecture comme ferment de l’imaginaire, il y avait des gravures à présenter : le nom d’Etienne-Louis Boullée est cité, mais malheureusement pas illustré. Du coup, je vous mets une de ses gravures : il s’agit d’un architecte du XVIIIe siècle qui a conçu les plans de monuments grandioses jamais réalisés (ici un cénotaphe pour Newton).

Etienne-Louis Boullée, projet d'un cénotaphe pour Newton, 1784

Même chose pour l’an 2000 imaginée par des auteurs comme McCay et Saint-Ogan dont quelques exemples sont présentés ici : le lien n’est pas fait avec une tradition de la représentation du XXIe siècle qui naît au XIXe, avec Robida dans les années 1880 qui met à la mode le thème de la voiture volante repris de si nombreuses fois par les auteurs de BD (et pour le coup directement repris en connaissance de cause). Il y a là une généalogie qui aurait pu être relevée sur la représentation imaginaire de la ville.

Albert Robida, La ville au XXe siècle, 1890

Ce qui m’inquiète, c’est que la bande dessinée me semble trop souvent utilisée comme pretexte pour faire des expositions non-intelligentes : on leur met des images, ils trouveront ça jolis. Alors qu’il serait tellement plus intelligent d’apprendre au visiteur à déchiffrer ces images, par leur contexte de production, par la mise en valeur de motifs et de formes, par de longs arrêts sur quelques auteurs emblématiques pour le sujet… Un peu comme peut le faire le récent musée de la CIBDI à Angoulême qui, sans être parfait, est une solide introduction au monde de la bande dessinée, à son histoire, à sa fabrication et à sa beauté plastique et narrative. Lorsqu’un musée qui n’est pas spécialisé dans le domaine s’intéresse à la bande dessinée, il n’essaie pas de bâtir un discours logique et construit sur son sujet. Est-ce que la Cité de l’architecture et du patrimoine aurait fait une exposition sur, mettons, l’architecture néoclassique française, avec la même désinvolture ?
Après, il y a l’avers de la médaille : que la Cité de l’architecture et du patrimoine (ou le Louvre, ou Beaubourg, etc.) s’intéresse à la BD montre la « reconnaissance » que le médium a auprès des milieux culturels. Mettre sur le même plan l’architecture et la BD est une façon de reconnaître la « légitimité culturelle » de la BD. Certes, mais doit-on laisser une institution non-spécialisée se servir de la BD pour attirer du monde (parce que c’est « à la mode ») tout en réalisant une exposition qui, en tant qu’exposition, est plutôt ratée ? Il y a là une forte ambiguité, un dilemme à résoudre. Dans certains cas, le partenariat est un succès : c’est ce qu’était celui entre Futuropolis et le Louvre qui a donné lieu à cinq beaux albums et à une exposition qui nous montrait le travail des auteurs en train de se faire. Dans d’autres c’est un échec qui n’est pas à l’honneur de la BD, réduite au statut de « reflet de son époque »… C’est, à mes yeux, le cas d’Archi et BD.

Quelques adresses à visiter :
Le site-blog de l’exposition : http://www.archietbd.citechaillot.fr/
Le tout nouveau site de Jean-Marc Thévenet : http://jeanmarcthevenet.com/

Science-fiction et bande dessinée : années 1960

Les différentes oeuvres qui nous ont servi à présenter la place de la science-fiction dans la bande dessinée francophone lors des précédents articles étaient destinées aux enfants car publiées dans des journaux pour la jeunesse (Cadet-Revue, Robinson, Bravo, Vaillant, Tintin et Spirou, si vous avez bien suivi ma série d’articles qui commence par « les années 1930 »). Certes, rien n’empêchait les adultes de les lire et encore moins leurs dessinateurs de se prendre au sérieux, mais le public initialement visé était un public jeune à qui on livrait de l’aventure, de la fantaisie, et de l’humour, parfois encore des connaissances scientifiques ou des valeurs morales.
Les années 1950 et plus encore les années 1960 voient la science-fiction s’introduire dans le marché de la bande dessinée pour adulte, jusque là encore trop liée à la tradition du dessin d’humour et donc à un genre spécifique, la série comique. Les deux oeuvres que j’ai choisi symbolisent la diversification et le développement de la bande dessinée adulte durant les années 1960 : il s’agit de Barbarella de Jean-Claude Forest, et de Les Naufragés du temps du même Forest associé au dessinateur Paul Gillon.
Une exception à ma règle qui veut que les oeuvres dont je parle soit facilement dénichables chez votre libraire préféré. Les Naufragés du temps a été régulièrement réédité et, depuis 2008, c’est chez Glénat que vous la trouverez, pas de problème concernant ce titre-ci. En revanche, à ma grande surprise, Barbarella ne semble pas avoir connu de réédition plus récente que celle des Humanoïdes associés en 1995. Ce n’est pas impossible, mais peut-être un peu plus difficile à trouver.

Science-fiction et bande dessinée adulte

Rapidement, quelques données succintes et grossières sur l’histoire de la bande dessinée adulte avant 1960. Avant tout, enlevez-vous de la tête que Barbarella est la première bande dessinée française pour adulte. C’est faux : quelle que soit la définition que l’on se donne de la bande dessinée, il existait bien avant 1964 des bandes dessinées dans la presse pour adultes. Ce qui se passe dans les années 1960, et qui commence dans les années 1950, c’est une diversification croissante des bandes dessinées destinées aux adultes et jeunes adultes, jusque là relativement limitées au comique et aux codes du dessin d’humour de presse dont la tradition remonte au XIXe siècle. Dans cette orientation nouvelle, les récits nés dans les illustrés pour enfants, mais aussi des petits formats d’aventure destinés aux adolescents offrent des thématiques à exploiter ; et cela tout particulièrement lorsqu’il s’agit d’histoires d’aventure venues des Etats-Unis et conçues, dans leur pays d’origine, pour des adultes. L’autre source d’inspiration est bien sûr la littérature populaire qui fourmille de récits d’aventure et a déjà imposé ses codes dans l’imaginaire collectif. L’une des voies d’accès de la bande dessinée pour adulte dans le domaine de l’aventure et de la science-fiction est d’ailleurs celle du roman illustré.
Le mode classique de diffusion des bandes dessinées pour adulte est la presse, et en particulier la presse quotidienne. Le journal France-Soir, dirigé par Pierre Lazareff est à cet égard un pionnier dans cette oeuvre de diversification. Il accueille à partir de 1950 des bandes diffusées par les agences de presse. Retenez également le nom de l’éditeur Eric Losfeld que l’on va croiser sur le chemin de Forest…

C’est aussi à partir des années 1960 que science-fiction et bande dessinée combinent, pour quelqeus décennies encore, leur destin de catégories littéraires marginalisées. Tous deux débutent une recherche de légitimité culturelle et façonnent une posture commune de martyr face à la « grande » culture. Or, les amateurs de bande dessinée sont souvent aussi des amateurs de science-fiction, parfois même ont-ils découvert le genre dans les illustrés américains de leur enfance. Souvent associe-t-on ces deux genres sous les noms de « littérature de l’imaginaire », « paralittérature » ou « littérature populaire », à la manière de l’universitaire Francis Lacassin qui anime dans les années 1970 une chaire qui combine l’histoire de la BD et celle de ces paralittératures (science-fiction, policier, fantastique…). Il y a durant quelques décennies un combat commun qui rapproche science-fiction et bande dessinée.

Dans le même temps, le journal Pilote joue un rôle important dans la diffusion de la science-fiction auprès d’un public certes encore jeune, mais qui grandira en même temps que son journal. En 1967, Pierre Christin et Jean-Claude Mezières commencent une importante série, Valerian, agent spatio-temporel, dans laquelle ils adaptent les thèmes classiques de la science-fiction à un rythme et à un style plus souple. Valerian rompt avec l’héritage des comics américains, se libérant de ses codes graphiques et scénaristiques, et renouvelle le genre en opposant au modèle heroïque un anti-héros ou encore en multipliant les références et les réflexions sur la réalité sociale contemporaine.
A l’inverse, Barbarella et Les Naufragés du temps sont peut-être les derniers feux de la science-fiction « à l’ancienne », dans la lignée des space opera des années 1930.

Barbarella, héroïne de l’âge pop


L’un des mérites de Barbarella de Jean-Claude Forest est d’avoir fait entrer la bande dessinée dans la culture adulte. L’héroïne de cette brève série de science-fiction qui ne connut en réalité que trois épisodes, de 1962 à 1977 est devenu un symbole de la culture sixties par les modalités de sa diffusion.
A l’origine de Barbarella, il y a Jean-Claude Forest, un auteur de bande dessinée atypique. Né en 1930, il suit une formation à l’Ecole des métiers d’arts. Ses premiers pas dans la bande dessinée se font au sein de la bande dessinée pour enfant mais il trouve une véritable stabilité en collaborant à France-Soir à partir de 1960. Il sera aussi illustrateur, photo-romancier, scénariste, dialoguiste… Sa carrière est marquée par les efforts de revalorisation de la bande dessinée au sein de la culture adulte. Il fait partie des fondateurs, en 1962, du Club des bandes dessinées qui réunit des amateurs nostalgiques des bandes dessinées d’avant-guerre qui se consacrent à leur analyse et à leur valorisation dans une perspective historique (notamment au sein de leur revue Giff-Wiff). Le terrain est propice à l’éclosion d’une nouvelle bande dessinée adulte qui prendrait ses marques sur les classiques d’aventure de la bande dessinée pour enfants.
Barbarella connaît deux éditeurs importants pour son lancement en 1962-1964. L’héroïne apparaît d’abord dans la presse, dans la revue V magazine, magazine illustré mêlant photos de charmes, récits en images et romans-feuilletons. Il accueille volontiers de la science-fiction, et c’est cette veine que choisit Forest lorsqu’il crée Barbarella. Puis, en 1964, un album paraît, reprenant les planches parues dans V magazine, sur l’impulsion de l’éditeur Eric Losfeld. Losfeld est connu pour son éclectisme et l’originalité de sa ligne éditoriale : il s’ouvre aux littératures fantastiques, d’horreur, ainsi qu’à la science-fiction, mais aussi à l’érotisme ; il est également connu comme le premier éditeur d’Eugène Ionesco, de Marcel Duchamp et de Boris Vian. En éditant Barbarella, il prépare la révalorisation de la bande dessinée auprès des intellectuels. Il publiera d’autres bandes dessinées, privilégiant souvent les histoires à ambiance érotique comme Pravda la survireuse de Guy Peellaert (1967) et Epoxy, de Paul Cuvelier et Jean Van Hamme (1968), mais aussi les débuts du Lone Sloane de Philippe Druillet (1966).
La suite de la publication reste limitée : Forest n’est pas un homme de série, il aime être constamment à la recherche de l’inédit. Barbarella reparaît d’abord dans le magazine italien Linus, importante revue de bande dessinée pour adultes créée en 1965, et revient en France dans V magazine. Il faut pourtant attendre 1974 pour que le second album paraisse en France sous le titre Les colères du Mange-Minutes, aux éditions Kesselring. Le dernier album est publié chez Horay (grand rééditeur des classiques américains et européens de la bande dessinée) en 1977, Le semble-lune. Un dernier album paraît en 1982, Le miroir aux tempêtes, dessiné par Daniel Billon.

La série occupe une place importante grâce à son adéquation à la culture des années 1960. Forest parvient à capter, au sein d’une série de science-fiction, quelque chose de l’esprit du temps. L’héroïne éponyme en est le meilleur exemple : Barbarella est une femme émancipée qui semble mettre en pratique les idéaux de la libération sexuelle qui modifie en profondeur les modes de vies occidentaux. L’époque est au féminisme militant qui pousse à des réformes pour garantir l’égalité des droits, dont l’égalité au sein du couple, et surtout le droit à la contraception et à l’avortement, mais aussi à un changement de mentalité vis à vis de la sexualité féminine. Forest emprunte également, d’un point de vue graphique, à la puissance de l’esthétique psychédélique et du Pop art (Andy Warhol, Martin Sharp) par les couleurs saturées (qui sont aussi un héritage des vieilles bandes de science-fiction!) et les formes organiques et souples sorties d’un rêve. Il existe une affinité entre Barbarella et, par exemple, le film inspiré de la chanson des Beatles Yellowsubmarine qui sort en 1968, même si Forest ne va pas aussi loin dans l’exubérance graphique.
Mais Barbarella n’aurait sans doute pas eu le même écho sans le film qui sort en 1968 et lui donne un retentissement international. Les droits avaient été acheté par un producteur italien qui choisit pour le réaliser le français Roger Vadim, celui qui avait mythifié Brigitte Bardot dans Et Dieu… créa la femme en 1956. C’est cette fois Jane Fonda qui joue Barbarella. Forest intervient sur le tournage puisqu’il collabore au scénario et est nommé conseiller artistique. Il en dessine les décors. Le film Barbarella impose une esthétique très particulière mêlant science-fiction et érotisme, au point que certains le considère comme un fond iconique de référence des sixties, avec ses costumes futuristes improbables et ses décors baroques.

Le choix de la science-fiction de la part de Forest n’est pas surprenant. D’abord parce que, de 1958 à 1964, Forest est un illustrateur régulier de la revue spécialisée Fiction ainsi que de la collection de romans de science-fiction « Le Rayon fantastique ». Ces deux publications marquent le renouveau de la science-fiction et de son lectorat en France. Forest y acquièrt une habitude de l’imaginaire graphique du genre. Ensuite, la science-fiction est avant tout pour Forest un point de départ pour développer des univers fantaisistes. Dans Barbarella, la science-fiction est un décor, mais un décor très puissant, capable de générer les inventions surréalistes de Forest. La série a donc quelque chose de très parodique. Forest connaît assurément très bien les codes de la science-fiction et il en emprunte allégrement les thèmes : l’errance intergalactique, la lutte contre un tyran et les androïdes dans Barbarella, la maîtrise du temps dans Les colères du Mange-Minutes… Mais les voyages de Barbarella n’ont rien d’une quête héroïque et morale : elle n’en fait qu’à sa tête et recherche avant tout son propre plaisir. La science-fiction y est à l’image du robot Hector, amoureux de Barbarella : elle gravite autour de la figure de l’heroïne et se déforme en fonction de ses lubies. Le grandiose qui caractérise le space opera se transforme ici, sous l’effet de la culture pop, en un impressionnant bazar.

On a souvent tendance à penser que ce qui fait de Barbarella une série pour adultes est son érotisme latent. C’est en partie vrai, mais aussi lié à une culture volontairement provocatrice : la sexualité échevelée permet non seulement de se démarquer de l’enfance, mais aussi de l’anodin. Forest est dans une posture de combat par laquelle il souhaite imposer la bande dessinée comme genre profondément adulte, d’où le recours à l’érotisme. Barbarella sera d’ailleurs interdit à l’affichage en librairie et le film interdit aux moins de 18 ans. Dans ses oeuvres ultérieures, Forest parviendra à élaborer une bande dessinée adulte sans forcer sur l’érotisme, simplement en travaillant la maturité littéraire des dialogues, la complexité de l’intrigue ou l’humour nonsensique. C’est là une évolution que connaîtra le reste de la bande dessinée adulte : quitter l’âge de la provocation. Sa série Hypocrite par exemple, née dans France-Soir puis qui atterrit en 1972 dans Pilote désoriente les jeunes lecteurs et ne reste dans ce journal que deux ans, faute de succès. C’est bien dans des supports adultes que Forest aura eu une plus grande liberté d’action.

Les Naufragés du temps : survie et déformation du space opera


En 1964, Forest décide de créer un magazine de bandes dessinées pour adultes avec ses amis du CBD. Le créneau est libre, et Chouchou, qui apparaît en 1964, est ainsi un objet inédit dans la presse des années 1960. Il s’agit de surfer à la fois sur la vague de la bande dessinée et sur celle, musicale, des yé-yé : Chouchou est le nom de la mascotte de l’émission Salut les copains qui assure le succès d’une nouvelle génération de chanteurs et chanteuses depuis 1959. Forest fait appel à de nombreux collègues pour créer des séries et c’est dans ce contexte que naît Les Naufragés du temps, dessiné et co-scénarisé par Paul Gillon.
Gillon et Forest se connaissent du temps du journal Vaillant des années 1950 dans lequel tous deux ont débuté. Paul Gillon, né en 1926, est un des plus jeunes talents de l’école de bande dessinée française qui se développe après la Libération autour de maîtres comme Raymond Poïvet et Etienne Le Rallic. Comme eux, Gillon se spécialise dans les récits d’aventure et développe un style très académique et virtuose dans son réalisme en partie inspiré par de grands modèles américains de l’avant-guerre, Alex Raymond, Harold Foster et Milton Caniff. Comme Forest, Gillon commence par dessiner dans les illustrés pour enfants avant de se tourner vers la bande dessinée pour adultes. Il est le dessinateur de 13 rue de l’Espoir, une série au long cours qui paraît dans France-Soir de 1959 à 1972. Cette bande quotidienne raconte les aventures professionnelles et sentimentales de la jeune Françoise et de ses amis dans la France des Trente Glorieuses.
Gillon était déjà un amateur de science-fiction lorsque Forest lui propose de se consacrer à ce genre dans son nouveau magazine Chouchou. Après que le dessinateur ait refusé un premier scénario du romancier de science-fiction Pierre Versins, Forest parvient à concevoir avec lui, d’abord sous le pseudonyme de Valherbe, Les Naufragés du temps. Malheureusement, Chouchou ne survit pas et s’arrête après moins d’un an d’existence. Pendant dix ans, il est impossible de replacer la série prometteuse dans un magazine : Vaillant possède déjà Les Pionniers de l’Espérance et la série n’est pas dans le ton de Tintin ou Spirou. Quant à France-Soir, le quotidien ne publie pas encore de bandes de science-fiction. C’est pourtant bien dans France-Soir que les Naufragés du tempsréapparaît en 1974 à la faveur d’un changement de formule en partie orchestré par Vania Beauvais, la responsable des bandes dessinées du journal. Forest et Gillon reprennent d’abord les anciennes planches parues dans Chouchou en les remaniant considérablement. A partir de cette date, des albums commencent aussi à paraître chez Hachette puis aux Humanoïdes associés lorsque la série passe dans Métal Hurlant. Les Naufragés du temps aura bel et bien eu une existence rythmée par trois titres de la presse adulte.

Le projet initial de Gillon et Forest s’enracine sur une étroite collaboration entre les deux auteurs : Gillon dessine et participe à l’élaboration du scénario avec Forest. La série raconte le voyage dans le temps et dans l’espace (vous aurez fini par comprendre qu’il s’agit là d’un ressort scénaristique basique pour la science-fiction graphique de cette époque, généré depuis le Flash Gordon de Raymond) de Christopher, un homme du XXe siècle plongé en hibernation qui se réveille mille ans plus tard. Son but, inscrit en lui comme une mission, est de retrouver son équivalent féminin, Valérie. Une quête durant laquelle il se découvrira des alliés, mais aussi des ennemis comme l’Homme-Tapir, sorte de roi de la pègre intergalactique. Les deux pères de la série ont une interprétation très différente de la science-fiction. Les Naufragés du temps se nourrit d’abord de la fusion de deux imaginaires antagonistes jusqu’à la rupture, vers 1977.

Forest, tout comme dans Barbarella, fait de la science-fiction un pretexte à des inventions absurdes et délirantes. Il apporte aux Naufragés du temps une originalité qui permet d’aller au-delà du scénario relativement classique. Parmi ces inventions, on peut noter la forte présence d’animaux géants qui sont autant de trouvailles : les créatures de l’album La mort sinueuse sont des poissons monstrueux, et on trouve dans L’univers cannibale un univers-lombric. Le fantastique de Forest naît d’une transposition du quotidien inspirée par l’esprit des surréalistes qui affectionnent le « collage ». Et bien sûr, aux textes téléphonés des récits de science-fiction, Forest oppose son art de dialoguiste. Certains personnages portent la marque de Forest comme Quinine, prostituée mutante à l’esprit fantasque et aux comportements incohérents qui rappelle d’autres héroïnes de Forest, Barbarella et Hypocrite. Le scénariste a encore en tête les liens qui demeurent entre la science-fiction et le merveilleux magique.
Gillon, en revanche, est le plus académique des deux. Son trait est extrêmement précis et son sens de la composition fait de chacune des planches une réussite graphique. Grâce à ce style « réaliste », il parvient à rendre crédible les créations les plus folles de Forest, rendant le tout plus impressionnant encore. L’alliance entre Gillon et Forest dans Les Naufragés du temps consacre donc la démesure imaginative que permet la science-fiction en bande dessinée. Il existe pourtant entre eux de fortes divergences. Chez Forest, la science-fiction est consciemment traitée comme un genre « retro » où la dérision a tout à fait sa place, comme dans Barbarella, alors que Gillon conserve une vision très sérieuse du genre qui trouve sa source dans les épopées antiques. Pierre Dupuis, dans un article des Cahiers de la bande dessinée, oppose la science-fiction poétique de Forest à la hard science de Gillon, une vision « molle » proche du merveilleux et une vision « dure » plus scientifique.
L’opposition entre Forest et Gillon finit par se traduire concrètement par une rupture. Forest n’arrive plus à imposer ses idées et préfère cesser sa collaboration pour se consacrer à d’autres oeuvres. A cette date, Forest s’est écarté de la science-fiction. En 1977, Gillon reprend donc la série seul dans Métal Hurlant

A suivre dans : années 1970, Gail de Philippe Druillet ; Le garage hermétique de Jerry Cornelius de Moebius

Pour en savoir plus :
Sur les bandes dessinées de la presse adulte : http://www.pressibus.org/
Sur Jean-Claude Forest : Philippe Lefèvre-Vakana, L’Art de Jean-Claude Forest, Editions de l’an 2, 2004
Sur Paul Gillon : Les Cahiers de la Bande Dessinée, n°36, 1978 (numéro consacré à Gillon)

Parcours de blogueur : Esther Gagné

La vague de création de blogs bd qui, à partir de 2006, a fait suite au succès des blogs « historiques » comme nouveau mode d’expression graphique, a vu naître toutes sortes de solutions, diversifiant tant dans la forme que dans le contenu ce que peut être un blog bd. La dessinatrice que je vous présente aujourd’hui fait partie de ceux qui, me semble-t-il, sont le mieux parvenus à utiliser les possibilités de ce moyen d’expression pour en faire un « moyen de création ». Là où beaucoup limitent l’usage de leur blog à des billets d’humeur ou une présentation de leur travail, Esther Gagné se sert de son blog comme un démarche artistique originale. Pour moi, une des découvertes les plus réjouissantes de la seconde génération de blogueurs bd.

Les débuts sur le net
J’avais déjà expliqué dans un vieil article (très certainement à remettre à jour et qui s’appelait « Les blogs bd et l’illusion autobiographique ») mon avis sur le lien que l’on fait parfois entre le journal intime, l’autobiographie, et le phénomène des blogs bd. Pour vous résumer cela : c’est une erreur de considérer que le blog bd est proche du genre de l’autobiographie en BD, genre ayant émergé dans les années 1970 et explosé dans les années 1990 en France. Certes, il lui emprunte indéniablement quelques traits comme la création d’un avatar dessiné ; certes, il affectionne l’autofiction que démultiplie l’apport du dessin et de l’image, lorsqu’un auteur s’imagine une vie fantasmée (Boulet s’en est fait une spécialité, par exemple) voire raconte la fausse vie d’un blogueur fictif (Frantico, Maliki et les Chicou-Chicou en sont les meilleurs exemples). Ce sont là davantage des rapprochements ponctuels qui font de certains blogs bd une forme superficielle d’autobiographie. Quant au journal intime, là aussi bien peu de blogueurs racontent leur intimité ou du moins s’en servent pour déboucher sur une forme de création artistique, la plupart des propos présents sur les blogs bd relevant du quotidien, pas de l’intime. Esther Gagné vient faire mentir cette affirmation.

Esther Gagné commence un blog en 2005 mais l’expérience connaît une première interruption dès l’année suivante, interruption qui dure deux ans. La lanterne brisée, nom qu’elle donne à son blog, repart donc en 2008, de façon définitive, cette fois. On peut actuellement le retrouver à l’adresse suivante : http://tergiversations.lanternebrisee.net. En apparence, ce blog reprend les logiques de nombreux autres blogs bd : un mélange d’anecdotes et de réflexions personnelles, de présentation de travaux et d’illustrations en cours. Comme souvent, son objectif est de créer un lien avec un public et d’avoir des retours sur son travail. Elle y présente notamment deux bandes dessinées sur lesquelles elle travaille : Reika et J’appartiens à la nuit.
Il me semble pourtant que déjà, et plus que dans bien d’autres blogs, la dessinatrice se dévoile. Cette impression naît peut-être de la manière habile et naturelle dont elle parle d’amours lesbiennes ; peut-être encore de l’adéquation constante des notes avec son humeur du moment, comme si elles répondaient autant à un besoin qu’à une envie ; ou peut-être, paradoxalement, de la rareté des notes qui, du coup, sont très souvent de qualité. A la lecture de La lanterne brisée, on découvre, en kaléidoscopes, le portrait d’une jeune fille passionnée par la musique, le dessin, et aussi la culture japonaise. Elle dépasse pourtant très largement le stade « manga » et sa connaissance de cette culture se concrétise dans des dessins qui mêlent références à la culture ancienne, à la culture contemporaine, et aussi à des sentiments personnels. Voir par exemple ce dessin, « Le cygne noir » et son interprétation codée. L’intimité de l’auteur n’apparaît que de façon masquée, d’où une certaine aura mystérieuse qui donne envie d’en savoir plus sur l’auteur. La tonalité n’est jamais mélodramatique et outrancière, mais toujours intelligemment discrète et souvent drôle.

Cette première version de La lanterne brisée connaît plusieurs styles, et des notes très variées, assez hétérogènes tant par leur contenu que par leur style. Esther Gagné maîtrise aussi bien un style plus spontané et stylisé, assez fréquent dans des blogs qui demandent une lecture rapide, qu’un graphisme virtuose et très détaillé. Le dessin ne fait pas tout, il est souvent accompagné de textes, de photographies et de musique (car notre dessinatrice est aussi compositrice !).
Dans une interview donné pour le psychologies.com, Esther Gagné explique qu’elle perçoit avant tout le blog comme un « espace d’expression intimiste ». Cette expression convient bien pour décrire les spécificités de La lanterne brisée par rapport à d’autres blogs. Elle évite généralement de faire une note lorsqu’elle n’a rien à dire, ce qui ne peut être que bénéfique…

Par son blog, Esther Gagné se fait remarquer au sein de la blogosphère. Elle participe pour la première fois au festiblog en 2009. Cette même année, elle est publiée pour la première fois…

Une expérience de publication : Phantasmes chez Manolosanctis


En 2009, Esther Gagné est sélectionnée pour figurer dans le recueil Phantasmes qui paraît à la fin de l’année aux éditions Manolosanctis. Il s’agissait alors des premiers pas de cette jeune maison d’édition en ligne vers le format papier : un concours avait été lancé, parrainé par la blogueuse Pénélope Bagieu et soumis en partie au vote des internautes sur le site communautaire de l’éditeur. (voir la note que j’y avais consacré à l’époque). L’histoire qu’Esther Gagné y dessine s’intitule Film et est visible sur le site de Manolosanctis. Conformément au thème imposé par le recueil, elle y raconte en huit pages le fantasme d’une adolescente pour un acteur et la manière dont cet amour, forcément illusoire car dévié par le filtre de la fiction cinématographique, oriente le reste de sa vie, jusqu’à la rencontre.
Derrière une histoire assez classique et une grande sobriété, la narration est très riche car elle joue sur l’interprétation que le lecteur peut se faire de cette histoire d’amour fantasmée. L’opposition entre la voix narrative de la jeune fille et la réalité de son quotidien tel qu’il apparaît dans les cases propose une certaine distanciation, presque ironique tant l’amour tourne à l’obsession. Par ce thème, Film rejoint de nombreuses notes du blog et, d’une façon générale, l’ambiance douce-amère qui y règne, mélange de sentimentalisme et de conscience, de fiction et de réalité.

Le style graphique d’Esther Gagné est d’emblée très séduisant par sa propreté et sa netteté, du moins tel qu’il apparaît dans ses oeuvres autres que les notes spontanées du blog, comme Reika et Film. Je ferais bien le lien avec le style de certains mangakas, notamment dans le traitement du noir et blanc et des cadrages mais, faute de m’y connaître dans ce domaine, je préfère me fier à ce qu’en dit l’intéressée. Elle révèle en effet qu’aux auteurs japonais se mêlent aussi des influences d’auteurs européens comme Moebius et Schuiten dont elle reprend la précision réaliste du trait. C’est aussi la photographie et le cinéma qui l’influencent énormément.

Blog et intimité : un nouveau départ pour La lanterne brisée
Mais c’est en mai 2010 que le blog d’Esther Gagné semble prendre une nouvelle direction. Elle crée en effet une nouvelle Lanterne brisée spécifiquement consacrée à raconter sa propre histoire. Je vais me contenter de reprendre la présentation de ce nouveau blog qui est suffisamment parlante en elle-même : « J’ai hésité pendant cinq ans. La lanterne a toujours contourné ce à quoi elle était destinée, et les usages communs du blog en tant que vitrine de soi. Parler de moi était particulièrement difficile, mon quotidien était très pauvre en anecdotes comiques sur lesquelles extrapoler l’éternelle planche courte avec son gag et sa chute. Mais ma vie récente à changé pour le mieux, et j’ai enfin le courage de me lancer dans la seule histoire que je sois apte à bien raconter : la mienne. La Lanterne Brisée est donc pour la première fois un blog dans son acception usuelle — son ancienne version est disponible dans les liens du footer. ». Une telle déclaration a à la fois quelque chose d’émouvant, d’honnête, et démontre en même temps une conscience des potentialités du blog en tant que journal intime, potentialités qui avaient jusque là été assez peu développé par les blogueurs. D’une certaine manière, elle passe du blog bd au webcomic : de la suite de notes spontanées au déploiement progressive d’une oeuvre. Mais elle conserve du blog le dévoilement de l’intime, cet aspect justement autobiographique d’une dessinatrice qui présente au public une partie de sa vie au moyen d’images. Pour une fois, le blog bd remplit pleinement le rôle qu’on lui assigne souvent, celui de journal intime en bande dessinée. Même si elle-même ne le revendique pas, je ne peux m’empêcher de rapprocher cette évolution du travail de Fabrice Neaud pour Le Journal, dans les années 1990 : une oeuvre où un dessinateur accepte de livrer, avec sincérité et une sensibilité exacerbée, son histoire au public. La démarche d’Esther Gagné, pourtant, passe avant tout par la forme du blog, qui s’affirme ici pleinement comme un outil d’autoédition qui, parce qu’il est fondé sur l’importance du lien avec les publics, via les commentaires, peut en devenir particulièrement propice au dévoilement de l’intime. Ainsi se trouve réalisé ce fameux « pacte autobiographique » qui, selon Philippe Lejeune, spécialiste du genre, définit l’autobiographie. Sur La lanterne brisée, l’oeuvre de la dessinatrice s’interprète dans le contexte de plus de deux ans de notes comme autant de fragments, complété à présent de façon plus radicale et directe. Sa démarche sur Internet devient, au fil des années, de plus en plus personnelle.

Cinq planches sont actuellement postées et donnent un aperçu de ce que peut devenir cette nouvelle Lanterne brisée. Comme dans Film, c’est le récit d’une obsession amoureuse et sa traduction en images. Comme dans Film, Esther Gagné choisit de doubler un texte poétique à la première personne d’une succession de dessins en noir et blanc, mais cette fois réhaussés d’un rouge pâle qui porte une certaine tension qui est peut-être celle de l’obsession. La recherche artistique semble ici se donner au lecteur presque en temps réel, ce prologue étant d’abord fait d’impressions juxtaposées. J’attends la suite avec impatience, en espérant que notre dessinatrice saura mener à bien ce projet. Mine de rien et avec tout le tact qui l’a caractérisé jusque là, elle apporte à sa manière une pierre nouvelle à ne pas sous-estimer dans le champ de la bande dessinée en ligne.

Bibliographie :
Phantasmes (album collectif), Manolosanctis, 2009


Webographie :

Le blog d’Esther Gagné, La lanterne brisée
L’ancienne Lanterne, avant mai 2010
Une longue interview sur Psychologies.com
Une autre interview à l’occasion du Festiblog 2009

Les Nouveaux Pieds Nickelés, Onapratut, mai 2010

3 gaillards s’échappent une énième fois de prison pour aller vivre de nouvelles aventures : telle est la couverture de Pascal Rabaté pour l’album collectif Les Nouveaux Pieds Nickelés sorti le 27 mai dernier aux éditions Onapratut… Il porte le sous-titre « hommage à l’oeuvre et aux personnages de Louis Forton » et propose aux lecteurs quinze courtes aventures du trio (Croquignol, Ribouldingue et Filochard) qui sont autant de réponses à la question : que deviennent les Pieds Nickelés dessinés au XXIe siècle, c’est-à-dire plus de cent ans après leur naissance originelle en 1908 ?
De l’expérience risquée de se frotter à un symbole de la bande dessinée, il en sort un album fichtrement réussi où de jeunes auteurs saluent leur propre héritage. Jugez-en : je passe sur le fait que les Pieds Nickelés remontent au début du siècle dernier ; les auteurs des nouvelles aventures dudit album appartiennent à la jeune génération d’auteurs, celle qui débute tout juste dans les années 2000 et (vous l’aurez compris !) qui a trouvé en Internet un moyen de faire connaître ses travaux ; à côté d’eux, quelques auteurs des générations précédentes viennent soutenir le projet en inventant 16 couvertures d’albums imaginaires des Pieds Nickelés. De prestigieuses signatures : Rabaté, qui signe la couverture, mais aussi Carali, Etienne Lécroart, Caza, Wasterlain… Plusieurs générations s’entrecroisent au sein d’un seul album, comme un passage de relais réciproque, du XXe au XXIe siècle.

Un peu d’histoire : Les Pieds Nickelés à travers les âges

Forcément, vous n’allez pas échapper à la présentation historique des Pieds Nickelés. Comme l’indique la quatrième de couverture, la série est avant tout un « symbole » de la bande dessinée, et a été érigée comme telle lorsque de nostalgiques lecteurs ont pris une revanche sur leurs parents qui leur interdisaient la lecture de ces horribles histoires vulgaires et mal dessinées (on cite en général les mémoires de Cavanna ou encore de Sartre qui disent avoir lus la série dans leur jeunesse). Et d’ailleurs, comme l’explique savamment l’historien Jean Tulard dans l’ouvrage qu’il a consacré au trio, ne sont-ils pas les champions de l’anarchisme et de l’anticonfirmisme ? J’aurais tendance à tempérer les ardeurs du nostalgisme fou furieux : Les Pieds Nickelés est avant tout une bonne vieille série comique utilisant les ficelles les plus grosses du burlesque, de la caricature et du comique troupier pour faire rire ; c’est là sa principale ambition, qu’elle remplit avec une certaine efficacité. Le but, pour son éditeur (la Société Parisienne d’Edition des frères Offenstadt) était avant tout d’attirer le plus grand nombre de lecteurs, par tous les moyens. D’un point de vue graphique Forton, le créateur, apporte surtout un certain sens du mouvement, mais ne révolutionne pas le genre de l’histoire en images ; il conserve le système traditionnel des histoires en images à l’européenne avec récitatif sous l’image. Ce récitatif n’est en général pas dénué d’intérêt : Forton y glisse des expressions argotiques qui le rendent savoureux, plus, à mon sens, que les images.
Et puis il n’y a pas qu’une seule série des Pieds Nickelés, et c’est en ce sens aussi qu’ils sont devenus un symbole. Plusieurs dessinateurs et scénaristes se sont succédés pour faire vivre les trois héros de 1908 jusqu’à nos jours, puisque Delcourt a sorti en 2009 La Nouvelle bande des Pieds Nickelés, dessiné par Stéphane Oiry et coscénarisé par Trap, pendant que Vents d’Ouest réédite les vieilles histoires de Forton. On doit donc arriver à près de 150 albums parus en une centaine d’années.

Revenons-en aux débuts. Louis Forton imagine pour le journal L’Epatant trois personnages de joyeux gangsters. Il se trouve sans doute inspiré par les exploits du grand banditisme, par les attentats anarchistes et par les bandes d’apaches qui font les gros titres des journaux populaires. Que Forton choisissent de tels modèles pour une revue pour enfants ne doit pas étonner : les frères Offenstadt qui éditent L’Epatant se soucient assez peu de faire des différences entre les séries de leurs publications pour enfants et celles qui paraissent dans les revues destinées à égayer les militaires, comme La vie de garnison (1910-1920). On parle généralement d’édition populaire, non pas par mépris mais pour signaler que les publications des frères Offenstadt s’adresse au plus grand nombre de lecteurs. Forton a donc toute latitude pour livrer des aventures délirantes dont les thèmes sont puisés dans la littérature populaire. Il n’hésite ainsi pas à se servir constamment de l’actualité pour inventer de nouvelles aventures. L’exemple resté célèbre est celui de la première guerre mondiale qui voit le trio, devenu patriote, participer à l’effort de guerre et tourner en ridicule les ennemis allemands. Mais ils rencontrent également toutes les célébrités politiques de leur temps. Cette façon de faire référence à l’actualité de façon humoristique est aussi assez nouvelle dans l’humour destiné aux enfants. La série est, bien entendu, un grand succès et plusieurs albums sont publiés.
Malheureusement, Louis Forton meurt en 1934, âgé de 55 ans. Il faut donc lui trouver un remplaçant pour animer Les Pieds Nickelés. Les éditions Offenstadt ne manquent pas de jeunes dessinateurs formés dans leurs services ; ce sera d’abord Aristide Perré, de 1934 à 1938, puis A.G. Badert, disciple de Forton, de 1938 à 1940. Ce dernier transforme les voyous en gentlemen cambrioleurs et, selon la mode graphique de l’époque, tente d’introduire davantage de bulles sans pour autant supprimer les textes. Avec la guerre, la série s’interrompt de nouveau. Ce n’est qu’en 1948 que la SPE (qui n’est plus dirigée par les frères Offenstadt, persécutés pendant la guerre) décide de relancer les séries qui ont fait succès : Bibi Fricotin, autre grande série de Forton, est reprise par Pierre Lacroix et Les Pieds Nickelés par Pellos. Les vieux héros de Forton sont alors profondément modernisés : sans devenir complètement honnêtes, les Pieds Nickelés abandonnent toute vulgarité et les intrigues deviennent plus complexes. Pellos, venu de la caricature et du dessin sportif, apporte à la série à la fois un très fort dynamisme du trait et un sens de la physiognomie ; c’est lui qui donne aux trois personnages les silhouettes caractéristiques (Ribouldingue le gros barbu, Filochard petit et teigneux, Croquignol au long nez et en fil de fer). A partir de 1948, l’histoire de la publication de la série se complique bougrement : elle circule d’une publication à l’autre, ayant parfois même un journal à son nom. Des albums sortent sans interruption. Pellos conserve la série jusqu’en 1981. Elle survit ensuite sous le crayon de divers dessinateurs, sans pourtant être parvenu à conserver un succès autre que nostalgique. Mais cette longévité fait aussi qu’elle a pu être lu par plusieurs générations d’enfants d’affilé, et toutes les séries de la première moitié du XXe siècle ne peuvent pas en dire autant.

La joyeuse bande d’Onapratut et les talents issus du net :


Que la nouvelle génération d’auteurs s’intéresse à cette vieille série montre bien qu’elle continue de signifier quelque chose (et aussi, si je ne me trompe, qu’elle est entrée dans le domaine public…). Ce n’est pas le premier exemple, en réalité : les éditions Charrette avait sorti en septembre 2009 un Tribute to Popeye qui rendait hommage à un autre personnage de la bande dessinée vénérable. Dans le même esprit, l’album réunissait un ensemble de jeunes auteurs parmi lesquels on reconnaîtra un certains nombres de blogueurs (Guillaume Long, AK, Aseyn, Clotka, Erwann Surcouf…). Il en est de même pour Les Nouveaux Pieds Nickelés.
Onapratut n’est pas né d’Internet, comme d’autres maisons d’éditions apparues dans les années 2000, comme Diantre ou Makaka. C’est à l’origine, en 2002, un fanzine fondé par trois auteurs, Filak, Radi et Unter ; son nom signifie ON A Pas Réussi A Trouver Un Titre. A partir de 2005, le fanzine se professionnalise et lance plusieurs recueils thématiques ouverts à des auteurs variés. Onapratut sait alors aller chercher sur Internet des auteurs connus par leur blog ; on retrouve ainsi les signatures de Gally, de Ced, de Martin Vidberg. Ce dernier va d’ailleurs publier chez Onapratut un album fort à propos intitulé Le blog, avec Nemo7. Sortira aussi, entre autres albums, Nestor et Polux de Fabrice Tarrin et Fred Neidhardt. La série est publiée à l’origine dans Pif gadget, mais les deux auteurs sont également des blogueurs dont le blog a été édité en version papier chez Delcourt.
Une fois de plus des liens sont crées à travers la blogosphère… Comme pour l’album Phantasmes de Manolosanctis, Les Nouveaux Pieds Nickelés fait appel à des auteurs connus pour leurs travaux sur Internet. Citons par exemple Clotka (qui participe aux Autres gens), Lommsek, Wouzit, mais aussi Ced, Waltch et Wayne trois auteurs des éditions Makaka, nées du site 30joursdebd. Attention, tous les auteurs de ce recueil n’ont pas forcément de blog, mais presque tous, si l’on en croit la bibliographie intelligemment placée à la fin de l’ouvrage, n’ont que quelques albums à leur actif, pour la plupart sortis dans la seconde moitié des années 2000.

Onapratut a récemment sorti, avec l’association « Y’en a » un album intitulé Wallstrip que je n’ai pas lu mais qui m’a l’air fort alléchant car inspiré par les exercices de l’Oubapo. On y retrouve d’ailleurs Lécroart, Baladi et Delisle, ce qui n’enlève rien… Un prochain article, peut-être.

Transposition, adaptation et parodie
Aucun auteur du recueil ne succombe à l’imitation pure et simple. Tous se situent dans le registre de la transposition, tantôt scénaristique, tantôt graphique… Ce sont les différentes tactiques opérées par les auteurs qui font tout l’intérêt du recueil.
L’histoire qui ouvre le recueil est celle de Unter, un des fondateurs d’Onapratut, et qui tient d’ailleurs un blog relativement régulièrement (http://chezunter.free.fr/). Ayant pour titre « Les Pieds Nickelés goûtent au bio », elle est peut-être une de celles qui se rapproche le plus de l’esprit de la série originelle, ne serait-ce parce que son trait vivant me fait penser à celui de Pellos, le principal dessinateur après la guerre. Unter leur conserve un langage vert modernisé et se livre tout simplement au jeu de la transposition à notre époque, qui ne manque pas d’occasions pour faire fructifier des magouilles en tout genre. Le trio de truand sait s’adapter à l’air du temps en arnaquant les bobos (ne sont-ils pas les bourgeois du XXIe siècle ?) à coup de produits faussement bio et de ponchos péruviens trouvés dans les décharges. Et leur légendaire malhonnêteté ne leur apporte bien sûr que des catastrophes. Un bel exercice d’adaptation contemporaine.
D’autres, comme Olivier Ka, le doyen de nos auteurs (http://olivierka.blogspot.com/), accompagné au dessin par le style sobre et froid d’Alejandro Milà (http://www.alejandromila.com/), quitte le registre de l’humour qui est celui des origines pour livrer une transposition presque pessimiste du destin contemporain des trois héros. Croquignol est devenu VRP, Filochard conducteur de bus et Ribouldingue fonctionnaire, et tous trois, ignorant de ce qu’aurait pu être leur vie d’aventures, la rêvant à peine, acceptent la monotonie. L’effet, qui fonctionne par décalage avec la force de l’humour de la série originelle, offre un regard saisissant et effrayant sur la société.
Dans « Les Pieds Nickelés sans papier », Fred Duprat (http://dansmabulle.over-blog.com/) conserve l’esprit magouilleur du trio mais met à profit le style réaliste d’Aurélien Bédéneau pour imaginer une histoire dans l’actualité où les Pieds Nickelés viennent en aide à un groupe de sans-papiers afghans et ridiculisent une fois de plus allègrement l’autorité en piétinant les tulipes du préfet. Tout ça, je vous rassure, pour de l’argent. Là encore, le récit comique devient fable sociale et les Pieds Nickelés modernes y gagnent au passage une forme d’engagement.
Au contraire, Stéphane Girod (http://stephanegirod.canalblog.com/) revient, sur un scénario de Radi (par ailleurs l’auteur des strips minimalistes et délirants de Monsieur Piche, http://monsieurpiche.canalblog.com/), à la forme originelle du récitatif et à un style caricatural et grotesque. Mais, comme l’indique le titre « Les Pieds Nickelés font des petits miquets », c’est avant tout l’occasion d’une joyeuse satire du monde de la bande dessinée dans lequel Croquignol, Ribouldingue et Filochard se font éditeurs-arnaqueurs.

Voilà les récits qui m’ont le plus marqués dans ce recueil, par l’interprétation qu’ils proposent de cette série-symbole, et la manière dont ils s’en servent pour décrire les travers du monde contemporain. Mais j’oublie là bien d’autres histoires, certaines tentent par exemple de sortir du schéma narratif des suites de magouilles pour s’intéresser à la formation du trio (« Les Pieds Nickelés se rencontrent » de Fred Duprat et François Duprat) ou leur procès (« Le procès des Pieds Nickelés » de Ced et Lommsek). D’autres encore poursuivent le jeu de la transposition contemporaine, transformant la série en utilisant leur style propre.
C’est aussi là ce que permet Les Nouveaux Pieds Nickelés : acter l’existence et l’originalité d’une nouvelle génération d’auteurs.

Pour en savoir plus :
Le site internet d’Onapratut : http://onapratut.free.fr/
Les Nouveaux Pieds Nickelés (collectif), Onapratut, 2010
Les Pieds Nickelés, intégrale rééditée chez Vents d’Ouest

Baruthon 5 : promenades et albums collectifs

Avant de passer le mois prochain à l’oeuvre qui constitue, en 1995, un tournant important pour la carrière de Baru, une nouvelle consécration, L’Autoroute du soleil, je propose à mes fidèles lecteurs du Baruthon une promenade au gré des histoires courtes dessinées par notre Grand prix du FIBD 2010. On oublie bien souvent, en retraçant la carrière d’un auteur, ses participations à des albums collectifs autour d’un thème, récits qui semblent n’être que des commandes momentanées et sans lendemain. Peut-être révèlent-ils plus que cela : une capacité à s’extraire de la logique sérielle pour aller voir ailleurs, un exercice de style souvent plaisante pour le lecteur… Dans les années 1990 et 2000 se sont multipliées les occasions pour ces albums collectifs qui participent, l’espace d’un court instant, à l’histoire de la bande dessinée. Si pour un auteur débutant ils peuvent être une manière de franchir le pas de la publication (à ce propos, si tout va bien, je parlerai bientôt des Nouveaux Pieds Nickelés…), pour un auteur installé, ils sont le signe que son style intéresse.
Baru a souvent été sollicité pour de tels projets éditoriaux, et ce d’autant plus qu’il a déjà démontré un goût pour le récit court, en quelques pages, dans des projets antérieurs. Au programme aujourd’hui : Le violon et l’archer (1990 – Casterman), Avoir 20 ans en l’an 2000 (1995 – Editions autrement) et Le Jour où… (2007 – Futuropolis). Et la brève évocation de quelques autres apéritifs. J’en profiterai pour dresser une brève typologie des albums collectifs, ces entités étranges, cauchemar des libraires et bibliothécaires, sans auteur mais pas sans âme.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique

La bande dessinée au musée : Le violon et l’archer

Peut-être vous souvenez-vous d’un ancien article que j’avais consacré à la collection Louvre/Futuropolis lancée en 2005 qui signe l’association de deux univers, celui de la bande dessinée et celui du musée (à ce propos est sorti très récemment le cinquième album de cette collection, Rohan au Louvre, par Hirohiko Araki). Un événement à relativiser quand on sait qu’il y a près de vingt ans, un musée bien plus modeste tentait lui aussi l’expérience de l’édition de bande dessinée, certes à l’échelle d’un unique album : en 1990 sortait Le Violon et l’archer chez Casterman, en collaboration avec le musée Ingres de Montauban qui conserve l’oeuvre du peintre Jean-Dominique Ingres (1780-1867). L’album réunissait six auteurs : Baru, François Boucq, Max Cabanes, Jacques Ferrandez, André Juillard et Jean-Louis Tripp. Pour Baru, c’est le premier contact avec l’éditeur Casterman qui deviendra son éditeur principal jusqu’à nos jours. L’éditeur belge poursuit alors sa percée dans le secteur adulte de l’édition de bande dessinée, même si sa célèbre revue (A suivre) commence nettement à décliner, après avoir rempli un important rôle de libération artistique et créative dans les années 1980 en rapprochant la bande dessinée de la littérature. C’est d’ailleurs à travers (A suivre) que le projet semble lancé : à l’exception de Baru, les auteurs participant au projet ont déjà publié dans la revue ; ils appartiennent tous à une génération ayant commencé leur carrière au début des années 1980.
Célébrer les noces du musée des Beaux-Arts et de la bande dessinée est comme un vieux serpent de mer dans le noble univers du musée (vous en aurez l’illustration ce mois-ci à la cité de l’architecture et du patrimoine si j’ai le temps d’en faire un article !). Citons en vrac la fameuse exposition Figuration et bande dessinée narrative en 1967, première fois qu’un musée des Beaux-Arts accueille des planches de bande dessinée, ou, plus près de nous et plus frais dans ma mémoire, l’exposition Hergé au centre Pompidou en 2006, l’exposition La BD s’attaque au musée au musée Granet d’Aix-en-Provence en 2008, l’exposition Regards croisés sur la bande dessinée belge aux musées royaux de Bruxelles en 2008, l’exposition Toy Comix au musée des Arts Décoratifs en 2008, le projet d’édition du Louvre qui aboutit à une exposition en 2009, l’exposition sur Astérix au musée de Cluny en 2009… Les années 2000 ont vu se multiplier ce type d’initiatives où les musées des Beaux-Arts hésitent entre intronisation d’un art jusqu’à là vécu comme mineur et tentative de conduire au musée un « autre » public (disent-ils, puisque tout le monde sait que les lecteurs de bande dessinée ne vont pas au musée). Vu sous cet angle, l’initiative du musée Ingres de Montauban est d’autant plus méritoire qu’elle ne profite pas encore d’une mode et qu’elle vient d’un musée relativement modeste.

Le prologue de l’album, qui réunit donc six histoires qui commencent toutes par la même phrase : « Il est 18h00, A Montauban, le musée Ingres ouvre ses portes », ouvre sur une perspective intéressante : en 2053, le conservateur du musée Ingres redécouvre les originaux de six histoires réalisées en 1990 par des auteurs de bande dessinée s’inspirant des collections du musée. C’est cette exposition qui nous est donnée à voir… ! Le texte est d’autant plus amusant que, dans le futur, André Juillard a sa retrospective dans les musées d’art contemporain (référence, sans doute, à l’exposition Juillard à l’hôtel de Sully en 1991) et Jean-Louis Tripp est un peintre et sculpteur célèbre. Cette façon de lier bande dessinée et musée au moyen d’une mise en scène qui plonge d’emblée le visiteur (ou le lecteur) dans la fiction rappelle les scénographies de François Schuiten et Benoît Peeters pour une exposition intitulée Le musée des Ombres (à l’origine à Angoulême en 1989). L’espace du musée devient alors l’espace où se déploie un imaginaire, à la manière d’un album de bande dessinée.

Et l’histoire de Baru ? Il se plie au format imposé par l’album, un format carré pour un gauffrier de six cases par planches et raconte justement l’histoire de six dessinateurs de bande dessinée visitant le musée Ingres. L’un d’eux, communiste agressif, va provoquer quelques désordres, au grand dam du conservateur, en peignant la tête de la Castafiore à la place du portrait de madame Gonse ou en coupant les testicules de l’Héraclès de Bourdelle. L’occasion pour Baru de désacraliser les oeuvres du musée avec un irrespect jubilatoire servi par son trait expressif qui, dans cette histoire de huit pages, se rapproche encore de celui du Chemin de l’Amérique qui sort à la même époque.
Alors que les projets BD/musées des Beaux Arts me rendent en général plutôt sceptique, comme la juxtaposition de deux mondes qui ne se comprennent pas, l’humble album du musée Ingres, aujourd’hui assez largement oublié d’ailleurs, car tel est le sort des albums collectifs, est plutôt réussi et anticipe sur le projet plus récent du Louvre qui fait du musée un espace d’inspiration pour des auteurs de bande dessinée.

Avoir 20 ans en l’an 2000 : les éditions Autrement et la bande dessinée


Les années 1990 et 2000 ont vu se dérouler un amusant phénomène : des maisons d’édition littéraires généralistes, attirées par la vogue du « roman graphique », se sont mises à ouvrir leur catalogue à la bande dessinée, soit par une politique de rachat (rachat de Casterman par le groupe Flammarion en 1999), soit par l’édition d’albums. Il n’est donc pas incongru de trouver dans nos librairies de bande dessinée des albums publiés chez Gallimard, Flammarion ou au Seuil.
C’est en partie dans ce contexte qu’il faut replacer l’album paru en 1995 aux éditions Autrement sous le titre Avoir 20 ans en l’an 2000. Il regroupe cinq auteurs aux styles variés (Baru, Aristophane, J-C Denis, Ricci, De Pierpont) pour quatre récits sur un thème donné par le titre. Je dis « en partie » car le profil des éditions Autrement est déjà en soi assez atypique dans le paysage éditorial français, et leur ambition première dans cet album n’est pas uniquement la recherche d’une niche commerciale. Fondées en 1975, les éditions Autrement se spécialisent dans les ouvrages documentaires et scientifiques sur le monde et s’ouvrent à la littérature en 1993. L’ambition affichée par les éditions Autrement est d’aider à la compréhension du monde et de la société. En 1994 est lancée une éphémère collection intitulée « Histoires graphiques », dirigée par Thierry Groensteen et Henry Dougier. Une demi-douzaine d’albums y sont publiés jusqu’en 1998, fonctionnant tous sur le même principe : un thème social et actuel vu par quelques dessinateurs (à l’exception des albums uniques Un amour de jeunesse de Nicolas Vial et Michel Guerrin en 1997 et Véro d’Edmond Baudouin en 1998).
L’enjeu attendu par l’ouvrage collectif Avoir 20 ans en l’an 2000 est la prise en compte de la fiction, et même de la fiction graphique, comme moyen d’interpréter le monde. L’interprétation qu’en donne Baru est tout à fait intéressante, dans un noir et blanc sans doute inspiré par L’Autoroute du soleil qui sort cette même année 1995. Le dessinateur reprend le principe des courtes mésaventures du quotidien d’une jeunesse désoeuvrée dont le principal centre d’intérêt est la drague. Le récit se rapproche en cela, dans sa conception et par sa chute comique irrésistible de ridicule, des histoires courtes de La Piscine de Micheville. Tout cela transposée dans un an 2000 fantasmé, et c’est là ce qui fait l’intérêt de l’histoire.
Baru croise un récit anodin, qui pourrait se passer de nos jours (un jeune banlieusard se prépare pour aller en boîte mais est contrarié dans son périple par toutes sortes de péripéties), avec un imaginaire d’anticipation totalitaire : Jean-Marie Le Pen (que Baru fustigeait déjà, mais alors sans le citer, dans Cours camarade) est devenu premier ministre et les banlieus sont des zones surveillées par la police qui tire à vue sur les prétendues racailles et les immigrés pourchassés sans merci. L’histoire commence d’ailleurs sur une scène symbolique où le héros balance par la fenêtre sa télévision qui retransmet un discours désespérant du fameux premier ministre (on ne peut s’empêcher de reconsidérer cette fiction avec effroi en repensant aux présidentielles de 2002 et à la politique d’immigration actuelle…). On retrouve donc par ce récit le Baru politique qui, sans militantisme aveugle, se bat contre une forme de bêtise ordinaire qui peut faire craindre le pire. Depuis Cours camarade au moins, Baru s’intéresse au sort des immigrés et des habitants des banlieues en leur affirmant un droit à vivre une vie normale. Le discours pourrait paraître à certains esprits cyniques dérisoire et simpliste ; chez Baru, l’art de la fiction vient enrichir ce discours.
Bonne année (car c’est le titre de son histoire) sera rééditée par Casterman en 2009 dans un recueil d’histoires de Baru que nous recroiserons lors de notre Baruthon…

Il est dommage que la collection « Histoires graphiques » se soit arrêtée car l’intention de départ était tout à fait intéressante. La notion d’album collectif y prenait un sens autre que la simple juxtaposition d’histoires. La bande dessinée y gagnait une mission, celle de parler de la société, mission dont elle s’était bien sûr déjà emparée au moins depuis les années 1970, mais qui se trouvait ici concentrée et structurée dans un projet éditorial.

Bande dessinée, reportage et information : Le Jour où…

Après Casterman, c’est au tour de Futuropolis 2.0 de se lancer dans les albums collectifs en partenariat avec une institution, ici avec France Info à l’occasion des 20 ans de la station d’information en continu. Le principe de Le Jour où… reprend, d’une certaine manière, celui de la collection « Histoires graphiques » puisqu’il s’agit pour les auteurs qui participent de proposer un regard, en quelques pages, sur un fait d’actualité qui les a marqués dans ces vingt dernières années. Mais l’ambition est grande, cette fois, puisque 28 auteurs sont réunis pour 20 récits graphiques. Considérons d’abord que cet abum est avant tout un album anniversaire et un CD réalisé par l’Ina et regroupant des moments de radio importants est joint avec. Il y aussi de la part de France Info une sincérité, (et ce malgré cette phrase de l’introduction qui m’a fait sourire : « Depuis sa création, France Info s’intéresse à la bande dessinée ») puisque la station de radio possède une émission consacrée au neuvième art, animée par Jean-Christophe Ogier, actuel président de l’Association des Critiques de Bande Dessinée. Elle remet aussi, depuis 1994, un prix de la bande dessinée d’actualité et de reportage (le lauréat 2010 était L’affaire des affaires, album consacré à l’affaire Clearstream par Yan Lindingre, Laurent Astier et Denis Robert, un journaliste ayant enquêté sur cette importante affaire judiciaire de l’ère Sarkozy). Cela pour dire que le projet Le jour où… ne sort pas de nulle part.
Et c’est d’ailleurs autour de ce mouvement, désormais identifié et presque institutionnalisé, de la « BD de reportage » qu’il faut lire Le Jour où. Les auteurs choisis l’ont été en ce qu’ils ont, dans leurs albums, proposé un regard sur la société contemporaine, politisé ou non, en fiction ou en documentaire. Rien d’étonnant donc de retrouver Etienne Davodeau, Joe Sacco, Emmanuel Guibert, Jean-Philippe Stassen, David Prudhomme, Guy Delisle, et beaucoup d’autres qui ont fait du monde contemporain leur univers de prédilection. Un choix éclairé qui ne nuit pas. Baru trouve naturellement sa place dans cette équipe, lui qui se sert de la fiction pour montrer, en arrière-plan mais jamais négligemment, des réalités sociales.

Baru a choisi d’illustrer la fin du service militaire, annoncée par Jacques Chirac et Lionel Jospin le 27 juin 2001. Le sujet est à mettre en relation avec un de ses anciens albums, Vive la classe !, dans lequel il racontait le départ pour le service militaire d’une bande de jeunes fils d’ouvriers dans les années 1960. Il réemploie d’ailleurs une technique qu’il avait mise au point pendant cet album : la fausse photographie dessinée. Sa contribution à Le Jour où… est donc une suite d’environ huit « tableaux » muets conçus comme des clichés photographiques qui seraient autant de photos de groupe de conscrits à travers les âges, depuis les soldats de l’an 2 de la Révolution française. Ce qui, en apparence, n’est pas une « histoire » en devient donc une, puisque Baru résume près de deux siècles de guerre. Et là encore, son expressivité, sage dans certaines scènes, se déploie lorsqu’il s’agit de représenter les horreurs de la guerre de 1914 ou celles de la guerre d’Algérie. Le tout se ferme sur le portrait de quatre jeunes de banlieues qui, comme souvent chez Baru, sont volontairement représentés de façon optimiste et positive, pour contrebalancer l’image trop souvent relayée par les médias. Comme quoi le sort de la jeunesse reste une des principales préoccupations des albums de Baru.

Baru a participé à beaucoup d’autres albums collectifs. Ainsi aurai-je pu évoquer l’introuvable Quartier de Sainte-Marguerite ou encore Tooloose (2007), album sur Toulouse, donc, si je les avais lu… J’aurais aussi pu signaler l’auto-parodie qu’il livre dans Minimal de Manu Larcenet, dans une histoire courte où un benêt pourchasse des nonnes en éructant sur la sexualité de Dieu le Père. Quelques titres supplémentaires dans la bibliographie de notre dessinateur… La multiplication des albums collectifs célébrant souvent des événements, certains réussis d’autres ratés, est une sorte de baromètre de la manière dont, depuis une vingtaine d’années, la bande dessinée est de mieux en mieux admise par des acteurs qui lui sont extérieurs comme un moyen d’expression comme un autre et acceptent avec elle un partenariat temporaire ou durable. Avec un peu de mauvais esprit, je dirais qu’il y aussi de leur part une façon d’être à la mode, mais il faut bien admettre que l’existence de ces albums, quand ils sont réussis, est plutôt rassurant quand à l’avenir de la bande dessinée.

A suivre dans : L’autoroute du soleil, Casterman, 1995

Pour en savoir plus :
Le Violon et l’archer, Casterman, 1990
Avoir 20 ans en l’an 2000, éditions Autrement, 1995
Le jour où…, Futuropolis, 2007