Evolution et crispation dans le monde du dessin de presse

Mes recherches actuelles me portent vers l’étude du dessin de presse, et notamment dans ses rapprochements avec la bande dessinée. Peut-être une série d’articles sur ce sujet d’ailleurs… Mais en attendant, un article récent du dessinateur Gaël relayé sur le site http://www.caricaturesetcaricature.com/ m’a suffisamment interpellé pour que je rédige un article sur la situation actuelle du dessin de presse face à deux problématiques : la crispation de certains face à l’humour, et internet la diffusion numérique.

Parcours de blogueurs : Gaël
L’idée de cet article m’est donc venu d’un article de Gaël Denhart, dessinateur de son état, paru d’abord sur son blog lié au site Rue89, Un crayon dans la tête, puis repris sur le site scientifique spécialisés en histoire et analyse du dessin de presse, caricaturesetcaricatures, dans un article intitulé Menaces sur la profession de caricaturiste, pourquoi l’indifférence.
Gaël Denhart aurait très bien pu faire l’objet d’un parcours de blogueur puisque son blog (plus un site qu’un blog, d’ailleurs), L’appartelier, fut un des premiers blogs que je consultais régulièrement, il y a de ça quatre ou cinq ans, quand le phénomène des blogsbd n’en était encore qu’à ses débuts. C’est donc avec une pointe de nostalgie que ce blog me transporte quelques années en arrière : un site en flash crée par Kek, des liens vers les blogs de Cha, de Lovely Goretta, de Boulet, de Melaka, de Tanxxx, et même de Frantico, c’est vous dire. Les archives sont facilement accessibles sur le site et bien rangées, vous y trouverez même des dessins de 2003, du temps où Gaël, qui n’avait pas encore de blog à lui, squattait les quelques premiers blogs des autres, chez Cali, AK, Kek, Capu et Libon et Mr Moyen. Allez papillonner de rubriques en rubriques pour savourez l’humour de Gaël Denhart, dit aussi Gä sur la blogosphère.
Gaël, en même temps que de tenir son blog, publie plusieurs albums. En 1997 paraît son premier album, Robert le skin. Puis, à partir de 2000, il dessine de nombreux albums du type « Guide illustré du… » d’abord chez La Sirène et plus récemment chez Wygo. A noter également, pour être complet, la série Les Blattes qu’il crée avec Mo/CdM au Lombard et un album plus autobiographique directement tiré de son travail sur Internet, Le divorce, au Seuil en 2007. Gaël mène durant les années 2000 une carrière entre l’illustration « papier » et la bande dessinée sur Internet, puisqu’il participe à la mise en place et l’animation du site Fluide Glacial, avec Kek puis du site de Spirou. Depuis 2008, on le retrouve sur Internet pour créer un blog sur le site d’informations en ligne Rue89. Il y livre plusieurs dessins par mois sur l’actualité, se faisant ainsi dessinateur de presse (bénévole !) pour l’occasion.

Dans le dernier article publié sur son blog et repris sur caricaturesetcaricatures, Gaël expose, avec mesure, ses craintes quant à l’évolution de l’art du dessin de presse et plus particulièrement de la caricature (que j’oppose là au dessin d’humour non-critique et non-politique, à la Sempé, pour ne donner qu’un exemple). Selon lui, malgré la multiplication des espaces de publications pour les dessinateurs, sur Internet ou dans la presse traditionnelle, il se produit parfois un formatage qui édulcore une pratique qui, par essence, se veut sinon violent, du moins impertinent. Et, ajoute-t-il, la même presse qui se sert des dessins de presse comme « produit d’appel » face à un public demandeur ne relaie que trop peu les menaces, critiques, voire procès, qu’ils peuvent subir dans l’exercice de leur métier.

Les mésaventures du dessin de presse en France, 2007-2010
L’article de Gaël me donne une occasion idéale pour évoquer deux sujets différents, et d’abord la question de la liberté d’expression dans la dessin de presse.
Gaël cite plusieurs affaires récentes qui ont vu des caricaturistes être menacés et violemment critiqués par des communautés politiques et confessionnelles. Je ne fais que citer deux affaires plus médiatisées de ces dernières années, celle des caricatures de Mahomet et le procès de Charlie Hebdo d’une part (procès qui eut lieu en 2007), et l’affaire Siné d’autre part (procès en 2008). Dans les deux cas étaient mis en cause les propos de caricaturistes jugés racistes et antisémites, d’un côté par l’Union des organisations islamiques de France et de l’autre côté par la Licra. Petite précision : dans le premier cas, Philippe Val, directeur de Charlie Hebdo a soutenu les dessinateurs mis en cause, dans le second, il s’est désolidarisé du vétéran du dessin politique, Siné, qui est parti créer son propre hebdo satirique, Siné Hebdo (j’avais déjà développé cette dernière affaire dans un premier article sur le dessin de presse). Siné Hebdo fait d’ailleurs paraître ce mois-ci son dernier numéro !
Mais ces deux affaires, néanmoins symptomatiques d’un climat bien-pensant, avaient été suffisamment médiatisées et celles que nous cite Gaël l’ont été nettement moins. D’autant plus que j’ai encore d’autres exemples du même type à citer…


Gaël évoque plusieurs de ses collègues qui ont subi des pressions, anonymes ou organisées, après avoir publié des dessins : il cite Large, un de ses collègues de Rue89 critiqué par des membres de l’UMP, Babouse par des militants du NPA et surtout Berth, attaqué par des catholiques. Ce dernier cas est d’ailleurs particulièrement parlant. Le dessinateur Berth, qui tient un blog personnel (http://berth.canalblog.com/) est dessinateur satirique dans L’Humanité et Siné-Hebdo. Or, il est aussi, et ce depuis treize ans, dessinateur pour Mon Quotidien, un quotidien d’informations pour enfants édités par Play Bac. Un portail web catholique, Riposte-Catholique, a déclenché une cabale contre lui à la suite d’un de ses dessins (reproduit ci-contre). Berth est défini par les catholiques mécontents comme un « dessinateur anticlérical et d’extrême-gauche » et sa présence dans un journal pour enfants est dès lors jugée indésirable. Chacun jugera sur ce dessin où j’ai bien du mal à voir l’offense… (un « vite-dit » d’arretsurimages résume sur la question)
Cela semble à la mode de dénoncer les prétendues « dérives » de la liberté d’expression, et le dessin de presse est une cible particulièrement facile (même si les humoristes radio Guillon et Porte ont eu eux aussi leurs affaires, le premier face à Eric Besson et le second face à l’animateur Arthur). D’autres exemples pour ajouter de l’eau au moulin de Gaël. Il y a quelques semaines, c’est un dessin de Willem paru dans Libération qui suscite la colère des syndicats de police. Le prolifique Plantu, dessinateur au Monde a subit plusieurs plaintes suite à des dessins ces dernières années ; en 2008 par la CGT et en mars 2009 par des catholiques suite à un dessin mettant en cause l’attitude du pape face à la question du préservatif en Afrique (reproduit ci-contre). La chose s’est répété avec un dessin sur la pédophilie en une du Monde du 28 avril. Certains catholiques sont, ces derniers temps, particulièrement remontés contre Plantu et contre la « cathophobie » de la presse et des dessinateurs.

A chaque fois, le processus est le même : des organisations se plaignent aux journaux concernés au nom d’un communauté. Cela va rarement jusqu’au procès et se limite à des accusations et des pressions non-officielles. Le problème dans tout ça est d’éviter l’amalgame, d’un côté comme de l’autre : l’opinion de quelques extremistes sourcilleux ne réflète pas celui de toute une communauté. De même, un dessin de presse est un objet souvent difficile à déchiffrer, et qui prend des sens tout à fait différents selon le lecteur, en particulier lorsqu’il tente, courageusement, de manier l’ironie et le second degré.
On peut se demander si ces plaintes ne sont que des symptômes exceptionnels qui montrent au contraire que le dessin de presse fonctionne puisqu’il agace, ou s’il s’agit de signes avant-coureurs d’une réduction du champ d’action des satiristes et des créateurs en général. Le deuxième point de vue me paraît assez peu probable, mais sait-on jamais, il y en a bien qui en appelle au « devoir de réserve »… Ce que l’Histoire nous apprend (si on admet que l’Histoire peut nous apprendre quelque chose…), c’est que par le passé, les dessins satiriques étaient beaucoup plus violents, jusqu’à l’outrance, et suscitaient pourtant moins de plaintes pour eux-mêmes. En lisant récemment la thèse que l’historien Christian Delporte a consacré au dessin politique sous l’entre-deux-guerres, j’y ai notamment appris que les dessins, souvent très violents dans les années 1930, étaient admis par le personnel politique comme faisant partie du débat et du jeu politique, particulièrement virulent à cette époque.

Le problème, et Gaël le précise bien, n’est pas tant que des dessins suscitent des réactions de la part de ceux qui sont visés. Après tout, c’est leur but, et le débat est complexe et sans doute insoluble sur jusqu’où peut-on aller par l’humour. Les procès intentés à ces occasions sont généralement gagnés par les caricaturistes au nom de la liberté d’expression et du décalage que permet l’humour dans la compréhension de l’énoncé. Soyons honnêtes : la France bénéficie d’une liberté d’expression suffisamment large et on ne peut que s’en rejouir. Mais il est vrai que les affaires mettant en cause des caricaturistes ont été bien peu évoquées par les médias, comme si prendre position dans ces affaires revenait à se voir taxer, à son tour, de racisme, d’antisémitisme et d’intolérance. Cela alors qu’elles ont été, ces dernières années, particulièrement nombreuses. Il est vrai aussi que, dans le climat de bien-pensance généralisée, des « petits riens » conduisent parfois à l’absurde : je pense à la pipe gommée de Jacques Tati sur les arrêts de bus lors de l’exposition et à la cigarette de Gainsbourg supprimée sur les affiches du métro pour le film de Sfar. Ce n’est pas grand chose, juste l’apparition de nouvelles crispations dans la société et sans doute des questionnements sur les limites de la liberté d’expression (si ces derniers mots ont le moindre sens…). Mais le dessin de presse a aussi et surtout comme rôle de mettre à mal, sous couvert de l’humour (qui d’après moi permet tout dans la mesure où il implique l’intelligence du lecteur) les tabous et les non-dits d’une société.

Dessin de presse et BD sur Internet, enjeux communs ?


Passons à autre chose. Je termine en évoquant rapidement la question du dessin de presse et d’Internet, tout aussi intéressante que celle de la BD et d’Internet qui occupe en grande partie ce blog. Gaël parle en effet du grand nombre de « blogs persos » qui permettent aux dessinateurs de s’exprimer plus librement qu’ils ne le peuvent dans la presse. Lui-même participe à l’émergence d’un dessin de presse publié sur le net qui peut être défini, de façon élémentaire par le support, comme la publication de dessins d’humour, souvent sur l’actualité, par des sites de presse en ligne. Rue89 en est un bon exemple, puisque le site d’informations communautaire accueille les blogs dessinés de Gaël, Large, Chimulus, Coco, entre autres dessinateurs. On pourrait aussi citer le célèbre blog de Martin Vidberg, « L’actu en patates » hebergé par le site du Monde.fr. Lui aussi fut, au début des années 2000, un pionnier de la blogosphère et de la publication de BD en ligne. Il poursuit sur ce blog une activité qui en fait un vrai dessinateur de presse : dessins réguliers, commentaire sur l’actualité, lien avec un organisme de presse. Même si ces dessins se rapprochent plus de la veine du dessin d’humour non-polémique que du dessin satirique.
Et le sujet de l’avenir du dessin de presse intéresse des chercheurs et des spécialistes. Guillaume Doizy, historien de la caricature, a très récemment publié un ouvrage intitulé Dessin de presse et Internet qui se penche justement sur l’avenir d’une pratique que l’on pourrait croire menacée avec la désaffection du public pour la presse traditionnelle. Ne l’ayant pas lu, je ne m’avancerais pas à commenter ce livre. Mais si on en croit la critique qu’en livre Mira Falardeau sur le site caricaturesetcaricatures, Doizy a mené plusieurs interviews de dessinateurs en ligne internationaux pour cibler cette pratique. Il est encore méfiant vis à vis des avantages du Web pour le dessin de presse, notamment pour les questions de rémunération et de propriété.
Bon. L’important ici est que la question soit soulevée. Il est intéressant de voir que des historiens commencent à se pencher sur la question qui rejoint à la fois les problèmatiques de l’avenir de la presse en ligne et celles de l’essor de la BD en ligne.

Et puisque nous sommes dans des questions de polémiques et de publication sur Internet, je signale enfin que la lutte des auteurs de bande dessinée du SNAC-BD pour la défense de leurs droits sur les publications en ligne continue. Il semble qu’à la suite de l’Appel du numérique le 20 mars dernier, aucun accord n’a encore été trouvé pour clarifier la situation des droits sur les albums publiés en ligne. Des écrivains et illustrateurs de livre se sont joints en lançant leur propre « Appel du numérique » et poser eux aussi la question de la place de l’auteur dans la diffusion en ligne par les éditeurs. Une rencontre a eu lieu le 29 avril avec le ministère de la Culture pour organiser un groupe de travail auteurs/éditeurs. Des questions encore en suspens, donc.(Cette ultime précision fait suite à l’article Edition numérique : la balle dans le camp des auteurs).

Parcours de blogueur : Vincent Sorel

Ayant découvert Vincent Sorel par sa participation au feuilleton-bd Les autres gens, j’ai voulu en savoir un peu plus sur ce jeune dessinateur. Il tient un blog depuis 2007 et a publié l’année dernière son premier album, L’ours, aux éditions de l’an 2. Courte présentation pour faire d’un auteur élégant et débutant, découvert grâce aux méandres de l’édition numérique.

Parcours d’illustrateur

Vincent Sorel se forme au graphisme et à l’illustration dans l’atelier d’illustration des Arts Déco de Strasbourg d’où sont sortis tant de dessinateurs de bande dessinée (Joseph Béhé, Marjane Satrapi, Mathieu Sapin, Lisa Mandel, Pierre Duba, Blutch, Boulet…). Il en sort en 2008 et commence alors une carrière d’illustrateur, entre premiers boulots et permières expositions. Ce qui ne l’empêche pas de s’intéresser au volet narratif du dessin et de se consacrer à la bande dessinée. Ses premières réalisations se font dans l’univers du fanzinat : il participe à plusieurs reprises au fanzine Ecarquillettes à partir de 2008 (http://www.troglodyte.eu/ecarquillettes/).
Dans le même temps, il parvient à faire éditer l’un de ses projets, L’ours, aux éditions Actes Sud-l’an 2, qui sort en 2009. Un bon premier album qui commence comme une fable absurde. Un ours tue un bucheron et prend pendant cinq jours sa place dans le petit village dans la vallée. Par un étrange tour de passe-passe, l’ours devient alors le révélateur du reste des habitants, de leurs problèmes, de leurs secrets et de leurs désirs.

Webzine et bédénovela

Mais comme on pourrait s’y attendre, Vincent Sorel utilise également Internet et l’édition numérique naissante pour se faire connaître. Assez peu, finalement, à travers son blog (le blog actuel, « Oisiveté mon amie », a été ouvert en 2007) qui remplit ses fonctions premières : carnet de croquis et d’essais, présentation des projets en cours, coups de coeur… On ne trouvera donc pas de webcomic, de publications en ligne ou « d’anecdotes du quotidien ».
En revanche, Vincent Sorel se lie avec deux projets numériques. Il participe d’abord, et ce dès 2007, au webzine numo.fr : un webzine réalisé par le collectif d’illustrateurs Troglodyte, les mêmes qui sont à l’origine d’Ecarquillettes. Numo.fr est un webzine en général trimestriel où l’on peut retrouver, autour d’un thème et par une interface en flash plutôt originale, les travaux de plusieurs jeunes auteurs (http://www.numo.fr/lamort/). Surtout, il fait activement partie de l’aventure des Autres gens, la BD-feuilleton lancée en mars dernier et qui a fait beaucoup parlé d’elle sur Internet et ailleurs (et ici aussi, dans cet article). Là aussi, il s’agit d’une oeuvre collective. Sorel en a déjà dessiné 6 épisodes en deux mois, dont le second. Il y expérimente une technique aux crayons de couleurs assez saisissante qui rappelle quelques uns de ses travaux d’illustration réalisés en Espagne (http://parenthese.espagnole.over-blog.com/).

Trait et couleurs


Quoique débutant dans l’illustration, Vincent Sorel possède un style. On voit grâce à son blog qu’il aime encore expérimenter et livrer de petits essais graphiques en noir et blanc et en couleurs. Mais Sorel s’est déjà trouvé un goût pour la sobriété du trait qui dirige le dessin et que je ne peux pas m’empêcher de rapprocher de certains dessinateurs de presse américains des années 1950. La référence à l’école du New Yorker faite sur le site des éditions de l’an 2 me paraît assez juste, pas forcément sur L’ours, mais sur certaines de ses illustrations. Un trait précis et élégant avec très peu de modelés qui stylise les silhouettes et se base sur la clarté formelle. Il se concentre beaucoup sur le traitement et la singularisation des visages, et fait parfois preuve d’un certain humour absurde qui, là aussi trouve des échos dans le dessin de presse. Dans L’ours, la beauté visuelle de ce style n’est pas encore pleinement exploitée, mais je trouve que l’alliance du trait et de la couleur dans ses épisodes pour Les autres gens est une vraie réussite. Voir par exemple sur son blog ces variations sur le film Adèle Blanc-sec, comme des impressions sortant directement de l’écran ou encore quelques études pour des silhouettes colorées à la lumière d’une fête.

Revenons à L’ours quelques instants, puisque c’est son premier album et sa première grande oeuvre « solo » que vous êtes susceptible de trouver en librairie. On est davantage dans l’exercice de style que dans l’oeuvre complexe et intense mais tout cela reste intéressant. L’intrigue, vous la connaissez : Sorel prend le pretexte de l’irruption d’un ours grimée en humaine dans un petit village pour développer une comédie humaine où différents portraits se croisent, se heurtent, s’insultent, s’aiment. Tout converge vers la sobriété et le refus des effets spectaculaires : la narration, essentiellement composée de dialogues et de courtes saynètes avec un net découpage chronologique en cinq chapitres/jours, et le traitement graphique, comme décrit plus haut avec quelques ombres aquarellées en noir et blanc. L’ambiance se veut vaguement médiévale mais au fond, ce n’est qu’un décor, les réactions des personnages étant au contraire assez actuelles. On devine une tentative de pointer du doigt les petites et grandes hypocrises de la société humaine. Mais bien plus croustillant, à mes yeux, est l’humour absurde jusque dans l’idée même de ce ours mutique qui se fait passer pour un homme et honore une à une les femmes du village avec une innocence toute animale.

Pour en savoir plus :

Le blog de Vincent Sorel : http://oisivete-mon-amie.over-blog.com/
Le book de Vincent Sorel : http://vincentsorel.ultra-book.com/
L’ours, Editions de l’an 2, 2009 et un article d’actuabd : http://www.actuabd.com/L-Ours-Par-Vincent-Sorel-Actes-Sud
Le fanzine Ecarquillettes : http://www.troglodyte.eu/ecarquillettes/
Le site du collectif Troglodyte : http://troglodyte.eu/

Relisons le Sapeur Camember !

Pourquoi cette injonction me direz-vous ? Pour vous montrer ce que peuvent nous apprendre les « vieilles » bandes dessinées, celles que l’on juge dépassées, que l’on hisse au rang de « chef-d’oeuvre » du patrimoine pour mieux les oublier et ne plus les traiter comme des oeuvres vivantes. Bien au contraire, démonstration vous sera faite, par une petite plongée dans les dernières années du XIXe siècle, que les albums du brave Christophe (Le sapeur Camember, La Famille Fenouillard, Le savant Cosinus)ont encore de subtiles résonances avec notre bande dessinée contemporaine et ouvrent des perspectives nouvelles en matière de création…

Christophe et sa fortune critique
Christophe fait partie de ces auteurs du temps jadis révérés par les connaisseurs de bande dessinée en tant que « grand ancêtre ». Français, qui plus est, ce qui n’enlève rien. Pour ceux qui, à ce stade de la lecture commenceraient à avoir honte de ne rien savoir sur Christophe, un bref rappel de sa carrière de dessinateur d’histoires en images.
A l’origine, Christophe, de son vrai nom Georges Colomb (1856-1945) ne se destine en rien au dessin. Normalien, il poursuit sa vie durant une carrière de professeur de sciences naturelles et finit maître de conférences à la Sorbonne. Quel rapport avec les histoires en images, alors ? Le lien entre sa carrière d’enseignant et celle de dessinateur, qu’il poursuit principalement de 1887 à 1904, est l’éditeur Armand Colin. Cet éditeur publie l’illustré pour enfants dans lequel Christophe dessine (Le Petit Français illustré) mais est tout à la fois un grand éditeur de manuels scolaires, dont certains sont d’ailleurs écrits et dessinés par Georges Colomb. Ne pas oublier que, jusqu’au début du XXe siècle, la culture enfantine est encore très liée à l’univers scolaire.
A partir de 1887, Christophe commence à dessiner des histoires pour enfants. En 1889, il crée l’une de ses séries les plus populaires, La Famille Fenouillard. D’autres séries suivent alors : Le Sapeur Camember, L’idée fixe du Savant Cosinus, Les malices de Plick et Plock. Christophe les dessine de façon simultanée sur le mode du feuilleton : chaque nouveau numéro du Petit Français illustré permet au jeune lecteur de connaître la suite de l’une ou l’autre histoire. Puis, face au succès des séries, Armand Colin les édite en album dans les années 1893-1900. A cette occasion, d’ailleurs, Christophe les retravaille pour leur donner une véritable cohérence. Ses albums sont constamment réédités pour les enfants des décennies suivantes, au moins jusqu’aux années 1920.

C’est d’ailleurs peut-être cette présence de l’album, par nature moins éphémère que la parution dans la presse, qui sauve Christophe de l’oubli et assure sa survie jusqu’à nous, tout en lui permettant d’acquérir très vite une place dans la généalogie de la bande dessinée. François Caradec, spécialiste de l’humour à la Belle Epoque, membre de l’Oulipo et du collège de pataphysique, lui consacre d’abord une biographie en 1956, parue chez Grasset. Il le replace dans l’époque d’un comique fin-de-siècle où s’épanouissait l’humour littéraire, savant et absurde d’Alphonse Allais, Alfred Jarry, Tristan Bernard et l’équipe des dessinateurs du Chat Noir (une époque, songez-y, où les normaliens et les professeurs à la Sorbonne pouvaient être en même temps de brillants humoristes !). Sa biographie est d’ailleurs préfacée par Raymond Queneau, signe qu’une certaine frange du monde littéraire (certes, pas la plus tristement sérieuse) reconnaît la qualité de l’oeuvre de Christophe. Les années 1950 et 1960 accélèrent sa redécouverte (principalement de ses trois séries les plus connues : Fenouillard, Camember, Cosinus), soit au Club du meilleur livre, soit chez Armand Colin qui réédite justement les albums en questions à partir de 1959, au rythme d’une ou deux rééditions par décennie. A noter également de curieuses éditions au Livre de Poche en 1965. En 1979 est érigée dans la ville natale de Christophe, Lure, une statue du sapeur Camember.
Enfin, c’est l’éditeur Horay, spécialisé dans l’édition d’art et dans la réédition d’anciennes histoires en images, qui se lance dans la course, non sans davantage de recul critique que ses prédécesseurs. Il réédite la biographie par François Caradec en 1981 et fait paraître la même année un recueil d’inédits pour un public que l’on peut qualifier « d’amateurs érudits ». Entre temps, Christophe a pénétré les histoires et dictionnaires de la bande dessinée française, soit au titre de « précurseur », soit à celui de « père », soit à celui, sans doute plus humble et plus juste, de passeur du modèle de l’histoire en images comique « adulte » à l’élaboration d’un modèle pour enfants.

Dans l’ensemble, Christophe semble avoir été quelque peu mis de côté depuis quelques décennies, ce qui est assez dommage dans la mesure où la critique qui lui est consacrée est celle d’une génération d’amateurs plus intéressés par son travail d’humoriste. Le musée d’Angoulême conserve quant à lui de nombreux originaux, dont quelques uns annotés. Il n’y a plus eu de plus récentes rééditions des albums de Christophe depuis les années 1980. Toutefois, une version quelque peu remaniée en a été mise en ligne par Pierre Aulas sur son site internet d’après les cases parues dans la presse. Elles sont consultables à cette adresse : http://aulas.pierre.free.fr/div.html. La lecture en scrolling vertical, bien qu’assez peu orthodoxe pour une bande qui se lisait à l’origine en « gauffrier », convient plutôt bien au mode de lecture sur écran.

Un regard sur les rapports texte et image


Tout cela ne vous aide toujours pas à comprendre pourquoi je vous invite à relire Christophe non pas comme une oeuvre du passé, mais comme une lecture ouvrant sur l’avenir… C’est qu’il m’est venu, à la relecture d’extraits de La famille Fenouillard, une petite réflexion sur l’un des éléments majeurs du comique de Christophe : le rapport texte narratif/image ; et, me penchant plus en détail sur ce rapport, j’y ai trouvé des traces chez d’autres auteurs qui nous sont contemporains.
D’abord il me faut clarifier un peu ce dont je parle à propos du rapport texte narratif/image. L’un des critères qui pourrait être évoqué pour lire Christophe comme une oeuvre datée est le système narratif qu’il utilise : celui du gauffrier simple avec texte sous l’image (un petit clic sur l’image issue du site coinbd.com). De fait, ce système est bien ancré dans son temps : il consiste en une fusion entre la forme de l’imagerie dite d’Epinal, qui domine la production de récits en images pour enfants depuis le milieu du siècle, et celle des histoires drôles en images mis au point par Töpffer dans les années 1830 (Christophe ayant affirmé que le genevois était son principal modèle). Christophe emprunte à Töpffer l’humour basé sur les rapports texte/image ainsi que les « types » comiques et à l’imagerie d’Epinal le gauffrier et une familiarité du public enfantin pour ce type de mise en forme de la page. Car tout de même, Christophe s’adresse avant tout aux enfants (il publie dans un journal pour enfants), même si rien n’indique que les adultes ne lisaient pas, eux aussi, La Famille Fenouillard (après tout, les types d’humour pratiqués par Christophe sont en grande partie emprunté aux modes de l’humour pour adulte, à l’exception de la grivoiserie). Par la suite, l’arrivée de la bulle comme procédé narratif « moderne » dans les années 1920, et plus encore son caractère offensif dans les années 1930 fait vite apparaître la forme spinalienne comme un archaïsme qui vient rompre la lecture rapide de la case. Les années 1950 consacrent le succès de la bulle « à l’américaine » en domaine francophone, en faisant même le critère premier de la « bande dessinée » et les lecteurs, jeunes et moins jeunes, s’habituent progressivement à ce type de narration. Ce qui ne fait qu’aggraver encore la réputation de la forme spinalienne, devenue bien peu pratique.
Je ne m’y trompe pas : la bulle est incontestablement un outil formidable pour permettre la lecture efficace d’une histoire en images, alors que le texte sous l’image suppose une lecture moins rapide, plus réfléchie car se reportant sans cesse de l’un à l’autre des éléments. C’était d’ailleurs ce qui intéressait tant les partisans de ce système dans les années 1890-1930 et les opposants à la bulle : il permettait à l’enfant d’apprendre à lire tout en s’amusant, et de mieux comprendre le texte au moyen des images. Certains pédagogues avaient alors un mépris à l’égard de l’image, forcément inférieure au niveau de la signification au texte, plus noble et symbole du progrès humain et intellectuel.

Paradoxalement, c’est justement ce caractère plus lent et plus réflexif qui m’intéresse toujours dans la forme spinalienne et me la fait interpréter comme une forme moderne. Elle suppose une lecture lente et une interprétation double : non pas d’un côté le texte, de l’autre l’image, mais d’un côté le texte en fonction de l’image et de l’autre l’image en fonction du texte. Mal utilisée, comme c’était le cas dans la majorité des histoires en images du début du XXe siècle, elle est en effet assez poussive. Mais bien utilisée, c’est-à-dire avec un vrai talent littéraire, elle devient tout à fait intéressante. Voyez, en suivant l’exemple du dessin qui accompagne cet article, comme Christophe maîtrise un second degré comique. Par le texte indépendant de l’image, il introduit un narrateur ironique qui transforme ce que nous devinons être de l’eau-de-vie d’après le dessin en un remède salvateur ; et par là se moque à la fois des soeurs Artémise et Cunégonde et les deux marins abrutis dont on notera au passage le langage, là aussi marque d’une qualité d’observation comique : « rien de tel pour vous ravigoter un homme, et subséquemment des jeunesses comme duquel vous resplendissez. ». Ce qui provoque le rire chez Christophe est le plaisir du lecteur qui compare la situation ridicule donnée par le dessin et le style ampoulé et euphémistique du narrateur complice.

Résonances actuelles

Depuis maintenant près de trente ans, la bande dessinée française est revenue de la bulle et des formes traditionnelles héritées des années 1940-1960. Tant et si bien que le moment est un des meilleurs pour s’interroger sur un possible retour en force de cette voix narrative que la bulle avait en partie fait disparaître. Des auteurs contemporains réinvestissent, évidemment sans forcément y penser, la richesse narrative qui peut surgir des relations entre le texte et l’image chez Christophe, que ce soit à des fins comiques, ou pour d’autres buts. Quelques exemples issus de lectures récentes, dont certaines ont fait l’objet d’un article sur ce blog.
Dans le registre comique et dès les années 1960, il y aurait bien sûr les Dingodossiers et autres oeuvres de Gotlib (avec ou sans Goscinny), où le dessin est introduit par un faux exposé scientifique qui interpelle le lecteur. Comme dans le cas de Christophe, c’est du décalage entre texte et image que naît le comique.
Mais prenons Baru, par exemple, notre Grand Prix pour l’année 2010. La présence de la voix narrative est un des ses tics d’écriture, même s’il ne l’utilise pas systématiquement. Elle est alors la voix de celui qui raconte et commente sa propre histoire, à la première personne, comme dansQuéquette blues. L’émergence de l’autobiographie en bande dessinée a d’ailleurs pu contribuer à réhabiliter le « je » narratif dans la bande dessinée, puisque le dessin seul ne permet pas d’introduire l’auteur. A sa manière, l’autobiographie oblige les dessinateurs à donner une place conséquente au texte-commentaire. Chez Baru, le commentaire du narrateur sur ses histoires d’enfance n’est d’ailleurs pas dénué d’une certaine forme d’auto-dérision. Et puis il réfléchit véritablement à son texte : il utilise sciemment une sorte d’argot, de langage familier, qui caractérise aussi bien que l’image son héros.
L’art de Loustal est souvent basé sur la juxtaposition d’un texte très travaillé littérairement et d’images qui font plutôt appel à des clichés cinématographique ou picturaux ; il utilise assez peu la bulle. Pour certains de ses albums, il fait appel à l’écrivain Philippe Paringaux. Il renoue ainsi avec une forme nouvelle de roman illustré où textes et images seraient dans un rapport d’égalité parfaite, portant l’une après l’autre soit l’atmosphère, soit la narration. Loustal aboutit à des albums où l’image, en partie débarrassée de sa seule fonction narrative, en devient poétique et méditative.
Et je terminerais cette évocation avec un auteur de bande dessinée numérique, Fred Boot. Dans son album Gordo scénarisé par Fabrice Colin, le texte narratif, occasionnellement présent comme commentaire du héros-narrateur, tenait déjà un rôle important et témoignait déjà d’une recherche littéraire. Il rappelait alors la « voix intérieure » du héros dans certaines films. Avec son oeuvre réalisée directement pour une lecture sur internet, The Shakers, le texte occupe une place beaucoup plus importante, puisqu’il s’agit de paragraphes entiers. L’histoire avance aussi bien en fonction du texte que de l’image et Fred Boot crée là une forme hybride, entre le roman et la bande dessinée. Les éléments graphiques et textuels se mêlent les uns avec les autres et occupent chacun des fonctions complètement différentes (narration, dialogue, ornement) qui enrichissent l’oeuvre. Surtout, Fred Boot a un vrai style d’écriture : le texte n’est pas simplement un ajout, il a sa propre saveur.
De là à dire que le format numérique permet ce type d’hybridation mieux que les autres car il s’affranchit du format de la page, il n’y a qu’un pas que je franchis… Et je vois là une autre voie pour les auteurs de bande dessinée en ligne qui ont aussi un talent littéraire.

Pour en savoir plus :
Sur Christophe :
Maîtres de la bande dessinée européenne, catalogue de l’exposition à la BnF en 2000
François Caradec, Christophe, Horay, 1981
Christophe, Le Baron de Cramoisy, La Famille Fenouillard (inédits) (rassemblés par François Caradec), Horay, 1981
Le site de Pierre Aulas où l’on peut lire des oeuvres de Christophe : http://aulas.pierre.free.fr/div.html
Sur les autres oeuvres citées :
Le site non-officiel sur Loustal, pour avoir un aperçu de son travail : http://www.loustal.net
Le site de The Shakers de Fred Boot : http://www.the-shakers.net/

Evocation de la (jeune) bande dessinée suisse

Quand on parle de bande dessinée francophone, n’oublions pas, non, n’oublions surtout pas la Suisse. Est-ce l’appel d’un marché ouvert par les productions françaises et belges ? Car de fait, une vraie bande dessinée suisse existe, et mérite d’être mis en avant. Celle que je vais vous présenter aujourd’hui est celle que je connais le mieux : les auteurs ayant commencé dans les années 1990 et qui sont parvenus à trouver une place en France en s’appuyant sur les éditeurs dits « indépendants ». Il ne sera donc pas question de Zep, créateur de Titeuf et sans doute le plus connu des dessinateurs suisses actuels… Il ne sera pas non plus question de Frederik Peeters, car j’ai déjà dit toute mon admiration pour lui dans un article intitulé « Pourquoi lire Frederik Peeters ? », ni de Guillaume Long, un de mes Parcours de blogueurs. Il sera question d’auteurs sans doute moins connus, mais tout aussi intéressants… A moi de dénoncer quelques noms, à vous d’aller lire leurs albums !

La bande dessinée suisse de langue française s’est développée en suivant l’évolution de la discipline dans le reste de l’espace francophone. Ainsi retrouvons-nous, de façon attendue, un Derib qui, dans les années 1970, dessine le western Buddy Longway dans Tintin. Durant ces trente dernières années, la Suisse a pu affirmer son statut de terre de la bande dessinée par la création du festival de Sierre en 1984, faisant de la ville du Valais l’équivalent d’Angoulême en France. De même, la ville de Genève remet depuis 1997 deux prix de bande dessinée, dont un « prix Töpffer » pour un auteur genevois. Enfin, un festival international existe depuis 1992 à Lucerne, mêlant auteurs francophones, germanophones et italophones.
Mais là où la bande dessinée suisse s’est montrée prête à égaler les français et les belges, c’est dans sa capacité à s’inscrire dans le mouvement des développement des éditeurs indépendants des années 1990. Genève a vu naître dans les années 1990 de nombreux éditeurs sur le modèle français de l’Association, d’Ego comme X et de Frémok. A Zurich, le magazine Strapazin, fondé en 1984, rassemble bientôt de nombreux auteurs à la recherche de nouvelles expériences graphiques et narratives. L’éditeur genevois Atrabile (1997) est à cet égard le plus marquant, puisqu’il est parvenu à pénétrer le marché français et à imposer des auteurs comme Frederik Peeters, ou sa revue Bile Noire que l’on trouve actuellement en librairie.

Thomas Ott (né en 1966)

Ce premier auteur est originaire de Zurich et n’est donc pas francophone. Un détail qui a assez peu d’importance puisqu’il s’est spécialisé dans la bande dessinée muette où les quelques mots inscrits le sont généralement en anglais. La premier référence qui vient à l’esprit à la lecture des courts récits de Thomas Ott est celle des films noirs ; ruelles sombres, hôtels borgnes et chapeaux feutre sont les constantes de son iconographie. Les thèmes sont également tirés du cinéma fantastique, voire du cinéma d’horreur. Son premier album, Tales of Error, se veut un hommage à la bande dessinée d’horreur (Tales from the crypt est un célèbre comic d’horreur des années 1950). Mais le tout est assaisonné de détails absurdes et d’un second degré dérangeant. Ainsi, Exit, sorti en 1997 chez Delcourt et reprenant d’anciens travaux des années 1989 et 1994, est une suite de récits courts décrivant avec une ironie glacée différentes morts plus brutales et absurdes les unes que les autres. L’univers de Thomas Ott est profondément désespéré et glauque, peuplé de suicidaire, de malfrats et de femmes fatales.
Mais ce qui renforce encore davantage la puissance cauchemardesques de ses histoires courtes (là aussi, le format court est bien souvent idéal pour ce genre d’ambiance fantastique est celui dans lequel il excelle) est la technique toute particulière que Thomas Ott utilise, est qu’il est d’ailleurs un des rares dessinateurs à systématiser : la carte à gratter. Ce qui suivent ce blog depuis les débuts peuvent se souvenir d’un ancien article sur un album de Tardi qui, en 1974, utilisait déjà cette technique dans Le démon des glaces. Andreas et plus récemment Matthias Lehmann s’y sont aussi frotté. La carte à gratter est une technique de gravure fastidieuse, visuellement proche de la gravure sur bois. Elle permet de dessiner en blanc sur noir et donc de faire davantage ressortir les noirs et de jouer sur les ombres et les textures. Si Tardi l’utilisait justement pour se rapprocher de l’esthétique « ancienne » de la gravure sur bois, Ott recherche surtout un aspect rugueux rappelant le cinéma d’avant l’apparition de la couleur. Et l’extrême noirceur des scénarios n’en est que renforcé.
Thomas Ott a trouvé un France un accueil mérité à l’Association : il participe dès 1995 à la revue Lapin et y publie quelques ouvrages. Tout récemment est sorti un recueil de plusieurs histoires intitulé R.I.P., reprenant en partie Exit et quelques récits datés qui permettent de découvrir l’oeuvre de Thomas Ott depuis 1985.
Exit, Delcourt, 1997
73304-23-4153-6-96-8, L’Association, 2008
R.I.P., L’Association, 2010
Une intéressante interview de Thomas Ott sur le site de L’Oeil électrique

Alex Baladi (né 1969)


L’univers d’Alex Baladi est lui aussi marqué par le noir et blanc et au fantastique, mais là où Thomas Ott préfère se limiter à une seule technique graphique et à un seul type de narration, Baladi aime varier les plaisirs. On trouvera donc chez lui des ouvrages très différents, mais ayant en commun un style assez reconnaissable, toujours en noir et blanc, marqué par la déformation des corps. Tout est possible dans l’art graphique de Baladi, très poétique en cela. Les bulles se tordent, les titres suintent ou saignent, les cases rompent avec leur ordonnancement habituel pour former d’étranges spirales… L’ambiance y est généralement sombre et onirique, avec un goût prononcé pour les formes organiques qui font évoluer son dessin en d’étranges concrétions naturelles composées de cristaux, de végétation, de sang qui coule, de fumée… Les albums de Baladi sont de véritables expériences graphiques dans lesquels il n’hésite pas à surprendre le lecteur. Ce qui étonne le plus est la manière dont le dessin évolue en même temps que la narration. Tout est organique, comme un feuillage qui se déplie devant nous.
Et c’est au niveau de la narration qu’Alex Baladi se remet toujours en cause. Il est ainsi capable de livrer des bandes dessinées assez traditionnelles pour de gros éditeurs comme Goudron Plumé, chez Delcourt. Mais tout à la fois, il se lance dans des essais de « bande dessinée abstraite » assez hermétique (sans figures humaines et objets reconnaissables), suivant les preceptes de son compatriote Ibn al Rabin. C’est alors La main droite chez Atrabile. Ou encore d’étranges histoires muettes, Baby, à l’Association.
Car Baladi est aussi un dessinateur qui réfléchit sur son art. Il a livré pour la collection « Eprouvette » de l’Association, collection « théorique », l’ouvrage Encore un effort dans lequel il raconte son rapport à la bande dessinée et ses interrogations face à l’aspect commercial et au statut du genre. Ses réflexions se ressentent d’ailleurs dans certains de ses albums, parfois un peu hérmétiques mais faisant preuve d’une grande maîtrise graphique.
Même s’il affirme travailler lentement, Baladi a déjà publié depuis le milieu des années 1990 une petite trentaine d’albums, la plupart chez des éditeurs indépendants mettant en avant l’originalité graphique : Atrabile, Drozophile, B.ü.l.b. en Suisse, L’Association (hé oui, encore) en France, La Cafetière en Belgique. Mais il reste également très attaché au fanzinat autoédité qu’il pratique, ou à la publication dans des revues alternatives (Psikopat, Jade, Bile Noire, Lapin, Strapazin). Il pratique également l’autoédition sur internet via le site http://www.diogene.ch/.
Télécharger gratuitement l’album Opération délicate (2008)
Goudron Plumé, Delcourt, 1997
La main droite, Atrabile, 2004
Baby, L’Association, 2008
Encore un effort, L’Association, 2009

Pierre Wazem (né en 1970)

Pierre Wazem, issu de l’école des Arts Décoratifs de Genève, possède la double casquette de scénariste et de dessinateur (à quoi il faut ajouter un travail d’illustrateur dans la presse et la publicité). S’il lui arrive de dessiner lui-même ses albums (Bretagne, Promenade(s)…), il s’est surtout affirmé depuis le début des années 2000 comme un scénariste efficace travaillant principalement en compagnie de ses deux compatriotes Tom Tirabosco et Frederik Peeters. Tous trois ont fait leur classe au sein de la maison d’édition Atrabile avant de se répartir sur le marché francophone. Wazem sera un des principaux auteurs de la collection Tohu-Bohu des Humanoïdes-Associés à partir de 1998 : il y dessine ou scénarise quatre albums. Pour l’un d’eux, Bretagne, il remporte le Prix Töpffer de la ville de Genève.
L’empreinte d’Hugo Pratt n’est pas loin, tant dans le graphisme, sobre et proche du croquis à peine esquissé, que dans les scénarios. En 2005, il reprend une série restée inachevée après la mort de Pratt en 1995, Les scorpions du désert. On retrouve également chez Wazem le goût pour les voyages et l’évasion : ses albums nous emmènent des terres inuits aux sables du désert, en passant par la Bretagne et des Etats-Unis de western. En tant que scénariste, il sait dépeindre des sentiments souvent justes dans toute leur ambiguité : amitié, amour, sens de l’honneur, tristesse du deuil. L’humain est alors au centre du récit qui parvient généralement à être touchant sans être trop niais. Il est à l’aise dans de nombreux genres : récit du quotidien et de l’amitié (Week-end avec préméditation, dessiné par Tom Tirabosco), aventure de guerre exotiques (Bretagne), reportage graphique (Presque Sarajevo)… Mais c’est avec la série de science-fiction Koma, dessiné par Frederik Peeters, qu’il se fait mieux connaître du public français (sa seule série, d’ailleurs, Wazem semble préférer le one shot). Cette maîtrise multiple lui vaut d’être édité par des éditeurs variés, aussi bien chez des indépendants (Atrabile), que dans des boîtes grosses et moyennes (Futuropolis, Casterman). Il trouve d’ailleurs parfaitement sa place dans la confusion des frontières entre petits et gros éditeurs qui a poussé à la création de collection dite « d’auteurs » ou « roman graphique ».
Bretagne, Les Humanoïdes Associés, 1999
Presque Sarajevo, Atrabile, 2002
Koma (dessin de Frederik Peeters), Les Humanoïdes Associés, 2003-2008 (6 tomes)
Les scorpions du désert, Casterman, 2005
La fin du monde (dessin de Tom Tirabosco), Futuropolis, 2008

J’ai volontairement inséré dans mes articles des références à d’autres auteurs suisses que je vous invite à découvrir de même si vous les connaissez pas déjà : Ibn al Rabin, Tom Tirabosco, Frederik Peeters…

Parcours de blogueur : Bastien Vivès

Une petite malhonnêteté intellectuelle de ma part dans ce titre, sans doute : Bastien Vivès est d’abord un auteur de bande dessinée et occasionnellement un blogueur. Il était déjà célèbre et talentueux avant d’ouvrir son blog et n’y a pas gagné toute sa notoriété. Alors je l’avoue : je profite honteusement de ma rubrique « Parcours de blogueurs » pour évoquer un jeune auteur que j’apprécie énormément et qui fait en ce moment l’actualité avec la sortie récente de Pour l’Empire, avec Merwan Chabanne, et sa participation aux Autres gens. Allons-y.

Précocité

Bastien Vivès est un jeune auteur. Jugez-en : il est né en 1984 et, à 26 ans, il a déjà à son actif un petite dizaine d’albums. Il s’appuie d’abord sur un solide parcours artistique (source : un article de Didier Pasamonik dans mundobd) son père est illustrateur et sa mère travaille pour une société de décors de cinéma. Il se tourne vers des études de graphisme à Paris, d’abord à l’école supérieur d’arts graphiques Penninghen, puis aux Gobelins où il apprend l’animation. Dès 2006, il publie son premier album d’après son blog du moment, Poungi la racaille, qui sera suivi d’un deuxième opus. Ces deux premiers albums paraissent chez Danger Public, maison d’édition non spécialisée dans la bande dessinée mais en partie tournée vers Internet. Il travaille alors à l’atelier de Manjari and Partners qui rassemble de nombreux grpahistes. Il y rencontre Marion Montaigne, Merwan Chabane, Alexis de Raphaelis et bien d’autres dessinateurs que nous recroiserons par la suite.
Mais c’est chez Casterman, et plus particulièrement au sein du label KSTR qu’il trouve une porte d’entrée dans le monde de l’édition de bande dessinée et qu’il fait nettement évoluer son graphisme et sa narration, accouchant ainsi d’un style propre. KSTR est un label lancé en 2007 par Casterman pour promouvoir de jeunes auteurs dans des formats plus libres que les autres albums du grand éditeur belge. On y retrouve d’ailleurs d’autres noms de la blogosphère : Obion, Guillaume Long, Tanxxx, Cha… (j’emettrais juste quelques doutes sur « l’esprit rock » de la collection qui me semble assez creux, mais enfin, elle a au moins le mérite de servir de tremplin à de jeunes talents). Vivès fait donc paraître en 2007 puis 2008 chez KSTR deux albums, Elle(s) et Hollywood Jan, le second étant en collaboration avec Michaël Sanlaville. Un style qui se cherche encore un peu, mais des thématiques qui reviendront par la suite, et particulièrement celles des amours adolescentes.
L’année 2008 est l’année durant laquelle il acquière définitivement le statut de « jeune auteur prometteur » ; statut gratifiant mais aussi difficile à tenir. D’abord parce qu’il remporte au festival Quai des Bulles de Saint-Malo le prix Ballon Rouge, remis, vous l’aurez compris, à un jeune auteur. Il publie, toujours chez KSTR, Le goût du chlore, album grâce auquel il remporte le prix « Révélation » du FIBD d’Angoulême. Mais Le goût du chlore n’est pas seulement une victoire honorifique : c’est aussi l’album qui lui permet, par un dépouillement et une finesse tant graphique que narrative, de trouver un style original, marqué par la répétition des cases et des décors, par une bonne maîtrise de la couleur et de son impact sur le lecteur et par des expérimentations graphiques qu’il poursuivra après (personnages silhouettés, masses de couleurs…). Dans les albums qui suivent, il continue donc d’explorer son style : La boucherie est un album publié chez Vraoum en 2008, encore plus personnel et étrange, avec une narration en courtes séquences esquissées (un album en effet difficilement publiable chez un « grand » éditeur). Avec Dans mes yeux, son retour chez KSTR en 2009, il s’essaie au crayon de couleur (un album que j’avais déjà commenté dans un de mes premiers articles). Puis, le rythme s’accélère encore : en 2009, Amitié étroite (hé oui, encore chez KSTR !) et Juju, Mimi, Féfé, Chacha chez Ankama avec Alexis de Raphaelis au scénario.
En ce début d’année 2010 arrive Pour l’Empire, une série en trois parties chez Dargaud, dans la célèbre collection Poisson Pilote (qui fête ses dix ans d’existence), pour laquelle il s’associe avec Merwan. Un changement radical de ton puisqu’il quitte le monde de l’adolescence et de l’amour dont il avait fait son champ d’étude préféré pour livrer un péplum viril et puissant que je ne saurais que trop vous conseiller. On y suit les aventures d’un bataillon d’élite de l’armée romaine parti à la découverte de contrées inexplorées. Il est très intéressant de voir comment Vivès se débrouille hors des sentiers qu’il s’est tracé, et comment il parvient malgré tout à retomber sur ses pattes. On y retrouvera donc d’excellents portraits psychologiques et un second degré acide.
Visiblement, un album sort ce mois-ci chez Dargaud, Tranches napolitaines, avec Mathieu Sapin, Alfred et Anne Simon que je n’ai malheureusement pas lu.

Lire Bastien Vivès sur le net

Il y a d’abord en 2005 son premier blog plus informel, un skyblog intitulé Poungi la racaille dans lequel il met en scène, sous le pseudonyme de Bastien Chanmax, une racaille-pingouin. C’est de ce blog qu’il tire son premier album. Puis, Bastien Vivès marque sa présence sur Internet par un blog ouvert en août 2007, sobrement intitulé « Comme quoi ». Il commence d’abord par y présenter ses travaux en cours et quelques esquisses sur les personnages des albums qu’il dessine alors, Hollywood Jan et Elles. Une masse de documents très intéressants pour comprendre les étapes du travail de Vivès : ses expériences au crayon de couleur et ses croquis d’après nature. On y trouve parfois aussi des personnages ou des silhouettes que l’on s’amuse à retrouver plus tard, au détour d’un nouvel album. Puis, Bastien Vivès commence à poster de courts strips, d’abord de façon aléatoire, et de plus en plus régulièrement. Très vite, des thématiques recurrentes commencent à apparaître dans ces strips en noir et blanc comme Brad, un américain qui nous apprend dans de délicieuses séquences à faire un blog. Sans oublier les projections dans un futur où Bastien Vivès fantasme sur une paisible vie de famille et sur ses enfants. Les strips du blog sont un bon moyen d’appréhender l’art de Bastien Vives, et notamment son humour décalé qui passe le plus souvent par des dialogues absurdes et provocateurs.
Bastien Vivès explore d’autres usages d’Internet. Il y publie par exemple quelques séries inédites en album, comme les dialogues de Pédé et Mimidard. C’est aussi l’occasion d’y voir ses carnets à dessins, encore une autre manière, plus spontanée, d’apprécier son travail graphique sur les portraits et les décors.
Mais son dernier grand projet Internet en date est bien sûr Les autres gens (que vous avez difficilement pu rater si vous suivez ce blog, mais à tout hasard, un lien vers mon précédent article sur le sujet peut être le bienvenu). Un premier grand projet collectif d’autoédition numérique par plusieurs auteurs, mené par Thomas Cadène, un autre auteur du label KSTR. Vivès est le premier dessinateur à introduire en mars 2010 le scénario de Cadène et fait un peu office de chef de file d’une génération de jeunes dessinateurs qui, pour la plupart, se sont fait connaître par leur blog bd, ou chez KSTR.

Où l’on apprend que dans bande dessinée, il y a « dessin »

La principale qualité de Bastien Vivès est d’avoir trouvé son style dès ses premiers albums, un style qui permet de le reconnaître immanquablement, avec déjà des obsessions et des codes d’écriture récurrents. Ses albums paraissent souvent très réfléchis, comme si chaque case, voire chaque trait était lourdement pesé. A l’inverse, les strips du blogs présentent davantage de spontanéité mais des codes graphiques moins variés : noir et blanc, silhouettes esquissées, jeux sur la répétition des cases. Il y met surtout en valeur les dialogues, là aussi typiques d’une ironie à froid qui oscille entre humour absurde, outrance verbale et satire de moeurs presque dérangeante par ses vérités.
Le trait de Vivès se veut fin, presque tremblant et assez neuf dans le monde de la bande dessinée. Ce style désarçonne peut-être un peu au début, justement parce qu’on ne sait pas comment l’interpréter : annonce-t-il un récit ancré dans le réel, ou une comédie ? En réalité, le style en lui-même dit très peu de choses : il est neutre, sans outrance, extrêmement sobre et peut-être est-ce aussi pour ça qu’il surprend : on n’y trouvera pas l’étalage d’une virtuosité graphique, de grandes scènes, de représentation anatomique au muscle près… C’est qu’il ne se situe pas dans un débat réalisme vs gros nez. Il faut presque deviner les formes derrière les traits, lorsqu’il se contente de silhouettes faites de quelques traits ou de masses sombres. Même si, soyons honnêtes, Pour l’Empire a récemment montré comment Vivès pouvait tout à fait s’accomoder d’un récit épique et de scènes grandioses.

La principale qualité de Bastien Vivès est d’avoir trouvé son style dès ses premiers albums, un style qui permet de le reconnaître immanquablement, avec déjà des obsessions et des codes d’écriture récurrents. Ses albums paraissent souvent très réfléchis, comme si chaque case, voire chaque trait était lourdement pesé. A l’inverse, les strips du blogs présentent davantage de spontanéité mais des codes graphiques moins variés : noir et blanc, silhouettes esquissées, jeux sur la répétition des cases. Il y met surtout en valeur les dialogues, là aussi typiques d’une ironie à froid qui oscille entre humour absurde, outrance verbale et satire de moeurs presque dérangeante par ses vérités.
Le trait de Vivès se veut fin, presque tremblant et assez neuf dans le monde de la bande dessinée. Ce style désarçonne peut-être un peu au début, justement parce qu’on ne sait pas comment l’interpréter : annonce-t-il un récit ancré dans le réel, ou une comédie ? En réalité, le style en lui-même dit très peu de choses : il est neutre, sans outrance, extrêmement sobre et peut-être est-ce aussi pour ça qu’il surprend : on n’y trouvera pas l’étalage d’une virtuosité graphique, de grandes scènes, de représentation anatomique au muscle près… Il faut presque deviner les formes derrière les traits, lorsqu’il se contente de silhouettes faites de quelques traits ou de masses sombres. Même si, soyons honnêtes, Pour l’Empire a récemment montré comment Vivès pouvait tout à fait s’accomoder d’un récit épique et de scènes grandioses.

Mais ce qui, personnellement, m’attire le plus chez Bastien Vivès, c’est ce qui me semble être une attitude assez intellectuelle face à la narration graphique : la réflexion porte chez lui sur la manière dont le critère visuel rentre en jeu dans la lecture, à la fois comme plaisir esthétique et comme moyen de rendre une idée, mieux que des mots ou que l’intrigue. Un héritage, peut-être de ses études de graphistes. Le degré de réalisme, les couleurs, la relation des cases entre elles dans la même page, sont sollicitées pour faire passer des émotions ou des idées. Il parvient ainsi à une bande dessinée où le dessin a vraiment un sens, et n’est pas simple véhicule de l’intrigue et des dialogues, comme trop souvent dans cette discipline. Il n’hésite à employer un style inconstant, c’est-à-dire qui varie tout au long de l’album (je ne peux m’empêcher de rapprocher ce traitement du dessin de celui de Baru, dont j’explore l’oeuvre depuis février, ici, ici et ). D’où la variété de ses champs d’expérimentation qui portent souvent sur l’impact des émotions sur la vision. Il peut s’agir de simples effets de style : dans Le goût du chlore, les silhouettes se déforment avec la distance ou sous l’eau, au même moment où l’amour naissant chez le héros déforme sa vision de « l’autre ». Dans Amitié étroite, des souvenirs enfouis remontent à la surface de Bruno sous la forme d’images floutées, de tâches indistinctes de couleur, de la même manière que nos souvenirs d’enfance sont en général de simples impressions vagues. Mais parfois, c’est tout le récit qui est bâti là-dessus, comme dans Dans mes yeux, album magistral (sans doute mon préféré), entièrement réalisé au crayon de couleur. La focalisation ne change jamais : le lecteur est placé dans le regard d’un étudiant dont on ne sait rien. On suit son histoire d’amour avec une jeune rousse croisée dans les hasards de la bibliothèque. Une bande dessinée sans contour pour délimiter les formes, basée uniquement sur la couleur et sur ses variations (les formes se confondent avec la distance, ou quand les émotions deviennent trop fortes) fait partie du jeu d’expérimentateur qui est celui de Vivès.
L’autre indice est le constant détournement auquel il se livre dans ses scénarios qui ne sont, dans le fond, que des histoires d’amourettes adolescentes que les adultes que nous sommes tentent de reprimer dans notre inconscient. Vivès semble fasciné par le cliché (et avec Pour l’Empire, ce sont d’autres clichés, venus du peplum : l’amitié virile, l’honneur, le combat). Prenez Amitié étroite ; l’histoire est archi-classique : l’amitié ambiguë entre un garçon et une fille extrêmement proches mais incapables de franchir le pas vers « l’amour ». Le garçon est timide et solitaire, la fille est extravertie et charmeuse. J’ai encore bien du mal à comprendre comment Vivès est parvenu à me toucher avec une telle intrigue télévisuelle. Car finalement, on y croit à son histoire, on est pris dans l’exactitude des sentiments évoqués. La seule explication que j’y vois est que ce qui est porteur d’émotions, ce n’est pas le scénario en lui-même, c’est la manière de le raconter. La narration est faite de longs moments de silence ; les dialogues sont bien ciselés et remplis de non-dits qui donnent sa profondeur à l’histoire. Et puis il y a cette impression que Vivès s’amuse de ses adolescents mals dans leur peau, qu’il les fait volontairement souffrir pour nous et qu’il y a dans sa manière un second degré acide que ses strips de blogs ne viennent que confirmer. L’intrigue, les personnages, ne semblent être que des pretextes à autant d’exercices de style graphiques.

Il faut que je termine avec un dernier mot sur Pour l’Empire. Je me trompe peut-être mais, après un cycle sur les amours adolescentes, j’ai l’impression que Bastien Vivès commence un nouveau cycle complètement nouveau. Les étudiants amoureux sont devenus des hommes d’honneur. Les silences remplis de sous-entendus sont remplacés par des discours pontifiants et magistraux. Les bars, les bibliothèques, les salles de cours, se sont métamorphosés en champs de bataille et en plaine désertique. J’ai toujours beaucoup d’admiration pour les auteurs inconstants, qui n’hésitent pas à se mettre en danger en sortant des sentiers battus qu’ils se sont tracés. En attendant la suite, donc, et avec impatience…

Bibliographie

Poungi la racaille, Danger Public, 2006
Elle(s), Casterman, 2007
Hollywood Jan, avec Michaël Sanlaville, Casterman, 2008
Le goût du chlore, Casterman, 2008
La boucherie, Vraoum, 2008
Dans mes yeux, Casterman, 2009
Juju, Mimi, Féfé, Chacha, Ankama, 2009
Amitié étroite, Casterman, 2009
Pour l’Empire, Dargaud, 2010
Les autres gens, autoédition numérique, 2010
Pour en savoir plus :
L’ancien blog de Bastien Vivès, Poungi la racaille
Le blog de Bastien Vivès, Comme quoi
Un intéressant article de Didier Pasamonik sur Bastien Vivès
L’interview de Bastien Vivès au festiblog 2009
Le site de l’atelier Manjari and Partners</a