Les autres gens et le retour du feuilleton

Encore une oeuvre numérique à vous proposer : la BD-feuilleton Les autres gens, disponible sur la toile depuis mars 2010, payant depuis le début de ce mois d’avril. C’est sans l’angle du retour du feuilleton dans la bande dessinée que je vais vous la présenter… J’emprunte les considérations historiques à un dossier de Neuvième art sur les formes de la bande dessinée populaire paru en janvier 2009, et plus particulièrement de deux articles d’Erwin Dejasse, Philippe Cappart et Clément Lemoine.
(http://www.lesautresgens.com/)

Le siècle du feuilleton
Allons-y d’abord pour une petite révision historique. Le XXe siècle, dans l’histoire des supports des littératures dessinées, est une longue progression de la suprématie de la presse au triomphe de l’album. Les deux supports éditoriaux, ayant chacun leurs caractéristiques et leur rôle auprès du public, n’ont cessé de se répondre durant tout le siècle. On peut le partager grossièrement en trois systèmes de publication.
L’arrivée massive des histoires en images dans la presse enfantine à la toute fin du XIXe siècle annonce le premier système en signant l’alliance d’un genre apparu quelques décennies plus tôt et d’une presse illustrée en plein essor. La presse est donc le principal support de publication, et c’est par là que doit passer un dessinateur d’histoires en images. La presse pour enfants domine très largement la production, mais certains quotidiens ou hebdomadaires familiaux accueillent des strips humoristiques pour adultes (on considère en général l’arrivée du Professeur Nimbus dans Le Journal en 1934 comme le début en France de ce mouvement déjà bien entamé dans le monde anglo-saxon). La publication d’album existe également : le plus souvent des albums d’étrennes paraissant en décembre et reprenant les pages parues dans la presse. Mais dans ce premier système qui se met en place dès les années 1890, la presse est le support dominant, l’album étant surtout une déclinaison commerciale de la série. Surtout, la parution d’albums n’est jamais automatique et parfois, l’auteur ou l’éditeur retravaillent l’album en supprimant des épisodes ou redessinant certains passages. Lorsque le dessinateur crée, il le fait pour une publication feuilletonesque dans la presse, c’est-à-dire d’une manière spontanée. Chaque livraison régulière doit avoir sa propre autonomie et peut menager un suspens. D’où des séries riches en rebondissements, mais avec une trame narrative assez lâche, car l’auteur n’a en général qu’une vague idée de ce qui va advenir la semaine suivante.
Ce système dure en gros jusqu’aux années 1950 : presse et album cohabitent mais la presse reste le support de référence. Et puis le succès des albums grandit, ils cessent de paraître uniquement pour les fêtes. Les dessinateurs et scénaristes commencent aussi à élaborer des intrigues plus complexes, où tout le scénario est conçu à l’avance. Hergé est de ceux qui accélèrent cette évolution. Dès 1934 il cherche déjà avec Les Cigares du pharaon à raconter une véritable histoire, et non une suite de gags. Les éditeurs Dupuis (Spirou), Le Lombard (Tintin) et Dargaud (Pilote) vont aboutir dans les années 1950-1960 à un équilibre parfait entre presse et album en systématisant la prépublication dans la revue. Dès lors, dans un effort un peu schizophrène, les auteurs doivent à la fois concevoir leur série au fil du rythme hebdomadaire, et en prévision de la publication en album, limitée à une cinquantaine ou une soixantaine de pages.
Ce système idéal qui assure le succès de l’école franco-belge ne dure pas. Dès les années 1970, la presse de bande dessinée commence à rencontrer quelques difficultés. Des albums sortent sans avoir été prépubliés ; plus de libertés sont données aux auteurs qui ne doivent plus se conformer à un nombre de pages précis et veulent livrer des oeuvres plus contemplatives, où l’intrigue avance moins vite. Des éditeurs nouveaux comme Glénat et Futuropolis trouvent leur public sans passer par la prépublication en revue. Les années 1990 semblent achever le système idéal et équilibré type « âge d’or franco-belge » : les éditeurs dits « indépendants » (L’Association, Ego comme X, Six pieds sous terre…) critiquent le principe de la série et trouvent un autre usage à la revue qui devient lieu de réflexion sur la BD, d’expérimentation et de créations inédites qui ne sont plus destinées à paraître en album. Une nuance quand même : dans le secteur de la BD pour enfants et pour adolescents, la prépublication survit encore largement. Spirou existe encore, Tchô et Lanfeust mag apparaîssent tout deux en 1998, comme un signe que la publication feuilletonesque n’est pas morte.

Le numérique et le retour du feuilleton

Dans ce même dossier de Neuvième art consacré aux formes de la bande dessinée populaire, Clément Lemoine évoque les blogs et webcomics comme un possible retour du feuilleton, sous une forme nouvelle et sur un support de diffusion nouveau.
Et il ne croit pas si bien dire. Le feuilleton s’est imposé comme un mode de publication idéal sur internet. Tel est le fonctionnement des multiples webcomics qui gravitent sur la toile : une histoire à épisodes est postée selon une échéance régulière. Lorsqu’il ne s’agit pas d’une histoire complète, c’est un gag nouveau à chaque livraison. Les webcomics ont ranimé chez les lecteurs de bande dessinée un usage de lecture en partie perdu, celui de l’attente (cette même attente qui les poussait à acheter leur revue de bande dessinée chaque semaine) et du rendez-vous regulier.
Jusque aux années 2009-2010, la forme feuilletonesque était certes devenue le mode de publication classique de la BD sur Internet, mais n’avait pas encore été exploré comme dispositif commercial où le lecteur paierait, à la manière des revues, une forme d’abonnement pour accéder en ligne à chaque livraison. Puis, deux projets viennent poser des jalons dans ce domaine. Le deuxième est Les autres gens, dont je vais vous parler dans quelques secondes, mais avant Les autres gens, il y eut le petit projet Bludzee de Lewis Trondheim (http://www.bludzee.com/fr/). En août 2009 est annoncé le lancement d’une bande dessinée en ligne payante par Lewis Trondheim, Bludzee, en partenariat avec le diffuseur Ave!Comics. Chaque jour, un nouveau strip racontant les aventures du petit chat Bludzee est mis en ligne. Petite révolution à l’époque, et pour plusieurs raisons. D’abord car c’est la première fois qu’un webcomic n’est pas diffusé gratuitement en France : jusque là, blogs et webcomics se défendaient justement par leur gratuité d’accès. Ensuite parce qu’il annonce une importante évolution technologique : la lecture de BD sur support mobile. Car Bludzee est conçu spécifiquement pour être lu sur téléphone portable, en particulier sur smartphone. Ave!Comics travaille justement sur des outils de lecture optimaux qui permettrait d’adapter la bande dessinée, jusque là inféodées au papier, sur des écrans d’ordinateurs ou de portables : navigation de case en case, à l’intérieur des cases, le tout en fonction du format du support original et du support de lecture.
D’un point de vue esthétique, Trondheim reprend pour Bludzee une forme de narration qu’il a déjà expérimenté, par exemple dans Le pays des trois sourires. Chaque strip est indépendant et comporte sa propre chute, mais l’ensemble des strips forment une histoire. Le principe confirme la possibilité de l’édition de BD en ligne de renouer avec la tradition du feuilleton. Et le dessin minimaliste, souvent basé sur un principe d’identité entre les cases, convient parfaitement à la lecture case par case qu’impose le logiciel d’Ave!comics. A ma connaissance, la publication de Bludzee continue, et ce jusqu’en juillet. Trondheim avait alors posé une première pierre dans la gestion commerciale de la BD-feuilleton en ligne, quoiqu’encore un peu limitée, puisqu’il reprend des codes narratifs qu’il connaît déjà et enclenche le débat sur la diffusion payante de BD en ligne.
Puis vint Les autres gens, en mars 2010…

Les autres gens, un projet à soutenir


Il est impossible de résumer l’histoire que raconte Les autres gens. Le point de départ est une jeune étudiante, Mathilde, qui gagne une somme énorme au loto. On y suit alors un groupe de Parisiens qui se connaissent, aux liens complexes entrecroisés (fille, cousin, amie, amant, épouse…), aux personnalités variées, aux occupations tout aussi variées, dans leur quotidien. Le premier modèle revendiqué par les auteurs est celui des séries télés qui décrivent au fil des épisodes l’évolution progressive des vies d’un groupe de personnes. Mais, pour moi en tout cas, l’intérêt principal des Autres gens n’est pas dans son scénario, souvent inventif, certes, mais parfois attendu, mais plutôt dans la manière dont il mobilise les ressources du feuilleton que les autres webcomics n’utilisaient jusque là qu’empiriquement (à l’exception sans doute d’autres expérimentateurs isolés comme Fred Boot ou Balak).
Comment vous convaincre de vous abonnez aux Autres gens ? En lisant les premiers épisodes début mars, je m’étais dit que si je m’intéressais à cette série uniquement parce qu’elle était sur internet mais que, publiée en album, je ne l’aurais pas acheté. La création d’un compte était vraiment « à l’essai ». Et puis un mois après je me rends compte du ridicule de cette réflexion. Les autres gens a justement été pensé en fonction de son support de diffusion, ce qui, déjà, le différencie beaucoup d’un autre pan du marché de la BD numérique en train de se mettre en place et qui essaye de rediffuser sur support numérique des albums qui ne sont pas conçus pour. A l’inverse, essayez mentalement de reconstituer une planche d’album avec les cases du jour des Autres gens et vous vous rendrez compte que ça n’a pas de sens. Les épisodes sont exclusivement dessinés pour être lu soit case par case, soit en scrolling vertical.
Deux idées astucieuses participent de l’originalité de la série. La première est celle du changement de dessinateur. Il y a un scénariste, Thomas Cadène, principalement connu pour ses albums publiés chez Casterman dans le label KSTR. Ensuite, il y a toute une pléiade de dessinateurs, dont beaucoup sont connus sur le net par leur blog ou leur participation à des projets édités en ligne : Bastien Vivès, qu’on ne présente plus, Aseyn, Erwann Surcouf, Manu xyz, Marion Montaigne, Tanxxx, The Black Frog, etc. Tous, ou à peu près tous, ont un style propre facilement reconnaissable qui singularise chacun des épisodes. Tous sont parvenus à s’approprier les personnages tout en gardant la cohérence du scénario. L’idée du changement de dessinateur n’est pas neuve dans la bande dessinée : l’éditeur Glénat en est familier pour ses grandes séries à tiroirs le Décalogue ou Le triangle secret. La différence est qu’ici, les styles sont vraiment différents et l’annonce de l’auteur du jour fait partie du plaisir de la lecture. Il y a d’ailleurs parmi eux pour moi de vraies découvertes réjouissantes, comme Vincent Sorel ou Bandini.
L’autre bonne idée est cette manière d’investir le genre télévisé du soap pour aboutir à une étrange alliance entre bande dessinée et série télé que seul internet pouvait permettre. La référence à la série télé (« bédénovela ») n’est pas que simple référence, elle vient aussi enrichir le scénario. Je m’explique. Le scénariste Thomas Cadène utilise les ingrédients propre au soap opera tel qu’il s’est développé dans les années 1970 avec des séries comme Dallas, Les feux de l’amour ou plus récemment Desperate Housewives ou en France Plus belle la vie. Il y a donc un suspens à la fin de chaque épisode, par un cliffhanger qui interpelle et fidélise le lecteur, bien sûr, mais on y trouve aussi des personnages surcaractérisés et reconnaissables (la jolie brune oisive, la copine rousse un peu bougonne, le séducteur macho, le militant de gauche embourgeoisé, etc..) mais susceptibles d’évoluer (le timide Emmanuel devenant de plus en plus sûr de lui par une surprenante libération de sa sexualité). Au niveau narratif, Cadène multiplie les intrigues (intrigues personnelles de chaque personnage, grandes intrigues collectives) et donne l’impression d’un scénario infini par ses rebondissements multiples. Le rebondissement est la base du fonctionnement narratif de la série, et Les autres gens en fait un bon usage, en tentant à chaque fois de nous surprendre un peu plus. Heureusement, les personnages n’ont rien à voir avec ceux des séries télévisées. Ils sont moins caricaturaux, plus proches de nous, Cadène recherchant avant tout la crédibilité et n’oubliant pas un humour parfois sarcastique propre à autoriser une lecture au second degré.
L’autre grande qualité des Autres gens est sa facilité d’accès pour un public encore peu habitué à la BD numérique. C’était d’ailleurs ce qui m’avait d’abord fait reculer : il n’y a pas de grandes révolutions esthétiques dans la série. Elle ne tente pas, par exemple, d’utiliser les ressources propres du numérique (alliance du texte et de l’image, son, animation) comme peut le faire Fred Boot, ni ne fait appel à l’interactivité, comme l’a imaginé Tony. Certes, je préfère le travail de ces créateurs numériques, mais Les autres gens est une série importante pour l’histoire de la BD en ligne. Elle incarne une autre tendance, peut être plus proche du monde des blogs, qui innove plus au niveau du mode de diffusion qu’au niveau de la création pure. Une tendance susceptible d’attirer un plus large public dans la mesure où elle fait appel à des codes connus, que ce soit ceux de la série télé ou de la bande dessinée (graphiquement, le style est celui de n’importe quelle bande dessinée). Elle n’a peut-être pas aussi hermétique que d’autres expériences plus avant-gardistes. On peut certainement la remercier d’habituer le public à la lecture de BD en ligne. Certains curieux pourront, peut-être, aller plus loin.

Pour finir de vous convaincre, je reprendrai l’argument de Julien Falgas : « s’abonner aux Autres gens, c’est aussi un acte militant » car c’est « un vrai projet artistique ». Soutenir Les autres gens, c’est soutenir la vraie création de BD en ligne, pas la récupération de vieux albums charcutés. Un projet qui, en plus, est directement à l’initiative d’auteurs, sans passer soit par des éditeurs, soit par une plate-forme d’hébergement. Une solide campagne publicitaire qui a su profiter des réseaux de lecteurs déjà mis en place par le succès des blogs et webcomics a permis d’atteindre 5 000 inscrits à la fois du premier mois, gratuit. Reste à voir si le passage au payant permettra de garder et fidéliser les lecteurs.

Baruthon 3 : Cours camarade, Albin Michel, 1988

Et l’exploration de l’oeuvre de Baru, Grand Prix du FIBD 2010, continue pour moi et pour vous avec Cours camarade, publié en 1988 chez Albin Michel.
Dans les épisodes précédents, nous avons vu Baru nous raconter sur un mode faussement potache l’adolescence et la famille dans la société d’ouvriers et d’immigrés de l’Est de la France, dans les années 1960. C’était, souvenez-vous des précédents articles, le cycle développé de 1985 à 1987, qui comprenait Quéquette blues, La piscine de Micheville, La Communion du Mino et Vive la classe. Suite cohérente pour un oeuvre dessiné qui permet à Baru de se faire une identité dans le monde de la bande dessinée.
Changement temporel avec Cours camarade : l’adolescent est devenu adulte et se voit rattrapé par les évolutions de la société… Premier grande oeuvre à résonnance politique qui enclenche un nouveau cycle.

L’Echo des savanes ou les péripéties de la bande dessinée pour adulte
Nous sommes déjà à la fin des années 1980. Jean Giraud est devenu Moebius pour de bon, Jacques Tardi adapte Léo Malet, Shuiten et Peeters développent l’univers des cités obscures. Au FIBD de 1988, les noms à l’affiche nous martèlent, avec le recul, la richesse de la bande dessinée adulte : Enki Bilal est président du jury, Maus de Spiegelman reçoit le prix du meilleur album étranger, Pratt est honoré d’un Grand Prix spécial 15e anniversaire et le Grand Prix revient à Philippe Druillet ; on ne parle pas encore de « roman graphique » et c’est très bien comme ça. Nul ne s’aventurerait à affirmer que la bande dessinée est juste bonne pour les enfants. D’ailleurs, les revues de bande dessinée pour adolescent et adulte (distinction parfois incertaines) sont encore nombreuses : Pilote et (A suivre) sont encore là et Fluide Glacial commence une transition réussie entre grands anciens et jeune génération. Alors certes la crise de la presse de bande dessinée commence déjà à faire ses premières victimes parmi les titres nés dans les décennies précédentes. Charlie Mensuel a cessé de paraître en 1986 et Métal Hurlant en 1987. Le vénérable Pilote qui permit l’enrichissement de la bande dessinée adulte vit ses dernières années et disparaît en octobre 1989, signe d’une inévitable évolution. Baru y a publié ses premières histoires mais le quitte sitôt Quéquette blues achevé pour aller voir du côté de L’Echo des savanes.
Dans ce paysage contrasté, L’Echo des savanes ne s’en sort pas trop mal. Il fait partie des quelques titres qui ont pu être sauvé grâce à un repreneur. Symboliquement, le journal a une importance considérable. Il a été fondé en 1972 par Nikita Mandryka, Marcel Gotlib et Claire Brétécher suite à un désaccord avec René Goscinny, le rédacteur en chef de Pilote dans lequel tous trois travaillaient. Goscinny ne souhaitait alors pas que son journal franchisse définitivement le pas vers le public adulte et cette transformation, portée par nos trois dissidents, ne pouvait se faire qu’au sein d’un autre titre : ce fut L’Echo des savanes, qui libérait définitivement ses fondateurs des carcans moraux de la bande dessinée pour enfants. Après des débuts réussis, le journal rencontre des difficultés et, en 1982, est racheté par un gros éditeur, Albin Michel, dont c’est la première incursion dans le secteur de la bande dessinée. Les années 1990 puis 2000 verront les maisons littéraires françaises se tourner de plus en plus vers la bande dessinée, et Albin Michel se fait pionnière. Pour information, le titre disparaît à nouveau en 2006 pour être relancé en 2008, cette fois par Glénat.
La nouvelle formule mensuelle de L’Echo des savanes oriente nettement ce qui était avant tout un journal de bande dessinée vers une revue culturelle à la mode avec beaucoup de rédactionnel et de photos. Signe des temps et des derniers soubresauts de la libération des moeurs, l’atmosphère y est érotique, avec une nouvelle pin-up dévêtue sur chaque couverture. La BD adulte se veut BD explicitement réservée aux adultes, non pas tant par le contenu des histoires et la complexité de la narration, mais par les apparences extérieures de publication. Comme si le média cherchait à se détacher de plus en plus radicalement de son héritage enfantin. Au milieu de tout cela s’épanouissent des auteurs de bande dessinée dont beaucoup sont des habitués de la presse pour adulte.

Baru était déjà venu dans L’Echo à l’occasion du lancement d’une formule hebdomadaire menée par Jean-Marc Thévenet, qui l’avait déjà fait découvrir dans Pilote et chez Futuropolis (voir les épisodes précédents !). Durant l’année 1987, il y reste pour quelques numéros, le temps d’y dessiner sa nouvelle histoire, Cours camarade.

Une nouvelle violence graphique

L’histoire est celle de deux amis, Stanislas et Mohamet qui viennent juste de passer leur bac et abandonnent pour de bon les études pour se lancer dans la vie active, mais à leur manière… Ayant eu la mauvaise idée de coucher avec deux charmantes soeurs, ils se retrouvent pourchassés par le frère de ces dernières et sa bande de frontistes fanatiques qui ne rêvent que de frapper les deux fils d’immigrés à coups de batte de base-ball. Tout l’album décrit, à un rythme effrené, le périple routier de Stanislas et Mohamet pour échapper à leurs tenaces poursuivants. Ils croisent d’aire d’autoroute en aire d’autoroute toute une galerie de personnages : un brave fils de bourgeois, un ancien soixante-huitard, un routier obsédé…

Là où Baru évolue radicalement, c’est dans la place accordée à la violence et au sexe. Quéquette blues et Vive la classe contenaient déjà ces thématiques sous forme de traces, mais violence et sexe étaient encore restreints à des rituels, à des moments clos. Avec Cours camarade, ils tendent à devenir omniprésents, tant dans l’histoire que dans le dessin.
Dans l’histoire d’abord. On l’aura compris, les deux héros cherchent à échapper à une bastonnade. Alors forcément, les coups pleuvent et les héros passent leur temps à crier en grosses lettres. Et puis l’évolution du graphisme de Baru au cours même de l’album est encore plus intéressante. Le réalisme des corps est définitivement abandonné au profit d’un expressionisme détonnant dont on serait bien en peine de chercher les influences. On se rapproche de l’outrance graphique d’un caricaturiste, de la verve de Reiser, peut-être, que Baru a admiré dans sa jeunesse. Les visages sont déformés par les émotions, mais d’une façon très progressive au cours de l’album, comme si la violence des situations avait libéré sous le crayon de Baru une violence graphique. Les dernières pages sont à cet égard très impressionnantes par la liberté du style de l’auteur : il arrive à y mêler dans un même trait outrance et élégance. Ainsi dit-il dans une interview : « En simplifiant [le dessin], j’augmente considérablement la capacité de mes personnages à porter les émotions, les sentiments que je veux exprimer tout en augmentant leur lisibilité. ». Cette manière de tordre les codes des représentations graphiques traditionnelles est sans doute bien plus transgressive pour l’émancipation de la bande dessinée que les filles en couverture de L’Echo des savanes.

Une fois de plus, Baru raconte un rite de passage à l’âge adulte mouvementé, mais en forme de road-movie cette fois, puisque les deux héros quittent leur ville natale pour aller vers le sud (retenez bien la nouvelle thématique de la route et du voyage, elle reviendra elle aussi !). La publication dans L’Echo des savanes par épisodes semble donner un tempo saccadé à la narration qui avance par à-coups, chaque mauvaise surprise pour les deux héros étant chassée par une nouvelle. Mais Baru a aussi appris de ses précédentes oeuvres. Il reprend la voix narrative, cet inconnu qui commente pour nous les rencontres de Stanislas et Mohamet. Elle complète les portraits graphiques d’anecdotes croustillantes qui font prendre un relief supplémentaire aux personnages et montre le talent de portraitiste de Baru. Suivant le même format que dans La communion du Mino, il dessine dans de très larges cases traitées en bandeau qui élargissent considérablement le dessin et accentue son expressivité.
En revanche, finies les photos sépias, les albums de souvenirs : c’est bien dans la réalité des années 1980 que veut nous emmener Baru.

La fiction comme un avertissement politique

Car Cours camarade marque aussi Baru le début d’une volonté de faire passer un message politique, pas nécessairement partisan, mais à resituer dans son époque. Le résumé en quatrième de couverture n’en fait d’ailleurs pas un secret : ce que dénonce Baru, c’est la « France de Jean-Marie Le Pen ». Depuis 1982, le Front National, parti de Le Pen, obtient des succès croissants aux diverses élections : 9% aux législatives de 1986 et 14% aux présidentielles de 1988. Son thème central devient dans les années 1980 le refus de l’immigration, accusée d’aggraver les injustices économiques du pays. Une telle vision nourrit les penchants racistes de certains, tandis que d’autres, dont Baru, voient dans le Front National un danger à combattre.
Baru n’est pas une prosélyte et il dit lui-même : là où d’autres vont militer, « je réagis en inventant une histoire avec laquelle je vais essayer de vous faire partager mon émotion. ». Pour lui, les fictions sont des messages lancés au public, presque des avertissements. Il ne cherche donc pas un Bien et un Mal, et s’il y a le graphisme s’approche de la caricature, l’histoire elle, ne l’est pas, mais cherche à être la plus réaliste possible. Stanislas et Mohamet ne se posent pas en héros des immigrés, ils fuient et essaient de sauver leur peau à eux. Baru est un auteur de la réalité sociale, au même titre que Chantal Montellier ou Etienne Davodeau, dont je parlais pas plus tard qu’il y a quelques semaines. Depuis les années 1970, la BD s’est clairement affirmée comme un moyen de représenter la société en mêlant fiction et réalité. Les auteurs se font indirectement, à leur manière et en leur temps les héritiers de naturaliste du XIXe siècle comme Zola.
Dans Cours camarade, la dimension politique est encore par trop éclipsée par la narration très rapide, qui laisse assez peu de temps pour la réflexion et la contemplation. Elle est dans l’arrière-plan, dans l’anecdote issue de l’actualité, et surtout dans le titre qui reprend un slogan de Mai 68 : « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi ! ». Baru a encore devant lui une carrière suffisamment remplie pour pouvoir s’exprimer encore…

A suivre dans le Baruthon : Le chemin de l’Amérique

Actualité du dessin de presse: de Siné Hebdo à la BnF

Proche cousin de la bande dessinée, la dessin de presse fait l’actualité de ce mois d’avril à travers deux évènements. Une exposition gratuite à la BnF, intitulée « Dessins de presse » a lieu jusqu’au 25 avril sur le sujet, alors même que la semaine dernière, Siné annonce la fin de Siné hebdo, un des titres d’une presse satirique qui semble peiner à trouver son public. Une deuxième exposition est prévue dans l’année à la Bibliothèque publique d’information, toujours à Paris. L’occasion, si le temps ne vous est pas compté, de relire un de mes anciens articles sur Jul et Gus Bofa.

Siné hebdo, tenants et aboutissants d’une aventure éditoriale

Dans les années 2008-2009 s’était déroulée une étrange recomposition du paysage de la presse satirique française avec la naissance successive de deux nouveaux hebdomadaires, Siné hebdo en septembre 2008 et Bakchich en septembre 2009. Jusque là, seuls deux titres dominaient très largement ce secteur assez peu contesté, le vénérable Canard enchaîné qui de 1915, et Charlie Hebdo, qui peut tout de même s’énorgueillir de plus de quarante ans d’existence (avec, certes, une coupure entre 1981 et 1992). Tous deux marquent aussi deux grands moments importants du dessin de presse au XXe siècle par les dessinateurs qu’ils ont contribué à faire connaître. Dans l’entre-deux-guerres comme dans les années 1960, on assiste à l’arrivée de nouvelles générations de dessinateurs de presse politiques : Gassier, Sennep, Moisan, Pol Ferjac, Cabrol, Effel d’un côté, Reiser, Wolinski, Cabu, Gébé, Siné de l’autre. La presse satirique et politique a toujours été l’un des moteurs du dessin de presse qui est pour ainsi dire née avec elle : les XIXe et XXe siècle ont vu le développement conjoint d’une presse satirique et d’une forme de dessin d’humour conçu comme moyen de faire passer un message politique.

Mais si la presse satirique revient sur le devant de la scène ces derniers temps, c’est en raison de l’arrêt de Siné hebdo, après 83 numéros. Comme d’habitude, je vous donne quelques repères sur cet événement…
Ce qu’on a appelé durant l’été 2008 « l’Affaire Siné » a été l’éviction du dessinateur Siné de Charlie Hebdo, alors dirigé par Philippe Val. Ce dernier avait préféré se débarrasser du dessinateur à la suite d’une chronique écrite par Siné sur le mariage de Jean Sarkozy, chronique dénoncée par certains comme antisémite (sans doute l’une des accusations les plus graves de notre époque après la pédophilie). La polémique avait enflé dans les médias et sur Internet et, en guise de contestation, Siné avait décidé de profiter de son départ de Charlie Hebdo pour fonder en septembre 2008 son propre hebdomadaire satirique, Siné Hebdo. Le procès qui eut lieu au début de l’année 2009, entre la Licra et Siné a débouché sur la relaxe du dessinateur sur la raison du « droit à la satire ». Siné considère que sa chronique-polémique n’était qu’un pretexte saisi par Philippe Val, en conflit avec le dessinateur.

Mais qui est Siné, au juste, me diriez-vous ? Né en 1928 et ayant étudié le dessin à l’Ecole Estienne, il commence sa carrière de dessinateur de presse dans les années 1950 et, dès 1955, reçoit un prix de l’Humour noir pour son premier recueil de dessin, Complaintes sans paroles. Il collabore ensuite à L’Express, haut lieu du dessin de presse, et, dès les années 1960 trouve un style sans concession. Il se sert de ses dessins pour affirmer ses convictions politiques, c’est-à-dire son opposition à toute forme d’autorité et de bien-pensance : anticléricalisme, antimilitarisme, anticolonialisme, anticapitalisme, antisionisme, anarchisme. La force de ses dessins sert ses convictions. Siné s’inspire de l’école américaine du dessin de presse, et en particulier de Saul Steinberg du New Yorker, pour concevoir un style à la fois sobre et percutant, voire violent dans la clarté du message qui y est exposé. Il participe, avec d’autres, à la diffusion en France des codes graphiques de l’école américaine marquée par le décalage ironique et l’humour noir, et occupe en cela une place importante dans l’histoire du dessin de presse en France. Siné est aussi l’homme des procès : la frontalité de ses dessins et chroniques, jugée trop peu subtile par certains, l’a déjà amené à plusieurs reprises devant la justice. Il incarne en cela une forme intransigeante du dessin de presse conçu avant tout comme outil d’opposition politique.
Siné Hebdo est loin d’être sa première tentative de percée dans la presse satirique. Déjà, en 1962, après son départ de L’Express, il fonde Siné Massacre (dont le titre reprend le même graphisme que Siné Hebdo) qui dure moins d’un an. Puis, en 1968, il participe à la création de la revue L’Enragé avec Jean-Jacques Pauvert, revue qui, elle, ne dure que quelques mois. Siné Hebdo, en revanche, a connu une plus grande longévité et un engouement certain, notamment chez les nombreux dessinateurs de toutes les générations qui l’ont rejoint dès les premiers numéros, comme par exemple Philippe Geluck, Vuillemin, Diego Arenaga, Carali, Lindingre, Malingrëy et même le grand Ronald Searle.

Siné Hebdo est le dernier effort d’un important dessinateur politique. Le monde du dessin de presse politique actuel est dominé par la figure de Plantu, dessinateur au Monde, qui poursuit une carrière assez indépendante et tout à fait originale depuis 1985, à rebours de la tradition libertaire des années 1960, tandis que Charlie Hebdo, qui a successivement ouvert un site internet et une maison d’édition en 2008 se charge de renouveler les générations : Charb est devenu directeur, Luz, Tignous, Jul, Riss, Catherine, apportent du sang neuf. Fluide glacial ou L’Echo des savanes servent souvent de passerelles avec la BD.
Des observateurs pessimistes pourraient voir dans l’échec du journal de Siné le signe de la mauvaise santé de la presse satirique et du dessin de presse politique en général. Il est vrai que d’autres évènements récents rappellent que l’éclairant métier d’humoriste-satiriste ne cesse d’être menacé d’une forme de censure heureusement empêché par la justice. Souvenez-nous de l’affaire des caricatures de Mahomet et du procès de Charlie Hebdo en 2007 (où Val, pour le coup, défendait le droit à la satire). Et plus récemment, le procès intenté par Arthur à l’humoriste radiophonique Didier Porte pose encore d’autres questions…

Plus de 150 ans de dessins de presse à la BnF

Un célèbre dessin de Tim : Mitterrand et l'ombre du général


Est-ce un autre signe des difficultés du dessin de presse que la Bibliothèque nationale de France ait lancé, depuis le milieu des années 2000, une campagne de promotion du dessin de presse à travers son patrimoine. De fait, la cause est juste : on ne connaît souvent comme dessinateurs de presse que ceux que l’on a vu à l’oeuvre à son époque. Le nom des « anciens » se perd dans les tréfonds de la mémoire, là où les peintres et les romanciers ont la chance de connaître une notoriété multiséculaire. La BnF a donc entrepris de redécouvrir et de donner à découvrir le patrimoine dessiné qui s’empoussiérait jusque là dans les réserves du départements des Estampes. Ne nous y trompons pas : l’injonction vient du ministère de la Culture qui commande en 2007 un rapport sur la promotion et la conservation du dessin de presse dit « mission Wolinski » car le dessinateur Georges Wolinski y participe et, est-il écrit, il aurait « alerté le président de la République sur le statut du dessin de presse (oui, on parle bien du même Wolinski qui, dans les années 1960 et 1970 dessinait dans Hara-Kiri et Charlie-Hebdo). Ce rapport dresse un recensement provisoire des collections relatives au dessin de presse (archives de dessinateurs, fonds de dessin originaux) dans les institutions publiques françaises. Il donne ensuite quelques conseils pour la conservation et la mise en valeur du patrimoine, dont la création d’un service dédié à la BnF. Je ne connais rien, en revanche, de la valeur performative de ce rapport et de son accueil par la BnF, principale institution susceptible de développer une politique patrimoniale efficace. A ma connaissance, il n’y a pas de projet de création d’un service spécifique pour le dessin de presse, mais peut-être me trompè-je. Il est toutefois clair que, depuis quatre ans, la plus grande bibliothèque de France semble apporter un soin nouveau à ses collections de dessins de presse et à l’acquisition de nouveaux fonds, comme, en 2009, celui du dessinateur et peintre Tetsu (1913-2008).

Après tout, qu’importe d’où viennent les ordres : tant mieux si le fonds de dessins de presse de la BnF sort des cartons. Après une exposition consacrée à Dubout (1905-1976) en 2006, après un cycle autour du grand ancêtre Honoré Daumier (1808-1879), souvent considéré comme un des initiateurs du dessin de presse en France sous la Monarchie de Juillet (1830-1848), la BnF propose cette fois au public deux expositions, jusqu’à mi-avril. L’une est sur le mode panoramique : une histoire thématique du dessin de presse de la Monarchie de Juillet à nos jours ; l’autre est sur le mode biographique : un bref aperçu de l’oeuvre du dessinateur Tim (1919-2002). Divers colloques et rencontres ont également eut lieu autour du dessin de presse.
Je ne peux qu’enjoindre mes lecteurs parisiens à se rendre à la BnF, site Tolbiac (métro Bibliothèque François Mitterrand) pour découvrir à travers ces expositions plutôt bien faites la richesse d’un art trop peu connu. La première tente de montrer la diversité des dessinateurs en plusieurs thématiques (portraits-charges, vie politique, faits de société…). La seconde se concentre sur un seul auteur, dont le fonds est rentré en 2006, pour montrer son travail et présenter d’interessants carnets de notes. Ai-je dit que ces expositions étaient gratuites ! Et puis j’en profite pour rappeler une de mes marotes : les liens entre le dessin de presse et la bande dessinée sont et ont toujours été extrêmement importants. D’abord parce que les années 1870-1880 consacrent l’apparition d’une forme de narration graphique dans la presse humoristique. Ensuite parce que, depuis cette date, de nombreux dessinateurs ont à la fois été publiés en tant que dessinateurs de presse et en tant que dessinateurs de bande dessinée ; les deux parties de leur oeuvre sont bien souvent inséparables. De tête, pensez à Caran d’Ache, Benjamin Rabier, Alain Saint-Ogan, Pellos, Cabu, Reiser, Claire Brétécher, Willem, Jul… L’histoire de la bande dessinée et l’histoire du dessin de presse devraient être menées conjointement, et en connaissance mutuelle, au risque de passer à côté de beaucoup de vérités.

Pour en savoir plus :
Sur Siné :
60 ans de Siné, Hoëbeke, 2006
Les sites internet de Charlie Hebdo et de Siné Hebdo
Un bon résumé de l’Affaire Siné de l’été 2008
Un article de Ru89 sur la fin de Siné Hebdo
Un dernier site pour découvrir l’oeuvre graphique de Siné
Sur le patrimoine du dessin de presse :
Il n’existe malheureusement pas de bonne synthèse récente qui couvre toute l’histoire du dessin de presse sans omettre volontairement l’un de ses aspects : tantôt le dessin de presse est réduit à la seule caricature, tantôt au seul dessin politique… Mais tout de même, quelques références :
Laurent Baridon, L’Art et l’histoire de la caricature, Citadelles et Mazenod, 2006
Dico Solo, Té Arté, 1996, réédité en 2004
Le site http://www.caricaturesetcaricature.com/ est un portail pour spécialistes du dessin de presse et de son histoire.
Pour lire en entier la mission Wolinski : www.culture.gouv.fr/culture/actualites/rapwolinski.pdf

Ohm et Hubert, Bestioles, Dargaud, 2010 ; Kerascoët et Fabien Vehlmann, Jolies ténèbres, Dupuis, 2009

La couverture m’avait attiré et, sans avoir jamais entendu parler du dessinateur de Bestioles, Ohm, je me suis risqué à lire cet album sorti chez Dargaud il y a trois mois, suivant mon seul instinct. Non seulement je ne fus pas déçu, mais la lecture de Bestioles me rappela celle de Jolies ténèbres il y a près d’un an, un excellent album orchestré par le couple des Kerascoët et par le scénariste Fabien Vehlmann. Une excellente excuse pour vous parler de cet excellent album. Tous deux traitent, chacun à sa manière, de la place de la violence dans l’imaginaire enfantin en peignant deux univers où le mignon, le joyeux et le sucré se transforment en un cauchemar acide et cruel.

Les bestioles de Hubert et Ohm

Je me dois d’être honnête : ce n’est pas le nom déjà connu de Hubert, prolifique scénariste du Legs de l’alchimiste (une série que je vous conseille par ailleurs) qui m’a poussé à aller vers Bestioles. C’est le dessin si singulier de Ohm dont les couleurs chatoyantes s’étalent sur la couverture de l’album, à grand coup de mauve, de orange fluo et de turquoise. Je ne connaissais alors pas Ohm, mais une rapide recherche m’a permis d’en savoir plus, et je vous livre mes résultats.
Ohm est un tout jeune dessinateur (il est né en 1982) qui, diplomé de l’Ecole supérieure des Arts Décoratifs de Strasbourg, se lance dans la BD à partir de 2004, successivement dans trois revues pour enfants : Dlire, Capsule Cosmique et Tchô. (Lecteur qui suis sagement ce blog, tu dois te souvenir que d’autres diplômés des Arts déco de Strasbourg sont passés par Tchô ou Capsule Cosmique et aiment à passer de l’enfance au monde adulte : Lisa Mandel, Boulet et Mathieu Sapin). Dans Tchô, il conçoit sa principale série, Bao Battle dans laquelle il affirme son style rond et coloré. Trois albums sont parus jusque là.
Dans une interview donnée sur le blog de Li-an, Ohm dévoile ses influences, question toujours épineuse pour un dessinateur mais tout à fait instructive dans le cas de Ohm qui n’hésite pas à revendiquer son héritage. Rien d’étonnant lorsqu’il affirme avoir « quasiment appris à dessiner avec Dragon Ball » : l’univers futuriste composé d’îles sur lesquelles poussent des villes-champignons et des palmiers, est la trace laissée par Toriyama. Même chose pour les maîtres Tezuka et Disney auxquels Ohm emprunte un style rond et shématique où le trait-contour domine. Ohm déclare ainsi aimer « la simplicité dans le dessin, la compréhension immédiate ». Plus inattendus, peut-être, sont les noms de Chris Ware et Dave Cooper… Quoique, à y regarder de plus près, ils ne sont pas non plus très loin : il suffit de comparer les « bestioles » de Ohm avec celle de Cooper, ou sa gestion des couleurs avec celle de Chris Ware. J’arrête là le petit jeu des comparaisons qui éclaire pourtant bien un peu le style si particulier de Ohm.
Pour conclure sur notre dessinateur du jour, je me risquerais à affirmer que le style de Ohm, que ce soit dans Bao Battle ou dans Bestioles, montre comment, après une accoutumance d’une vingtaine d’années avec les codes graphiques du manga, apparaît une génération de dessinateurs français nourris de ces codes et qui n’hésitent pas y faire appel dans leurs oeuvres. Le début d’une hybridation entre deux cultures graphiques, que j’espère heureuse et féconde (du moins une fois que les derniers rabat-joie incultes auront fini de crier après les mangas).

Bestioles constitue donc la première incursion de Ohm hors du champ de la prépublication. L’album nait de sa rencontre avec Hubert. Il raconte les aventures de trois personnages, Luanne, Childéric et le Capitaine dans un univers que l’on pourrait qualifier de « science-fiction écologique ». L’imaginaire ne se déploie pas seulement sur les machines et la technologie futuriste, mais aussi sur la nature exubérante et les formes de vie improbables que doivent affronter les trois héros. Une mission de routine les entraînent dans une jungle agressive qui recouvre le mystérieux « continent » et lutte impitoyablement contre les hommes. L’intrigue s’appuie sur le caractère différencié des trois personnages principaux : le Capitaine, ivrogne et libidineux (encore une résurgence de Toriyama !); Luanne, volontaire et courageuse ; Childéric, timide et bien peu débrouillard.
L’un des points forts du scénario est la prise en compte de la « nature », traitée non pas comme une ennemi, mais comme un second personnage, par une ingénieuse gestion de l’espace de la page : un filet de cases en bas de page suit l’histoire en adoptant le point de vue de deux bestioles, les deux aventures se croisant régulièrement.
En plus du style de Ohm, il faut ajouter la qualité de la colorisation, par Hubert, nous disent les crédits, qui fait beaucoup pour la qualité de l’album. La jungle est représentée par une dominante de mauve allant parfois jusqu’au rouge, tandis le orange et le ocre dominent dans le monde des « hommes » (les héros sont ce qu’on appelle pompeusement des « animaux anthropomorphisés »). Les scènes de jour et de nuit permettent encore de multiplier la gamme des couleurs, sans cesse très constrasté pour frapper l’esprit du lecteur.

Décadence des fées

C’est dans un tout autre univers que nous invitent les Kerascoët et Fabien Vehlmann dans Jolies ténèbres : pas de science-fiction ici, mais l’univers des contes de fées. Science-fiction et merveilleux sont deux genres littéraires aux racines communes, le premier ayant longtemps été appelé « merveilleux scientifique », car là où les contes de fées révélaient les merveilles de l’imaginaire et du rêve, la science-fiction présentaient celles d’une science fantasmée.
Mais peut-être que certains d’entre vous ne sont pas familiers du couple de dessinateurs qui signe sous le pseudonyme de « Kerascoët ». De leurs vrais noms Marie Pommepuy et Sébastien Cosset, ils se sont fait une place dans l’univers de la bande dessinée en reprenant la série Donjon crépuscule jusque là dessinée par Sfar et par leur série Miss pas touche dans la collection Poisson Pilote de Dargaud. Deux dessinateurs discrets travaillant en couple qui, petit à petit, commencent à se construire un univers graphique élégant où domine l’arabesque, les formes féminines et florales entremêlées et les couleurs vives. Quant au scénariste, Fabien Vehlmann, il est comme Hubert de ces scénaristes prolifiques qui multiplient les collaborations et les univers. On le connaît, entre autres choses, pour Green Manor avec Denis Bodart et la série pour enfants Seuls avec Bruno Gazzoti. Vous verrez de lui ce mois-ci en devanture Les derniers jours d’un immortel, dessiné par Gwen de Bonneval et publié chez Futuropolis.

Jolies ténèbres est un projet à part, « plus personnel », selon Marie Pommepuy qui fait appel à Fabien Vehlmann pour que le projet, encore embryonnaire en 2004, naisse finalement en 2009 chez Dupuis. Il fait d’ailleurs partie de la sélection officielle du FIBD 2010. La première page de l’album nous entraîne dans le décor rose et sucré des contes de fées : une jeune princesse, Aurore, invite à déjeuner le prince Hector dont on devine qu’ils sont faits l’un pour l’autre. Elle est accompagnée par un ami fidèle, un bonhomme-coccinelle. Voilà pour la première page. Dès le bas de la page se devine déjà l’irruption dans ce monde aseptisé d’une toute autre réalité : celle de la mort. Car ce que devine très vite le lecteur est que Aurore, son prince et son ami, ainsi que toute une multitude de petits êtres féériques, sont en réalité les habitants du corps d’une petite fille qui vient de mourir dans la forêt. Forcés de quitter leur hôte, les créatures féériques sont contraints de survivre dans une immense forêt aux multiples dangers. Cet incipit s’impose au lecteur sans plus d’explication, non pas comme une rupture d’un univers à l’autre mais dans une continuité : l’irréalisme de la situation et d’une nature vu à taille d’insecte venant prendre le relai de la magie d’un conte de fées.
Jolies ténèbres ne s’en tient pas là : ce n’est pas qu’une transposition d’un conte de fées dans le monde réel. Ou plutôt si, le thème principal est celui-ci, mais Vehlmann et les Kerascoët ne l’interprètent pas comme on aurait pu s’y attendre dans un récit pour enfants (les êtres féériques recréant leur univers joyeux dans la nature, pactisant avec les insectes et les souris, etc.). Cette phase est présente au début, lorsque Aurore propose de construire une petite communauté d’entraide. Mais tout au contraire, l’arrivée dans le monde réel va profondément corrompre la nature sage et innocente des petits héros. Déjà les premiers indices, presque incroyables et que le lecteur rejette comme faisant partie de l’exception, apparaissent : l’une des « fées », au visage poupon, se plait à vivre dans le cadavre pourrissant de la petite fille, malgré la désapprobation de ses camarades. L’ami-coccinelle se révèle être un galopin opportuniste tandis que le prince Hector préfère flirter avec une séductrice égocentrique plutôt que d’aider la courageuse Aurore, la seule, peut-être, à avoir encore gardé l’esprit gentil des contes de fées. Et puis les morts se succèdent, d’abord accidentelles et invisibles, puis jouant sur un comique cruel mais encore innocent (la « mort pour rire » des dessins animés de Bugs Bunny et cie), pour enfin devenir froidement sordides, jusqu’ à la scène finale dont je ne dirai rien.
Le scénario de Vehlmann fait appel à des sources devenues classiques de la littérature pour enfants qui traitent eux aussi de l’abandon de l’innocence. Il y a quelque chose d’Alice au pays des merveilles dans Jolies ténèbres, mais peut-être aussi de Sa majesté des mouches de William Golding, cette robinsonnade à l’envers où des enfants laissés à eux-mêmes sur une île déserte s’avèrent être aussi cruels et violents que des adultes. Le trait des Kerascoët vient appuyer le contraste entre la beauté innocente des créatures féériques et la saleté du monde réel : ils sont aussi à l’aise dans un dessin schématique aux couleurs vives que dans un style ultra-réaliste et très sombre, excellant dans la représentation du pourrissement.
Je vous laisse avec une citation de Marie Pommepuy qui présente son album de la façon suivante (et au passage, souligne la vraie nature du trop surestimé Tim Burton !) : « Chez Dupuis, son univers a été comparé à celui de Tim Burton. Or je ne suis pas complètement d’accord avec cela. Burton crée des mondes glauques dotés d’une imagerie gothique, mais où les bons sentiments abondent. Notre démarche suit un sens inverse : nous installons des propos très sombres dans un cadre enfantin, mignon. J’ai même essayé d’ajouter à Jolies ténèbres une pincée de David Lynch, un côté bizarre et crado, parfois inexpliqué. ».

Où quand les charmes innocents de l’enfance deviennent des monstres…


D’un côté un dessinateur débutant jusque là spécialisé dans le dessin pour enfants, de l’autre un quator d’auteurs naviguant entre les deux rives. Le parcours des cinq auteurs donne l’impression que le monde de la bande dessinée est petit : comme une évidence, Hubert et Ohm remercient les Kerascoët au début de leur album. Faut-il rappeler en effet que Hubert est aussi le scénariste de la principale série du couple Kerascoët, Miss Pas touche, parue chez Dupuis de 2006 à 2009, et qu’il a déjà colorisé des albums de Vehlmann ? Tous ont commencé leur carrière dans les années 2000. Tous trouvent leur place au catalogue de grandes et vieilles maisons d’édition (Dupuis, Dargaud, Delcourt, Glénat) qui ont su dominer le marché de la BD de la seconde moitié du XXe siècle en s’adaptant à l’émergence d’un public adulte dans les années 1970 sans pour autant laisser de côté la BD pour enfants (on m’objectera avec raison que Delcourt ne correspond pas exactement à ce profil, étant arrivé dans les années 1980 et se destinant principalement au public adulte). On retrouve d’ailleurs chez ces auteurs un certain attachement aux modes de réalisation désormais classiques qui firent le succès de la BD franco-belge à partir des années 1950 : le respect de l’album grand format et du principe de la série, ou encore l’idée que l’album naît de la collaboration féconde entre un scénariste spécialisé et un dessinateur… Attachement qui ne signifie évidemment pas inféodation, preuve en est de nos deux albums qui sont des one shot et ne se rattachent à aucune série. Et puis les 70 pages de Bestioles et les 92 pages de Jolies ténèbres explosent très largement le traditionnel 48 CC qui régit bien souvent encore l’édition de BD. Ohm a été l’un des auteurs de Capsule cosmique, ce journal du milieu des années 2000 qui essaya en son temps de renouveler en profondeur les thèmes et l’esthétique de la BD pour enfants.

Mais au-delà de leurs créateurs, se sont les deux univers de Jolies ténèbres et de Bestioles que je veux rapprocher. Ils développent tous deux la même idée : comment transformer l’univers enfantin en un monde cauchemardesque ? Le trait de Ohm l’incline vers l’emprunt aux formes rondes de la manga pour enfants et aux personnage animalier à la Walt Disney, avec leurs yeux en soucoupe et leur univers plein d’arrondis. Les Kerascoët lorgnent plutôt du côté de l’imagerie associée au conte de fées, imagerie qui s’enrichit sans cesse depuis le XIXe siècle : monture-oiseau, blondeur et douceur des formes féminines, nourrisson potelé, couleurs de la nature… Ce sont des emprunts avant tout graphiques, car l’objectif est de détourner, par l’image, un imaginaire de convention. Dans les deux cas, c’est en introduisant sans concession la violence que le scénario quitte les codes de l’enfance. Une violence qui se traduit par le combat dans Bestioles où aussi bien l’heroïne, Luanne, que les « bestioles » en question qui peuplent la forêt se montrent capables d’une violence intense, et ce malgré leur apparence mignonne. Dans Jolies ténèbres, la violence est plus subtile et variée, tantôt faussement comique, tantôt provoquée par le dégoût et le malsain.
A partir de là, le traitement est tout de même différent. Hubert, dans Bestioles, ne se départit pas complètement de certains tics scénaristiques de la littérature pour enfants : l’histoire est bien celle d’un « apprentissage de la vie » dont les héros ressortent grandis, ayant surmonté leur peur ; on y retrouve une inévitable histoire d’amour entre Luanne et un « méchant » repenti. Tandis que Jolies ténèbres, tout au contraire, se joue de tous les stéréotypes, l’innocence devenant un sérieux désavantage dans le nouveau monde alors que l’amour s’est abaissé au rang de simple séduction, et que l’amitié est devenue hypocrisie. Pour tout cela, Jolies ténèbres est beaucoup plus subversif que Bestioles, et aussi plus à mon goût…

Pour en savoir plus :
Fabien Vehlmann (scénario) et Kerascoët (dessin), Jolies ténèbres, Dupuis, 2009
Hubert (scénario) et Ohm (dessin), Bestioles, Dargaud, 2010
Le site internet des Kerascoët : http://kerascoet.fr/
Le site internet de Fabien Vehlmann : http://vehlmann.blogspot.com/
Un article de Bodoï sur Jolies ténèbres et les Kerascoët
Une interview de Hubert et Ohm sur le blog de Li-an

Edition numérique : la balle dans le camp des auteurs

Une étape supplémentaire a été franchie cette semaine dans l’évolution de la BD numérique et dans ses rapports avec le reste du monde de la bande dessinée. Un syndicat d’auteurs, le Groupement des auteurs de bande dessinée lié au Syndicat National des Auteurs Compositeurs, a lancé le 20 mars dernier sous la forme d’un « Appel du numérique » une pétition en ligne pour soulever la question de la place de l’auteur dans la révolution numérique qui s’opère et la nécessité pour les éditeurs de l’associer aux démarches de mise en ligne. L’approche du salon du livre, qui se tient jusqu’à mercredi soir, était le bon moment choisi pour lancer un débat qui devra en effet être résolu. Journalistes et sites web ont relayé l’information. Voici ma propre tentative d’analyse, maintenant que quelques jours se sont passés, pour tenter d’éclairer mes lecteurs qui n’auraient pas forcément toutes les clés en main.

L’Appel du numérique, quoi qu’est-ce ?
D’abord, un petit aperçu sur l’acteur principal, le GABD. L’association à l’origine de l’Appel du numérique du 20 mars dernier est le Groupement des auteurs de bande dessinée. Sa fondation en 2007 s’est appuyé sur une structure préexistante et solide, le Syndicat National des Auteurs Compositeurs, qui regroupe depuis 1946 toute association d’auteurs (littérature, danse, musique…) et a accepté en 2007 d’accueillir en son sein un groupement Bande Dessinée, à l’initiative d’une douzaine de membres fondateurs. L’objectif de ce groupement n’est pas forcément de rassembler tous les auteurs de BD, mais de leur offrir une plate-forme syndicale pour faciliter le dialogue avec les éditeurs, régler les éventuels conflits et recevoir les conseils de juristes. A terme l’objectif est d’aller vers un statut unifié des différentes professions qui parcourent la bande dessinée. Selon Cyril Pedrosa, le GABD vient prendre le relai de l’Association des Auteurs de Bande Dessinée qui n’avait jusque là pas franchi le pas du statut et de l’action syndicale. L’une des premières affaires qui avait fait connaître l’action du GABD a été en 2007 le soutien qu’il a apporté à l’auteur (et accessoirement blogueur) Obion face à son éditeur Casterman pour demander le retrait et la réédition de l’album Vilbrequin dont les premiers tirages avaient connu une malfaçon (une inversion de la pagination ; Casterman a en effet été condamné pour malfaçon par le tribunal de Rennes).

En trois ans, la structure est progressivement parvenue à se faire une place pour lancer l’Appel du numérique. Le succès de l’Appel auprès de la communauté des éditeurs ne pourra que confirmer sa légitimité et le choix de mener auprès des éditeurs une action collective et encadrée par un syndicat.
De quoi s’agit-il ? Le GABD justifie l’Appel du numérique par les évolutions toutes récentes de la BD numérique, et particulièrement le lancement la semaine dernière de la plateforme de diffusion en ligne Izneo. Izneo se veut un regroupement de douze éditeurs (la plupart liés au vaste groupe d’édition et de production audiovisuelle Media-Participations ; on y retrouve de « gros » éditeurs, dont Casterman, Dargaud et Dupuis) qui donnent l’accès aux internautes à une partie de leur catalogue, pour l’instant par une location à l’unité, mais à terme, comme l’espère Julien Falgas (http://blog.abdel-inn.com/), par un abonnement. L’objectif des éditeurs est principalement de contourner l’intermédiaire des diffuseurs en ligne et des plates-formes de téléchargement qui existent pour le moment. Mais ce que dénonce le GABD est que le lancement d’Izneo s’est fait sans concertation avec les auteurs. Il appelle donc à davantage de transparence de la part des éditeurs sur les projets de diffusion en ligne de bande dessinée, voire à une concertation entre auteurs et éditeurs pour établir des règles en matière d’utilisation des oeuvres et de cession des droits.
L’argumentation du GABD comporte deux axes. Il pose évidemment la question de la rémunération : il faut réfléchir au problème des droits d’auteur et à ce que touche l’auteur sur la diffusion en ligne de son oeuvre. Cette question est à rattacher aux multiples problèmes que pose la diffusion en ligne de biens culturels : l’industrie musicale et audiovisuelle a été particulièrement touchée et médiatisée ces dernières années autour du vote de la loi Hadopi et du problème des droits d’auteur face à la gratuité d’accès aux oeuvres. Dans le cadre de la bande dessinée, la question se pose autrement dans la mesure où le téléchargement illégal d’albums de BD est bien moindre. C’est donc principalement autour des rapports entre diffuseurs-éditeurs-auteurs que se concentrent les problèmes.
Le second aspect m’intéresse encore davantage : c’est celui des modifications esthétiques induites par la lecture en ligne. L’Appel affirme que « si le livre de bande dessinée numérique est une adaptation du livre (parce qu’on modifie l’organisation des cases, le format, le sens de lecture, qu’on y associe de la publicité) l’auteur devrait avoir un bon à tirer à donner, au cas par cas. ». Pour le GABD, l’auteur doit être associé à l’adaptation de son oeuvre en ligne. Malgré ce qui est affirmé sur Izneo (« Art à la fois graphique et littéraire, la bande dessinée est un genre fédérateur particulièrement adapté à la lecture sur écrans. »), une planche de bande dessinée est réalisée par son auteur pour être lue dans un support-livre où la page dans son ensemble à un rôle à jouer. La diffusion sur écrans implique une lecture toute différente, généralement case par case, qui n’est pas prévue à la base par l’auteur. L’oeuvre s’en trouve en partie « dénaturée »(le terme est sans doute excessif, je le concède : certains types de planches, comme le strip, se prêtent tout à fait à une lecture sur écran.). Cette réflexion inspire d’ailleurs Joann Sfar qui, interrogé par les Inrockuptibles lors du Salon du livre, présente son envie de « créer différemment » en tenant compte des nouveaux modes de lecture induits par la diffusion sur écran : « Une chose m’a sauté aux yeux quand j’ai vu Le Petit Prince sur PS3, c’est le format de l’écran – qui est, en fait, celui d’un écran de ciné. Bonne nouvelle : cet aspect du numérique a déclenché en moi l’envie de créer différemment. Pour le mécanisme de lecture propre à la bande dessinée, l’idée d’avoir une seule case qui s’affiche en même temps est intéressante. J’ai proposé à Gallimard pour ma prochaine BD, qui portera sur le peintre Chagall, qu’on la mette en ligne case par case. ». Pourquoi ne pas imaginer un auteur qui réfléchit au manière d’adapter son album, voire le modifie pour la mise en ligne ?

Le principal grief qui ressort de l’Appel du numérique est l’absence de concertation dans une marché qui n’est pas encore construit ; ils ne se positionnent bien entendu pas pour ou contre le numérique, position qui n’aurait aucun sens au vu de l’évolution actuelle des usages de lecture, mais pour un dialogue entre éditeurs et auteurs pour trouver un modèle économique et juridique : « Mais nous déplorons que les initiatives éditoriales partent dans tous les sens, nous imposent leur cadre, au lieu d’un débat organisé au sein de la profession pour dégager des usages et chercher un consensus entre tous les partenaires, auteurs inclus. Dans les faits, chaque éditeur essaie dans son coin de faire avaler la pilule à “ses” auteurs… ». Le GABD veut en outre que « la cession des droits numériques fasse l’objet d’un contrat distinct du contrat d’édition principal, limité dans le temps, ou adaptable et renégociable au fur et à mesure de l’évolution des modes de diffusion numérique. ».
Cette dernière revendication pose la question du statut de l’album numérique, non pas celui qui est crée directement pour la diffusion en ligne, mais celui qui, d’abord papier, se retrouve ensuite mis en ligne par l’éditeur. « Prenons une question simple, en apparence.
« Diffuser une bande dessinée sur un téléphone portable, ou sur un écran d’ordinateur, est-ce que c’est diffuser l’œuvre originale… son adaptation… une œuvre dérivée ? ».
Rien que sur cette question, aucun des acteurs du livre ne donne la même réponse, car elle cache des enjeux importants sur le plan du droit moral comme sur le plan financier. ». Ainsi commence, à juste titre, l’Appel : le principal problème actuel est l’absence de statut de l’oeuvre numérique.

Un Appel médiatisé et plein de promesses
Qu’en est-il de l’appel dix jours après son lancement ? La pétition qui circule sur Internet rassemble plus de 940 signatures. Une partie de la presse a relayé l’action du GABD, en partie comme pendant du lancement d’Izneo lors du Salon du livre (un article sur le site des Inrockuptibles, un autre sur le Nouvelobs.com, et sur actuabd, bien évidemment). L’Appel du numérique a benéficié de la présence, parmi les signataires, d’auteurs plus médiatiques qui permettent au média de citer des noms qu’ils connaissent : Lewis Trondheim, Florence Cestac, Charles Berberian, Regis Loisel, Manu Larcenet, Maëster, Christophe Arleston, Joann Sfar… Mais n’oublions pas qu’il rassemble au-delà de ces auteurs connus qui apportent surtout leur soutien mais qui ne sont pas à l’initiative de la pétition qui a été lancé par Olivier Jouvray, l’auteur de la série Lincoln. L’objectif est aussi de faire prendre conscience de la cohérence de toute une profession face aux bouleversements qui l’atteignent. L’appui des grands noms permet surtout le relai par la presse, mais c’est le nombre de signataires parmi les auteurs qui définira si l’Appel soutient une position marginale chez les auteurs, ou correspond au contraire à des revendications partagées et peut donc avoir un poids conséquent auprès des éditeurs.
L’Appel espère lancer une discussion arbitrée par l’Etat et réunissant auteurs et éditeurs. Une nouvelle affaire à suivre, donc…

Vous aurez compris que l’initiative du GABD ne peut que me réjouir, et cela pour plusieurs raisons.
Il est d’abord le début d’un investissement en profondeur des auteurs sur la question de la BD en ligne, auteurs qui jusque là n’avaient pas adoptés une position claire et intervenaient de façon dispersée. Certains se sont largement intéressés au possibilité de diffusion et de dialogue qu’offre l’outil numérique, ce qui a été un premier pas ; ils sont nombreux dans ce cas-là à avoir un site, ou un blog de création en ligne. D’autres encore, comme Lewis Trondheim, ont déjà commencé à créer directement pour une diffusion en ligne et à expérimenter les nouvelles possibilités offertes par les évolutions techniques. Ils étaient jusque là rares : on peut espèrer que l’Appel du numérique déclenchent chez les auteurs une envie nouvelle de s’intéresser à la création en ligne et aux problèmes techniques et esthétiques qu’elle engendre (même si j’admets que les problèmes financiers sont tout aussi importants!).
Il est tout aussi essentiel que cette réflexion soit menée depuis une plate-forme commune, le GABD, crée tout récemment mais qui tend vers la représentativité de la profession. Cela laisse espérer la mise en place d’une dynamique syndicale au sein de la profession. Le GABD propose sur son site aux auteurs des conseils pour comprendre les problèmes tout neufs engendrés par la BD en ligne.
Petite précision qui me paraît nécessaire : les journalistes ont souvent tendance à réduire le débat à « Le livre va-t-il disparaître face au numérique ? ». La question est stupide et inutile dans la mesure où il s’agit de deux usages complètement différents qui peuvent très bien cohabiter. L’avenir de la BD n’est pas uniquement dans la lecture sur écran, qui est surtout une piste nouvelle à explorer pour étendre encore le champ et l’originalité de la création. La question que pose l’Appel est comment faciliter cette cohabitation et permettre à la création de se déployer aussi bien sur papier que sur internet. J’espère, peut-être naïvement, que la réaction des auteurs ne sera pas celle d’un conservatisme protecteur qui se traduirait par un refus de l’édition numérique.

Mais l’Appel permet aussi de lancer des interrogations sur la diffusion en ligne (il pose plus de questions qu’il n’affirme de revendications) et peut-être, à terme, d’aboutir à une clarification des règles de la diffusion en ligne. La bande dessinée s’invite de cette manière dans un plus vaste débat sur l’avenir de la création face à l’arrivée d’Internet, qui s’est largement ouvert en ce qui concerne la création musicale et audiovisuelle mais restait encore timide pour ce qui est du livre. Débat vaste, et encore long, sans doute.

Quelques articles pour approfondir :
L’Appel du numérique : http://jesigne.fr/appeldunumerique
Le site du GABD-SNAC : http://www.syndicatbd.org
Le site tout neuf d’Izneo : http://www.izneo.com/
Un article de Thierry Lemaire d’actuabd sur la question
Un autre article des Inrockuptibles où Joann Sfar donne son avis