Prise de tête de Tony, licence Creative Commons, 2009

Moment historique pour ce blog : il s’agit là du premier article se penchant sur une bande dessinée numérique, gratuitement disponible sur internet à cette adresse : http://www.prisedetete.net/. Inutile, donc, de vous précipiter chez votre libraire pour essayer de trouver Prise de tête, un clic suffit pour accéder à cette oeuvre étrange et pionnière. (Vous pouvez même y aller tout de suite !) Il m’a semblé intéressant de la comparer avec la démarche, que les amateurs de BD connaissent sans doute au moins de nom, de l’OuBaPo. Sans qu’il n’y ait de lien historique réels entre les deux expériences, il existe incontestablement un point commun essentiel : les deux oeuvres utilisent des outils à la fois ludiques et scientifiques pour tenter de comprendre ce qu’est la bande dessinée en la poussant dans ses limites les plus lointaines.

La bande dessinée sous contraintes : Ouvroir de Bande dessinée Potentielle


L’OuBaPo trouve son ancrage initial dans une discipline autre que la bande dessinée puisqu’il est fils de l’OuLiPo, cette expérience littéraire lancée dans les années 1960 par le mathématicien François Le Lionnais et l’écrivain Raymond Queneau qui eurent dans l’idée de pratiquer la création littéraire sous contraintes formelles. Un important pan de l’histoire de la littérature contemporaine, soutenu par le Collège de Pataphysique, qui inspire au début des annéées 1990 à des auteurs de bande dessinée et à des chercheurs l’idée d’une « bande dessinée oulipienne » ; autrement dit appliquer le principe de la « contrainte formelles » à la création de bande dessinée. J-C Menu rapporte ainsi dans l’Oupus 1 la génèse de l’OuBaPo lors du colloque universitaire de Cerisy-la-Salle Bande dessinée et modernité en 1987, à l’occasion duquel se rencontrent Thierry Groensteen, Lewis Trondheim et Jean-Christophe Menu. Le premier, théoricien de la bande dessinée, fait travailler les élèves de la section bande dessinée des Beaux-Arts d’Angoulême sur l’application des contraintes oulipiennes en bande dessinée, tandis que les seconds coécrivent en 1991 l’album Moins d’un quart de seconde pour vivre qui préfigure les recherches oubapiennes. Sa contrainte est celle de l’itération iconique : l’ensemble des 100 strips de cet album doivent être réalisés avec huit cases définies à l’avance. L’officialisation de l’OuBaPo se produit en deux temps en 1992 : d’abord au sein de la maison d’édition l’Association, fondée deux ans auparavant ; puis, l’Association sollicite l’OuLiPo pour intégrer l’Ou-X-Po. En effet, l’OuLiPo « historique » a pour tâche de rassembler au sein de l’Ou-X-Po les associations qui suivent la démarche initiale, dans diverses disciplines (OutraPo pour le théâtre, OuPeinPo pour la peinture, et plein d’autres plus ou moins actifs).
Durant les années 1990, l’OuBaPo est en grande partie pris en charge par la maison d’édition l’Association dont certains membres (en particulier Lewis Trondheim, François Ayroles, Jochen Gerner, J-C Menu, Etienne Lecroart, Anne Baraou, Patrice Killofer…) publient dans la revue Oupus. L’Association et l’OuBaPo ne se confondent toutefois pas entièrement dans la mesure où certains auteurs de la maison d’édition, comme David B., ne se lancent pas dans l’expérience oubapienne. Outre la revue Oupus, leur travail se concrétise par la publication d’albums oubapiens sous contraintes et dans des performances publiques. En 1999, Thierry Groensteen, l’un des principaux contributeurs théoriques du mouvement, quitte l’OuBaPo qui abandonne la recherche purement théorique pour se consacrer avant tout à l’invention et la création de nouveaux exercices oubapiens.

Suivant les traces de l’OuLiPo, l’OuBaPo se définit initialement comme un atelier de recherche active et se donne comme objectif de renouveler la création en matière de bande dessinée par l’application de « contraintes ». En d’autres termes, les exercices, albums et performances produits dans le cadre de l’OuBaPo sont soumis à des règles préétablies qui conditionnent la création. Thierry Groensteen définit dans Oupus 1 un grand nombre de contraintes, inspirées de l’OuLiPo ou conçues exprès pour la BD. Celles qui auront la fortune créatrice la plus grande sont le strip-palindrome (suites de cases symétriques pouvant se lire dans un sens ou dans l’autre), l’itération iconique (obligation d’utiliser le même dessin pour tout le strip), le pliage (la planche prend un sens complètement nouveau une fois pliée en deux par lecteur) ou encore le « upside-down » (la suite de l’histoire apparaît lorsque lecteur retourne la planche). Une autre contrainte importante est l’hybridation où l’auteur fusionne deux oeuvres en apparence antinomiques. L’exercice montre toute sa puissance lorsque François Ayroles parvient à créer du sens en fusionnant les Dialogues de Platon dans une planche de Placid et Muzo, ou un texte de Freud dans une planche de Little Nemo.
Les oeuvres produites sont expérimentales et parfois déroutantes, même si certains auteurs comme Lewis Trondheim et surtout Etienne Lecroart et François Ayroles tentent de dessiner, en s’inspirant des contraintes oubapiennes, des albums entiers.

Prise de tête
, ou les débuts de la BD numérique


Je quitte le monde de l’édition indépendante des années 1990 pour atterrir dans celui de la BD numérique des années 2000. Dès le début des années 2000 (pour une vision plus détaillée : Notes pour une histoire de la bande dessinée numérique), la notion de « bande dessinée numérique » commence à faire son chemin sans trouver pour autant une définition satisfaisante. De nombreuses initiatives voit le jour en France qui, lentement, donnent corps dans ses multiples aspects à la BD numérique : John Lecrocheur, série disponible sur internet, à la frontière du jeu vidéo et de la BD ; Abdel-Inn, plateforme rassemblant des webcomics autopubliés sur internet ; le portail Lapin, une des premières maisons d’édition en ligne… S’y ajoute dans la seconde moitié de la décennie le phénomène des blogsbd qui popularise la lecture de BD sur internet, les premières tentatives de strips diffusés sur supports mobiles, l’apparition de nombreux éditeurs de BD numérique et n’oublions pas, fin 2009, la création de l’association pilmix.org pour la promotion de la BD numérique. Les années 2000 constituent donc pour la BD numérique un moment d’expérimentation qui définit les directions prises par la création et la diffusion en ligne.
Parmi ces multiples expérimentations est publié en 2009 la BD numérique Prise de tête. En apparence il s’agit, dans le flux désormais important, d’un webcomic parmi d’autres. En apparence seulement, car Prise de tête est l’aboutissement d’un travail de plusieurs années mené par Anthony Rageul dans le cadre d’un master d’Arts Plastiques soutenu à l’université de Rennes 2. Son travail de recherche comme son oeuvre se retrouvent sur le site http://www.prisedetete.net/.

La thèse de Tony est la suivante : l’une des pistes que doit explorer la BD numérique (et selon lui la piste principale si elle veut avoir une identité propre) est l’interactivité. Ainsi explique-t-il : « la bande dessinée « vraiment » numérique serait donc bien un médium singulier, différent de la bande dessinée. Partant de ce postulat, j’ai voulu savoir ce qu’était la bande dessinée numérique dès lors que l’auteur, l’artiste, prend pleinement en compte le potentiel offert par le numérique, et particulièrement l’interactivité. ». Pour Tony, une « bonne » BD numérique serait une BD qui donnerait au lecteur un rôle actif en l’obligeant, pour faire avancer l’histoire (pour afficher cette séquentialité propre à la BD) à agir via son écran. Il a donc choisi la voie du minimalisme (ses personnages se réduisent à des batôns, ses décors à des surfaces, et il emploie énormément de pictogrammes) pour faire davantage ressortir l’interactivité. Déjà apparaissent des points communs avec l’OuBaPo. Prise de tête suscite l’intervention du lecteur sur l’oeuvre elle-même et en fait un complice de l’auteur. L’usage du minimalisme est également un trait récurrent dans certains travaux oubapiens de Lewis Trondheim (cf. Le Dormeur, Cornélius, 1993). De même que l’OuBaPo s’accompagne d’un discours théorique, Prise de tête s’accompagne d’un travail de recherche sur la bande dessinée numérique. Il y a dans les deux cas, cohabitation entre une intellectualisation du rapport à la BD et une forte dimension ludique.

Comment intervient le lecteur dans Prise de tête ? Tony a tenté d’explorer un multitude de possibilités, et je vous laisse regarder son oeuvre pour vous en rendre compte. Lui-même en distingue deux. D’abord les mécanismes navigationnels qui permettent de faire avancer le récit. Simplement, par exemple, en cliquant sur un bouton qui fait avancer l’histoire au strip suivant. Mais ils sont parfois plus inattendus et un nouveau plaisir apapraît alors : en passant la souris sur une case, son contenu nous apparaît ; en faisant défiler l’image, on fait chuter le personnage. Il y a ensuite d’autres mécanismes qui produisent du sens pour le lecteur (la perte de la tête par le personnage principal devient perte d’orientation pour le lecteur, obligé d’errer dans un espace pour en tirer un sens ; ou encore la distinction Enfer/Paradis dans le chapitre Dieux).
Prise de tête laisse plusieurs impressions. D’abord, sa compréhension est parfois difficile. Ce sont les limites de toute bande dessinée minimaliste que d’être toujours au bord du compréhensible, par manque de signifiants. De même que le lecteur oubapien, le lecteur de Prise de tête doit être averti qu’il fait face à un objet étrange. Mais en réalité, la lecture de cette bande dessinée numérique devient une expérience plus qu’une lecture traditionnelle. Autre question : Prise de tête est-elle une vraie BD. Je veux dire par là : est-ce autre chose qu’une expérimentation graphique et numérique ? Après avoir longuement hésité, je réponds oui, mais uniquement dans la mesure où le spectateur accepte qu’il va devoir y trouver lui-même du sens, en se basant sur les différents motifs obsessionnels (panneau de signalisation, véhicules, vaches…) qui peuplent cette BD. Je salue aussi la prouesse technique et l’inventivité de Tony qui se trouve derrière Prise de tête.

Une oeuvre pour apprendre à lire autrement


Si Prise de tête m’intéresse et si j’ai tenu à le mettre en parallèle avec l’OuBaPo, c’est que l’un comme l’autre posent la question de la redéfinition de la bande dessinée. Les enjeux ne sont pas les mêmes : l’OuBaPo est arrivé à un moment où la bande dessinée était mûre pour une innovation narrative très poussée ; Prise de tête entend répondre à la question de l’influence de la réalisation et la diffusion de BD en ligne sur le medium lui-même. Mais tous deux sont des expériences dont, au-delà du divertissement et de l’aspect ludique, il faut tirer des enseignements.
En ce qui concerne l’OuBaPo, je ne ferais que paraphraser Thierry Groensteen qui, dans l’Oupus 1 avait déjà expliqué ce que l’OuBaPo pouvait apporter à la bande dessinée. Il le rappelle dans un article de 9e art. Il en dégage d’abord une utilité purement scientifique : en poussant les limites de la bande dessinée, on apprend à reconnaître ce qui en fait la spécificité. D’autre part, il établit, par opposition à la littérature, le lien profond de la bande dessinée avec son support spatial (l’unité de la planche, qui n’a pas d’équivalent pour la littérature où le texte littéraire est indifférent de sa disposition dans l’espace, sauf à considérer des exercices comme les calligrammes), ce qui rend possible une contrainte comme le pliage qui joue justement avec la planche. Selon lui, le lecteur d’oeuvre oubapienne développe un regard plus averti sur la bande dessinée en général. Il apprend à en déchiffrer les mécanismes cachés. L’autre effet sur le lecteur est que ces expériences, marquées du saut de l’étrangeté, l’habituent à l’idée que la bande dessinée peut être autre. Ainsi nait une conception plus ouverte de la bande dessinée qui enfreint des codes établis plus par habitude que par nécessité. Un auteur comme Etienne Lecroart a bâti presque toute son oeuvre à utiliser des contraintes oulipiennes dans des albums entiers ; il s’attache à mêler divertissement de la lecture et réflexion sur le médium lui-même. Mais on pourrait également citer d’autres cas d’auteurs post-OuBaPo enfreignant des règles jusque là admises : Joann Sfar ou Blutch utilisent le croquis dans leurs oeuvres et abolissent ainsi la règle du « dessin fini ». Non que l’OuBaPo en soit la cause directe, mais il participe à la promotion de l’innovation en matière de bande dessinée. Enfin, l’OuBaPo a permis la fusion de la bande dessinée avec d’autres disciplines, que ce soit dans des performances avec le public ou dans le jeu de dés Coquetèles d’Anne Baraou et Vincent Sardon où un dé à six faces où chaque face est une case permet de créer une infinité d’histoires. Pourquoi la bande dessinée ne se croiserait pas avec internet, à présent que ce dernier a largement pris son envol ?

Maintenant, retournons les observations de Groensteen sur Prise de tête et la bande dessinée numérique. Tony, l’auteur de cette oeuvre, s’est déjà expliqué sur l’intérêt que lui y trouve sur la définition potentielle de la bande dessinée numérique. Ce travail de définition de la bande dessinée est au coeur de son master. C’est l’intérêt scientifique de la démonstration qu’est Prise de tête puisque Tony tente de développer les définitions respectives de bande dessinée, de bande dessinée numérique et de bande dessinée interactive.
De même que les expériences de l’OuBaPo apprennent à lire les mécanismes de la bande dessinée, Prise de tête apprend à interpréter les mécanismes – encore seulement potentielles – de la bande dessinée numériques. La BD de Tony est une loupe déformante qui entend spécifiquement mettre en avant l’interactivité comme spécificité du numérique.
Une question a été soulevée par Julien Falgas sur son blog autour de Prise de tête : la bande dessinée en ligne doit-elle forcément passer par l’interactivité, comme semble le dire Tony qui y voit le principal apport du numérique à la bande dessinée ? Julien Falgas minimise la place de l’interactivité dans un billet de décembre 2009, ou du moins de l’interactivité ostensible : « La pluralité des interactions possibles et des lectures qui en résultent est l’arbre qui cache la forêt. Lorsqu’on travaille l’interactivité, on est dans la tactique narrative, la mécanique du moteur. Pour se placer à un niveau stratégique, pour mettre l’engin en mouvement, il faut explorer l’hypertextualité et la pluralité des médias. ». L’interactivité est pour lui un moyen plus qu’une fin, un moyen d’enseigner au lecteur une nouvelle forme d electure. Il est vrai qu’une bande dessinée numérique uniquement basée sur la mise en scène de ses propres procédés risque vite d’arriver à certaines limites. Tony tente d’ailleurs de désamorcer ce problème en racontant, à base de pictogrammes, une véritable histoire. Moon fait de même sur son blog qui utilise encore d’autres procédés interactifs. De même que l’OuBaPo est passée du champ de la théorie de la bande dessinée à la pratique créative, on peut espérer que Prise de tête ouvre la voie à d’autres expériences et suggèrent une esthétique nouvelle. On peut espérer également qu’elle apprennent au lecteur de BD en ligne à lire autrement, le familiarisant avec de nouveaux procédés. L’arrivée d’un nouveau média suppose de nouveaux usages dérivant d’usages existant. L’oeuvre de Tony est profondément innovante, trop peut-être pour une bande dessinée numérique qui en est encore à ses balbutiements.

Pour en savoir plus sur l’OuBaPo :
9e art, n°10 (septembre 2003)
Le site de Gilles Ciment où l’on peut lire des strips oubapiens
Pour lire quelques albums oubapiens :
Lewis Trondheim et J-C Menu, Moins d’un quart de seconde pour vivre, L’Association, 1991
Lewis Trondheim, Le Dormeur, Cornélius, 1993 et 2003
François Ayroles, Jean qui rit et Jean qui pleure, L’Association, 1995
Oupus 1 à 4, L’Association, 1997-2005
Etienne Lecroart, Cercle vicieux, L’Association, 2000
Anne Baraou et Vincent Sardon, Coquetèle, L’Association, 2002
François Ayroles, Les parleurs, L’Association, 2003
Etienne Lecroart, Le Cycle, L’Association, 2003
Pour en savoir plus sur la bande dessinée interactive :
Tony, Prise de tête, 2009
Le blog de Moon, autre excellent exemple de BD interactive
Un passionnant article de Julien Falgas sur la bande dessinée interactive : La BD interactive est-elle l’avenir de la bande dessinée ?

Parcours de blogueur : Wandrille

Il serait injuste de consacrer une série d’articles au monde des blogueurs sans évoquer la figure de Wandrille. Cette injustice est désormais réparée grâce à cet article.

Des Arts décoratifs à l’édition

L’évocation de la carrière de Wandrille, encore toute récente et concentrée dans les années 2000, laisse déjà apparaître son positionnement autant comme auteur et comme éditeur. Sa formation artistique se fait, comme pour beaucoup d’autres dessinateurs, au sein d’une école d’art, l’Ecole Normale Supérieure des Arts Décoratifs (ENSAD), dans la section vidéo. Il ne poursuit toutefois pas sur les chemins de l’audiovisuel puisqu’il devient graphiste et illustrateur freelance. Mais pendant et après ses années aux Arts déco, au début des années 2000, d’autres projets l’occupent déjà…
Wandrille se lance très tôt vers l’édition puisque, étant encore aux Arts déco, il fonde en 2002 les éditions Pierre-Papier-Ciseaux qui lui permettent d’autoéditer ses premiers albums. Y participe également Aude Picault, collègue de Wandrille aux Arts Décoratifs, qui publie l’édition originale de Moi je que l’on retrouvera plus tard aux éditions Warum. Les éditions Warum, justement, qu’est-ce donc ? Après cette première expérience encore artisanale dans l’autoédition, Wandrille persiste avec un projet plus durable, les éditions Warum. Il s’associe avec Benoît Preteseille (également rencontré aux Arts déco, il publie des albums mêlant recherches narrative et graphique et références littéraires) pour fonder en 2004 cette maison d’édition qui se fait doucement sa place dans le milieu de l’édition indépendante en s’intéressant de près aux auteurs débutants, en particulier ceux venant de l’autoédition sur Internet. Les éditions Warum ont actuellement à leur catalogue une quarantaine de titres. Wandrille et Benoît Préteseille cherchent à « s’éloigner des codes du genre pour promouvoir avec humour une bande dessinée expérimentale et novatrice » et ajoutent dans leur manifeste : « surtout, ce qui nous branche, c’est la bd qui regarde ailleurs : vers le théâtre ou le spectacle, vers la littérature, vers la science (eh oui, aussi), vers le reste de l’art dans son acception la plus large ». Ils se réclament ainsi de l’esprit exigeant et ouvert des éditeurs indépendants des années 1990 (L’Association, Cornélius, Ego comme X…). L’ambition principale de Wandrille et Benoît Preteseille étant d’affirmer une ligne éditoriale reconnaissable dans un paysage de la bande dessinée parcouru par de petites maisons indépendantes. La création en 2008 du label Vraoum veut ouvrir la maison a un plus large public.
Mais l’important travail d’éditeur (de « découvreur de talents », en quelque sorte) de Wandrille ne l’empêche pas d’être aussi auteur. Outre quelques projets difficilement accessibles actuellement qu’il évoque dans une interview donnée à l’occasion du Festiblog 2006 et qu’il auto-édite aux éditions Pierre-Papier-Ciseaux (Londres 1870 ou L’arbre aux pendus, tous deux tirés à 200 exemplaires, ainsi qu’un premier tome de Seul comme les pierres), je retiens surtout Les Pages Noires qui témoigne dès le départ d’une démarche expérimentale. Il s’agit d’un récit en images réalisé en gravure sur bois, procédé fort peu courant dans la bande dessinée, que Wandrille réalise entre 2003-2004 en marge de son cursus aux Arts déco. L’album met du temps avant d’être édité. Il est d’abord prévu aux éditions Drozophile, maison d’édition genevoise spécialisée dans la réalisation de beaux albums en sérigraphie. Mais il faut attendre 2008 pour que, finalement, Les Pages Noires paraissent en album aux éditions Warum.
Pendant les quatre années qui sépare la réalisation des gravures et l’édition finale des Pages Noires, Internet est intervenu dans la carrière de Wandrille et lui a donné un tournant décisif, aussi bien comme éditeur que comme auteur, puisque ses projets qui vont suivre sont issus du monde des blogs.

Internet comme champ d’expérience, panorama 2005-2010

L’autre grande préoccupation de Wandrille est Internet, et c’est peu dire que, depuis 2005, il se montre très présent sur la toile, en explorant les différentes possibilités qu’elle offre pour un auteur et éditeur.
Commençons par la partie « auteur » : le blogbd est, à défaut d’autre chose, un support d’autopublication idéal. Wandrille s’introduit dans l’univers des blogs en 2005 en publiant des strips destinés à l’origine à sa mailing list d’amis sur son blog intitulé « Au travail ». Ces strips seront publiés par la suite en recueil en trois albums, pour trois saisons d’une même série, Seul comme les pierres. Une quatrième saison existe, qui n’a pas été publiée mais c’est surtout avec une nouvelle série en collaboration avec Marshall Joe que Wandrille retrouve en mars 2009 l’autoédition bloguesque : Fernand l’ours blanc (http://fernandlours.free.fr/index.php). (Marshall Joe est blogueur lui aussi et dessinateur des albums Dérapage comix 1 et 2, Warum, 2007-2008). D’autres supports internets et blogs accueillent les productions de Wandrille : les webzines Grandpapier (http://grandpapier.org/) et Desseins (http://desseins.fanzine.free.fr/).
Mais comme beaucoup, Wandrille utilise aussi le blog en tant qu’espace de communication. Rien d’étonnant à cela, à vrai dire, et son blog principal, Tout est bon dans le cochon (http://wandrille.leroy.free.fr/blog/) lui permet à la fois de publier des planches, croquis, strips, esquisses, et d’informer ses lecteurs de l’évolution de ses différents projets. Rôle premier du blog, créer un lien avec une communauté plus ou moins anonyme de lecteurs, ce que Wandrille se plait à faire en proposant sur son blog de longues réflexions sur la BD, le métier d’éditeur, etc ; des débats qui se prolongent souvent dans les commentaires. Il propage ses réflexions sur le forum La brouette, forum des blogs bd mais aussi dans le fanzine Comix club des éditions Groinge (crée par les auteurs Big Ben et Fafé).
Il ne faudrait pas négliger le rôle de Wandrille auprès des blogueurs bd : il semble que, pour lui, la « blogosphère » soit également une pépinière de talents possibles qu’il entend bien faire connaître au public, et à un public pouvant dépasser le cercle restreint des internautes fan de blogsbd. Le premier de ses projets, sans doute le plus spectaculaire, est Donjon Pirate, dont il me faut brièvement retracer l’histoire. Le site Donjon Pirate est lancé en 2006 et s’adresse surtout aux fans de la série Donjon créée par Lewis Trondheim et Joann Sfar en 1998 et publiée chez Delcourt. Cette série, pour ceux qui ne la connaîtrait pas, se présente comme un univers évolutif d’heroïc-fantasy gigantesque qui peut potentiellement accueillir une infinité d’albums. Un autre principe important est que, si le scénario est toujours assuré par les deux créateurs, le dessin est généralement laissé à d’autres dessinateurs, jeunes ou moins jeunes talents. Elle connaît un grand succès dans les années 2000 et le site Donjon Pirate est une des manifestations de ce succès. J’y viens. Sur Donjon Pirate (http://donjonpirate.canalblog.com/) sont présentées des planches uniques d’albums potentiels qui pourraient rejoindre la série-mère. Comme pour la série Donjon, chaque planche est dessinée par un auteur différent, mais tous les auteurs, des dessinateurs amateurs, restent complètement anonymes, procédé ingénieux faisant planer une sorte de mystère sur Donjon Pirate dont on ne connait pas les véritables fondateurs et auteurs… En janvier 2007, lors du FIBD (alors présidé par Lewis Trondheim, justement), une grande soirée est organisée au cours de laquelle le nom des auteurs sont révélés. Parmi eux, de nombreux blogueurs bd (je cite en vrac, en en oubliant beaucoup, L’Esbroufe, Raphael B, Lune Rousse, M Lechien, Princesse Capiton, Singeon…). Mais la soirée est aussi l’occasion d’apprendre (ce qui m’intéresse plus particulièrement !) que d’une part l’orchestrateur de tout cela est le blogueur Wandrille, et d’autre part que l’un des « pirates », Obion, va reprendre en partie la série Donjon. En 2007-2008 se poursuit une nouvelle saison de Donjon Pirate, avec néanmoins moins de suspens…
L’idée d’utiliser les forces vives de la blogosphère dans un projet commun ambitieux et susceptible de déboucher sur une publication est aussi à l’origine du concours Révélation blog lancé par le même Wandrille en 2008 dont je parle plus en détail dans un précédent article. Ce concours, non seulement permet le renouvellement des générations au sein de la bande dessinée, mais assure aussi aux phénomènes des blogs bd une finalité inédite et assez inattendue qui le sort du simple phénomène de mode passager. Sa position d’éditeur permet évidemment à Wandrille d’assurer lui-même la publication de quelques blogueurs ; citons par exemple Marshall Joe, M Lechien, Gad, Aseyn, Navo qui, directement issus de l’autoédition sur internet, ont pu être édité en format papier aux éditions Warum.

Depuis février 2010, Wandrille tente de rassembler ses multiples espaces sur Internet en un portail commun. Qui s’intéresse au Wandrille-web actuel pourra donc passer par l’agrégateur qui réunit ces trois principaux blogs actuels (http://wandrilleleroy.fr/agregator/). Chacun d’eux développe une des fonctions possibles du blog. On retrouve donc Berliner Mäuler, une galerie de croquis berlinois à la façon d’un carnet de voyage (http://wandrilleleroy.fr/berlin/) (le genre « carnet de croquis » est une pratique extrêmement courante chez les blogueurs bd) ; Toujours un truc a dire est un blog de texte où il entend livrer ses impressions sur des sujets variés, un peu comme sur un blog texte traditionnel, finalement (http://wandrilleleroy.fr/toujoursuntrucadire/) ; enfin, Tout est bon dans le cochon est la version 2.0 de son précédent blog, destiné à accueillir ce qui ne rentre pas dans les deux blogs sus-cités (http://wandrilleleroy.fr/cochon/).

Le dessinateur de l’élite et des gens de bien


La ligne éditoriale des éditions Warum de Benoît Preteseille et Wandrille est la recherche d’une inventivité graphique et narrative qui déborde des frontières de ce qui est traditionnellement considéré comme de la bande dessinée. Cet esprit d’expérimentation et d’innovation constante est une des valeurs du travail de dessinateur et scénariste de Wandrille, un fil récurrent de sa production que je me risquerais à attribuer à une admiration avouée pour les expérimentations de l’OuBaPo et leurs suites éditoriales qui, dans les années 1990 et 2000, ont fait bouger les lignes de la bande dessinée.
En tant que dessinateur, il s’essaye à des styles graphiques très différents, que ce soit sur ses blogs ou dans ses albums. L’originalité des Pages noires, son oeuvre de jeunesse réalisée en 2003-2004 tient à la technique utilisée, la gravure sur bois qui permet des effets de clair-obscurs et dégage les lignes claires des images. Il y raconte le parcours initiatique d’un jeune marin et l’album, en bichromie, possède une certaine force graphique. Sur son blog, il emploie le plus souvent un style animalier, se représentant en cochon, soit à l’encre en noir et blanc, soit en couleurs à l’aquarelle, ou au crayon de couleurs. Mais son style le plus récurrent, peut-être, est un minimalisme qui fait irrésistablement penser aux bonhommes-patates de certains ouvrages de Lewis Trondheim (en particulier Mister 0 (2002) et Mister I (2005) chez Delcourt). Dans sa série Seul comme les pierres, il invente deux personnages, un en forme de pilule et un autre carré et met en scène leurs dialogues dans des décors limités. Ces deux mêmes personnages anonymes reviennent par la suite souvent sur son blog dans d’autres séries de strips comme Space in vadrouille.
Seul comme les pierres ne se limite pas à un réemploi d’un minimalisme qui, depuis plusieurs années, a été exploré par plusieurs auteurs (et notamment avec brio par José Parrondo et Ibn al Rabin qui explorent le pouvoir de synthèse du dessin) ; Wandrille utilise le minimalisme graphique comme support à des séries de dialogues humoristiques et à caractère autobiographique. Dans les trois volumes parus chez Warum et issus de son premier blog, il brode sur trois thèmes, l’illusion amoureuse, le monde du travail et l’amour sur Internet. Au-delà de l’anecdotique, Seul comme les pierres engage une réflexion plus profonde sur l’autobiographie puisque, d’après l’auteur, chacun des deux personnages représente une partie de sa personnalité (l’un est romantique et discret, l’autre égoïste et extraverti) et les postfaces de chacun des albums soulèvent la question de la « vérité » autobiographique. Ainsi explique-t-il non sans second degré, à la fin de Ta gueule de l’emploi : « Il est entendu que les deux personnages principaux représentent deux périodes de ma vie. L’un des deux héros est une réminiscence, pas si lointaine, de l’époque où je cherchais du boulot sans vraiment chercher, tout en cherchant. Mon entrée dans la vie professionnelle est donc personnifiée par le deuxième protagoniste. Jusque-là, c’est facile. Maintenant, l’exercice va être plus délicat. En effet, quoi que cette oeuvre soit entièrement autobiographique et publiée au jour le jour sur mon blog quotidien, toute ressemblance avec des personnes existantes, et plus particulièrement travaillant au jour le jour avec moi, est bien évidemment fortuite. ».
Ce travail sur la difficulté à parler de soi et à rendre publique sa propre personne trouve un écho sur son blog où, au gré de ses textes et de ses dessins, Wandrille se crée un personnage sans nuance : mégalomane, obsédé, élitiste… Et de se poser à nouveau la question du blog bd comme espace de mise en scène d’une personnalité potentielle de l’auteur, comme scène où l’auteur joue un rôle pour son plaisir et celui de ses lecteurs. Rappelons à cet effet que Wandrille s’est aussi intéressée au one-man-show.

L’autre élément essentiel de l’oeuvre de Wandrille est l’esprit de provocation, qui, en réalité, semble simplement découler de cette obsession de l’originalité et de la différence. La provocation, forcément gratuite (une tradition bien ancrée dans la bande dessinée, au moins depuis Hara-Kiri), se voit tout particulièrement dans son travail de scénariste. Dans Seul comme les pierres, l’humour est déjà grinçant. Dans la série Psychanalyse des super-héros (initialement paru chez Pierre-Papier-Ciseaux, elle est redessinée par Reuno pour Warum en 2007) et sa suite Psychanalyse des héros de mangas, il s’agit seulement de se montrer irrespectueux avec des icônes des comics et du manga. Mais un degré supplémentaire est atteint dans la provocation avec Fernand l’ours blanc. Série humoristique racontant les mésaventures d’un ours blanc sur la banquise, elle est dessinée par Marshall Joe. C’est en réalité une farce où l’obsession potache pour le sexe et l’alcool cohabite avec la défense acharnée de la puissance absurde de l’humour de mauvais goût comme arme contre le politiquement correct. L’humour qui y règne est d’ailleurs soit désespérement stupide, soit juste désespéré, je ne parviens pas encore à me décider, à vrai dire…

Bibliographie :
Seul comme les pierres, Warum, 2005-2006 (3 tomes)
Psychanalyse du super héros, Warum, 2007
Les pages noires, Warum, 2008
Psychanalyse du héros de manga des années 80, Warum, 2009
Fernand l’ours blanc, Warum, 2010 (à paraître en avril)

Webographie :

Les sites Wandrille 2010 :
Agrégateur Wandrille 2010
Tout est bon dans le cochon
Toujours un truc à dire
Berliner Mäuler
Fernand l’ours blanc
Anciens sites et références :
Tout est bon dans le cochon
Site officiel
Site des éditions Pierre-Papier-Ciseaux
Site Donjon Pirate 1 et Donjon pirate 2
Site des éditions Warum
Interview festiblog 2006

Pratique de la réédition dans l’édition de bande dessinée française

La récente réédition de Sergent Kirk de Hugo Pratt que j’évoquais dans mon article de la semaine me permet de préciser un aspect du rapport au passé de leur propre discipline des auteurs de bande dessinée : la réédition. Une pratique répandue depuis les années 1960 chez les éditeurs de bande dessinée, d’abord au sein de revues spécialisées d’amateurs érudits (Phénix, une des premières revues d’étude de la BD, fait souvent redécouvrir dans ses pages des « trésors » oubliés : Saint-Ogan, Pratt…), puis, à partir des années 1980, au sein de maisons d’éditions publiant en même temps des auteurs contemporains. Il y a là une chaîne à reconstituer : la connaissance des auteurs du passé par les dessinateurs contemporains passe, entre autre chose, par des plateformes d’édition communes. Les exemples tirés de l’édition indépendante des années 1980-1990 est particulièrement flagrante, lorsque la réédition s’inscrit dans le cadre d’une ligne éditoriale précise. C’est le cas de la maison d’édition Futuropolis sur laquelle j’insiste ici, entre autre grâce à l’ouvrage récent de Florence Cestac, La véritable histoire de Futuropolis, (Dargaud, 2007). Je n’ai pas l’intention de faire le tour de ce sujet passionnant avec un seul article… Mais voici une série de réflexions personnelles sur le sujet, en même temps qu’un panorama non exhaustif de la situation actuelle des rééditions du patrimoine de la bande dessinée.

Où l’on voit qu’il y a réédition et réédition…

Il existe, me semble-t-il, deux types de réédition. D’abord, les rééditions commerciales dont le but est de présenter au public des oeuvres, souvent épuisées, d’un auteur que la maison reprend dans son écurie, ou simplement de rééditer un album qui marche bien. Un cas en exemple : celui de Baru dont je traite dans le premier article de mon Baruthon. La réédition des ouvrages plus anciens et épuisés de cet auteur sont pris en charge par ses éditeurs successifs (Dargaud, Albin Michel, Casterman). Certaines maisons plus anciennes sont alors davantage aptes à pratiquer la réédition pour de simples questions de droits qu’elles possèdent sur des séries qui ont eu leur succès dans les années 1950-1960, voire 1970-1980 (en général, les albums des années 1990 ne sont pas encore épuisés).
Je pense par exemple à Dupuis qui pratique depuis plusieurs années une politique de réédition en version intégrale de ses vieilles séries, les agrémentant généralement d’inédits ou d’interviews des auteurs. Deux exemples en février 2010 : la publication du premier tome de l’intégrale de Docteur Poche de Wasterlain (paraissant dans le Spirou des années 1976-1986), et le tome 9 de la grande réédition intégrale de la série phare Spirou, époque Fournier pour ce volume (1969-1972). Un site internet est même dédié à toutes ces intégrales (http://integrales.dupuis.com/presentation.html ). On y admirera la rhétorique employée qui mythifie les séries à succès, destinant ces intégrales, aussi, à un public de nostalgiques et de bd-bibliophiles : « Chaque album a son histoire. Il y a, au détour de bien de pages, des détails insolites que ne remarquent peut-être pas les lecteurs. Tous les volumes des intégrales Dupuis sont introduits par un dossier historique qui raconte la création des albums et multiplie les anecdotes relatives à leur contenu. (…) De beaux recueils de 144 à 276 pages sur papier Bessaya 120 gr ou Munken Cream 100 gr et une reliure cousue à l’ancienne. Les volumes de la collection « Intégrales Dupuis » mettent magnifiquement en valeur le travail des auteurs. ».

Voilà pour les rééditions dites « commerciales ». Ce ne sont pas elles qui m’intéressent ici, puisqu’il s’agit surtout de la réexploitation de licence par des éditeurs. M’intéressent davantage les rééditions « mémorielles », c’est-à-dire celles qui se donnent pour but de transmettre la mémoire d’un auteur ou d’une oeuvre, soit qu’on le juge oublié, soit qu’on l’estime suffisemment important pour les générations à venir. La réédition est alors (en général…) motivée par des raisons moins commerciales que véritablement historiques, voire idéologiques, l’éditeur s’identifiant ici à un « passeur » ressuscitant une mémoire qui lui semble essentielle. La série ou l’auteur est en quelque sorte réinterprété par l’éditeur comme un album de luxe ou de semi-luxe, alors même que la plupart du temps, l’édition originale de ces rééditions a été banale ou médiocre : meilleur papier, reproductions numériques de qualité, couverture sobre… L’oeuvre change clairement de registre. L’auteur réinvesti est assimilé à un modèle pour les autres dessinateurs, un « maître » auquel il faut se référer pour comprendre la démarche et les choix éditoriaux.

La collection Copyright de Futuropolis

Futuropolis est, dans l’histoire de l’édition de bande dessinée, une maison importante dont le fonctionnement préfigure en grande partie l’essor de l’édition dite « indépendante » des années 1990-2000 (L’Association fondée en 1990 ; Cornélius en 1991; Ego comme x en 1994 sont les fers de lance de ce mouvement). En effet, les formules éditoriales éprouvées par Futuropolis dès les années 1970 seront reprises par les maisons sus-citées : forte identité graphique de l’éditeur et des collections, albums à la réalisation soignée, formats très libres, mise en avant de l’auteur, privilège donné au one shot, grande exigence de qualité et de prestige, etc. Et parmi ces formules, on retrouve justement l’intégration au catalogue de réédition d’auteurs ou d’albums anciens.
La logique de réédition, incarnée à Futuropolis par la fameuse collection Copyright, est directement liée à l’histoire de cet éditeur que je retrace ici brièvement en m’appuyant sur l’ouvrage de Florence Cestac cité plus haut. Avant d’être une maison d’édition, Futuropolis est une librairie de bande dessinée parisienne rachetée par les graphistes-illustrateurs Etienne Robial et Florence Cestac en 1972. Parmi la clientèle se trouvent les collectionneurs des séries de « l’âge d’or » et le couple se plonge ainsi dans l’univers des grands auteurs français et américains des années 1930-1950, fréquentant les brocantes et salons de collectionneurs. Robial et Cestac se lient durant les festivals avec la jeune génération d’auteurs débutants dans les années 1970, dont Jacques Tardi, qui restera un fidèle de la maison, mais aussi Jean Giraud, Edmond Baudouin, Pierre Christin. Lorsque le couple de libraire se met à éditer des albums au milieu des années 1970 (et revendent alors la librairie), ils se tournent en même temps vers la réédition, à commencer par les oeuvres d’Edmond-François Calvo (dont La bête est morte). Ils contribuent à la redécouverte de cet important dessinateur mort en 1958, incontournable pour la connaissance de la bande dessinée des années 1940. Ils rééditent également, dans le même ordre d’idée, Alain Saint-Ogan, mort en 1974, grande figure des années 1930, ou René Giffey, mort en 1968. Mais plus que les auteurs français, ce sont les dessinateurs américains qui sont mis à l’honneur et traduits. Autant d’auteurs publiés en vrac dans les illustrés français de l’entre-deux guerres, jusque là jamais véritablement réédités en France depuis quarante ans : Elzie Crisler Segar (Popeye), George McManus (La Famille Illico), Phil Darcis (Mandrake), Will Eisner (The Spirit)… C’est là la véritable spécialisation de Futuropolis et un pan important de sa production d’albums.
Pour toutes ces rééditions est créée en 1980 une collection spécifique, la collection Copyright, très reconnaissable par son format large et son bandeau jaune. D’une part elle rend service aux amateurs en rassemblant, par un travail méticuleux de collecte, les bandes éparpillés. D’autre part elle transforme ces nombreuses séries aux auteurs le plus souvent anonymes lors de leur parution originale, en monument de l’histoire de la bande dessinée, participant ainsi à la reconnaissance du genre, leitmotiv des années 1970 (avec, en arrière-plan, cette logique qu’une disciplin noble est une discipline qui a une histoire). En effet, les bandes sont reprises en noir et blanc, sur un papier épais et dans un volume de semi-luxe, avec une introduction historique conséquente, pour laquelle est fait appel aux amateurs et spécialistes des revues d’étude (Phénix, Giff-Wiff…). La réédition « mythificatrice » naît d’un intérêt de collectionneurs nostalgiques mais s’en émancipe aussi pour porter ces auteurs à la connaissance d’un plus large public, hors de toute importance sentimentale. La réédition est aussi vécue comme passage de relais d’une génération à l’autre puisque Futuropolis édite également beaucoup de jeunes dessinateurs débutants dans les années 1970-1980. (N’oublions pas à ce propos que Futuropolis voit passer durant toute son existence des auteurs désormais admirés, dont Enki Bilal, J-C Menu, Max Cabanes, Frank Pé, F’Murr…). Les auteurs peuvent participer à la politique de réédition puisque c’est par exemple sur les conseils de Tardi que Futuropolis réédite Gus Bofa (du moins selon Cestac).

Après un moment de gloire en 1987, lors de l’exposition Robialopolis au FIBD, le Futuropolis de Robial et Cestac rencontre de graves problèmes de financement dans les années 1990 (c’est là aussi une caractéristique de l’édition indépendante : éditer en assumant les ventes faibles et les pertes budgétaires). Le catalogue est cédé à Gallimard en 1994 et l’éditeur Futuropolis disparaît presque totalement pour une dizaine d’années. Puis, en 2004, Gallimard s’allie à Soleil productions, la maison d’édition en pleine ascension de Farid Boudjellal, pour relancer le label Futuropolis. Le but est de se servir de la notoriété du nom Futuropolis pour lancer un label « indépendant » lié aux deux grosses maisons que sont Soleil et Gallimard (dès la même manière que Dupuis sort « Aire Libre » en 1988 et Casterman « Ecritures » en 2002). C’est chose faite et une réussite pour Gallimard et Soleil, puisque Futuropolis 2.0 est parvenu à s’imposer en quelques années sur le marché de la bande dessinée, publiant des auteurs prestigieux issus de l’édition indépendante : Blutch, David B., Tardi. L’opération est dénoncée par certains comme J-C Menu ou Etienne Robial comme une honteuse récupération de la part d’éditeurs commerciaux salissant le nom de Futuropolis justement marqué par son opposition incessante à la BD purement commerciale. (lire à ce propos Plates-blandes de J-C Menu ou le numéro 1 de la revue L’Eprouvette, avec le recul suffisant). Toutefois, le succès rencontré par Futuropolis auprès des auteurs, et la qualité manifeste de certains albums dément en partie l’idée d’une pure et simple récupération.

La réédition mémorielle dans les années 2000

La politique de rééditions tenté par le nouveau Futuropolis, dont Sergent Kirk de Pratt est un exemple, s’inscrit dans cette idée de revendiquer l’héritage et les valeurs du premier Futuropolis. Futuropolis 2.0 n’est pas la seule maison à prétendre à cet héritage, de même qu’elle est bien loin d’être la seule à se consacrer à la réédition mémorielle.
Les maisons souvent citées comme héritiers du Futuropolis époque Robial/Cestac sont l’Association et Cornélius. Elles pratiquent elles aussi la réédition, dans le même sens que Futuropolis, soit à partir des deux critères : la réédition accompagne une véritable idéologie éditoriale (l’auteur réédité est replacé comme « inspirateur » des auteurs maisons) ; il s’agit d’une réédition de semi-luxe qui donne une nouvelle identité visuelle à l’album réédité. C’est dans cette optique que L’Association réédite des auteurs des années 1970 et 1980 : certains sont connus comme Jean-Claude Forest, considéré à la fois comme un précurseur et un acteur essentiel des évolutions graphiques de la BD adulte (Mystérieuse matin, midi et soir, paru dans Pif gadget en 1971 est réédité en 2004) ; d’autres sont peut-être moins connus du public mais non moins importants, comme Gébé (L’an 01, première édition Editions du square en 1972, réédition en 2000), Charlie Schlingo (Josette de rechange, première édition Albin Michel en 1981, réédition en 2009), Francis Masse (On m’appelle avalanche, première édition Humanoïdes Associés en 1983, réédition en 2007).

Mais la direction ouverte par Futuropolis dans les années 1980 n’est qu’une voie possible. La réédition peut être motivée par d’autres raisons. Voici trois exemples, pour trois autres choix de rééditions qui se donnent un objectif « patrimonial », c’est-à-dire de mettre à disposition des auteurs et des oeuvres d’avant les années 1950 :
Glénat a développé depuis la fin des années 1990 une collection « Patrimoine BD » dans laquelle sont réédités des albums à succès de leur époque, désormais peu connus du public (souvent en raison de leur aspect anachronique, justement). On y trouvera, entre autres, des classiques bien connus des amateurs comme Bicot de Martin Branner (années 1920 et 1930), Futuropolis de Pellos (1938), Fils de chine de Roger Lecureux et Paul Gillon (1950-1955).
Les éditions Horay pratique depuis les années 1960 une politique de réédition de bande dessinée. Vieille maison spécialisée dans la littérature, elle s’oriente à partir de 1960 vers l’image et particulièrement le dessin et l’art contemporain. Elle développe une collection « BD ». Ainsi, engageant un important travail de publication des auteurs des « origines » du genre, l’éditeur s’intéresse à Winsor McCay, Christophe, Benjamin Rabier, Nadar, Rodolphe Töpffer… La liste est encore longue et des albums sont encore publiés. C’est d’ailleurs chez Horay que Claude Moliterni fit paraître son Histoire mondiale de la bande dessinée en 1980, à l’époque principal ouvrage de référence (http://pagesperso-orange.fr/editions-horay/horay.htm).
Il convient enfin de signaler les efforts conjoints du musée de la BD et du site Coconino pour la réédition d’oeuvres et d’auteurs méconnus des origines de la bande dessinée mondiale, c’est-à-dire des années 1830 à 1940. Quelques titres inédits sont parus dans les années 1998-2000, liés à la revue 9e art : Maestro de Caran d’Ache, Le mariage de Monsieur Lakonik de Vercors, Cinq-Mars de René Giffey. Depuis, la réédition ne semble plus être la priorité de l’actuel CIBDI. Coconino prend en partie le relais et étend encore son champ de recherche à des auteurs internationaux, surtout du XIXe siècle, dont il rend les oeuvres gratuitement accessibles par internet. (http://www.old-coconino.com/s_classics_v3/).

Sergent Kirk, Hugo Pratt, Futuropolis, réédition de 2009

Cette critique d’une récente réédition me donne l’occasion d’aborder un autre sujet de réflexion concernant la bande dessinée : le rapport des dessinateurs au passé de la bande dessinée.
En tant qu’historien de la bande dessinée, une question ne cesse de me hanter : quel rapport les dessinateurs de bande dessinée entretiennent-ils avec leur passé, avec leurs aînés dans cette discipline ? Il me faudrait éplucher des milliers d’interviews pour trouver, pour chaque auteur, la réponse spécifique. Si la question me préoccupe c’est que, quand on considère les rapports entre la bande dessinée et les Beaux-Arts, l’une des différences qui semble sauter aux yeux est que les Beaux-Arts en question se sont constitués et continuent d’évoluer en réfléchissant, analysant et interprétant leur propre passé. Les exemples sont nombreux : les architectes romans posant leur regard sur l’Antiquité ; bien plus tard, les artistes de la Renaissance posant encore un autre regard sur la même l’Antiquité ; les élèves des Beaux-Arts du XIXe s’inspirant des toiles des maîtres des siècles passés exposés dans les grands musées ; Picasso ne cessant pas de faire référence à Manet, à Cézanne, et à tant d’autres peintres… La liste serait longue. Ce rapport au passé me semble tout à fait différent dans la bande dessinée, pour cette raison logique que les littératures dessinées sont un genre qui a à peine deux cent ans.
Je me donnerais l’occasion de traiter ultérieurement la question des rééditions dans la seconde moitié du XXe siècle. Mais d’abord, un premier article évoquant le destin éditorial d’un des auteurs les plus admirés, Hugo Pratt.

Hugo Pratt, un héros de la bande dessinée française des années 1970


Hugo Pratt, auteur mondialement connu, si présent encore maintenant, quinze ans après sa mort, appartient à une génération d’auteurs qui commence à publier dans les années 1940. Rappelons-le, bien qu’étant né en Italie, Pratt semble ne pas avoir de nationalité, tant il a traversé le globe des centaines de fois et vécu dans des endroits aussi différents que Rome, Londre, Buenos Aires… Inutile pour moi de reprendre toute sa biographie, il existe pour cela de bien meilleurs ouvrages que vous trouverez à la fin de l’article.
En revanche, ce qui m’intéresse est de voir que, jusque dans les années 1970, Pratt est relativement peu connu en France : il a débuté sa carrière en Italie, l’a poursuivie et développée en Argentine avant de revenir en Italie dans les années 1960. A cette époque, ce sont les revues de bédéphiles comme Phénix, Les Cahiers de la bande dessinée ou Hop ! qui l’introduisent en France en lui consacrant des dossiers thématiques. Mieux encore, Phénix fait figure de précurseur dans la réédition/traduction de Pratt puisque, dès 1969, date à laquelle Pratt n’a presque jamais été publié en France, la revue traduit dans son numéro 11 de 1969 un récit intitulé Ernie Pike, datant de ses années en Argentine (1957). D’autres traductions suivront, mais déjà, une « mode » Pratt s’est emparée de la France. Le directeur de Phénix, Claude Moliterni, l’a introduit auprès de Georges Rieu, le rédacteur en chef de Pif Gadget. Ce sera, avec en avril 1970 avec Le secret de Tristan Bantam, une aventure de Corto Maltese, le premier récit que Pratt dessine directement pour la France.
Le public francophone adopte et fait sienne la série Corto Maltese et Pratt rentre progressivement au panthéon des auteurs de bande dessinée. Son goût pour le voyage, incessant, lui donne un vernis supplémentaire d’artiste sans frontières. Son travail inspire de nombreux auteurs partout dans le monde (Munoz en Argentine, Manara en Italie, Comès en Belgique…). La découverte de Pratt par le public français a surtout la chance de correspondre au moment de reconnaissance progressive du média, où la bande dessinée se développe d’une façon considérable et inventive pour le public adulte, et, surtout, dans des genres qui éclatent le traditionnel carcan humour ou aventures. Pratt, avec Corto Maltese, qui, ne l’oublions pas, n’arrive qu’à la suite de toute une série d’autres héros, correspond parfaitement à ces nouveaux critères et avec lui s’affirment les ambitions à la fois artistiques et littéraires de la bande dessinée. Mieux encore, il devient un porte-drapeau de cette bande dessinée fière d’elle-même, donne des conférences, fait l’objet de travaux universitaires, touche au cinéma et à la peinture. Il affirme dans ses interviews de véritables prétentions littéraires et artistiques. Il quitte les pages des revues spécialisées pour s’engouffrer dans celles d’autres revues : Lire en 1981, Le magazine littéraire en 1985 ; en 1986, il expose une série d’aquarelles au Grand Palais à Paris. Puis, les années passant, Pratt suit aussi le triste destin nostalgico-commercial des quelques auteurs mythiques de la BD : élévation de la côte des éditions originales, rééditions quasi permanentes, parutions d’inédits, d’ex-libris, de tirages numérotés, d’affiches originales… Je passe le fait que l’image de Corto servent depuis 2001 de publicité à Dior. Soit.

Vers le monopole éditorial de Casterman
Qu’en est-il de son destin éditorial ? Il est d’abord très complexe si l’on s’en tient aux revues, Pratt travaillant pour plusieurs journaux français dans les années 1970-1980 (Pieds-Nickelés magazine, France-Soir, Pif gadget, Pilote, A Suivre). La publication des récits de Pratt dans les revues des années 1970 est sans doute une des clès de son succès en France. Autre fait important : Pratt est réédité en France avant même d’y être édité, et ses albums jamais traduits connaissent une course à la traduction durant les années 1970 et 1980. C’est ce dernier fait qui m’intéresse plus particulièrement ; sa découverte par le public français passe par un double mouvement simultané : il dessine pour des revues françaises et son oeuvre, déjà importante, est traduite. Cela passe bien sûr d’abord par la réédition des aventures de Corto non parues en France, en particulier La Ballade de la mer salée (première publication en Italie en 1967), publiée dans France-Soir dès 1973, dans Phénix en 1974, puis en album par Casterman en 1975. Notons toutefois que Corto avait déjà été édité en album en France en 1971 chez Publicness. C’est le début du monopole Casterman sur l’oeuvre de Pratt qui ne fera que s’accentuer avec les années, puisque non seulement l’éditeur belge publie la série Corto Maltese en cours à partir de 1972, mais en plus, elle s’attache à rééditer d’anciennes oeuvres de Pratt : Ann de la jungle (1978), Les scorpions du désert (1977) ou Fort Wheeling (1976). Autant de récits dessinés par Pratt dans les années 1950-1960 et jusque là inconnus en France. Lorsque, en 1978, Pratt s’amarre à (A Suivre), la revue de BD adulte de Casterman, la boucle est en quelque sorte bouclée.
Durant les années 1980, toutefois, Casterman n’est pas encore la seule maison d’édition à s’intéresser à Pratt. Bien au contraire, quelques éditeurs y vont soit de leur album maison (Dargaud avec La Macumba du Gringo en 1978, soit de leur réédition « inédite » (Glénat avec Junglemen en 1979 ; les Humanoïdes Associés avec L’As de pique en 1982 ; Dargaud avec Récits de guerre en 1983…). Lorsque Pratt meurt en 1995, toutefois, une petite partie de son oeuvre pré-1970 n’est pas encore traduite en France.
Incontestablement, les années 1990 et 2000 voit le triomphe de Casterman qui, après tout, publie la série-phare de Pratt depuis 1972, en accord avec son virage opéré en direction du public adulte dans les années 1970. La tactique éditoriale de Casterman passe par plusieurs biais :
1. l’édition de la série Corto Maltese depuis 1972, avec de constantes rééditions, dont des déclinaisons commerciales variées : croquis inédits, édition commentée pour collégiens, édition anniversaire…
2. la réédition de la plupart des oeuvres déjà rééditées en France par d’autres éditeurs, comme par exemple Ernie Pike (réédité par Glénat en 1980, puis par Casterman en 2003)
3. l’édition d’ouvrages documentant Pratt, ou récemment, d’un catalogue raisonné de son oeuvre d’aquarelliste (en réalité deux gros catalogues intitulés Périples imaginaires, 2005-2009) qui renforce ainsi son statut mythique de dessinateur/artiste
4. toujours sur Corto, Casterman a entrepris depuis 2006 une double réédition accélérée : d’une part, en petit format, une réédition histoire courte par histoire courte (alors que les albums des années 1970-1980 les regroupaient en recueil ; tactique éditoriale de division qui n’aura échappé à personne), d’autre part une nouvelle collection en couleur grand format.
5. enfin, l’édition des quelques histoires encore inédites, dont dernièrement Sandokan, le tigre de Malaisie

Pourquoi Sergent Kirk ?


J’en arrive maintenant à l’album qui m’intéresse : la réédition de Sergent Kirk d’Hugo Pratt par Futuropolis (2.0, donc). Réédition certes un peu datée (automne 2009), mais que je relie volontiers à mon précédent article sur la BD argentine. Petit rappel historique donc : qu’est-ce que Sergent Kirk ? Il faut revenir dans l’Argentine des années 1950 et son paysage éditorial idéal pour le comprendre. Cesare Civita, émigré juif italien arrive à Buenos Aires vers 1940 et se lance dans l’édition (Editorial Abril), avec, entre autres publications, la revue d’historietas Misterix (1948-1965), qui met l’aventure à l’honneur. Civita y traduit une partie de la production des jeunes dessinateurs italiens (autre grand pays pour la création de BD d’aventures), mais en invite aussi. C’est dans cette revue que le jeune Hugo Pratt, qui a alors 26 ans et habite Buenos Aires depuis quelques années, rencontre le prolifique scénariste Hector Oesterheld. Ils créent ensemble Sergent Kirk (Sargento Kirk en VO). Lorsque Oesterheld fonde en 1955 sa propre maison d’édition et en 1957 sa propre revue, Frontera (1957-1962), la série se poursuit jusqu’en 1959.
Sergent Kirk reprend la formule du western classique (genre cinématographique si populaire dans les années 1930-1940) : la lutte d’un groupe d’hommes contre l’hostilité du Far West (indiens, absence de lois, nature hostile). La narration accompagnant invariablement l’action reprend les codes du comics d’aventure américain. Le sergent qui donne son nom à la série est un des héros, cavalier dans l’armée américaine de l’après-guerre de sécession, dont le sens de l’honneur le pousse à déserter après un massacre d’indiens (le personnage, idéaliste et indépendant, n’est pas sans rappeler celui de Blueberry, que Jean Giraud dessine à partir des années 1960…). Personnage archétypal d’une « bonté courageuse », il se lie d’amitié avec des indiens et avec un ancien bandit, El Corto ; il n’y a pas un seul héros, en réalité, mais plutôt un groupe de héros. Pas de manichéisme forcené non plus : les bons et les méchants se trouvent des deux côtés des guerres indiennes et les personnages évoluent. L’originalité de la série réside justement dans cet humanisme et dans l’importance de la psychologie des personnages, typique des scénarios d’Oesterheld. Si on y ajoute le graphisme si spécifique de Pratt, aux plans de visages très serrés et aux recherches de clair-obscur, on comprend le succès rencontré par Sergent Kirk auprès du public argentin. Après 1959, le destin de la série est plus obscur : Oesterheld poursuit la série avec d’autres dessinateurs dans sa revue jusqu’aux années 1970. De son côté, Pratt fait racheter les droits de la série originale en 1967 pour la reprendre dans une revue intitulée Sgt Kirk qui durera jusqu’en 1969 (dans cette revue naît le mythique Corto Maltese).
Sergent Kirk, cela ne vous aura pas échappé, est rééditée par Futuropolis. Car il s’agit de la seule série (disons de la seule « grande » série) de Pratt qui ait échappé à Casterman. Revenons un peu en arrière. En 1969, Pratt lance la revue Sgt Kirk et reprend les bandes de Misterix et Frontera en les adaptant au nouveau format de la revue, en quatre bandes (format conservé par la suite). En France, tandis que Casterman commence à publier des albums de Corto, l’éditeur Sagédition s’attache, lui, à traduire Sergent Kirk pour la publier en « petits formats » (type de publication très à la mode dans les années 1950 et 1960, disparu depuis : un ouvrage petit format, peu cher, contenant une histoire complète, souvent d’aventure ou de superhéros, souvent traduites ; Sagédition est un des principaux éditeurs de petits formats depuis l’après-guerre). La série se voit doublement sauvegardé, en Italie chez l’éditeur Ivaldi et en France chez Sagédition, alors que la mode « Corto » bat son plein en France. Signalons à tout hasard qu’une autre série, très proche éditorialement de Sergent Kirk, Ernie Pike (scénarisée par Oesterheld et publiée dans les mêmes revues) a également fini par être rééditée par Casterman à partir de 2003.
La réédition de Sergent Kirk par Futuropolis, commencée en 2008 et prévue en 5 volumes, est annoncée sur le site comme un événement : première édition intégrale de cette série « méconnue ». Précisons que, en 1984, un autre grand rééditeur de Pratt, Les Humanoïdes associés, avait réédité la série. Le site de Futuropolis critique à mot couvert cette réédition en précisant que « il y a 25 ans, quelques albums du Sgt Kirk, ont été publiés, en commençant par la page 300, et avec une photogravure… douteuse. ». En effet, l’édition des Humanos est incomplète et oublie de mentionner le nom du scénariste, Oesterheld. L’édition de Futuropolis, avec couverture rigide, papier épais, et témoignage d’amis de Pratt, veut aussi se présenter comme un « beau livre » (au contraire de Casterman qui, avec sa « série Corto » en format poche, vise un public plus large). Le premier tome de l’édition Futuropolis, est-il dit, en entièrement inédit en français. Casterman et Futuropolis sont désormais les seuls dans cette course au collectionneur… Les rééditions contemporaines de Pratt témoignent en partie, comparée à celle des années 1970-1980, des évolutions de l’idée de réédition depuis quelques années. Ce sont des livres de semi-luxe, en noir et blanc (marque ultime du prestige en BD !). Ils recherchent ou prétendent à l’exhaustivité totale, au « définitif ». Il suffit de comparer les couvertures successives : de l’action intense et des couleurs vives de Sagédition dans les années 1970, on passe chez Futuropolis en 2009 à une couverture ultra sobre avec un simple visage en noir et blanc, et la mise en exergue du nom de l’auteur. Il manque encore à cette réédition une dimension plus scientifique : commentaire de l’oeuvre, analyse de la fortune éditoriale, bibliographie, que, pourtant, l’amateur éclairé ne manquerait pas d’apprécier. Pour une prochaine réédition définitive, peut-être ?

Pour en savoir plus :
Sergent Kirk, Sagédition, 1975-1978 (7 tomes)
Sergent Kirk, les Humanoïdes Associés, 1984-1987 (5 tomes avec texte introductif de José-Louis Bocquet).
Sergent Kirk, Futuropolis, 2005-2009 (3 tomes ; Fiche sur le site de Futuropolis)
Dominique Petitfaux, De l’autre côté de Corto, Casterman, 1990 (rééd. 1996)
Vicenzo Mollica, Patrizia Zanotti, Hugo Pratt, Corto Maltese, littérature dessinée, Casterman, 2006 (excellent recueil d’interviews, quoiqu’envahi par les illustrations)
http://www.archivespratt.net/

Baruthon 1 : Quéquette blues, Dargaud, 1984-1986 (3 tomes), La piscine de Micheville, Dargaud, 1985

Quelle ne fut pas ma surprise et ma honte, en entendant proclamer le nom du Grand Prix du FIBD 2010, de n’avoir pas lu un seul de ses albums… Une erreur que je compte, pour expier ma faute, réparer en profondeur grâce à une rubrique désormais mensuel d’articles pour explorer pas à pas sa carrière depuis la moitié des années 1980 jusqu’à la fin des années 2000, et voir comment elle s’inscrit dans les évolutions du paysage de la BD contemporaine…

Pilote des années 1980, une revue en crise ?


Le premier album de Baru, paru en trois tomes entre 1984 et 1986, se comprend d’autant mieux dans le contexte de la bande dessinée des années 1980, décennie étrange coincée entre l’explosion créatrice des années 1970 et le renouvellement éditorial des années 1990 ; mais décennie essentielle pour qui veut comprendre l’histoire de la bande dessinée contemporaine puisque c’est durant ces années que s’opère une reconversion majeure : la fin des revues et l’avènement du règne de l’album. Pour reprendre une formule de Patrick Gaumer qui résume clairement la situation, « De phénomène de presse, la bande dessinée devient phénomène d’édition. ».
Dans cette ambiance de crise de la presse de bande dessinée, Hervé Baruléa, professeur d’éducation physique et dessinateur amateur n’ayant jusque là publié que dans son propre fanzine Le Téméraire pendant les années 1970, fait ses premières armes dans la mythique revue Pilote. Seulement, l’âge d’or de Pilote, qui est considérée comme la revue ayant définitivement conquis le public adulte à une bande dessinée créative, est bien loin : les années 1970 ont vu une fuite de ses forces vives, parties fonder leurs propres journaux, définitivement plus « adultes » (Gotlib, Brétécher et Mandryka fondent l’Echo des savanes en 1972, Gotlib et Alexis fondent Fluide Glacial en 1975, Moebius et Druillet fondent Métal Hurlant en 1975). Surtout, l’hebdomadaire n’est plus que mensuel depuis que René Goscinny en est parti en 1974. Les vicissitudes du Pilote des années 1980 sont nombreuses et témoignent de la fin du modèle éditorial de l’âge d’or franco-belge, basé sur la revue : les rédacteurs en chef se succèdent, les lecteurs l’abandonnent peu à peu ; il fusionne en 1986 avec l’autre revue des éditions Dargaud, Charlie mensuel et tend à devenir un catalogue de prépublication des albums Dargaud. Durant ces années, Pilote se chercher une identité et les « nouvelles formules » se succèdent, essayant de moderniser la revue en en faisant un magazine d’informations sur la bande dessinée (interview, biographies), mais aussi en intégrant des critiques de films, de romans policiers, ou de musique. Nous sommes en pleine mode de la « BD rock », dominée par la personnalité de Philippe Manoeuvre qui cumule les fonctions de rédacteur en chef de Métal Hurlant et journaliste rock sur Antenne 2 pour l’émission Les Enfants du rock dans lequel il parle de bande dessinée. Bien qu’ayant tout fait pour rester à la mode, Pilote cesse définitivement de paraître en 1989.

Vicissutudes d’un dessinateur débutant

Qu’en est-il de Baru et de Quequette blues ? La série, qui commence sa prépublication en juin 1983 pour l’achever en 1986, s’inscrit dans tout une suite de récits complets réalisée par Baru à partir de 1982. Elle est avant tout une version longue de ces histoires de 2 ou 3 pages dans lesquelles Baru nous raconte sa jeunesse et sa bande de copains dans un ville industrielle de l’est de la France, dans les années 1960. La présentation qui accompagne la parution de la série nous explique que « cela fera bientôt deux ans que sommeillait dans nos tiroires « Quéquettes Blues ». Somptueuse histoire de gens qui ne veulent pas quitter l’adolescence, chassent les filles et boivent du Picon bière, sur fond d’hiver, de blues et de briques. Mais pas de chance, nous n’avions plus une miettes de place dans le journal… Comment faire je lui ai proposé de faire de courts récits le temps de patienter. » (Pilote n°108, juin 1983). Lui-même le rapporte : après avoir vu refuser Quéquette blues par A suivre, le projet est accepté par Willem de Charlie Mensuel, revue rachetée par Dargaud en 1982, et le projet se retrouve dans Pilote, avec l’approbation du rédacteur en chef de l’époque, Jean-Marc Thévenet, qui tente de trouver un équilibre dans le journal entre de solides pointures des années 1970 (Mandryka, Pierre Christin, F’murr, Annie Goetzinger, Gérard Lauzier) et des nouveaux dessinateurs, dont fait partie Baru. Toutefois, il doit sacrifier à la coutume du journal qui veut que les nouveaux venus, pour mettre le lectorat en confiance, doivent réaliser des récits courts qui sont autant d’échauffements reprenant les personnages et les ingrédients du grand récit qui attend sa publication.
Les premiers récits courts de Baru, tout comme Quéquette blues, se concentrent sur les faits et gestes d’une bande d’amis, tous fils d’ouvriers immigrés, obsedés par les filles, les apparences, et toujours prêts à mettre l’ambiance dans les bars de la ville et des environs. Le trait naissant de Baru y est alors extrêmement expressif, voire parfois presque violent et caricatural par moment, se concentrant sur les physiognomies. Il ébauche des décors qui situent l’ambiance du récit dans l’univers métallique des cités ouvrières ; décor que l’un des personnages se plait à contempler malgré les moqueries de ses camarades : « Ben non, je déconne pas… Moi j’aime bien, le ciel rouge, les tuyaux, la ferraille, tout ça c’est beau. ». La couleur de ces installations industrielles, souvent vues de nuit, est très importante pour l’ambiance et Baru avait d’ailleurs refusé la proposition de A suivre qui voulait bien le publier à condition de rester au noir et blanc. Le récit en images est doublé par une voix narrative à la première personne parlant au nom de « Baru », mais l’auteur a par la suite justifie sa démarche qui ne se réduisait pas à une autobiographie mais plutôt à un portrait de groupe, sorte de « pluri-autobiographies » dont le narrateur serait la classe ouvrière dans son ensemble. Il reproche ainsi à la critique de l’avoir réduit à un simple autobiographe : « Parce que vous n’avez pas vu que le « héros », n’était pas un, mais plusieurs, que c’était un groupe, un personnage collectif, et que l’autre personnage, c’était l’usine et plus généralement le monde ouvrier. Mais bon, à ma décharge, je vous l’ai dit, j’ai fourni le bâton pour me faire battre. Alors que je disais juste « Je » pour dire sans ambiguïté que je, auteur, ne prenais pas de haut les personnages que je mettais en scène, que je n’étais pas au-dessus de cette mêlée-là. »
Le thème de Quéquette blues, si simple (le narrateur, puceau de 18 ans, parie avec ses amis lors du nouvel an qu’il sera dépucelé sous 3 jours) est, en apparence, dans la lignée du journal Pilote de ces années 1980 qui, tant par tradition de la BD adulte des années 1970 que pour attirer le lectorat, parsème alors ses pages d’histoires de sexe et de femmes nues aux formes engageantes. Mais Quéquette blues est bien plus subtile. Le sexe n’y est pas idéalisée puisque, bien au contraire, il n’est jamais représenté, le narrateur étant, on le devine, toujours dans l’attente tout au long du récit et, de surcroît, effrayé par la chose. Et puis surtout, l’histoire de Baru colle à la réalité, même dans sa trivialité. La provocation et l’humour transgressif, deux thématiques qui ont douillettement élu domicile dans la bande dessinée pendant les années 1970, sont ici mis au service d’une peinture sociale qui ne quittera pas l’univers de l’auteur. Ce dernier avoue d’ailleurs s’être lancé dans la BD à la lecture des provocateurs défricheurs de Charlie Hebdo, Reiser en tête. Au sein de Pilote, la série de Baru voisine avec celle du grinçant Gérard Lauzier, Souvenirs d’un jeune homme, où un autre adolescent découvre la vie en essayant de s’échapper de sa famille bourgeoise. Deux jeunesses différentes pour deux styles distincts qui, pourtant, traduisent le même intérêt de la bande dessinée pour la société contemporaine et la question du passage à l’âge adulte.

Fortune éditoriale : Baru et le règne de l’album


Malgré les changements de rédaction (Thévenet est remplacé en 1984 par Francis Lambert), la série de Baru continue et est logiquement publiée en album chez Dargaud dès 1984 au fur et à mesure de son avancement. Mieux encore, elle reçoit en 1985 le prix du meilleur espoir au FIBD, signe que le dessinateur débutant marque déjà les esprits de ses collègues. En 1985, pour accompagner la sortie des albums, les récits courts des débuts dans Pilote sont réunis au sein de l’album La piscine de Micheville.
La fortune éditoriale de ses trois (plus un) albums ne s’arrête pas là. Au contraire, ayant le statut de « premiers albums » de Baru, ils sont régulièrement réédités par les éditeurs successifs du dessinateur, comme pour signifier qu’ils contenaient déjà en germe les autres oeuvres. Ainsi peut-on suivre l’évolution éditoriale de la carrière de Baru à travers ces rééditions : en 1991, c’est Albin Michel qui réédite Quéquette blues sous le titre de Roulez jeunesse, au moment où Baru travaille à L’Echo des savanes (la revue d’Albin Michel) ; puis, en 1993, Albin Michel réédite également les récits courts de La Piscine de Micheville en ajoutant quelques pages. Ce cas de changement de titre est, à ma connaissance, assez exceptionnel dans la BD contemporaine et je serais curieux d’en connaître la raison… Enfin, en 2005, c’est au tour de Casterman, le nouvel éditeur régulier de Baru depuis 1995, de rééditer Quéquette blues en intégrale (ce n’est pas le seul album de Baru que Casterman réédite, formant ainsi autour de lui un catalogue presque complet). C’est sous cette dernière forme que l’album est actuellement le plus facile à trouver. Quant à La Piscine de Micheville, la maison d’édition Les rêveurs l’a réédité en octobre dernier (réédition prémonitoire ?), avec un travail de couleur de l’auteur.

A suivre dans le Baruthon : La communion de Mino et Vive la classe !, Futuropolis, 1985 et 1987

Pour en savoir plus :
Quéquette blues, Dargaud, 1984-1986, (3 tomes). Réédité par Albin Michel en 1991 sous le titre de Roulez jeunesse, puis par Casterman en 2005.
La piscine de Micheville, Dargaud, 1986. Réédité par Albin Michel en 1993 (épuisé chez l’éditeur), puis par Les rêveurs en 2009
Pilote, n°108-133, Pilote et Charlie, n°1à 4
Patrick Gaumer, Les années Pilote, Dargaud, 1996
Le site officiel de Baru : http://baru.airsoftconsulting.info/Accueil.aspx