Jul, Silex and the city, Dargaud ; Gus Bofa, Le livre de la guerre de cent ans, Cornelius, 2007

Mémoire du dessin de presse

Après mon long article sur Internet et la bande dessinée, je reviens à un article plus court que m’a inspiré la sortie récente d’un album par un jeune dessinateur de presse, Jul (Silex and the city). L’occasion rêvée pour évoquer le métier de dessinateur de presse et rappeler brièvement son histoire grâce à la figure de Gus Bofa (1883-1968), récemment redécouvert entre autres par un site internet crée par Michel Lagarde et Emmanuel Pollau-Dulian (http://www.gusbofa.com/ ) mais aussi par les éditions Cornélius qui rééditent depuis 2001 plusieurs recueils de ses dessins, Malaises, Slogans, Le livre de la guerre de cent ans. C’est ce dernier que j’ai choisi car sa thématique centrale (présenter la Grande Guerre qui vient de s’achever lorsque Bofa édite pour la première fois cet ouvrage) se rapproche, dans une moindre mesure, des enjeux de Jul dans Silex and the city qui se livre lui aussi au jeu de l’anachronisme comme procédé satirique. Et je termine avec un troisième album surprise que j’aime beaucoup, toujours autour des dessinateurs de presse.

Le comique par analogie, un procédé vieux comme l’humour
silex
Avec son album le plus récent, Silex and the city, Jul, jeune dessinateur à Charlie Hebdo, s’inscrit, consciemment ou non, dans un double héritage, l’un plus direct et plus récent et l’autre beaucoup plus ancien dont je vais parler tout de suite. Mais d’abord, qui est Jul, dont le nom n’a pas encore la notoriété de ses aînés ? Ce jeune dessinateur se fait connaître auprès du public en 2005 grâce à son premier album Il faut tuer José Bové (chez Albin Michel), satire de l’univers de l’altermondialisme alors d’actualité dans le débat public. Il est à cette époque dessinateur de presse pour Charlie Hebdo depuis 2000, mais aussi pour L’Humanité et Les Echos. Il poursuit donc une double carrière : dessinateur de presse et auteur de BD, puisque à côté d’albums liés à son activité principale (Contes de fées à l’Elysée, 2008), il publie des albums autonomes, traitant, tout de même, de l’actualité. En 2008, Le guide du moutard reçoit le prix René Goscinny (prix du scénario pour un jeune auteur).
Silex and the city se base sur le principe humoristique classique de la transposition analogique. Pour se moquer d’une situation donnée et en démontrer l’absurdité et les défauts, on la transpose (dans le temps, dans l’espace, etc.), car il est plus facile de se moquer des autres que de soi-même. Que l’on pense aux fabliaux médiévaux comme Le roman de Renart, qui mettent en scène des animaux pour se moquer de la société humaine. Plus récemment, de 1840 à 1842 paraissent sur le même principe les Scènes de la vie privée et publique des animaux, textes illustrés par le caricaturiste Grandville où, au moyen d’animaux, les auteurs raillent les moeurs de la société du temps. La transposition permet un double humour : au premier degré, on rit du décalage entre les deux univers (chez Jul, les partis politiques deviennent les néanderthaliens, les cannibales, démocratie lémurienne…) puis, au second degré, on rit de l’analyse ainsi donnée de notre propre société (ici particulièrement les luttes d’influence politiques). Si plusieurs scènes sont drôles, l’album illustre, à mon sens, une impossibilité de sortir de l’instantané qui est la difficulté des dessinateurs de presse. Le support périodique oblige en effet à une écriture de l’instant qui ne convient pas pour un album. Les deux lectures sont complètement différentes. Celle du lecteur de périodique doit être en lien avec l’actualité et attend un humour rapide, et celle du lecteur de BD exige une histoire construite. A titre d’exemple, un personnage caricatural est drôle dans un dessin unique où le stéréotype est nécessaire pour déclencher le rire, mais dans une histoire plus longue, il vaut mieux qu’il gagne en épaisseur et dépasse son statut de caricature. Dans Silex and the city, Jul ne parvient pas réellement à décoller vers autre chose qu’une suite de saynètes amusantes sur les travers de notre époque (les luttes politiques, l’art contemporain, l’éducation nationale…), et ce malgré d’excellentes trouvailles, dont beaucoup utilisent le ressort de l’anachronisme.
Le point fort de l’album est sans doute que Jul tape sur tout le monde, sans tabou ni limites. Une caractéristique laissant deviner la marque des aînés…

La génération de l’insolence, de Pilote à Charlie Hebdo
Le trait et le ton de Jul sont directement issus d’une certaine école de dessin de presse qui apparaît dans les années 1960, marquée par l’irrévérence libertaire et renouant avec une forme de satire graphique. Deux revues essentielles à cette évolution apparaissent alors : Pilote, par René Goscinny en 1959 et Hara-Kiri par François Cavanna et le professeur Choron en 1960. Le premier est davantage destiné aux jeunes tandis que le second brandit fièrement le drapeau de l’insolence, comme le montre sa devise, « journal bête et méchant ». Tous deux sont directement inspirés de Mad, un magazine américain fondé en 1952 par Harvey Kurtzman, et s’inspirent de son humour parodique et irrévérencieux, résolument moderne. Leur but est de renouveller l’humour graphique. Des pages de ces journaux vont sortir des dessinateurs qui, par la suite, se consacreront plus amplement au dessin de presse, parfois en plus de leur carrière de dessinateur de BD (c’est d’ailleurs une caractéristique ce ces deux journaux que de rassembler BD et dessins d’humour). Ainsi voit-on émerger Cabu, Gébé, Wolinski, Reiser, Brétécher, entre autres. Ils inventent un nouveau type de dessin caricatural qui, sans avoir recours systématiquement à l’outrance et au grossissement des traits (caractéristique de la caricature du XIXe), est un dessin refusant le beau pour correspondre à la noirceur et la laideur de la société dont ils entendent dénoncer les travers. Chez eux, la critique politique idéologique laisse souvent la place à une satire plus ample de la société dans son ensemble. Enfin, cette génération est indissociable du contexte de contestation des lourdeurs de la société gaulliste et de l’émergence d’une contre-culture libertaire (débouchant notamment sur mai 1968). Ainsi, en 1970, L’hebdo Hara-Kiri, version hebdomadaire du mensuel, est interdit.Charlie-Hebdo est crée pour le remplacer, se voulant plus ancré dans l’actualité, tout en gardant l’ambition libertaire et l’apolitisme. La génération suivante reste fidèle à la ligne tracée jusqu’ici, tout en recherchant son style graphique propre. Ainsi peut-on citer Lefred-Thouron, Pétillon, Charb, Tignous qui poursuivent l’idée que le rôle du dessinateur de presse est de pointer du doigt la laideur de la société, et ce au moyen d’un humour corrosif mais salvateur. Certains d’entre eux, là encore, voient dans la bande dessinée un autre support de publication (Pétillon ayant fait la démarche inverse, puisqu’il vient de la BD vers le dessin de presse). Avec les années 1990, une troisième génération arrive à maturité. Jul en fait partie, rejoignant l’équipe de Charlie Hebdo, symbole de cette génération. Petite précision tout de même : le Charlie Hebdo actuel n’est plus celui de Cavanna, Choron et Wolinski. Interrompu en 1981, il est relancé en 1992 par Philippe Val, Cabu et Gébé qui y détiennent toutes les responsabilités (Gébé est mort en 2004). La nouvelle direction est vivement critiquée de l’intérieur, notamment par Lefred-Thouron qui quitte le journal en 1996, et Siné qui, renvoyé en 2008, part fonder son propre hebdo satirique, Siné hebdo. Est-il possible que cette génération de l’insolence, formée auprès de Cavanna et du professeur Choron, commence à perdre sa verve initiale ?

Retour sur la figure de Gus Bofa
gusbofa
Ayant beaucoup parlé de la situation du dessin de presse satirique depuis les années 1960, je vais remonter largement dans le temps et voir qui sont les aînés des Cabu, Wolinski, et Jul. Ce qui me permet de parler de Gus Bofa, un dessinateur largement redécouvert lors de ces dernières décennies. L’album que j’ai choisi, La guerre de cent ans, reprend le principe de la transposition analogique précédemment évoquée. Bofa nous parle de la guerre de cent ans pour pointer l’absurdité de la première guerre mondiale qu’il vient de vivre en tant que soldat (il a 31 ans quand la guerre éclate). Le Moyen Age qu’il dessine a peu d’exactitude historique, et ce n’est pas la question. Le détournement est très habile. Les dessins sont d’abord publiés dans La baïonnette à partir 1915, puis dans un recueil au nombre d’exemplaires limités en 1921. La transposition permet de passer à travers une censure politique et militaire qui supporte mal les critiques faites à « sa »guerre ; il ne faut pas risquer de démoraliser l’arrière et le ton est plutôt au « bourrage de crâne », c’est-à-dire à une propagande clamant la nécessité du conflit. Après l’armistice, l’ambiance de célébration et de recueillement, est encore trop peu propice à la critique ouverte du conflit qui vient de s’achever. Cette première publication est un échec, malgré la notoriété dont jouit Bofa depuis le début du siècle (il a dirigé deux revues satiriques : Le Rire de 1908 à 1912 et Le Sourire de 1912 à 1914). Il devient par la suite illustrateur de romans puis écrivain et critique littéraire. L’art de Bofa est marqué par une économie de moyens (qui nous étonne peu à présent mais qui était encore rare au début du siècle), un trait souple et un expressionnisme décrivant un univers sombre, bien souvent lié à un humour noir et dénonciateur. Quand Bofa dessine des médecins aux diagnostics absurdes, des soldats désabusés, des chefs incapables, son but n’est pas de critiquer le Moyen Age ; bien au contraire, il s’agit de montrer que, par une guerre sanglante et inutile, l’homme est revenu à des temps sombres et pénibles.
Gus Bofa est une figure intéressante du dessin d’humour du début du siècle. D’abord parce que ses dessins sont terriblement efficaces, et entraînent le lecteur dans l’univers sombre du dessinateur. Mais surtout parce qu’il a bénéficié d’une redécouverte étonnante que peu de dessinateurs de sa génération, ou même des précédentes, ont connu. Il meurt en 1968, et, à cette date, son oeuvre de dessinateur est tombées dans un relatif oubli. C’est d’abord les éditions Futuropolis, alors très attachées à faire connaître des dessinateurs oubliés, qui publie Gus Bofa, l’incendiaire, une biographie illustrée. Puis, en 1983, une première exposition revient sur son travail à l’occasion du centenaire de sa naissance. Le relais est ensuite pris par d’autres maisons d’édition spécialisées dans la BD qui rééditent quelques recueils ou lui consacre quelques pages. Lapin, la revue de l’Association, livre de lui deux dessins inédits dans un numéro de 1995. Surtout, Cornélius réédite Malaises (2001), Slogans (2002), Synthèses littéraires et extra-littéraires (2003), Le livre de la guerre de cent ans (2007). De nombreux dessinateurs ont déjà déclaré leur admiration pour l’oeuvre de Bofa, comme Nicolas de Crécy, Joann Sfar, et Dupuy et Berberian. Une redécouverte qui montre bien les liens indissociables entre Bd et dessin de presse, deux facettes d’un même travail : faire parler l’image.

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Je termine en vous proposant une troisième lecture pour compléter le tour d’horizon du dessin de presse. L’album Blotch de Blutch, publié en 1999-2000 chez Audie-Fluide Glacial donne une vision grinçante du métier de dessinateur humoriste. Là aussi, le jeu de la transposition est à l’oeuvre : les dessinateurs mis en scène se nomment Blotch (Blutch), Larssinet (Larcenet), Goussein (Goosens) et travaillent pour « Fluide Glacial », mais dans les années 1930. Blutch joue sur le décalage entre les ambitions du mégalomane Blotch, tâcheron se rêvant artiste, et la médiocrité de ses dessins d’humour, pourtant très proche du type d’humour en vogue à l’époque. Il démontre ainsi que l’humour change et que les gauloiseries communes de nos ancêtres nous paraissent à présent désuètes. Il laisse à penser que ce qui est drôle aujourd’hui ne durera pas forcément… Et l’on revient au défi qui se pose à tout dessinateur de presse : traiter de l’actualité, mais se donner la possibilité de durer dans le temps. Jul a choisi de s’ancrer pleinement dans son époque ; Bofa a réussi à passer les époques, peut-être parce qu’il tend à l’universel et que les défauts des hommes n’ont pas véritablement changés.

Pour en savoir plus :
Sur Jul :

Sa page sur le site de Charlie Hebdo : http://www.charliehebdo.fr/index.php?id=660
Il faut tuer José Bové, Albin Michel, 2005
Le guide du moutard, Vent des Savanes, 2007
Sur Gus Bofa :
Un très bon site lui est dédié, avec des reproductions : http://www.gusbofa.com/
Centenaire de Gus Bofa, musée de la SEITA, 1983
François San Millan, Bibliographie de Gus Bofa, La Nouvelle Araignée, 1999 (recense l’ensemble de ses ouvrages)
Sur le dessin d’humour en général :
Solo, Plus de 5000 dessinateurs de presse et 600 supports : en France, de Daumier à l’an 2000, Aedis, 2004 (réédition). Dictionnaire de référence sur le dessin de presse, mine de renseignements sur les acteurs de cet art trop peu étudié.

Internet et la bande dessinée

La chose est entendue : Internet, apparu dans le grand public durant les années 1990 et dont l’usage s’étend de plus en plus depuis le début des années 2000, est un changement majeur de l’histoire culturelle des dernières décennies. En 1998, Lewis Trondheim publiait chez Dargaud Ordinateur mon ami, une suite de gags en une ou plusieurs pages mettant en scène les conséquences d’une importante évolution de l’espèce humaine : le passage de l’homo sapiens à l’homo informaticus. Sa lecture ferait sourire maintenant, tant les choses ont changé. Internet apporte, dans tous les secteurs de la société, un regard tout à fait nouveau, amène des comportements inédits voire, parfois, bouscule le sacro-saint ordre établi. Les débats autour de l’ilégalité des téléchargements et de la loi Hadopi ne sont que la partie la plus visible et directement perceptible d’une plus vaste évolution. En clair, Internet est un facteur d’évolution des comportements, des mentalités, et des objets culturels dont il est très difficile d’imaginer les conséquences pour le moment.
Mais revenons à ce qui occupe plus particulièrement ce blog : la bande dessinée. Ma série d’articles sur les blogs bd vous laisse deviner que le sujet m’intéresse tout particulièrement… La BD a bel et bien investie internet, au même titre que la musique, la radio, la télévision, la littérature (dans une moindre mesure). Quelle est l’image de la bande dessinée sur internet ? Qu’est-ce que le web a changé au monde de la narration séquentielle ? Peut-on cibler une ou des communautés « bande dessinée » dans le vaste magma du net ? Pour répondre à ces quelques questions, je vais tâcher de passer en revue les différentes manifestations de la bande dessinée sur Internet. Donc, au menu, tout une suite de liens sur lesquels vous serez invité à cliquer, naturellement.

Actualité, critique et présence de la bande dessinée
La présence de la bande dessinée sur internet n’est évidemment pas nouveau si l’on considère le premier rôle assigné à internet à ses débuts : transmettre des informations à grande échelle, offrir une vitrine pour héberger des sites les plus divers. Les acteurs de la bande dessinée ont rapidement profité de la visibilité offerte par le média internet. La plupart des éditeurs disposent de leur site internet, reflet promotionnel de leur activité, généralement destiné à égrener le catalogue. Le site est parfois l’occasion, pour ces éditeurs, de proposer des services en plus aux lecteurs : concours, interviews d’auteurs, avant-première, bande-annonce, newsletter… Les attitudes des éditeurs face à internet sont en réalité très diverses : simple catalogue/agenda pour Glénat (http://www.glenat.com/), absence de site internet pour l’Association. Mais dans l’ensemble, ont observe une certaine timidité à aller plus loin que des sites promotionnels. Quant aux auteurs, il serait plutôt inutile de citer tous les sites de dessinateurs. Simplement signaler à quel point internet se prête bien à la promotion d’un art graphique grâce à sa capacité à diffuser rapidement et efficacement de l’image ; un auteur peut ainsi présenter facilement son travail, et même personnaliser son site en en dessinant lui-même l’esthétique. Je citerai simplement le vieux site de Joann Sfar, http://www.pastis.org/joann/indexancien.html, à présent à l’abandon, mais célèbre pour sa section de mini-jeux vidéos !

Espace d’informations, internet accueille naturellement des sites d’actualité sur la bande dessinée ainsi que des sites de critiques. Ces derniers ont d’ailleurs leur site où ils dressent d’intéressants bilans sur le marché de la BD ( http://www.acbd.fr/ ). Ce qui m’intéresse ici est de voir qu’internet a permis l’apparition de revues en ligne qui viennent compléter l’offre papier, à une époque où la question de la survie de la presse papier se pose de plus en plus. En effet, depuis quelques années, le public se tourne vers internet pour être informé : pourquoi ne le ferait-il pas aussi pour la BD ? L’existence de sites de critiques en ligne est d’autant plus importante que le secteur des revues de critiques de BD est relativement bouché. De plus, l’apparition de revues gratuites (Zoo, Magazine Album) met également en question le secteur. La suspension de Bodoï est tout à fait symptomatiques de ce malaise et surtout de la nécessité d’une rénovation venant d’internet. Ce magazine, né en 1997, était le plus ancien périodique indépendant d’informations sur la BD ; son échec économique a poussé son directeur Bruno Bonnell à se replier sur le net en septembre 2008, via le site http://www.bodoi.com/ qui est finalement parvenu à devenir un site de référence. L’essai est donc transformé pour Bodoï et le passage, à l’origine contraint, du papier au numérique fonctionne pour le moment. (http://www.actuabd.com/Bruno-Bonnell-annonce-la-suspension-de-BoDoi-en-kiosque-et-prepare-sa-revolution-numerique ).
Les sites http://www.mundo-bd.fr/ et http://www.actuabd.com/ font partie des sites implantés mais encore traditionnels, animés par d’anciens critiques issus du monde de la presse, en premier lieu Didier Pasamonik. En revanche, l’exemple du site http://du9.org/ montre très bien comment internet permet d’aller au-delà du simple magazine de critique. Il se définit lui-même comme un « espace d’autonomie » pour évoquer la BD dite « indépendante », en cela assez proche de l’esprit exigeant d’une revue comme 9e art. L’internaute peut s’abonner à une newsletter, et le site propose des dossiers thématiques fouillés. Avec de tels sites, il semble que l’avenir de la critique de BD se trouve en grande partie sur internet.

Conservation et mise en valeur d’un patrimoine
La BD, c’est aussi un patrimoine à conserver, et Internet se place en première position en permettant la consultation de BD anciennes numérisées. Je parle ici d’albums ayant une valeur plus patrimoniale que véritablement esthétique. Le musée de la bande dessinée d’Angoulême, récemment réouvert et intégré au sein de la « cité de la bande dessinée », est bien sûr en première ligne sur la question et a commencé, doucement, la numérisation de certains de ses collections anciennes, dont l’intégrale des albums de Zig et Puce d’Alain Saint-Ogan. La numérisation des exemplaires de la revue Le Rire (créée en 1894) est encore en chantier. Le site du musée, http://www.citebd.org/ , reconstruit récemment, est la façade de la seule institution patrimoniale consacrée à la BD dans ses aspects les plus divers (musée, bibliothèque, maison des auteurs, formation…). L’onglet « ressources » propose également un nombre important de liens vers les différents sites internet consacrés à la BD. Enfin, il organise une journée de formation sur le sujet en novembre prochain (http://www.citebd.org/spip.php?article445)
Mais la cité de la BD est en réalité rattrapée par d’autres sites ayant pris l’initiative de numériser des collections anciennes. Le plus connu d’entre eux est http://www.coconino-world.com/. Crée en 1999 par Thierry Smolderen, professeur à l’école des Beaux-Arts d’Angoulême, c’est un portail très varié se voulant aussi éditeur en ligne, ce site présente dans sa partie « classics » des documents numérisés anciens. On peut y retrouver des strips de Winsor Mc Cay, des illustrations de Gustave Doré et des extraits du journal satirique allemand Simplicissimus. Le site frappe par la qualité des numérisations, mais aussi par son graphisme dynamique et moderne. Coconino est incontestablement la référence en matière de patrimoine numérique de la BD, avant la cité de la BD et avant d’autres sites proposant un même service comme http://coffre-a-bd.com/ qui réédite des albums anciens oubliées, pour les nostalgiques. Dans le domaine du patrimoine, Internet permet, à travers des supports numériques, de conserver et de diffuser au mieux l’histoire du média.

Le paradis des bédéphiles
En tant que plate-forme d’échange et de communication à grande échelle, Internet rend également service aux bédéphiles pour leur permettre d’assouvir leur passion. D’abord pour leurs achats. Outre les multiples sites de vente en ligne, qu’il s’agisse de neuf ou d’occasion (sites de grands magasins, amazon et ebay…), certaines initiatives de vente de BD numérisées peuvent être signalées. Certes, le danger est moindre que pour la musique ou les films : l’échange de BD via le peer-to-peer est moins répandu, sans doute par l’importance du support papier qui résiste bien. Il est tout de même réel, et c’est dans le but d’éviter le piratage que s’est monté en janvier 2009 le site http://www.digibidi.com/ : ce site propose des BD à lire en ligne et explore divers modalités de cette nouvelle forme de lecture. Ainsi, certains titres publiés en format papier sont proposés à la vente pour des prix modiques, ou à la location pendant 72h. D’autres albums sont disponibles en previews d’une dizaine de pages. Des éditeurs comme Soleil, Akiléos, Ego comme X, les Requins marteaux, sont associés au site pour proposer leur catalogue (dont des séries phares comme Atalante). Un système de « watermaking » numérique garantit que la BD a bien été achetée et non téléchargée.
Hors de la vente, Internet a aussi d’autres usages qui s’appliquent spécialement aux bédéphiles : le partage d’informations sur les auteurs et les séries. Ce formidable outil informatique qu’est la base de données en ligne offre des possibilités énormes, et c’est sur lui que s’est crée en 2003 le site http://www.bedetheque.com/ qui vend un logiciel de gestion de bibliothèque dont le principe est simple : l’acheteur télécharge les données sur ses BD depuis la base en ligne et remplit progressivement sa propre base. Le collectionneur peut alors gérer ses prêts d’albums, consulter de statistiques sur sa bibliothèque, gérer ses éventuelles ventes… Enfin, les collectionneurs de BD rares et anciennes ne sont pas oubliés. Les sites http://lambiek.net/ et http://www.bdoubliees.com/ se donnent pour objectif, chacun à leur façon, d’entretenir le souvenir des grands classiques de la BD. Ils sont également constitués de bases de données sur la BD. Le second recense la totalité des illustrations parues dans les revues de BD, anciennes et nouvelles, avec une recherche par auteur, par série, par revue.

Il est clair que dans le domaine de la vente et de la collection, Internet est surtout, pour le moment, un média de complément. Les expérimentations (base de données, achat en ligne) sont encore balbutiantes et récentes. Les questions liées au piratage ne sont pas encore arrivées jusqu’au monde du livre et on ne peut pas véritablement parler de concurrence. C’est sans doute pour cette raison que les sites des éditeurs se contentent de présenter leur catalogue et n’investissent pas davantage les possibilités d’internet, à l’exception notable de http://www.dargaud.com/ qui propose quelques pages de ses nouveautés en preview. Ce modèle encore dominant de la preview montre la timidité du marché de la BD à s’étendre sur la toile, par exemple par le biais de l’édition en ligne.

La difficile émergence française de l’édition en ligne

Sans aucun doute, c’est de l’apparition d’éditeurs en ligne que vient la principale innovation d’Internet en matière de bande dessinée. L’édition de BD en ligne est un problème très complexe et il faudrait un article entier pour en venir à bout. Je vais me contenter de citer les principaux enjeux qui sont apparus ces dernières années avec l’extension d’Internet.
Un point d’abord sur le domaine anglo-saxon, beaucoup plus avance que nous dans ce domaine. En 1995, la série Argon Zark apparaît sur la toile comme la référence en matière de webcomics. 2000, Scott McCloud, auteur et théoricien américain de la BD, commence à s’interroger sur les potentialités de la BD en ligne (et édite son propre webcomic : Zot). Il diagnostique la mauvaise santé du comic traditionnel et voit dans l’édition en ligne un facteur de renouveau et de diversification, notamment grâce au concept « d’infinite canvas », qui veut que la page internet soit une surface en trois dimensions (http://scottmccloud.com/1-webcomics/index.html). C’est en appliquant ses observations que des auteurs émergent nettement à partir de 2005. Cette année-là, un Will Eisner award (équivalent des prix d’Angoulême) est crée pour le webcomic, alors qu’il faut attendre 2008 pour voir la même chose à Angoulême. La Corée est également très avance en matière de e-manhua.
En ce qui concerne le mouvement des blogs bd, je ne vais pas épiloguer dans la mesure où vous pouvez retrouver mes réflexions dans cet article (http://phylacterium.wordpress.com/2009/09/25/les-blogs-bd-face-a-ledition-papier/) et cet article (http://phylacterium.wordpress.com/2009/08/24/blogsbd-partie-1-definir-un-blog-bd/). En gros, deux choses à retenir. D’une part le blog bd a pris une telle importance en France qu’il peut être considéré comme une forme artisanale d’auto-édition en ligne, il a supplanté l’émergence des webcomics. D’autre part le succès des blogs bd n’entretient pas de relations avec l’avenir de la BD numérique. Je m’explique. Il n’y a pas d’automatisme qui voudrait que les blogueurs bd se tournent, pour être édités, vers des supports numériques. Certains le font, d’autres non, mais le format papier restent le support dominant pour la majorité d’entre eux. Edition en ligne et blog bd ne sont donc pas forcément dépendants l’un de l’autre. Deux exemples tout de même :
l’expérimentation proposée par le blogueur Wandrille Leroy sur le blog http://donjonpirate.canalblog.com/ de 2006 à 2008 a fédéré de nombreux blogueurs autour de la mise en ligne régulière de planches d’amateurs sur le thème de la série Donjon de Sfar et Trondheim.
la plate-forme http://30joursdebd.com/ a systématisé ce principe et regroupe depuis 2007 un grand nombre de blogueurs (manu xyz, waltch, ced…). Elle met en ligne gratuitement une planche de BD par jour réalisée par un auteur débutant ou amateur, et les anciennes planches restent toujours en ligne. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une maison d’édition en ligne parfaitement organisée (pas de catalogue, pas de suivi, que des histoires en une planche), mais le site est populaire parmi les blogueurs.
Dans l’autre sens, les éditeurs en ligne n’éditent pas que des blogueurs bd, loin de là. Venons-en à eux. http://www.foolstrip.com/, http://www.lapin.org/ et http://www.webcomics.fr/ sont actuellement les trois principaux éditeurs, avec Coconino que j’évoquais plus haut. Ce dernier est le plus vénérable vu qu’il édite depuis 1999, d’abord destiné aux jeunes auteurs sortant des formations d’Angoulême. Lapin commence à éditer en 2005, et Foolstrip et Webcomics.fr en 2007. Le mouvement est donc très récent en France. Les stratégies sont variées.
Lapin reste assez traditionnel et encore proche du fanzinat : il met gratuitement en ligne des strips courts et reste fidèle au format papier pour des albums plus conséquents et payants.
Webcomics.fr
fait de l’hébergement et non de l’édition. Il a un objectif promotionnel plutôt que commercial et n’opère pas de sélection parmi les auteurs. Il offre surtout aux auteurs un espace de publication, et propose aux lecteurs des BD gratuites.
A l’inverse, Foolstrip se démarque par une véritable politique éditoriale professionnelle : accompagnement des auteurs, rémunération en droits d’auteurs, traduction, promotion des auteurs… Il fonctionne sur le principe de l’abonnement mensuel qui permet d’avoir accès à l’intégralité du catalogue en ligne. Les tirages papier sont davantage des compléments pour offrir une plus grande visibilité. L’édition de l’album Mon chat et moi par le blogueur Kek a contribué à faire connaître cet éditeur qui se dit « première maison d’édition de BD en ligne », ce qui n’est pas totalement faux, puisqu’il est le principal site proposant un service proche de l’édition professionnelle papier.
Enfin, un portail cherche à regrouper l’offre existant actuellement dans le domaine français : http://www.bd-en-ligne.fr/stories.

Le débat sur la BD en ligne comporte deux grands enjeux : la question de la valeur ajoutée et celle du modèle économique, (questions très tôt abordées par Scott McCloud, et dont je reprends les réflexions). Editer en ligne des BD traditionnelles est une première étape, mais un cap nouveau sera franchi lorsque ces BD seront pleinement adaptées à leur support. Le numérique et l’écran modifie le mode de lecture et favorise des innovations qui ne sont pas encore pleinement exploitées par les auteurs en ligne (mais que l’on peut trouver occasionnellement sur les blogs) : insertion d’images 3D, de sons et d’animations, mise à profit d’un sens de lecture vertical, périodicité différente, possibilités de navigation au sein d’une page. La question du modèle économique est plus douloureuse : un auteur peut-il vivre de ses BD en ligne ? Le modèle dominant pour le moment est celui du paiement direct en ligne, et les tarifs sont nettement moins élevés que celui des formats papier pour des raisons de faible coût (pas d’imprimeurs et de distributeurs à payer). Mais il est flagrant qu’en France, dans l’état actuel des choses, un auteur ne peut vivre de ses seuls travaux en ligne. Il faudra suivre l’évolution de maisons comme Foolstrip. Mais le format papier est encore trop dominant, se porte très bien et il faudra attendre quelques années (décennies ?) pour voir une véritable concurrence comme il peut en exister dans la musique et l’audiovisuel.

Je termine par une petite actualité de la BD en ligne, lancée par l’infatigable expérimentateur Lewis Trondheim : la BD nomade. Déjà présente en Asie et testée également par Foolstrip, ce principe consiste à assurer la lecture de BD sur des supports numériques mobiles (téléphones, consoles…). Par abonnement mensuel ou annuel, le lecteur reçoit tous les jours sur son smartphone un strip de sa bd Bludzee ( http://www.bludzee.com/ ). Une manière complètement nouvelle de lire de la BD, clairement ancrée dans les nouvelles technologies du XXIe siècle. Il ne s’agit que d’une expérimentation, mais dont il faudra suivre les rebondissements et l’éventuel succès.

Evocation de la bande dessinée espagnole

Aujourd’hui, au lieu de vous parler d’un album ou d’un auteur, je vais vous parler d’un pays. Car un séjour d’un mois à Madrid ne m’a pas empêché de m’adonner à la lecture de bandes dessinées ! Pourtant, l’Espagne n’est pas réputée pour être un pays de la bande dessinée, contrairement à la France, la Belgique et l’Italie, pour ne citer que les pays européens…
Je vais me contenter ici de résumer rapidement pour vous l’évolution de la BD espagnole, tiré de l’ouvrage Tebeosfera de Manuel Barrero, livre lui-même issu du site de référence en matière de BD espagnole du même nom (http://www.tebeosfera.com/portada.php ). Tout cela est donc assez décousu, et je vous donne en bas les références pour approfondir. Comme le reste de l’Europe, l’Espagne voit le développement de revues pour enfants incluant des bandes dessinées durant les premières décennies du XXe siècle. Une des plus connues est TBO qui donne pendant un temps son nom à la BD espagnole (los tebeos). Les années 1930-1940 voient donc l’accroissement du capital des maisons d’édition spécialisée et le succès de la BD, y compris dans des revues humoristiques pour adulte. A cette époque, la place de la BD est si importante dans la société qu’elle joue un rôle durant la guerre civile, avec des publications partisanes. La situation va rester ainsi jusque dans les années 1960 : de grands groupes de presses comme les éditions Bruguera développent une bande dessinée essentiellement commerciale, le plus souvent destinée aux enfants.
Mais le déclin commercial se fait sentir dès les années 1960, ainsi qu’un besoin de renouveller le marché de la BD. Les reflexions d’auteurs et d’éditeurs pour une nouvelle bande dessinée coïncident avec les années de développement économique (1961-1973) et la chute de Franco qui permet la libération des moeurs au sein de la société espagnole (1975). Le phénomène a été théorisé comme le « boom » de la BD adulte espagnole, dans le sens où l’évolution nait au sein du secteur adulte. Nouvelles maisons d’édition, nouvelles revues, apparition de l’érotisme et de l’humour satirique, ouverture vers les comics américains en sont les caractéristiques principales. El Vibora et El Jueves sont des nouvelles revues ambitieuses qui accueillent des auteurs sensibles aux modes internationales de la BD des années 1970-1980 : omniprésence de la science-fiction, goût prononcé pour l’underground critique, présence de la sexualité, succès de l’horreur et du fantastique. La Salon de la BD de Barcelone est crée en 1980.
La notion de « boom » de la BD adulte qui durerait de 1970 à 1986 est toutefois relue actuellement de façon critique comme un mouvement fugace et parfois surestimé. Il correspond surtout à l’arrivée bruyante de nouveaux éditeurs indépendants aux idées novatrices (La Cupula, Norma, Toutain) qui ont profité de l’euphorie des années post-franquistes pour affirmer leur originalité dans un marché dominé par de grosses maisons concentrées et dépourvues d’ambitions artistiques. Mais pour la place de la BD en Espagne, il s’agit davantage d’un échec. Dès 1986, l’enthousiasme initial s’affaisse et beaucoup de revues et de maisons d’édition nées du « boom » disparaissent. Le public adulte n’est plus au rendez-vous et dans le même temps, la BD pour enfant, plutôt délaissée, connaît également une crise. La situation actuelle est donc assez difficile. Les dessinateurs de BD sont souvent en parallèle illustrateur, designer ou peintre. Surtout, l’influence étrangère est très forte et empêche l’apparition d’une véritable école espagnole. D’une part les auteurs américains, franco-belges et japonais sont plus présents que leurs homologues locaux dans les étalages des librairies et d’autre part les auteurs espagnols cherchent souvent un travail hors d’Espagne à l’image de Juanjo Guarnido et Juan Diaz Canales, les créateurs de Blacksad pour le marché français. Certains critiques jugent que le marché de la BD en Espagne est devenu avant tout commercial et que les éditeurs du « boom » n’ont pas su transformer l’essai.

Le mieux pour présenter la bande dessinée espagnole est de présenter quelques auteurs. J’ai choisi trois auteurs de générations différentes et aux styles différents qui sont publiés et traduits en France. Pas de soucis, donc, pour les non-hispanophones, vous pourrez les découvrir également.

Carlos Gimenez (né en 1941)
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Lorsque Carlos Gimenez commence sa carrière de dessinateur dans les années 1960, le franquisme pèse encore sur la société espagnole et la bande dessinée est très marquée par la tradition et les grands thèmes des comics américains (aventure, guerre, western) et aux mains de puissantes agences de presse. Il commence donc par des récits pour la jeunesse pour la maison Selecciones Ilustradas, séries généralement destinées à l’exportation. Ainsi, sa première grande série Dani Futuro est publiée dans le journal Tintin à partir de 1972. Mais Gimenez fait surtout partie des dessinateurs espagnols qui, à la fin des années 1960, vont tenter de bousculer le milieu de la bande dessinée au sein du « Grupo de la Floresta », atelier installé à Barcelone. Ainsi, il s’affirme sur plusieurs plans comme un novateur. Avant tout, le Grupo de la Floresta considère la BD comme un art qui nécessite des règles de composition, affirmant un métier plus ambitieux qu’avant. Gimenez porte ainsi des revendications en terme de droits d’auteur et son engagement syndical témoigne des évolutions du métier, de la conscience même du travail de dessinateur. Puis, durant le fameux « boom » de la BD adulte, il se présente comme un auteur des plus dynamiques, notamment avec la série Paracuellos publiée à partir de 1975. Il y raconte son enfance dans un pensionnat à l’époque du franquisme avec une force expressive et un sens du drame impressionant, faisant passer à travers de simples souvenirs d’enfance toute la violence et les frustrations d’une période sombre de l’histoire de l’Espagne venant tout juste de s’achever. Suivent d’autres récits de vie, dont Les professionnels en 1982 qui présente ses premières années de dessinateur. En se livrant à l’autobiographie, genre jusque là assez peu usité en bande dessinée, Gimenez affirme petit à petit la modernité de son médium.
Tout l’art de Gimenez est tendu entre deux extrêmes, l’humour et le drame. Son style, d’ailleurs, assez souple, porte à la fois les traces de la tradition hyperréaliste du comics américain et l’exagération des traits, procédé de caricaturiste. Les récits hésitent également entre l’humour (souvent sombre et cynique) et l’émotion dramatique. Dans sa dernière série en date encore inédite en France, 36-39, malos tiempos, il entreprend de présenter le quotidien de la guerre civile espagnole avec une galerie de personnages représentatifs de l’époque. Il se place sous le patronage du peintre Francisco de Goya (1746-1828) qui s’est fait le témoin des malheurs de la guerre d’indépendance de 1808-1814 dans son recueil de gravures Les désastres de la guerre, (1810-1815), ou dans des tableaux comme les célèbres Dos y Tres de Mayo (1814). Gimenez donne ainsi à la bande dessinée le rôle d’art au service de la mémoire d’un peuple.

Max (né en 1956)
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Les débuts de Max se font au sein de deux mouvements d’importance : la tradition de la BD de la région de Valence et le fameux « boom » de la BD adulte. Si Carlos Gimenez fait figure d’ancêtre fondateur, Max est lui directement impliqué dans la création de revues comme El Vibora en 1979, porteurs d’un esprit de renouveau en accord avec la révolution culturelle de l’Espagne post-franquiste : libération des moeurs, culture urbaine de la démesure, américanophilie. Il est très tôt influencé par les comics underground comme ceux de Robert Crumb et leur esprit de rebellion sans limites qui ne peuvent que faire écho à la situation de son pays. Sa première grande série est Peter Pank, une parodie trash de Peter Pan publiée à partir de 1983. Il poursuit sa carrière au fil des années et est ainsi un des rares auteurs issus du « boom » des années 1975-1986 à avoir survécu en tant que dessinateur de BD.
Le style de Max subit plusieurs influences que lui-même assume : d’abord pour le dessin celui de la ligne claire valencienne, elle-même marquée par une forte influence de la ligne claire franco-belge (dont je parle dans cet article : ) et d’auteurs comme Yves Chaland et Ever Meulen ; pour la narration, les milieux de l’underground américains menés par Robert Crumb et Art Spiegelman, maniant un humour cynique et absurde. Toutes ces influences, profondément ancrées dans les années 1970 montrent bien comment le jeune dessinateur Max a envie d’inscrire la BD espagnole dans les grandes évolutions mondiales. Sa dernière création est Bardin el superrealista, personnage aux pouvoirs étranges qui rend hommage à la culture surréaliste dont l’Espagne est un des espaces moteurs. A l’heure actuelle, Max fait partie des animateurs de l’avant-garde de la BD adulte espagnole, dessinant pour des éditions indépendantes comme La Cupula et animant depuis 1993 la revue NSLM. Le but de cette dernière est de « fournir un espace montrant au lecteur le travail d’auteurs qui développent une oeuvre personnelle loin des contraintes commerciales de l’industrie et qui cherchent à reformuler le langage de la BD au-delà de ses frontières traditionnelles. ». On peut rapprocher l’ambition de cette revue de maisons d’édition comme L’Association, qui édite par ailleurs Max en France.

Fermin Solis (né en 1972)
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Le plus jeune des trois, il commence sa carrière en plein dans le XXIe siècle avec Dando Tumbos en 2000 aux éditions Subterfuge comics, après avoir participé au monde du fanzinat, passage souvent obligé pour un jeune auteur. Depuis, il a publié une douzaine d’albums dont certains ont été traduits en France, au Canada et aux Etats-Unis. Prix de la révélation au salon de Barcelone en 2004, il se présente comme un des espoirs de l’édition indépendante espagnole.
Il n’est pas difficile de retrouver, comme chez Max, l’influence de la ligne claire valencienne dans son trait épuré et stylisé fait de courbes. Toutefois, ce n’est plus le milieu underground qui l’attire mais plutôt la vogue du roman graphique, dans sa dimension autobiographique, quotidienne et intimiste. Ainsi, l’influence de Dupuy et Berberian et David B. est très nette dans des récits narrant la vie au quotidien avec une pincée de fantaisie et de surréalisme. Pour cette raison, on le rapproche souvent de la « nouvelle bande dessinée » française d’auteurs comme Lewis Trondheim, Joann Sfar, J-C Menu, Manu Larcenet, dont une grande partie de l’oeuvre se veut autobiographique et marquée par une représentation fantasmée du quotidien. Comme dans le cas de Max, il s’inscrit donc dans les évolutions propres de son époque.
Avec son dernier album, inédit en France, Buñuel en el laberinto de los tortugas, il rend hommage au réalisateur Luis Buñuel. Il raconte (ou plutôt imagine) le tournage du film Las Hurdes, terre sans pain (1933). L’évocation du célèbre réalisateur lui permet de donner libre cours à des scènes surréalistes et de s’écarter un peu de son genre de prédilection, la peinture du quotidien.

Il n’est certainement pas innocent que ces trois auteurs situent leur oeuvre la plus récente au sein de la tradition artistique espagnole. Gimenez s’inspire de Goya peintre national de l’Espagne ; Buñuel et le surréalisme inspirent Max et Solis. C’est une manière de rattacher la BD a des ambitions plus hautes, à en faire un art égal à la peinture et au cinéma. Mais c’est aussi pour eux une volonté de singulariser leur oeuvre par rapport à la BD internationale en traitant de thèmes purement nationaux, une façon d’affirmer que la BD espagnole existe, avec ses carcatéristiques propres que sont, entre autres, la souffrance du peuple espagnol et la fantaisie surréaliste.

Pour en savoir plus :

Sur la BD espagnole :
Jesus Cuadrado, De la historieta y de su uso, 1873-2000, Sins Entido, 2000
Francesca Llado, Los comics de la transicion, Glénat, 2001
Manuel Barrero, Tebeosfera, 2007
La page wikipédia (en espagnol) est assez complète : http://es.wikipedia.org/wiki/Historieta_en_Espana
Le site internet tebeosfera, site de référence pour les études théoriques espagnoles : http://www.tebeosfera.com/portada.php

Pour lire les auteurs cités en français :
Carlos Gimenez, Paracuellos, Audie-Fluide Glacial, 1980 (réédité en 2009)
Carlos Gimenez, Les professionnels, Audie-Fluide Glacial, 1983-1985
Le site internet de Carlos Gimenez : http://www.carlosgimenez.com/menu.htm
Max et Mique Beltran, Femmes fatales, Albin Michel, 1989
Max, Bardin le superréaliste, L’Association, 2006
Le site internet de Max : http://www.maxbardin.com/
Fermin Solis, Je t’aime pas, mais, 6 pieds sous terre, 2005
Fermin Solis, Des baleines et des puces, Le potager moderne, 2006
Le site internet de Fermin Solis : http://www.ferminsolis.com/

Les blogs bd face à l’édition papier

Pour lire l’intro : intro
Pour lire la première partie : définir un blog bd
Pour lire la deuxième partie : petite histoire des blogs bd français

La question du statut des blogs bd face à l’univers traditionnel de la bande dessinée, c’est-à-dire l’édition papier, pose quelques problèmes. Les blogs bd ont-ils vocation à faire concurrence à l’édition papier ? Au contraire, y a-t-il une adéquation entre les deux qui ferait du blog, pour son dessinateur, l’antichambre du monde de l’édition ? Et que dire de ces objets étranges que sont les blogs bd publiés au format papier ? Evidemment, on ne manquera pas de remarquer que cette question rejoint d’une façon générale celle de l’impact d’internet sur la culture traditionnelle : la presse, la musique, la radio, la télévision, le livre, sont de la même manière confrontés à des alter ego numériques. Le cas des blogs bd est particulier, et je précise bien que je ne parle pas des webcomics, qui sont le pendant exact de l’édition de bande dessinée sur internet. Ils ont un statut batard, entre oeuvre conçue et réfléchie et notes prises sur le vif, par trop spontanées. Or, les blogs ont fini par rencontrer une telle audience qu’il convient de les considérer aussi comme une forme d’édition, certes personnelle et artisanale, de BD sur internet. Paradoxalement, en se développant plus que de mesure, les blogs bd français sont parvenus à créer des liens (solides ?) avec l’édition papier et ne se sont pas affirmés, à la façon des webcomic, comme une alternative et un concurrent, bien au contraire, en s’intégrant au marché.
Un petit détail technique : vous trouverez dans cet article beaucoup de liens vers des choses longues à lire (BD ou articles) si vous avez le temps et que vous voulez approfondir le sujet, allez-y ! (c’est un conseil et un ordre). Et commencez par vous rendre sur la page de Scott Mc Cloud, premier théoricien de la bd numérique : (http://scottmccloud.com/1-webcomics/icst/index.html)

Le blog, une non-concurrence économique ?
Je vais commencer par voir le rapport des blogs bd à l’idée d’édition et de publication (entendu ici au sens de « se livrer à un public »). L’une des caractéristiques principales du blog bd est d’être un espace d’expression gratuit ; par une sorte de contrat tacite, le dessinateur s’engage à donner au lecteur un ou plusieurs dessins de façon plus ou moins régulière. Tous les blogueurs n’ont pas forcément comme objectif de devenir dessinateur de BD, et beaucoup ont d’ailleurs déjà un métier : illustrateur, professeur, concepteur de jeu vidéo… A la base, donc, le blog est exclu de la logique de marché et de commerce. Il n’est pas un « produit » culturel et le blogueur n’est en général pas soumis aux dures lois du public dans la mesure où, théoriquement, il peut faire ce qu’il veut de son blog.
C’est en cela que le blog bd diffère de l’édition de bande dessinée en ligne, représentée par les webcomics sur des plates-formes ou par les nombreux webzines qui parsément la toile, version numérique des fanzines. Eux entretiennent une démarche proche du marché de l’édition traditionnelle.
Il ne faut surtout pas voir, tout de même, le blog comme un élément rebelle du marché de la culture pronant un idéal soit de « démocratie culturelle » soit de « liberté d’expression totale », soit encore « de rapports non biaisés car non vénaux avec son public ». J’ignore si certains blogueurs le voit ainsi, mais je crains qu’ils se trompent en partie. La confusion nait lorsque le blog tend à devenir un tremplin soit simplement vers une forme de reconnaissance de la part du public, soit vers l’édition à proprement parler, qu’elle soit numérique ou papier. Certains blogueurs cherchent, comme beaucoup de sites internet, à rentabiliser leur blog d’une manière ou d’une autre, et si possible en s’affirmant comme des dessinateurs de bande dessinée. Ils utilisent pour cela différents moyens bien connus des sites internet. Le premier étant, évidemment, la publicité qui apparaît sur certains blogs et fait office de « rémunération de l’auteur », ce qui, pour l’instant, n’entretient pas vraiment l’idée de dessinateur de bd. Beaucoup de blogueurs profitent de leur blog pour ouvrir une boutique dans laquelle ils vendent leurs créations, puisqu’ils sont des créateurs. Affiches, originaux inédits, badges, t-shirt, (par exemple la boutique très fourni de chez Maliki : http://www.comboutique.com/shop/homeboutique.php?shopid=5303 ). Par cette opération, ils entrent doucement dans une forme de marché, certes encore très modeste. Alors, à l’aboutissement de la démarche se trouve le blogueur qui propose ses propres BD à la vente, par courrier ou au téléchargement, une façon de devenir dessinateur de BD par le biais d’une forme primitive d’auto-édition. (un exemple chez Tim cette fois : http://quotidien.survival.free.fr/ ). Enfin, une autre solution est la pré-publication partielle comme l’a fait M. le chien pour son album Fereus (encore un lien, ici : http://www.filsdelacolere.com/ ).
Il faut aussi sans doute rappeler que certains ne font rien payer tout en publiant de planches ou des histoires complètes très travaillées (un exemple : http://eliascarpe.over-blog.com/album-1200751.html ). Dans l’ensemble, le constat est clair : il n’y a pas de modèle économique lié au blog bd ; les quelques procédés de mise en vente restent dans le domaine de l’artisanat : un nombre d’exemplaires limités qui est plus là pour créer un lien avec le public et laisser une trace hors du caractère aphémère du blog. Le principal apport du blog bd pour le blogueur serait donc la reconnaissance et l’acquisition d’un public, ce qui, d’une certaine manière, retourne le processus habituel de publication qui veut que le public viennent après la mise sur le marché, et non que la mise sur le marché se fasse grâce à un public prééxistant. Ainsi, la plupart des blogueurs bd voulant faire carrière se retournent finalement vers le monde de l’édition, qu’elle soit papier ou numérique. Quelques exceptions notables existent cependant comme le cas du blog de Maliki : faux blog d’une jeune fille aux oreilles de chat, dessiné depuis 2005 par le dessinateur Souillon, le blog est devenu un espace d’auto-édition numérique et surtout de prépublication avant l’album papier qui sort chez Ankama. Le cas de blog de Lewis Trondheim pourrait être interprété de la même manière.

Le blog comme tremplin vers l’édition
En tant que tremplin vers l’édition, le blog bd semble avoir rempli sa fonction. J’ai été très étonné d’assister à ce mouvement de publication des blogueurs et de leur blog, et ce dès 2005, moi qui m’attendait à une sorte de mise à l’écart comme c’est généralement le cas sur internet où les organismes de publication traditionnel et numérique se regardent en chien de faïence. Là, bien au contraire, il y a eu un mouvement de convergence de l’édition papier vers les blogueurs bd qui sont parvenus à se faire une place sur le marché. Mais avant de tirer d’optimistes conclusions, étudions un peu ce mouvement.
Il fauit distinguer deux cas : les blogueurs édités pour d’autres projets que leur blog et l’édition de blog. Le premier cas est assez simple et consiste à considérer le blog comme un tremplin vers l’édition permettant à la fois d’acquérir un public et en même temps de faire ses preuves auprès d’un éditeur. Ainsi peut-on citer les blogueurs Boulet, Obion, Ced, Bastien Vives, Capu et Libon, Pixel Vengeur, Cha, Aude Picault, Pénélope Jolicoeur, Marion Montaigne qui, tout en tenant un blog, ont été publiés. A cet égard, les jeunes éditions Warum sont parmi les premières à publier des blogueurs, et ce dès les débuts du mouvement ; elles poursuivent cette politique éditoriale en puisant dans la communauté des blogueurs pour son label grand public, VRAOUM, dans lequel ont été édités Homme qui pleure et Walkyries de Monsieur le Chien et La Boucherie de Bastien Vivès. Le cas de Boulet et Obion est également intéressant puisqu’ils reprennent en 2007 et 2008 le dessin de la célèbre série Donjon de Sfar et Trondheim. Il est difficile de juger alors de l’impact réel du blog : ils ont aussi été publiés parce qu’ils sont des auteurs de talent qui ont su capter le regard d’un éditeur, le blog étant un plus mais pas une condition. Si on se limite à ce cas, le mouvement des blogs bd a permis de mettre en avant plus rapidement des dessinateurs qui avaient de toute manière vocation à être publiés. En effet, la plupart des dessinateurs cités ci-dessus avaient, avant de tenir un blog, un début d’expérience dans le domaine du dessin et de l’illustration. La question de l’édition de blog, en revanche, ne rentre pas dans les shémas habituels de l’édition et de la carrière, puisque ce n’est pas un auteur que l’on édite mais un objet, le blog. Or, en France, le mouvement d’édition des blogs a été étrangement important.
En 2005, deux évènements marquent le coup d’envoi de l’édition de blogs et de blogueurs : d’une part l’initiative des éditions Warum d’éditer les blogueurs Wandrille (par ailleurs co-fondateur de Warum) avec Seul comme les pierres, en partie issu de son blog personnel, et Aude Picault avec Moi, je ; d’autre part l’édition du blog de Frantico en 2005 chez Albin Michel. Ce blog est connu pour être celui de Lewis Trondheim qui, de son coté, utilise la collection Shampooing chez Delcourt qu’il dirige pour éditer d’autres blogueurs. Citons donc : Le journal d’un remplaçant de Martin Vidberg et Le journal du lutin d’Allan Barte en 2006, Virginie de Kek en janvier 2007, Le journal intime d’un lémurien de Fabrice Tarrin au printemps 2008, Pattes d’eph et cols roulés de Fred Neidhart en juin 2008, Libre comme un poney sauvage de Lisa Mandel à l’été 2006, Notes de Boulet à partir de septembre 2008, Chicou-chicou à l’automne 2008, et bien sûr son propre blog, Les petits riens, à partir de l’automne 2006. Il faut donc convenir que le passage massif du blog bd à l’édition papier tient en grande partie sur les épaules de Lewis Trondheim. Cet auteur à présent bien installé a commencé sa carrière dans les années 1990 et a à son actif plusieurs titres de gloire : co-fondateur des éditions l’Association, président du festival d’Angoulême en 2007… Il est connu pour son goût pour l’expérimentation en matière de BD, et tente toujours de pousser son médium dans ses retranchements les plus inattendus. On ne peut que lui être reconnaissant d’avoir ainsi intégré la vague des blog bd et de l’avoir mise en avant de façon spectaculaire.
Trondheim n’est pas le seul à éditer des blogs, et d’autres maisons d’éditions doivent être citées. Il est toutefois le seul à le faire au sein d’une grande maison d’édition, Delcourt, car les autres éditeurs de blogs et de blogueurs sont généralement de petits éditeurs indépendants qui ont eux mêmes un pied dans la blogosphère. Warum, là encore, publie dans son label VRAOUM en 2009 les blogs de Gad Ultimex, et le célèbre blog de Laurel, Un crayon dans le coeur. Les éditions Diantre ! publient en 2008 le blog de Gally, Mon gras et moi, Jean-Claude Gawsewitch éditeur est également un habitué des blogueurs bd puisqu’il publie Ma vie est tout à fait fascinante de Pénélope Jolicoeur en 2008 et Moi vivant vous n’aurez jamais de pauses de Leslie Plée en 2009. Margaux Motin est édité chez Marabout en mai 2009 de même que Paco, Maliki chez Ankama dès 2007, Nicolas Wild chez La boîte à bulles en 2007… Toutes ces éditions rassemblées font que le mouvement des blogs bd a plus servi à éditer des blogs qu’à éditer des blogueurs. Je m’interroge sur la longévité des auteurs publiés uniquement par le blog, car cette édition reste très restreinte, tenant sur les épaules soit de Lewis Trondheim et de sa collection, soit de petites maisons d’éditions qui peuvent manquer de stabilité.

Peut-on éditer un blog bd ?
La première que j’ai entendu parler de l’édition du blog de Frantico, je suis resté incrédule : pourquoi éditer un objet qui existe déjà sur internet en consultation gratuite ? Il me semblait alors qu’il ne s’agissait que d’une expérience et que le blog bd et l’édition papier étaient fondamentalement incompatibles. Puis, le mouvement décrit plus haut m’a donné tort : les blogs bd étaient bel et bien un produit commercialisable avec succès. Certes, mais l’édition de blog peut-être un véritable défi pour un éditeur. Je rejoins sur ce point Wandrille, que je cite (deux liens de son blog où il parle longuement de l’édition du blog de Laurel : http://wandrille.leroy.free.fr/blog/index.php?2009/08/04/322-la-ou-y-a-de-l-art-y-a-pas-d-plaisir et des rapports entre blogs bd et édition papier : http://wandrille.leroy.free.fr/blog/index.php?2009/08/31/334-album-papier-bien-publication-internet-pas-bien et si vous avez le temps, lisez les autres articles de son blog car il offre un point de vue extrêmement pertinent sur le monde des blogs bd). Le problème principal est bien celui de la valeur ajoutée : le livre doit avoir quelque chose en plus par rapport au blog, il ne peut pas être le simple décalque des pages publiées sur internet. Il faut donc distinguer la simple édition de blog et l’adaptation du blog à un support nouveau, voire à un public nouveau dont les exigences ne sont pas forcément les mêmes. L’aspect matériel inhérent au livre joue beaucoup dans cette valeur ajoutée : avoir un livre est différent de consulter internet, certaines personnes préfèrent le contact du papier, feuilleter les pages plutôt que de les cliquer. Mais Wandrille a raison en recherchant autre chose, en appliquant une démarche éditoriale réfléchie à l’édition du blog : « Lors de la phase de chemin de fer, il a fallu placer les planches dans une logique narrative inexistante à la base et trouver un écoulement fluide tout au long de l’histoire en re-créant des liens qui n’existaient pas sur des planches. Et là, par un miracle éditorial dont il faut créditer l’auteur et la bonne étoile de l’éditeur, tout d’un coup, en mettant certaines planches côte à côte, on se retrouve avec une alchimie étrange qui fait que les planches se nourrissent les unes les autres et dépassent majoritairement leur côté premier degré en prenant un place et un sens dans l’histoire globale ». L’édition papier du blog de Boulet, Notes, propose des planches inédites dont le but est de faire un lien entre les différentes notes qui ont d’ailleurs été sélectionnée. On peut aussi prendre pour exemple le blog de Gad, http://ultimex.over-blog.com/ qui, pour son édition, a été retravaillé.
Quelles sont les réactions des auteurs de BD face au mouvement en train de se consistituer ? On connaît celle de Lewis Trondheim et d’autres auteurs qui ont eux mêmes un blog : Manu Larcenet, Maëster, Guy Delisle… Pour eux, le blog est une expérience comme une autre qui fait partie de leur carrière et leur donne une autre visibilité. D’autre se montrent beaucoup plus critiques, et c’est le cas de Fabrice Neaud, auteur de l’autobiographique Journal qui a posé à plusieurs reprises un regard critique sur les blogs bd. Et dans l’ensemble, à l’exception du cas de la collection Shampooing de Delcourt, les gros éditeurs comme les moyens font assez peu de cas des blogueurs.
Evidemment, la blogosphère contient énormément de matière non-publiable et d’auteurs encore trop débutants, mais elle pourrait être aussi, pour l’éditeur à la recherche de nouveaux talents, un champ d’expertise. La mise en place d’un prix du blog à Angoulême en 2008, soutenu par les éditions Diantre ! et VRAOUM et remporté par Aseyn, puis en 2009 par Lommsek, peut laisser à penser que les blogueurs réussissent à s’intégrer dans le milieu de l’édition de BD. Pour moi, le vrai débat est dans la question de l’édition numérique : pour le moment, les blogueurs se tournent en majorité vers l’édition papier pour être publié (c’est la forme dominante pour le moment), même si certains ont aussi un pied vers le webzinat et les plate-formes de webcomics comme Foolstrip (http://www.foolstrip.com/). Lors du prochain festiblog qui a lieu demain, un débat aura lieu sur l’édition numérique et ses enjeux et pourra peut-être apporter des réponses.

A suivre dans : la blogosphère bd comme communauté

Les enfants du capitaine Grant d’Alexis Nesme, Delcourt, 2009/Le démon des glaces de Jacques Tardi, Dargaud, 1974

Jules Verne et la bande dessinée : la force d’un imaginaire littéraire

On connaît trop peu les liens étroits qui unissent la bande dessinée française à la riche tradition littéraire et à la connaissance et à la diffusion des auteurs classiques et reconnus. La question de l’adaptation littéraire en bande dessinée, pourtant tout à fait pertinente, reste assez peu étudiée et je souhaite donner dans cet article deux exemples représentatifs des interrogations que posent l’adaptation avec deux ouvrages inspirés et adaptés de Jules Verne : l’un est sorti récemment chez Delcourt, Les enfants du capitaine Grant, d’Alexis Nesme, l’autre est maintenant un classique de la bande dessinée, Le démon des glaces de Jacques Tardi, paru en album en 1974 et réédité depuis chez Casterman.
Les choix de Tardi et de Verne ne sont pas innocents, évidemment. Le premier est l’un des auteurs de bande dessinée les plus liés au monde de la littérature. Il est un auteur profondément littéraire, dans le sens où il ne dresse pas de barrières entre la littérature et la bande dessinée et agit sans cesse vers la fusion des deux univers. Quant à Verne, il s’agit d’un écrivain traditionnellement apprécié par les auteurs de bande dessinée. L’imaginaire vernien offre une très large palette d’images extraordinaires pouvant résonner dans l’esprit du lecteur et donner lieu à des aventures au décor exotique (or la référence par l’image est à la base de l’art de la bande dessinée). Dès les années 1930-1940 les grandes séries pour la jeunesse ont fait des emprunts à Verne ; relisez les séries anciennes mais vénérables Zig et Puce d’Alain Saint-Ogan et Tintin d’Hergé en ayant en tête les grandes thématiques verniennes (épopée spatiale, civilisations secrètes, fantaisie scientifique et tour du monde). Mais l’attractivité des romans de Jules Verne perdure au fil des décennies ; le sous-genre littéraire de science-fiction dit steam punk est en grande partie inspiré par le foisonnement des récits de Verne (fr.wikipedia.org/wiki/Steampunk). En bande dessinée, on en trouve des exemples avec La ligue des gentleman extraordinaires d’Alan Moore et Kevin O’Neill et Hauteville House de Fred Duval et Thierry Gioux. Voyages sous-marin ou spatiaux, machines extraordinaires, civilisations perdues : le monde de Verne présente un double avantage. Il est bien connu ( donc facile d’y faire référence sans être obscur) et généralement reconnu comme un objet culturel « noble » ; il est peut-être l’un des univers littéraires le plus à même d’être traduit en images par des dessinateurs à la recherche de dessins fantastiques et agit bien souvent comme un libérateur d’imagination, ce que nous allons tenter de voir avec les deux exemples.

L’adaptation littéraire selon Jacques Tardi

Lorsqu’il dessine en 1974 Le démon des glaces, Jacques Tardi est encore un jeune auteur travaillant au journal Pilote et n’ayant à son actif que deux récits longs, Rumeurs sur le Rouergue, scénarisé par Pierre Christin, et Adieu Brindavoine, dont il a assuré le scénario. C’est également le cas de ce Démon des glaces qui est plus un hommage à Jules Verne qu’une adaptation, puisqu’il ne reprend aucun récit vernien. L’intrigue initiale, toutefois, rappelle l’esprit d’aventure de l’auteur des « Voyages extraordinaires » : à la fin du XIXe siècle, Jérôme Plumier, prototype du jeune héros romantique, embarque sur l’Anjou. Arrivé dans l’Antarctique, les évènements extraordinaires se succèdent : un bateau fantôme pris dans les glaces est découvert tandis que l’Anjou explose sans raison apparente. Que cache donc cet endroit où tant de bateaux ont déjà disparu ? Et surtout, qu’est-ce que tout cela a à voir avec l’oncle de Jérôme Plumier, mort depuis peu ? Le jeune héros, bien décidé à comprendre ce mystère, est entraîné à la rencontre de savants fous voulant détruire la planète, de canons sous-marin, de véhicule amphibie, etc. Tardi rassemble dans son histoire différentes thématiques verniennes (univers marin et sous-marin, science fantasmée, machines extraordinaires…), et quelques motifs viennent rappeler à qui s’adresse l’hommage : l’un des bateaux s’appele le Jules Vernez, le jeune héros se fait attaquer par un poulpe géant… Le titre même rappelle une oeuvre peu connu de Verne, Le sphinx des glaces, Le maître n’est pas loin…
Mais l’hommage ne vient pas seulement du scénario, il donne également lieu à une esthétique toute particulière dont l’objectif principal est de se rapprocher des gravures de la fin du XIXe telles qu’elles paraissent, entre autres, chez l’éditeur Hetzel qui publie Verne entre 1863 et 1905. Pour ce faire, Tardi utilise une technique qui donne un résultat très proche de la gravure, en particulier de la gravure sur bois (idéal donc pour donner un aspect archaïque): la carte à gratter. Cette technique reste assez peu courante en bande dessinée (on peut citer Andreas ou plus récemment Matthias Lehmann) mais son effet est réellement impressionnant : il donne un fort contraste entre les noirs et les blancs et permet de jouer magistralement sur les ombres et les clairs-obscurs. Ce que recherche surtout Tardi, c’est de renvoyer directement à une imagerie du XIXe siècle, époque où la gravure dominait le monde de l’illustration de romans, qu’il s’agisse de Jules Verne où d’autres auteurs d’ailleurs. Certaines planches du Démon des glaces sont directement reprises d’illustration de Gustave Doré, célèbre graveur des années 1850-1870 : une scène où le bateau avance dans les glaces reprend une gravure de Doré pour The rime of the ancient mariner de Samuel Coleridge. Tardi ne s’arrête pas à la virtuosité technique : Le Démon des glaces tend aussi à se rapprocher, sur le plan narratif, du style des romans populaires de la Belle Epoque, période privilégiée par l’auteur. Ainsi, l’album est divisé en chapitres qui se terminent par un dramatique « que va-t-il se passer ? », il est animé par un narrateur très présent à l’élocution ampoulée et il comporte parfois de longues explications scientifiques plus ou moins fantaisistes, là aussi à la manière de Verne.

Pourtant, Le Démon des glaces n’est pas non plus un déférent hommage au grand écrivain, mais bien plutôt un détournement des codes du roman vernien. C’est cela qui donne toute sa modernité et son originalité au récit et ne le cantonne pas au simple statut d’adaptation fidèle, bien souvent fatale… Ainsi, alors que chez Verne la science est triomphante et bienfaitrice, le motif du savant fou change la donne et annonce une science destructrice, celle de la guerre de 14-18 qui deviendra l’un des grands thèmes de Tardi. Surtout, lorsque le jeune héros si prototypique, Jérôme Plumier passe dans le camp des savants mégalomanes, le manichéisme caractéristique des romans populaires est bouleversé. Le pauvre narrateur ne sait plus quoi dire et est désappointé par son propre héros qu’il ne parvient pas à faire revenir du côté du Bien… Le Démon des glaces est donc un roman de Verne si celui-ci avait pris acte des évolutions culturelles du XXe siècle : interrogations sur les dangers de la science et statut narratif autonome acquis par l’image. Si, dans la littérature du XIXe, l’image est surtout l’illustration du fil narratif, dans la bande dessinée, c’est elle qui prend les commandes. Le narrateur, qui ne peut s’exprimer que par les mots, est dépassé par les images.
Tardi, dans une interview donné à Numa Sadoul, évoque très justement sa vision de l’adaptation littéraire et considère que « l’adaptation devient une oeuvre à part entière, quelque fois différente, quelque fois fidèle, et pas meilleure pour autant ». Liberté donné à l’adaptateur. Dans le cas de la bande dessinée, celui-ci ne doit pas se contenter de mettre en images un récit, il doit lui donner une singularité propre, quitte à s’écarter du livre d’origine. Tardi connaît bien le monde de l’adaptation et la littérature est très présente dans sa carrière. En 1978, il signe avec Manchette, écrivain considéré comme l’initiateur du « néo-polar », l’album Griffu. A partir de 1982, il adapte quelques romans de Léo Malet de la série des Nestor Burma. Suivent ensuite Jeux pour mourir d’après Géo-Charles Véran en 1992 et Le Cri du peuple de Jean Vautrin en 2001. Si on ajoute qu’il a illustré Mort à crédit de Céline et qu’il dessine les couvertures des romans de Daniel Pennac, on voit que Tardi est un pont entre deux univers que l’on oppose en général, celui de la littérature et celui de la bande dessinée. Sans compter que sa série-phare, Les aventures d’Adèle Blanc-Sec est un hommage constant à la littérature populaire fantastique et à ses savants fous, monstres préhistoriques, statuettes maudites… Les références des albums de Tardi viennent le plus souvent d’univers littéraires qu’il admire et qu’il met en images pour le lecteur.

De la difficulté d’illustrer Jules Verne

Telle est la vision de l’adaptation littéraire selon Tardi : l’oeuvre initiale est faite pour être transformée, quitte à être méconnaissable. L’adaptation n’est pas illustration du roman, elle est une autre oeuvre, relevant d’un genre différent et répondant à d’autres contraintes. Les enfants du capitaine Grant d’Alexis Nesme, sorti en août chez Delcourt est loin de cette interprétation de l’adaptation littéraire en bd. L’album a d’autres forces, et j’en parlerai, mais il reste une adaptation trop respectueuse, assez servile du point de vue de l’histoire, et qui est très loin du second degré libérateur du Démon des glaces ; sa lecture m’a été nettement moins stimulante.
Petite présentation générale d’abord, car il est toujours intéressant de découvrir un nouvel auteur. Alexis Nesme est un jeune auteur qui vient du monde de la bd jeunesse, avec des séries comme Grabouillon et Les gamins, toutes deux chez Delcourt. Ses premiers albums contiennent déjà en partie le style qu’on lui retrouve dans Les enfants du capitaine Grant : personnages animaliers, fraîcheur et précision du dessin et maîtrise des couleurs. En adaptant Verne, il se joint à un projet plus ambitieux : un récit en trois albums (pour une question de temps et de masse à adapter mais aussi sans doute pour des raisons commerciales) qui s’inscrit dans la collection Ex-Libris de Delcourt. Cette collection a été créée par Jean-David Morvan en 2007 et est uniquement tournée vers l’adaptation de classiques littéraires par de jeunes auteurs. Et Alexis Nesme ne s’en sort pas trop mal sur ce tremplin, car il profite de cet album pour montrer sa grande virtuosité de dessinateur. Quant au roman d’origine, il date de 1868. Lors d’un voyage en mer, Lord Glenarvan découvre un appel au secours dans une bouteille à la mer, lancée par le capitaine Grant. Il décide alors d’aller à la recherche du naufragé, accompagné par les enfants de ce dernier. Le récit entraîne les aventuriers dans les Andes, en Australie, en Nouvelle-Zélande. Autant d’occasions pour dessiner des paysages grandioses, montagnes gigantesques, océans, déserts et couchers de soleil… Nous sommes très loin du sobre noir et blanc de Tardi : ici, les couleurs vives éclatent dans de grands panoramas et des scènes d’ensemble. Nesme amplifie le principe, connu depuis longtemps dans la bande dessinée, qui veut que l’utilisation de telle ou telle couleur favorise, selon le contexte narratif, tel ou tel sentiment chez le lecteur. Chaque page se base ainsi sur une couleur principale qui est déclinée et envahit les autres couleurs de la page (une technique assez semblable est utilisé dans certaines pages de la série De capes et de crocs par le dessinateur Masbou). D’un point de vue purement graphique, l’album de Nesme est donc tout à fait réussi.
Mais l’esthétique ne suffit pas pour une adaptation, le traitement du récit est également important. Or, de ce point de vue, l’intérêt est plutôt maigre : le scénario est très proche des péripéties du scénario d’origine, trop proche sans doute, et manque de recul. Quelques efforts ont pourtant été fait pour donner une coloration littéraire à l’album, comme la couverture qui rappelle les couvertures de Hetzel, rouge et or. De même que chez Tardi, on trouve un narrateur, des explications scientifiques et une division en chapitres. Mais Nesme échoue, me semble-t-il, à adapter un roman (donc des mots) avec des images : il illustre plus qu’il ne réinvente l’histoire et ne prend pas de risques excessifs ni de parti pris en matière de narration. En comparaison, l’hommage du jeune Tardi est beaucoup plus audacieux, puisque, tout en affirmant une intention esthétique (la carte à gratter), il l’accompagne d’un scénario original.

L’imaginaire foisonnant du roman vernien est particulièrement porteur d’un point de vue graphique. Et la comparaison entre les deux albums montre bien que cette imaginaire ouvre sur une diversité d’interprétations esthétiques. Je suis toujours enthousiaste face aux passerelles qui peuvent se créer entre les deux genres littéraires que sont le roman et la bande dessinée. L’exemple de Tardi montre à quel point ces contacts peuvent être enrichissants : pour la BD, qui y gagne une intrigue et un univers, et pour le roman qui survit ainsi hors des cercles de connaisseurs et des seules salles de classe. C’est un faux débat que d’opposer la BD à la littérature, évidemment ; l’un ne condamne pas l’autre et les adaptations de romans permettent une deuxième naissance à l’oeuvre. La collection de Delcourt, Ex-libris, part sans doute du même constat. Les résultats sont cependant assez inégaux et montrent que l’adaptation littéraire en bande dessinée est un art difficile où l’affranchissement d’une admiration sans bornes est souvent la solution la plus juste.

Pour en savoir plus :
Sur Alexis Nesme (né en 1974) :
Grabouillon, Delcourt, 2003-2007 (2 tomes)
Les enfants du capitaine Grant, Delcourt, 2009
un article de Bodoï : http://www.bodoi.info/magazine/2009-05-14/le-voyage-extraordinaire-dalexis-nesme-au-pays-de-jules-verne/16194

Sur Jacques Tardi (né en 1946) :
Le Démon des glaces, Dargaud, 1974 (réédité depuis)
La bibliographie concernant Tardi est assez volumineuse… Voici les ouvrages utiles que j’ai consulté :
Thierry Groensteen, Tardi, Magic-Strip, 1980
Numa Sadoul, Tardi : entretien avec Numa Sadoul, Niffle-Cohen, 2000

Et de chouettes albums faits à la carte à gratter pour connaître les possibilités de cette technique :
Andreas, Cromwell Stone, 1984-2004 (éditions Michel Deligne puis Delcourt)
Matthias Lehmann, L’étouffeur de la RN 115, Actes Sud, 2006

Thomas Ott 73304-23-4153-6-96-8, L’Association, 2008