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Golothon 1 : Ballades pour un voyou, Editions du Square, 1979

Il m’aura fallu plusieurs mois avant de trouver l’auteur qui allait succéder à Baru après mon « Baruthon » de l’année 2010, qui consistait à lire et commenter en un an l’intégralité de l’oeuvre d’un auteur. Comme le successeur de Baru à la présidence du FIBD d’Angoulême m’avait laissé coi (ma connaissance du domaine américain étant bien trop limitée), j’en étais resté là de mes réflexions.
Puis m’est venue l’idée de parler de Golo, que j’ai découvert, souvenez-vous, il y a moins d’un an, avec la sortie de ses Milles et une nuits au Caire chroniqué lors d’un voyage en Egypte. Pourquoi Golo ? Peut-être parce que, à l’instar de Baru, il demeure un auteur assez peu connu par le public, et pourtant passionnant sur bien des points. Et si la partie égyptienne de son oeuvre commence à se faire reconnaître, en relation avec les évènements politiques qui secouent le pays, ses oeuvres plus anciennes n’ont fait l’objet d’aucune réédition, ce qui, cette fois, le distingue nettement d’un Baru qui, par la présidence du festival d’Angoulême 2010, a vu la plupart de ses albums, y compris les plus anciens, resurgir dans des éditions toutes neuves. Je note au passage qu’en parcourant la toile, à part une fiche Wikipédia, une autre dans Lambiek.net, et bien sûr les descriptions de ses albums sur les catalogues en ligne des éditeurs, je n’ai pas trouvé le moindre site ou article un peu complet dédié à Golo. Donc disons que ce sera l’occasion d’engager la réflexion autour de ce dessinateur…
Et, sait-on jamais, si un éditeur bienheureux passe par ici, il aura au moins un client pour la réédition des oeuvres de Golo…

Les débuts de Golo dans la presse


Guy Nadeau, qui choisit pour pseudonyme Golo, commence sa carrière au début des années 1970 (la date varie selon les sources, entre 1971 et 1973) comme dessinateur de presse. Mais pas de n’importe quelle presse : il participe à l’engouement pour une presse que j’ai du mal à qualifier autrement que « rock » par les attaches qu’elle affirme pour cette musique, mais qui, en réalité, s’étend bien au-delà au sein d’une culture contestataire et jeune, friande de contre-culture pour ne pas employer l’horrible terme journalistique « branchée ». Au milieu des années 1980, l’idée d’une « culture rock » engagée à gauche et dépassant le seul goût pour un genre musical se cristallisera autour des Inrockuptibles. L’archétype de cette presse musicale mais ambitieuse qui apparaît à partir de la fin des années 1960 (Rock and Folk, encore en vie, est fondée en 1966) est Actuel. Ce mensuel est fondé en 1968 et s’engage sur le terrain de ce qu’on nomme alors les « contre-cultures ». Tout naturellement, il croise un grand nombre de dessinateurs de bande dessinée et accueille le dessin entre ses pages, devenant une première passerelle entre la culture underground contestataire et la bande dessinée. Dans les pages d’Actuel, on pouvait lire Marcel Gotlib, Robert Crumb, Francis Masse : la revue vit grandir toute une génération de dessinateurs et c’est bien à tort qu’on l’oublie quand on évoque la bande dessinée de presse pour adulte des années 1970. Actuel participait , dans le domaine de la bande dessinée, du même mouvement que Charlie, Fluide Glacial, L’Echo des savanes, Métal Hurlant, par la recherche d’une irrévérence pointue. Je cesse là ma description, de peur de m’aventurer sur un terrain trop connu, bien conscient des dangers d’assimiler presse underground et presse rock. Les spécialistes n’hésiteront pas à me reprendre.
Revenons à Golo. Dans le contexte de foisonnement d’une presse rock et underground, il commence à dessiner pour le magazine Best, mensuel fondé en 1968 et concurrent direct de Rock and Folk. La revue sait profiter des grandes évolutions du rock des années 1970, et notamment le punk, puis le hard rock. Le dessin y est présent, au point que, dans les années 1980, le dessinateur Bruno Blum y tient une rubrique dédiée : c’est bien par presse interposée que se nouèrent les liens entre auteurs de bande dessinée et journalistes rock (Métal Hurlant servant de pendant de l’autre côté, qui a certainement plus de points communs avec Best qu’avec Le journal de Spirou).
Golo reste fidèle à la presse de la contre-culture des années 1970 et livre des dessins pour Actuel, Zoulou, Hara-Kiri, autant de titres mêlant rédactionnel culturel alternatif, dessins de presse et engagements politiques. C’est aussi durant cette décennie qu’il commence à travailler pour des journaux égyptiens. Mais de ses débuts dans une presse culturelle marquée par la contre-culture, Golo franchit finalement le pas vers des revues entièrement consacrées au dessin de presse et à la bande dessinée. Nous sommes alors en juillet 1978 et il collabore avec le scénariste et traducteur Frank Reichert, (alias Frank, à ne pas confondre avec Frank Pé) pour créer leur première série de bande dessinée, Ballades pour un voyou dans Charlie Mensuel.

Charlie, passerelle entre le dessin de presse et la bande dessinée

Je m’étendrai sans doute plus longuement sur Frank à une autre occasion : il devient le scénariste attitré de Golo pour les années à venir. Pour l’instant, quelques précisions sur Charlie Mensuel, car souvenez-vous que l’un des leitmotiv de ce Golothon, comme pour le Baruthon, est de replacer l’auteur dans l’histoire de la bande dessinée française.
A la fin des années 1970, la presse est encore le principal support de la bande dessinée. La décennie a vu une nouvelle presse adulte apparaître et, surtout, trouver un public et un succès (là où quelques tentatives avaient échoué dans les années 1960, comme Chouchou). Fluide Glacial, L’Echo des savanes, Métal Hurlant, sont les plus connus de ces titres. Charlie Mensuel est en un autre, plus ancien (1969) et différent en ce qu’il ne dérive pas directement de la presse pour adolescents. Au contraire, Charlie Mensuel se trouve à la croisée entre deux mouvements et héritages. D’une part il est un des titres de la presse contestataire et underground déjà citée plus haut ; il en incarne le versant satirique, puisqu’il est créé par les éditions du Square qui publient depuis 1960 le journal Hara-Kiri du professeur Choron. Dans les pages de Charlie Mensuel se retrouvent de nombreux dessinateurs de presse, parmi les plus virulants : Cabu, Gébé, Reiser, et bien sûr Wolinski qui en est le rédacteur en chef à partir de 1970. D’autre part, côté bande dessinée, Charlie Mensuel dérive de la tradition des fanzines bédéphiles des années 1960, aussi bien des revues d’études nostalgiques que des revues de publication/réédition. C’est par son penchant bédéphile qu’il va rééditer des auteurs américains anciens (Al Capp, Herriman, Bud Fisher) et faire connaître des auteurs étrangers contemporains, en particulier américains, argentins et italiens (Schultz, Breccia, Copi, Crepax, Munoz et Sampayo…).
De cette façon, on comprend mieux l’entrée de Golo en bande dessinée, lui qui avait commencé comme dessinateur de la presse rock. En ce sens, Charlie Mensuel a constitué une plate-forme où se sont mêlées des traditions graphiques et journalistiques, la bande dessinée ayant été une des briques de cette construction culturelle multiforme.

L’influence du dessin de presse n’est pas négligeable chez Golo, et c’est pour cela qu’un petit détour par l’histoire de Charlie Mensuel n’était pas inutile. On retrouve chez lui, tout au long de sa carrière, un goût pour la représentation caricaturée de ses contemporains, en particulier dans d’intenses scènes de rue. Ballades pour un voyou est plein de foules où chaque trogne est travaillé le plus précisément possible, comme un calque d’une réalité urbaine déformée. Dans cette série, c’est le Paris des années 1970 qu’il croque, un Paris nocturne et interlope qui fonctionne souvent sur le mode du stéréotype (le blouson noir, le juif pingre, le voyou à la gueule cassé, l’adolescente rebelle de bonne famille…), mais y gagne, dans le fond, une force satirique. Par-delà l’intrigue policière, que je ne vais pas tarder à vous conter, le dessin lui-même (et le dessin seul) se risque à quelques infidélités en racontant en arrière-plan d’autres histoires, anecdotiques mais témoignant d’un bon sens de l’observation qui est le propre des dessinateurs satiriques de presse. La génération de Golo regorge de ces jeunes dessinateurs (Cabu, notamment) qui s’attachent très vite à dépeindre une société post-soixante-huitarde, jeune et contestataire. Chez Golo se sent, dès cette première série, une véritable tension presque sociologique pour tirer le portrait de son époque, comme Honoré Daumier et Gavarni faisait de la leur, plus de soixante-dix ans auparavant. Son époque, ou du moins ce que Golo en retient, c’est l’efferverscence du mouvement punk, le retour du rock fifties, la crise qui crispe le rapport à l’argent, la libération sexuelle vainqueur de l’amour, la contestation politique par la violence.

Ballades pour un voyou, une entrée en matière littéraire

Scène de bar à la fin des années 1970 : juke box et blouson noir


A la fin des années 1970, le modèle éditorial canonique prépublication en revue/parution en album est encore solidement implanté. La plupart des maisons d’édition possède à la fois une revue mensuelle ou hebdomadaire et une collection livresque : même Casterman, qui jusque là n’était qu’un éditeur de livre, se lance dans la presse en 1978 avec (A Suivre). Les éditions du Square, qui éditent Charlie Mensuel (mais aussi Hara-Kiri, Charlie Hebdo, et l’hebdomadaire politique à tendance écologique La Gueule ouverte auquel Reiser participe pour le dessin), ont lancé depuis 1974 une collection intitulée « Bouquins Charlie » pour publier leurs auteurs dans des albums à couverture souple. A titre anecdotique, le nom de cette collection est un amusant pied-de-nez anticipé aux prétentions littéraires de la collection des « Romans (A Suivre) » qui nait en 1978 chez Casterman. Mais ce n’est pas si innocent : ces deux collections se ressemblent, tant par la rupture qu’elles imposent en terme de nombre de pages (des albums autour d’une centaine de pages, sans pagination fixe) que dans la densité romanesque des récits proposés.

Toutefois, rendons à César ce qui lui appartient : le scénario de Ballades pour un voyou n’est pas de Golo mais de Frank Reichert, sous le pseudonyme de Frank. C’est le début d’une collaboration qui durera jusqu’à la fin des années 1980. Après tout, Golo ne s’est consacré jusque là qu’à dessiner, et pas à raconter. Frank trouve son inspiration dans la vogue du roman noir qui sévit alors sur la France, venue des Etats-Unis. Des romans policiers qui situent leur intrigue dans le milieu du crime organisé et des villes nocturnes et corrompues, portant un regard profondément pessimiste et cynique sur la société, traitée comme un théâtre de violences et de malhonnêtetés à peine dissimulées : voilà les codes narratifs du roman noir. Dans les années 1970, c’est le romancier et critique Jean-Patrick Manchette qui redonne du souffle à un genre actif en France au moins depuis la Libération (et la création en 1945 de la collection Série Noire chez Gallimard, qui fait découvrir au public français les auteurs américains). Le genre se développe également, dans les mêmes années, au cinéma.
Frank respecte ici avec précision les codifications et les thèmes récurrents du genre, que je vous invite à retrouver dans mon court résumé. L’histoire est celle de Jean, un truand désabusé et nonchalant qui sort de trois ans de prison après un casse manqué et tente de reprendre pied. Il retrouve son ami Vlad et rencontre Babet, avec qui il s’installe. Inévitablement, Vlad lui propose un coup : le vol d’un diamant dans les beaux quartiers parisiens à une bourgeoise dont il a séduit la fille, Sof. Le plan est complexe mais Jean, Vlad, Babet, Sof ainsi que Nicolas et Boris, l’oncle faussaire juif de Vlad, se lancent dans l’aventure. La suite est classique : rien ne se passe comme prévu, entre l’intervention d’une commissaire sadique et les efforts égoïstes de Boris pour tromper un vieil ennemi. Le tout se déroule dans une atmosphère sombre, urbaine, de corruption facile et de règlement de comptes. La violence et le sexe, ingrédients habituels du roman noir, sont bien entendu au rendez-vous : tout est fait pour respecter le code, y compris l’emploi très pointu de l’argot.

L’inspiration littéraire est là : j’aurais l’occasion de la détailler dans les albums suivants qui ancrent le duo Golo/Frank dans la déclinaison du roman noir en bande dessinée. C’est l’émergence d’un style chez Golo qui m’intéresse plus précisément ici. Parfois un peu maladroit sur la durée (des personnages qui changent de visage, des perspectives aléatoires), il n’est pas sans personnalité. C’est ce style graphique étonnant qui permet à l’album de décoller de sa seule influence littéraire. J’ai déjà signalé ce goût pour les scènes de foule. Il rappelle un peu José Munoz (d’autant plus avec le jeu des clairs-obscurs), surtout quand on sait que, depuis 1975, Charlie Mensuel accueille dans ses pages la série policière Alack Sinner, elle aussi déclinaison du roman noir, que l’Argentin dessine sur un scénario de Carlos Sampayo ; la série est très apprécié en France. Difficile, dans ses conditions de ne pas faire le rapprochement. Golo transpose les Etats-Unis d’Alack Sinner en France, tout en conservant l’ambiance noire et urbaine. Munoz affectionne les arrières-plans habités, et l’irruption de figurants au premier plan pour le seul plaisir de représenter de caricaturer ses semblables. Golo emploie ces mêmes techniques dans Ballades pour un voyou.
Un autre procédé propre à Munoz que Golo choisit également d’utiliser est le jeu du collage et de la citation. Il le démultiplie même, jusqu’à tracer, tout au long de l’histoire un patchwork de références des plus diverses, mais qui forment un tout cohérent. Elles interviennent à différents titres et sont de différentes natures : des chansons entonnées par un passant, par une radio, par un juke-box, des citations mises en exergue en début de chapitre, des images photographiques d’actualité rêvées par les protagonistes, un livre, un film ou une revue entraperçus, sans compter le traitement architectural de Paris qui, sans être omniprésent, est parfois reconnaissable (Beaubourg, Montmartre, Barbès…). L’écheveau est trop épais pour que les références se trouvent là par hasard. Nous nous trouvons face à une esthétique du collage par juxtaposition d’image et de texte débouchant sur un vaste travail d’intertextualité. Les citations littéraires et cinématographiques, par exemple, renvoient toutes au stéréotype romanesque du hors-la-loi rebelle mais libre de toute autorité, avec des figures comme Cartouche, Lacenaire et Zapata. Elles sont comme des commentaires érudits et instantanés de l’intrigue policière, comme si les auteurs prenaient de la distance par rapport à leurs héros, les reliant à une longue généalogie d’artistes du crime.
Il faut voir comment, par leurs procédés graphiques et littéraires, Golo et Frank construisent et manipulent un folklore de leur époque : celui d’une société désabusée en décomposition où les blousons noirs et les mafias font la loi, où la bande sonore est soit le rock le plus sauvage, soit des chants bohèmes de la contestation populaire (dont le Renaud débutant de cette époque, dont on reconnaît les chansons, incarne l’alternative moderne). C’est là un autre objectif du collage de références : construire tout un imaginaire autour de ces années 1970 qui s’achèvent. Certains trouveront peut-être que cet ancrage puissant dans l’époque fait de Ballades pour un voyou un objet daté ; les autres se réjouiront au contraire de ce voyage dans le temps.

Pour en savoir plus :

Ballades pour un voyou, scénario de Frank, éditions du Square, 1979. L’album est réédité en 1983 chez Dargaud.
Une brève histoire de la presse rock : http://steviedixon.com/presse.html

Trois voyages en Arctique

C’est une sortie récente qui m’a inspiré cette chronique triple autour des albums suivants : Monroe de Pierre Wazem et Tom Tirabosco (Casterman, 2005) Groenland Manhattan de Chloé Cruchaudet (Delcourt, 2008) et Celle qui réchauffe l’hiver de Pierre Place (Delcourt, 2011). Trois albums sur un même sujet : les déboires historiques et contemporains du peuple inuit dans sa confrontation avec l’Occident. Par le biais de fictions aux styles forts différents, c’est une des cultures les moins bien connues de la planète qui est la matière première de l’aventure.
Ensemble de peuples autochtones vivant dans les terres situées autour de l’océan Arctique (actuellement : Groenland, province du Danemark mais de plus en plus autonome depuis 1979 ; Alaska, état des Etats-Unis ; Nunavut, territoire du Canada), le peuple inuit subit la colonisation occidentale dès le XVIIIe siècle. Cette colonisation est généralement liée à la recherche du passage du Nord-Ouest, reliant l’océan Atlantique à l’océan Pacifique par l’Arctique ; puis, au XXe siècle, ce sont les richesses minières qui attirent les Occidentaux. Le paradoxe fut cependant que, bien que revendiquant les territoires inuits comme leur possession, les Occidentaux (Danois, Russes et Nord-Américains) n’en connaissaient que très peu la nature exacte et la géographie. La découverte de la culture inuite se fit progressivement, lors des explorations polaires du XIXe siècle. Elles s’accélèrent au tournant des XIXe et XXe siècle, autour de Joseph-Elzear Bernier, James et Joseph Tyrell, Roald Amundsen et Knud Rasmussen. Du fait des explorations, la connaissance du peuple inuit par les Occidentaux va avant tout passer par des récits de voyage, puis par de nombreux documentaires après l’invention du cinématographe. Nanouk l’esquimau de Robert Flaherty fait connaître, en 1922, la vie quotidienne d’un Inuit de la baie d’Hudson : l’inspiration de ce film documentaire est bien ethnologique. Leur assimilation dans la fiction semble plus tardive et plus limitée que les autres cultures autochtones ; les amérindiens ont vite été importés dans le riche folklore du western qui se développe à la fin du XIXe siècle. Ce sont d’autres thèmes en lien avec le pôle nord qui sont plus volontiers mis en avant dans les fictions que les peuples qui y vivent : les explorations, le mythe de Thulé et de l’Hyperborée, et les animaux exotiques que sont le pingouin et l’ours polaire, ces derniers intègrant notamment la culture enfantine, sont transformés en stéréotypes romanesques et des représentations types commencent à émerger. Dans les années 1950, le courant ethnographique est encore très présent et dynamique, avec la parution en 1955 du livre Les derniers rois de Thulé de l’explorateur français Jean Malaurie, qui poursuit la tradition des récits d’immersion totale dans la culture inuit, tels ceux de Knut Rasmussen.

C’est aussi là l’originalité des albums dont je souhaite parler aujourd’hui : il s’agit bien de fictions qui mettent en scène le peuple Inuit comme personnages principaux, non de récits d’explorateurs. Un retournement de perspective qui permet un regard plus seulement scientifique ou ethnologique sur la culture inuit, mais qui laisse une large part au déploiement d’un merveilleux exotique. Chacun des auteurs s’est approprié ce thème d’une manière forte différente, en se basant sur des représentations encore à construire.

Pierre Wazem et Tom Tirabosco, ou l’ironie du silence

L’album de Pierre Wazem et Tom Tirabosco est mystérieusement titré Monroe. Un titre qui ne s’éclaire qu’à la lumière du point de départ presque surréaliste choisi par les deux auteurs : en 1962, un groupe d’inuits chasseurs de baleine découvre dans les entrailles d’une de leurs proies un escarpin blanc qu’ils identifient comme celui de l’actrice Marilyn Monroe. L’un d’eux est désigné pour partir à la rencontre des Occidentaux et aller rendre à Marilyn sa chaussure, pour une lapidaire raison : « On ne peut pas marcher avec une seule chaussure ». L’heureux élu, de rencontre en rencontre, affronte l’étrangeté d’un monde moderne qu’il ne maîtrise pas, et va d’une déception à l’autre vers sa propre déchéance. La mésaventure d’un seul a fonction de parabole pour tout un peuple, confronté à des codes qui ne sont pas les siens et ne risquent que de le détruire. Derrière l’aventure se niche aussi un conte initiatique, le récit d’une transformation progressive.
Le fable de Monroe n’est pas véritablement muette, mais l’effet de contraste joue entre un peuple Inuit avare de mots (ils parlent surtout avec leur visage) et les Américains bavards que le personnage principal rencontre sur sa longue route. Des paumés, pour la plupart, qui n’ont pas plus d’attaches que lui. A ce titre, d’ailleurs, les deux auteurs suisses, bien loin de toute intention documentée et scientifique, manipulent notre propres clichés d’Européens, tant sur les Inuits que sur les Américains. Les premiers sont naïfs, les seconds désabusés et violents. Les images de l’Amérique dessinées par le trait épais de Tom Tirabosco sont profondément évocatrices, des grandes forêts de pins aux rues désertes des quartiers pauvres, en passant par un sombre cargo à la dérive. S’y oppose la croyance de l’Inuit, attaché à son icône-Marylin, à son escarpin blanc, à son « Hollywood ». C’est à une Amérique tout aussi cinématographique dans son inspiration, mais bien loin de la grandeur de la grande époque hollywoodienne, qu’il va se trouver confronté.
Derrière les mots, réduits à une fonction utilitaire, l’image est bien au centre du dispositif dans Monroe, en tant que vecteur de croyances : c’est à cause d’une simple photographie de Marilyn Monroe que l’Inuit part à l’aventure, pensant que la chaussure appartient à l’actrice (la date de 1962 est choisie avec soi : c’est l’année de la mort de Marilyn Monroe), ignorant des notions de production en série et encore subjugué par un culte de l’image sacré, même quand elle vient d’Hollywood, machine à construire de fausses images.
Même si la fable court au rythme d’un road-movie américain, avec son lot de péripéties et de violences, elle n’en oublie pas sa dimension morale. De la gentillesse initiale de l’Inuit, il ne reste plus grand chose à la fin de son aventure quand il a affronté les réalités douces-amères du « rêve » américain.

Chloé Cruchaudet, ou l’ambiguité de la science

Il est toujours question de confrontation, de transformation et de voyage dans Groenland-Manhattan de Chloé Cruchaudet. L’histoire est celle de Minik, un jeune esquimau choisi par l’explorateur Robert Peary en 1897 pour être présenté au public new-yorkais et étudié par les scientifiques américaines. Arraché à sa famille, il est élevé par des Blancs et finit par s’intégrer à la culture occidentale et changer d’identité, au point d’être étranger sur sa terre d’origine.
Ce qui est intéressant dans Groenland-Manhattan est le traitement qui est fait de la science. Dans un premier temps, la science sert l’album. Chloé Cruchaudet s’est en effet inspirée d’une solide documentation, et donne en fin d’ouvrage une bibliographie, des références en ligne, et des photographies d’époque. Son récit met en scène des personnes ayant réellement existé : c’est le cas de Robert Peary, célèbre explorateur des régions polaires (1856-1920), mais aussi de Minik, dont l’histoire a fait l’objet d’un documentaire par Delphine Deloget en 2003. Chloé Cruchaudet a travaillé avec elle pour l’album et est allée voir les sources d’archives qui relatent la courte vie de Minik, qui meurt à 28 ans. Ce poids de l’histoire fait toute la densité romanesque de Groenland-Manhattan qui croise les questions de la colonisation et de l’acculturation, répétant là encore, par le destin d’un homme, celui de son peuple. Mais en même temps, la science est aussi ce qui motive le déracinement de Minik, que les hommes du museum d’histoire naturelle vont étudier sous tous les angles et exposer comme un objet de musée, avant que l’intérêt pour les exhibitions d’Inuits ne s’émoussent. Dans le New-York de la Belle Epoque, la science devient vite spectacle. Là se situe toute l’ambiguïté entre la recherche de savoir et ses limites humaines. L’Occident du début du XXe siècle va bientôt, avec la guerre, entrer dans une phase de questionnement autour du progrès.
D’une certaine façon, Chloé Cruchaudet revient à la tradition du documentaire ethnographique comme voie d’accès privilégié à la culture inuit. Elle le traite comme sujet, et dans sa démarche de documentation. Mais elle en retourne aussi la perspective en illustrant la vision de l’explorateur par les Inuits et non le choc de l’Occidental auprès d’un peuple exotique, thématique courante des récits d’exploration. Le traitement graphique est ici essentiel. Par les dialogues, elle signifie l’incompréhension, les paroles des Américains étant remplacées par des gribouillis quand les Inuits les écoutent. Par de courtes séquences oniriques, probablement inspirées des codes graphiques de l’art inuit, elle déploie le monde rêvé de Minik, une Amérique où les gratte-ciel sont des tipis posés les uns sur les autres. Par contraste, les images américaines sont de modernes et sèches coupures de presse, où les caractères imprimés remplacent les courbes fantastiques.
Là où Monroe traitait à la façon manichéenne des fables la mise en relation d’un peuple inuit avec leurs colonisateurs occidentaux, Chloé Cruchaudet est bien davantage dans l’entre-deux, à l’image de son héros qui, d’Inuit, devient un vrai Américain. Il navigue entre la science et le rêve, entre les bienfaits de la « civilisation » et le calme de la vie dans les régions polaires. Et lorsque le rêve du grand Nord a perdu toute sa valeur auprès des spectateurs américains, l’histoire s’achève sur la vanité des grandes épopées héroïques.

Pierre Place, ou le merveilleux moderne

C’est sur la plateforme en ligne 8comix (http://cellequirechauffe.8comix.fr/) que vous pourrez lire les soixante premières pages de Celle qui réchauffe l’hiver de Pierre Place, sorti en avril 2011, album qui m’a inspiré cet article. Le voyage dans la culture inuite y est plus durable et profond, parce qu’il s’inscrit dans leurs croyances, et le potentiel narratif des légendes locales. Plusieurs récits se mêlent autour d’un même groupe : celui de Amaat, né au moment où le printemps venait juste chasser un hiver venteux ; celui de Tagak et Anki, chargés au nom de leur tribu d’aller coiffer la « Déesse sous la mer » pour qu’elle libère les poissons et les phoques de sa chevelure et rendent aux chasseurs leurs proies.
Si Chloé Cruchaudet se situait encore dans la veine ethnographique, Pierre Place s’en éloigne définitivement. Ce n’est pas sur le mode de la précision documentaire qu’il se situe, mais il travaille au contraire à nous rendre plus proches la vie des Inuits. Quitte parfois à jouer sur l’anachronisme, quand ses personnages empruntent à nos propres familiarités gestuelles ou langagières. Il n’est plus du tout question de confrontation entre une modernité occidentale et une « authenticité » inuite, mais d’une étrange fusion des deux, dont l’album est parsemé d’indices : ainsi de Mifune, un vieux taxidermiste Japonais vivant dans une carcasse d’avion au sein de la tribu ; ou encore de l’improbable irruption d’une chanson de Renan Luce au fond des mers.
La gestion du merveilleux est le principal moteur de cette modernisation qui n’est pas là pour choquer ou dénoncer mais pour rapprocher. Alors que Pierre Wazem en revenait presque à la structure narrative du conte, Pierre Place utilise le contenu des contes locaux, mais les retravaille sous une forme moderne occidentale. Ses Inuits ont clairement glissé d’un discours légendaire mythifié et sacralisé à une proximité avec le merveilleux qui fait de la rencontre entre les deux aventuriers, Anki et Tagak, et la Déesse sous la mer une simple séance de séduction, et non plus un rituel magique. Engoncé dans son scaphandre, Anki évacue les traditionnelles « épreuves » de conte de fées en deux ou trois coups de poings. Un dialogue entre deux personnages illustre peut être mieux que tout le glissement d’un imaginaire codifié à l’aventure fictionnelle moderne. Parlant de leurs maris respectifs partis à l’aventure au fond des mers, deux femmes échangent : « Je me dis juste que deux manchots valent mieux qu’un seul. » « C’est même pas un proverbe, ça ! » « Bah non, c’est juste une phrase. » « Ça sonnait un peu proverbe. ».
La familiarité de ces aventures inuits n’empêche pas Pierre Place de déployer un fantastique graphique élégant. Les séquences relevant du merveilleux sont l’occasion de dessiner d’étranges monstres difformes. Mais là où Chloé Cruchaudet mettait l’accent sur l’exotisme du rêve, Pierre Place ne différencie pas la vie quotidienne de la vie de l’esprit. Le merveilleux fait partie de leur quotidien. Une autre façon de faire d’un peuple peu connu des héros modernes.

(7) Les expositions scientifiques de bande dessinée

Avant de commencer mon article, une petite publicité pour le colloque organisé par les étudiants du master bande dessinée de l’Ecole européenne supérieure de l’image d’Angoulême. Elle a pour titre Spectres ! et s’intéresse donc à la représentation du spectre dans la bande dessinée. C’est à Angoulême, et on trouve parmi les intervenants Thierry Groensteen et Thierry Smolderen.

Mais revenons à nos propres fantômes…

J’avais décrit, il y a quelques semaines, l’exposition en cours au Centre d’histoire de la Résistance Traits résistants comme une exposition « d’un genre nouveau », arguant du fait qu’elle fasse appel à des méthodes assez originales dans le cadre des expositions de bande dessinée, en particulier l’appel à des universitaires et la publication d’un catalogue scientifique. C’est que j’avais en tête l’article d’aujourd’hui qui, dans le cadre de ma série « exposer la bande dessinée à travers les âges », s’intéresse cette fois aux expositions scientifiques, avec comme titre-choc : les expositions scientifiques, grandes oubliées des discours sur la bande dessinée.
L’occasion de voir un peu ce qu’on peut entendre par « exposition scientifique », pourquoi ce type d’exposition manque, et ce qui la différencie des autres. Juste une précision préalable : mon propos n’est pas du tout de transformer toutes les expositions de bande dessinée en expositions scientifiques, mais simplement de questionner un type de présentation présent dans d’autres arts, absent dans le nôtre.

Exposition scientifique : un modèle extérieur à la bande dessinée
Qu’est-ce que j’entends par « exposition scientifique », me direz-vous ? Je l’envisage ici comme un type d’exposition (comme j’ai défini lors de mon précédent article « l’exposition hyperscénographiée ») qui comporte quelques caractéristiques spécifiques, identifiées par référence à des expositions assez courantes dans le milieu des Beaux-Arts notamment. Un certain nombre d’expositions que l’on trouve au Louvre, au Centre Pompidou, au museum d’histoire naturelle de Paris, au musée de la Renaissance d’Ecouen, pour ne citer que quelques exemples dans des domaines assez variés, peuvent être qualifiées d’expositions scientifiques. Elles contiennent, dans leur intention et leur réalisation, une double caractéristique que n’ont pas d’autres types d’expositions.
D’abord sont-elles guidées par un objectif pédagogique qui vient se superposer voire surpasser le seul objectif « esthétique » de la rencontre avec une oeuvre. L’approche pédagogique a des conséquences sur la tenue de l’exposition : la progression d’un espace à l’autre se fait dans une cohérence intellectuelle forte, avec peu d’artifices scénographiques, sous-tendue par une problématique annoncée au début, à la manière d’une dissertation ; le texte est souvent abondant, avec trois degrés de lecture (une panneau général pour chaque espace, des panneaux intermédiaires, un cartel documenté qui ramène chaque objet exposé à la problématique). L’exposition scientifique se propose (aussi, mais pas uniquement) comme un cours géant sur un thème donné. Ce discours pédagogique qui façonne le parcours de l’exposition ne signifie pas forcément 1. que l’enjeu de pur émerveillement esthétique est complètement oublié (disons que l’éveil cognitif est privilegié) 2. que l’exposition ne s’adresse qu’à un public averti. On peut penser aux expositions de vulgarisation scientifique de la Cité des Sciences et de l’Industrie, ou celle du Palais de la découverte, dans la même veine, qui s’adresse au grand public. Les musées scientifiques et techniques ont souvent moins de mal que les musées des Beaux-Arts à franchir le pas vers la vulgarisation dans la construction de leur discours : la plupart des expositions présentées dans les museums d’histoire naturelle des grandes villes de France sont à dominantes pédagogiques, mais ne poussent jamais vers la complexité réelle des travaux de la recherche scientifique.
La seconde caractéristique est plus ou moins présente selon les expositions, mais reste une donnée fondamentale : l’exposition scientifique s’inscrit et s’appuie sur l’état de la recherche sur le sujet. Là encore, cette caractéristique a une influence sur la conception de l’exposition : le commissaire fait appel à des chercheurs et des spécialistes du sujet qui sont déjà, par ailleurs et par divers biais, des producteurs d’un discours pédagogique et scientifique (par « chercheurs et spécialistes », je n’entends pas forcément des universitaires : certains champs d’étude, et en particulier la bande dessinée, demandent de s’adresser à des non-universitaires). Le choix du thème est alors dicté par le contexte des études menées sur le sujet : soit l’exposition fait la synthèse des connaissances sur un thème bien connu, soit elle aborde un thème novateur que quelques études auront récemment mis en lumière. Deux exemples d’expositions où la donnée scientifique est prépondérante dans le choix et le traitement du sujet : l’exposition Dans l’ombre des dinosaures présentée au museum d’histoire naturelle de Paris depuis le 14 avril 2010 s’inscrit dans une évolution de la paléontologie qui, après s’être abondamment intéressée aux dinosaures, déporte son regard vers les mammifères entre l’ère secondaire et l’ère tertiaire ; l’exposition Claude Le Lorrain : le dessinateur face à la nature correspond à des études menées sur la peinture du paysage, thèmatique qui a fait l’objet de plusieurs autres expositions ces derniers temps.
L’une des conséquences de l’articulation entre la recherche et l’exposition est que cette dernière est l’occasion de diverses manifestations scientifiques : des colloques, et, surtout, un catalogue scientifique auquel vont contribuer des spécialistes du sujet, et qui a vocation à servir de référence. Par nature, l’exposition scientifique s’appuie sur l’existence d’une communautés de spécialistes et d’érudits capables d’écrire sur le sujet. Elle est un trait d’union entre les recherches à haut niveau et le grand public, auquel on restitue un savoir neuf.

Qu’en est-il de la bande dessinée ? Les expositions scientifiques sont en général assez rares ou, du moins, beaucoup moins ambitieuses que ce que l’on trouve dans d’autres disciplines. Elles doivent parfois composer avec l’attitude anti-intellectuel parfois présente chez les amateurs de bande dessinée, qui apprécient qu’on « intellectualise » leur passion dans les disciplines traditionnelles que sont l’histoire, l’esthétique, la sociologie, etc. Elles ont pourtant une forme d’antériorité : Bande dessinée et figuration narrative, à sa manière, est une exposition scientifique, puisqu’elle s’appuie sur une communauté d’érudits et sur leurs travaux. Il me faudrait fouiller un peu la question, étudier plus en détail les expositions proposées dans les festivals de bande dessinée, pour savoir si la logique d’expositions scientifiques, à contenu dense et pédagogique, fruit d’études précises et indépendantes de l’exposition elle-même, ont été maintenu. J’aurais tendance à dire que l’importance de l’enjeu promotionnel et commercial a poussé à remplacer la visée pédagogique par un simple discours laudatif et non-critique, mais cela resterait à vérifier. Certaines expositions du FIBD 2011 pouvaient correspondre à ma définition de l’exposition scientifique, dans des domaines très différents : d’une part l’exposition sur la jeune bande dessinée belge, qui portait la problématique de l’existence ou non d’un nouveau courant homogène d’auteurs belges ; d’autre part l’exposition plus grand public sur les Peanuts, série de Charles Schultz qui fêtait ses soixante ans. Elle s’appuie en partie sur une récente biographie du dessinateur paru en 2007 chez HarperCollins, sous la plume de David Michaelis. Toutefois, pas de publication de catalogue ici.
Evidemment, on serait tenté de dire que le déficit en exposition scientifique sur la bande dessinée est proportionnelle à la forme encore embryonnaire des recherches universitaires sur la bande dessinée. C’est en partie juste si on prend comme point de référence les expositions d’autres disciplines qui sont souvent directement liées à la recherche en histoire de la peinture, en archéologie, etc. Mais c’est ignorer que le discours savant sur la bande dessinée n’a pas attendu l’université pour se construire, et pour se constituer en communautés de chercheurs susceptibles d’être mobilisés pour une exposition… J’en veux pour preuve l’exposition Maîtres de la bande dessinée européenne

Maîtres de la bande dessinée européenne : les chercheurs à la manoeuvre

Malgré les précautions ci-dessus, une exposition fait date dans l’histoire des expositions scientifiques sur la bande dessinée : Maîtres de la bande dessinée européenne, présentée en 2000-2001 à la Bibliothèque nationale de France. Elle se distingue par son ambition, tant au niveau du thème (un panorama de la bande dessinée européenne) que du lieu : la prestigieuse BnF. Dans cet établissement public, centre bibliographique français, la plupart des expositions présentées ont une ambition scientifique affirmée. La BnF est une bibliothèque de recherche et accompagne la recherche dans de nombreux domaines par des expositions et des colloques. Alors que plusieurs expositions ont prouvé ces dernières années que programmer une exposition sur la bande dessinée permettait de s’affranchir de la même ambition scientifique que dans d’autres manifestations la BnF n’a pas fait ce choix en 2000 et a préféré rester fidèle à sa politique culturelle exigeante (il est vrai que la « mode » de la bande dessinée n’était pas à son apogée comme maintenant).
Dans quelle mesure Maîtres de la bande dessinée européenne est-elle une exposition scientifique ? En prenant le quatrième de couverture du catalogue comme déclaration principe, on retrouve une rhétorique pédagogique : des problématiques sont posées (quelle particularité des bandes dessinées européennes par rapport à leurs voisins mondiaux ? Quelles divergences des traditions nationales ?), et il est bien précisé que la bande dessinée européenne sera « étudiée » : le choix du mot est important, il diffère d’un simple « présenté ». Elle offre sur le thème des hypothèses savantes. En outre, si on cherche à lui appliquer les critères retenus plus haut, l’exposition de 2000 se révèle imiter les expositions scientifiques d’autres disciplines. Elle fait l’objet d’un catalogue assez conséquent (environ 200 pages), avec bibliographie et notice des pièces exposées ; elle vient conclure à un tournant important des études sur la bande dessinée européenne : le moment où la figure de Rodolphe Töpffer émerge clairement comme « inventeur » de la bande dessinée, en réponse à l’idée d’une naissance américaine. Les recherches d’une dizaine d’années sur les origines de la bande dessinée aboutissent à travers elle auprès du grand public (en 1996 paraît un numéro spécial du Collectionneur de bandes dessinées sur « Les origines de la bande dessinée », dirigé par Thierry Groensteen). En même temps, la notion même de « bande dessinée européenne », assez neuve dans les discours sur le medium ouvre un chantier intéressant. La scénographie est relativement sobre et très structurée, comme une représentation en trois dimension de la pensée. Pour les objets exposées, on trouve mêlées des planches originales et des oeuvres imprimées, façon de se démarquer d’une exposition de collectionneur où seul compterait la contemplation de pièces rares. Surtout, l’exposition s’appuie sur un groupe de spécialistes et chercheurs sollicités pour l’occasion et regroupés autour de Thierry Groensteen, directeur scientifique. La plupart participent ou ont participé à des revues comme Les Cahiers de la bande dessinée ou Neuvième art ; pour la plupart, leurs écrits et publications relèvent de l’étude critique plus que du journalisme d’actualité, qu’il s’agisse de critiques (Gilles Ciment, Pierre Sterckx), de membres du CNBDI (Jean-Pierre Mercier, Jean-Philippe Martin), de chercheurs (Annie Renonciat, Laurent Gerbier, Vincent Baudoux, Philippe Videlier). Tous sont dirigés par Thierry Groensteen, dont l’activité scientifique (organisation de colloques, d’expositions, direction scientifique de revue, ouvrages d’étude en histoire et en esthétique de la bande dessinée…) n’est pas à prouver. Il est d’ailleurs amusant de retrouver dans l’équipe de Maîtres de la bande dessinée plusieurs de ses complices des Cahiers de la bande dessinée qu’il a dirigé de 1983 à 1988 (Harry Morgan, Gilles Ciment, Pierre Sterckx).
Le même Thierry Groensteen raconte dans La bande dessinée, un objet culturel non identifié les difficultés qu’il a pu avoir pour monter l’exposition. Il dévoile notamment que c’est faute d’experts-maisons capables de monter une exposition sur la bande dessinée que la BnF s’était adressé à lui (Thierry Groensteen est alors directeur du musée de la bande dessinée d’Angoulême). Il va jusqu’à en parler comme un « fait du prince », le prince étant Jean-Pierre Angremy, président de l’établissement. L’anecdote prouve que la mise en place d’une telle exposition n’est pas évidente, et plutôt vécue comme un changement, mais aussi qu’il existe une solide communauté de chercheurs sur laquelle s’appuyer (la remarque est toujours valable).

(on peut consulter l’exposition virtuelle de Maîtres de la bande dessinée européenne)

Quelle posterité ?
On peut s’interroger sur la posterité réelle de Maîtres de la bande dessinée européenne comme exposition scientifique. Thierry Groensteen en parle en 2006 comme d’une « exposition de troisième génération – jusque là sans posterité ». En décembre 2006 surgit au Centre Pompidou l’exposition Hergé, qui sonne comme une réponse décalé à Maîtres de la bande dessinée européenne. Elle fait le bilan des (très nombreuses) études sur Hergé, s’accompagne de conférences, complète les planches originales par des documents d’archives (correspondances, documentation, croquis…), tend à une exhaustivité scientifique (en abordant une chronologie de l’oeuvre, puis une partie sur les méthodes de travail d’Hergé), s’accompagne d’un catalogue de 1 000 pages. Certes, le catalogue n’est pas constitué d’articles, mais reproduisant des pièces exposées et les commissaires ne sont pas à proprement parler des chercheurs spécialistes de la discipline (Laurent Le Bon, conservateur du Centre Pompidou et Nick Rodwell, des éditions Moulinsart).
En réalité, Hergé interroge les limites de l’exigence scientifique d’une exposition de bande dessinée. Par « exigence scientifique », j’entends sa capacité à rendre compte des discours d’études historiques, esthétiques, sociologiques sur le sujet, à structurer le propos en problématiques et hypothèses, et à s’inscrire dans une dynamique de recherche indépendante à l’exposition. Cette exigence passe-t-elle avant les impératifs de contemplation d’oeuvre ou de prestige des pièces exposées ? Dans le cas d’Hergé, l’une des intentions affirmées étaient de submerger le visiteur sous les originaux (un original d’Hergé étant le Graal des collectionneurs d’un point de vue émotionnel). Ainsi, d’autres expositions ont adopté dans une mesure plus ou moins forte une démarche scientifique : Archi et BD déploie une réflexion organisée et ébauche quelques hypothèses ; elle propose un épais catalogue. Même chose pour De Superman au chat du Rabbin au musée d’art et d’histoire du judaïsme, dirigée par Didier Pasamonik : la problématique était de réfléchir à la présence de l’identité juïve dans la bande dessinée. Si les éventuelles conclusions de ces expositions peuvent être discutées, il n’en demeure pas moins qu’elles prennent à bras le corps un propos structuré. Durant les années 2000, l’ambition intellectuelle des expositions de bande dessinée a augmenté, sans imiter autant que ne l’avait fait Maîtres de la bande dessinée européenne les structures d’exposition scientifique d’autres disciplines (car, il faut le redire, ce modèle me semble en partie étranger à la tradition des expositions de bande dessinée).

S’il y a une structure qui peut bénéficier d’une équipe et d’une logistique idéale pour la conception d’expositions scientifiques, c’est la CIBDI. Durant les années 2000, l’établissement, qui porte une mission nationale de conservation et de valorisation de la bande dessinée et s’appuie sur un fonds patrimonial qui attire des chercheurs, a participé à la multiplication d’expositions scientifiques, combinant une exposition grand public mais avec beaucoup de textes et un propos scientifique, et un catalogue à destination des chercheurs. Le duo formé par Jean-Pierre Mercier (conseiller scientifique) et Thierry Groensteen (qui n’est cependant plus directeur du musée) fonctionne bien et les expositions organisées depuis la réouverture de 2009 correspondent à des obsessions scientifiques de Thierry Groensteen et lui permettent de faire le point sur la question de la bande dessinée animalière (Plumes, poils et pinceaux) et la parodie (Parodies : la bande dessinée au second degré). Les catalogues sont l’occasion de solides réflexions. En ce sens, le CIBDI (ex-CNBDI) a su tenir son rôle auprès de la recherche en bande dessinée en relayant quelques travaux.
Avec Traits résistants, l’exposition scientifique s’est détachée du seul CIBDI tout en respectant les caractéristiques mises au jour plus haut. Pour le catalogue, plusieurs spécialistes ont été contactés, mêlant là encore critiques (Didier Pasamonik) et chercheurs (Sylvain Lesage). C’est un bon signe, assurément, celui d’une diversification des expositions de bande dessinée. Une exposition est prévue à la BnF sur Astérix en 2013 à la suite du don Uderzo : ce sera la seconde exposition sur la bande dessinée dans ces murs, et elle pourra manquer de se positionner sur le plan scientifique.

Repliques : La BD numérique, enjeux et perspectives par Sébastien Naeco

Complément idéal à ma bibliographie sur la bande dessinée numérique, que j’ai encore étoffée pour l’occasion, je me livre à une recension, comme disent les universitaires, d’un ouvrage qui vient de paraître sur le sujet…

Lentement, quand un nouveau média apparaît, un discours se cristallise autour de lui. Il n’y a là rien d’anodin : les discours conditionnent les représentations et deviennent un élément du contexte de réception des oeuvres, à coté de facteurs économiques, esthétiques, institutionnels… A ce titre, il ne faut pas négliger la partie médiatique que livrent les commerciaux d’izneo pour diffuser l’idée que la bande dessinée numérique est de la bande dessinée numérisée. Au-delà de la simple stratégie de communication, la portée des différents discours sur la bande dessinée numérique détermine la qualité des conditions de réception de ce nouveau média.
Jusqu’ici, les discours sur la bande dessinée numérique en France étaient dispersés sur la toile ou au sein d’articles de presse, de colloques, de tables rondes… Autant de réflexions pertinentes y étaient développées, mais sans que le travail de synthèse n’ait véritablement commencé à se mettre en place. Il y aurait déjà là une bonne raison de se procurer l’ouvrage de Sébastien Naeco La BD numérique, enjeux et perspectives, sorti en avril dernier chez Numeriklivres (il est uniquement disponible en version numérique pour la modique somme de 3 euros 99). La BD numérique est la première synthèse générale sur la bande dessinée numérique : sur environ 120 pages, Sébastien Naeco dresse un état des lieux de la bande dessinée numérique au printemps 2011, se risquant même à quelques pronostics. En l’absence de tout autre livre sur le sujet, celui-ci s’impose d’emblée au lecteur averti qui souhaiterait en savoir plus.
Le nom même de l’auteur est une seconde bonne raison de lire cet essai. Sébastien Naeco (c’est un pseudonyme, il est journaliste de profession) est le créateur et l’unique contributeur du blog « Le comptoir de la bd » sur lequel l’amateur de bandes dessinées peut suivre depuis janvier 2009 l’actualité du neuvième art, au rythme effréné de presque un nouveau billet par jour. Et même si je me trouve souvent en désaccord avec les goûts de l’auteur sur son blog, il suit de près l’évolution de la bande dessinée numérique depuis plus d’un an. Il a fait découvrir à ses lecteurs (moi y compris) les créations originales de Balak ou Fred Boot. C’est également, depuis octobre 2010, par des interviews de blogueurs bd (complément idéal de mes propres « Parcours de blogueurs ») qu’il s’investit dans la connaissance de ce domaine de la création. Ce long préambule car, pour tous discours, il faut savoir « qui parle ? ». Dans le cas qui nous occupe, je vous laisse de vous-même aller voir sur « Le comptoir de la bd » la façon dont Sébastien Naeco parle de bande dessinée numérique : La BD numérique est l’aboutissement de plus d’un an d’observations de l’ébullition fragile d’un secteur émergent, ce qui est une promesse de sérieux.

Une réflexion, des enjeux aux hypothèses
D’emblée, délimitons le champ d’action de Sébastien Naeco, car 120 pages ne suffirait à expliquer en détail le fonctionnement et l’évolution de la bande dessinée numérique. En gros, qu’est-ce que vous ne trouverez pas dans La BD numérique ? On pourrait presque ici s’arrêter sur le titre qui a au moins le mérite de ne pas trop en promettre. Il sera question des « enjeux » et des « perspectives ».
Par « enjeux », il faut comprendre que Sébastien Naeco propose un état des lieux au printemps 2011. Pas ou peu de retours en arrière ; pas de réflexions esthétiques ; pas non plus de typologie des créations et des sites. En ce sens, il n’englobe pas la totalité des discours produits sur la bande dessinée numérique. Ce qui n’est pas un reproche : on ne peut parler de tout, et les thèmes qu’il aborde ont leur cohérence propre et évitent l’éparpillement du discours. Il met principalement en forme les grands débats qui agitent les prescripteurs culturels depuis un ou deux ans autour de la bande dessinée numérique : quel support de lecture ?, quels outils techniques pour la création et la diffusion ?, quel modèle économique ?, quel système de diffusion ?, qu’en est-il du piratage ? Il parvient en quelques pages à pointer du doigt, et apporter des conclusions généralement pertinentes, sur quelques interrogations suscitées par l’émergence de la bande dessinée numérique. Commencer son livre par la distinction entre BD numérisée et BD numérique de création originale (à quoi il ajoute, non sans raison, les « BD numériques qui ne savent pas qu’elles en sont », j’y reviendrais) est un moyen de prendre parti dès le départ pour une bande dessinée numérique native encore peu médiatisée. Là encore, c’est une logique que l’on retrouve dans ce blog, sur lequel il fait autant de place aux oeuvres numérisées qu’aux créations originales. La partie « enjeux » de l’ouvrage est bel et bien une synthèse de ce qui se dit et s’écrit, ce qui fait sa valeur. Il ne rentre pas dans les détails de chaque débat, mais en donne les grandes lignes et les tendances.
Toutefois, Sébastien Naeco va plus loin que le simple catalogue des enjeux, qu’il faut avoir en tête, lorsqu’il donne son opinion personnelle sur tel ou tel sujet, et la défense de la création originale en est un exemple. C’est aussi l’objet de la partie « perspectives ». Dans un dernier chapitre, intitulé « Prospective sur la BD numérique », il tente de proposer ses solutions pour le développement de la bande dessinée numérique. Quelles sont-elles ? En premier lieu, « l’intégration de la BD numérique dans un dispositif transmédia ». Comprendre ici que la BD numérique est un moyen idéal de développer des univers issus du cinéma, de la littérature, de la bande dessinée papier. « S’appuyer sur un univers familier, une licence, des personnages déjà connus, facilite l’identification et l’appropriation d’un support aux yeux des spectateurs/ joueurs/lecteurs avides d’approfondir leurs connaissances. C’est également remettre le contenu au centre des préoccupations, et non le procédé de diffusion ou le support utilisé.  »(p.91). Le principe de transmédia dépasse le simple stade du « produit dérivé » en ce qu’il y a recréation originale sur un autre support, et non copie. La seconde solution est : « Vendre des services de conception en parallèle de la création pure ». Ici, le producteur de bande dessinée numérique est invité à devenir (en partie) un « fournisseur de services » pour assurer l’extension et la solidité du marché ; soit en proposant des créations « clés en mains » à des entrerprises de communication ou d’audiovisuel, soit en favorisant la formation en amont. Troisième solution : « encourager la vente de contenus à des sites de flux ». Une fois encore, il s’interroge sur les débouchés possibles de la BD numérique au sein de l’offre des fournisseurs d’accès ; la bande dessinée numérique est ici mise en parallèle avec l’offre de télévision par Internet de certains FAI. Quatrième solution : « penser l’offre par thématique. », simple déclinaison du rating par genre ou public visé. Enfin, cinquième et dernière solution : « soutenir la création avec la vente d’objets personnalisables », où la bande dessinée numérique est à son tour l’occasion de vendre des produits dérivés (tee-shirts, pin’s, posters…), ou plutôt où les produits dérivés sont un moyen de soutenir économiquement un marché naissant.

La bande dessinée numérique : une future industrie culturelle
Si j’ai détaillé les solutions suggérées par Sébastien Naeco, c’est pour souligner la spécificité théorique de son approche : le discours qu’il tient ici a sa cohérence dans la conception de la bande dessinée numérique comme industrie culturelle. Une telle conception n’aurait sûrement pas pu voir le jour il y a quelques années, quand le marché était encore balbutiant, composé de méritantes start-up et d’amateurs en cours de profesionnalisation, tandis que les « professionnels » de la bande dessinée (ou, pour rester dans le même registre, de l’industrie de la bande dessinée), restaient encore méfiants vis à vis de ce qu’ils ne voyaient que comme un outil de promotion, à la rigueur de publication gratuite « en plus », mais pas du tout d’édition commerciale. Pour mémoire, cette interprétation de la culture comme « industrie culturelle » est relativement récente. Le terme apparaît dans les discours publiques, notamment, dans les années 1980 ; ce qui annonce l’intégration finale de la culture au sein de la société de consommation dont les principes se sont affirmés au fil des décennies depuis les années 1960 (je parle ici en terme de représentations collectives et symboliques : il est évident que la culture était une industrie avant les années 1980 !). J’y vois une dérive « économiciste » de notre vision du monde, qui est visible dans bien d’autres domaines que la bande dessinée. La bande dessinée numérique apparaît dans les années 2000, il est normal que les discours qui l’encadrent soient influencés par ceux sur la culture en général.
En conséquence, les solutions de Sébastien Naeco s’adressent moins aux créateurs ou aux lecteurs qu’à ceux que l’auteur du livre appellent les « producteurs », reprenant ici une terminologie du cinéma américain qui place au centre de la création cinématographique la personne, ou l’entreprise qui, pour le dire trivialement, place de l’argent sur un projet. A la lecture des solutions présentées ci-dessus, on comprend bien que Sébastien Naeco veut avant tout nous exposer les débouchés possibles du marché de la bande dessinée numérique, y compris dans des domaines qui ne relèvent plus véritablement de la création artistique. De la même manière, sa présentation des « acteurs » dans un deuxième chapitre met l’accent sur l’aval de la création : l’édition, la distribution, la diffusion technique. Plus qu’à la bande dessinée numérique en elle-même, il réfléchit à « l’environnement » de la bande dessinée numérique : son contexte de diffusion, de lecture… Même le chapitre 4 intitulé « Comment créer une BD numérique ? » s’adresse au moins autant aux « producteurs » qu’aux créateurs. Le titre d’une de ses sous-parties semble synthétiser en une phrase la thèse de l’auteur : « L’approche éditoriale au cœur de la création ». Thèse assez juste, mais qui présente le risque d’aboutir à des œuvres normalisées pour un format contraint et un public segmenté (le rating étant envisagé comme une solution) ; ce contre quoi s’est battue une partie des dessinateurs durant les années 1990.
Sans doute y a-t-il dans La BD numérique une hypertrophie des questions relevant du développement économique d’une industrie, alors même que, paradoxalement, c’est à l’heure actuelle le domaine où il y a le plus de lacunes. Au contraire, en terme de création et d’esthétique pure, les dix premières années de la bande dessinée numérique auront été celles d’une expérimentation riche et variée hors de contraintes économiques structurantes. J’ai la faiblesse de croire que cette richesse était justement dûe en partie à l’absence de contraintes qui favorisait une création tout azimut, de la simple planche scannée à la bande dessinée interactive en flash, sans qu’un système n’impose ses normes régulées pour répondre à des besoins segmentés de consommateurs. Conscient de cette contradiction entre une production non encadrée, mais riche, et une production encadrée mais risquant de perdre de sa valeur, Sébastien Naeco développe un long passage contre ce qu’il appelle la « censure », s’appuyant sur l’exemple d’un diffuseur comme Apple qui exclut certaines œuvres de son Appstore, pour des raisons politiques. Mais n’est-ce pas la liberté de choix de l’éditeur (ou de diffuseur) d’éditer (ou de diffuser) ce qu’il souhaite, y compris si sa politique éditoriale est guidée par une « posture moralisatrice » ? Charge après au lecteur d’aller s’adresser à un autre éditeur, d’où la nécessité de garder la plus grande diversité possible dans les œuvres.
Pour l’instant, l’initiative de la création numérique, contredisant en cela l’observation d’un primat de l’édition, revient en grande partie aux créateurs eux-mêmes, qui adaptent en quelque sorte leur choix d’une forme éditoriale à leur désir de publication. Des sites comme Webcomics.fr sont même allés jusqu’à développer des plate-formes pour aider à l’auto-édition et affirment justement qu’elles n’accomplissent pas un travail d’éditeur. L’auto-publication domine encore à ce jour la production en ligne de bande dessinée, avec une visibilité bien plus grande que l’édition professionnelle, état exactement inverse à celui de la bande dessinée papier où l’auto-édition (par le fanzinat, notamment) est comme étouffée par l’édition professionnelle. Même si la vision centrée sur les questions économiques de Sébastien Naeco est tout à fait cohérente au sein de son ouvrage, c’est peut-être là un reproche que je lui adresserais. Pour un premier livre sur la bande dessinée numérique, il donne peu envie aux lecteurs (qui plus est à des lecteurs connectés !) d’aller voir par eux-mêmes les œuvres. Certes, elles sont foisonnantes et extrêmement (trop?) nombreuses, mais, alors que sur « Le comptoir de la Bd », Sébastien Naeco nous invite régulièrement à aller visiter tel ou tel blog, nous appâtant avec des captures d’écran judicieusement choisies et des interviews où le dessinateur explique sa démarche, il a abandonné cette approche didactique dans La BD numérique au profit de réflexions plus générales. Il semble tomber dans son propre piège en disant : « Pour le dire autrement, beaucoup de monde sait que les Autres Gens est une BD en ligne, peu savent réellement ce que cela raconte. ». Faire envie aux lecteurs en leur expliquant ce qu’on peut « raconter » avec la bande dessinée numérique aurait été une initiative excellente, mais Sébastien Naeco n’a pas choisi d’emprunter ce chemin. On m’objectera qu’il met à la fin une liste de sites à consulter : c’est vrai, mais une fois de plus, on ne fait que tourner autour des œuvres en ne proposant que leurs canaux de diffusion, sans travail de sélection et d’appréciation.

Ceci étant posé, il est certain que sur les questions économiques les réflexions de Sébastien Naeco sont éclairantes pour l’avenir. Le chapitre 5 s’intitule justement « L’économie de la bande dessinée numérique ». Il vient démonter quelques lieux communs. Quelle légitimité de la rémunération des auteurs pour la diffusion en ligne ? (on débattra sans fin autour de cette phrase, p.76 : « il ne va pas de soi que les artistes qui aujourd’hui se servent de la toile pour publier leurs œuvres veuillent, souhaitent ou aient idée qu’ils peuvent en tirer un revenu. ») La gratuité n’est-elle pas une illusion ? Quel risque exact le « piratage » fait-il courir au développement d’une industrie ? En ce sens, l’auteur fait la part des choses entre une vision économique « orthodoxe », qui calquerait l’économie numérique sur l’économie papier, et une vision « hétérodoxe » qui prend en compte la préexistence de canaux de publication différents, et les spécificités actuelles de la publication en ligne.

Quelques pistes de réflexions
Pour terminer, j’aimerais mettre en avant quelques pistes de réflexions qui sont esquissées dans La BD numérique, mais qui mériteraient un traitement plus approfondi. Elles témoignent d’enjeux de réflexion que la bande dessinée a fait émerger ces dernières années.
Tout d’abord, la description des acteurs (chapitre 2) montre à quel point l’une des forces de la bande dessinée numérique est de faire entrer dans l’univers de la bande dessinée des acteurs complètement nouveaux, propres à enrichir le medium de leur propre culture. Je parlerais plus loin des concepteurs de jeux vidéos, mais Sébastien Naeco évoque aussiles FAI, les prestataires techniques, autant de professions qui apportent de l’innovation et des idées. De même, la bande dessinée numérique génère des nouveaux types de professions (ou de « fonctions ») inconnues dans l’univers papier, comme l’hébergeur de contenus, qui ne se confond pas avec l’éditeur.
J’ai aussi apprécié la notion de « BD numérisée qui ne sait pas qu’elle en est », qui ressort dès le premier chapitre. Par ce terme, Sébastien Naeco veut parler des séquences animées des jeux vidéos, des multiples jeux en ligne, de certains tutoriels et outils de e-learning empruntant, sur un support numérique, aux codes de la bande dessinée. Il y a incontestablement là des passerelles à penser, et dans les deux sens. Comment le langage de la bande dessinée s’est-il imposé au point de pénétrer dans des produits qui ne relèvent pas de ce medium ? Mais aussi : Comment ces ébauches de bande dessinée numérique ont pu ou peuvent inspirer les créateurs ? Il n’est pas rare que, grâce à sa connaissance des outils numériques et son goût pour le récit fictionnel, un concepteur de jeu vidéo touche à la bande dessinée numérique. Les exemples sont nombreux et laissent à penser que l’apparition et le développement de la bande dessinée numérique pourraient en partie reposer sur une interaction entre médias, un processus proche du « transmedia », notion essentielle expliquée dans La BD numérique.
Car, ce qui, à terme, est destiné à faire l’objet d’une plus ample réflexion, qui a d’ailleurs déjà largement commencé, est la notion de « transmedia ». Elle était le sujet de la dernière université d’été du CIBDI d’Angoulême. La bande dessinée numérique questionne les modalités de dialogues entre médias, et leur possibilité de fusion et d’échanges (échanges de contenus, mais aussi échanges de procédés). L’hybridation entre médias est une des pistes de réflexion les plus promotteuses pour les discours sur la bande dessinée numérique (et s’est tenu ces derniers jours, organisé par l’université de Tours, un colloque intitulé « Hybridation texte-image » dans lequel Anthony Rageul est venu parler de bande dessinée numérique). Car, illustrée par cette dernière, elle pourra, à terme, ouvrir de nouvelles pistes sur la bande dessinée en général.

Traits résistants au CHRD de Lyon : une exposition d’un genre nouveau ?

De retour de notre table ronde sur la bande dessinée numérique, j’en profite pour faire un peu de publicité au prochain évènement qui aura lieu dans les locaux de l’enssib à Villeurbanne, lui aussi organisé par des collègues conservateurs de bibliothèque. Autour du récent vote de la loi sur le prix unique du livre débattront plusieurs acteurs du circuit de la création littéraire, représentants du syndicat des gens de lettres, de l’interassociation des bibliothécaires et documentalistes, du syndicat de la librairie française et du ministère de la culture. L’occasion d’aborder un autre aspect, législatif celui-là, des évolutions numériques de l’édition. Plus d’information sur le site de l’enssib.

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Dans le flot des expositions de bande dessinée qui fleurissent depuis quelques années dans des institutions non-dédiées au medium, mon actuelle résidence lyonnaise m’a permis d’aller voir Traits résistants qui est présentée depuis le 31 mars, et jusqu’au 18 septembre, au Centre d’histoire de la résistance et de la déportation (14 rue Berthelot, métro Jean Macé).
Le moment est venu d’en livrer un petit compte-rendu subjectif. Etant en plein dans la rédaction de ma série d’articles sur « exposer la bd à travers les ages », mon fil directeur sera de démontrer à quel point cette exposition récente est une rupture (bénéfique, à mon sens) dans l’histoire des expositions de bande dessinée.
Juste une précision : je n’évoque ici que l’exposition, et pas son catalogue, qui vient peut-être contredire certaines de mes remarques, ou répondre à certaines de mes attentes.

Parcours
Quelques détails pratiques, avant tout. L’exposition a été réalisée conjointement par le Centre d’histoire de la résistance et de la déportation à Lyon (http://www.chrd.lyon.fr/chrd/) et le Musée de la résistance nationale à Champigny-sur-Marne (http://www.musee-resistance.com/). C’est l’archiviste du MRN, Xavier Aumage, qui est le commissaire de l’exposition. Les deux structures, comme leur nom l’indique, sont dédiées à l’histoire de la résistance et conservent des collections de documents d’archives. Sauf erreur de ma part (et n’hésitez pas me corriger là-dessus) elles sont d’origine associative, et non de l’Etat, même si le réseau des MRN est labellisé « musée national » et travaille en partenariat avec les ministères et les archives nationales.
A première vue, l’exposition Traits résistants s’inscrit dans la vogue de l’intérêt croissant des musées et fondations privées pour la bande dessinée. Je me contenterais ici de rappeler les expositions les plus récentes : Les voyages imaginaires d’Hugo Pratt à la Pinacothèque de Paris, Archi et BD à la Cité de l’architecture et du patrimoine, Astérix au musée de Cluny, Moebius Transeformes à la fondation Cartier. Depuis le milieu des années 2000, de nombreuses institutions ont livré à leur public au moins une exposition sur la bande dessinée, l’exercice semblant presque être devenu un passage obligé, parfois pleinement assumé comme un moyen d’attirer un public moins restreint que leurs expositions habituelles (déclaration qui me semble un peu vexante pour la bande dessinée… mais enfin). Ces expositions se succèdent sans pour autant se ressembler, et Traits résistants constitue une nouvelle modalité de l’appropriation de la bande dessinée par une institution culturelle à travers une exposition.

La visite de l’exposition est relativement courte, ce qui n’est pas un défaut à mes yeux, et se déroule sur deux niveaux. Au premier niveau, la traditionnelle grande frise chronologique reprenant les dates importantes du thème : l’image de la Résistance dans la bande dessinée jusqu’à nos jours. Est également présenté à cet étage un « making of » d’un album qui paraît conjointement à l’évènement, Résistances par Jean-Christophe Derrien et Claude Plumail, au Lombard (sorti en juin 2010). Si le CHRD « mime » ici la récente collection « Louvre/Futuropolis », où les albums étaient le fruit d’une collaboration éditoriale entre un musée et une maison d’édition, les liens sont ici moins matériels. L’album s’est nourri des échanges entre le scénariste Jean-Christophe Derrien, à la recherche de documentation pour sa nouvelle série sur la Résistance, et l’archiviste du MRN, Xavier Aumage. C’est à ce titre, comprenons-nous, que l’album figure en bonne place dans l’exposition : le personnel du MRN y a indirectement participé en exhumant tel ou tel document d’archive, ou en apportant un regard scientifique sur les faits évoqués dans la série.
C’est au sous-sol que se situe l’essentiel de l’exposition. Elle est déclinée selon huit axes : un premier axe directement historique : l’image du résistant dans la bande dessinée produite sous l’Occupation, puis sept axes thématiques : l’édification d’un panthéon de héros à la Libération à travers l’image, le traitement du mythe de l’unité de la Résistance, le thème central du « maquis », le thème de la violence, le thème de l’aide aux personnes pourchassées, le thème de la parole libre, la continuation du thème de la Résistance dans des récits de science-fiction. Si le titre précise qu’il sera question de la bande dessinée « jusqu’à nos jours », la majeure partie de l’exposition se concentre sur la production des années 1940-1950 (probablement parce qu’il s’agit d’un moment de forte production autour du thème de la Résistance), même si des bandes dessinée ultérieures viennent occasionnellement ponctuer les grands thèmes. Ce n’est qu’au passage qu’est traité, par exemple, le thème de la remise en cause du mythe résistancialiste à partir des années 1970, dont Le Sursis de Jean-Pierre Gibrat est un excellent exemple, certes un peu tardif (1997), avec son héros ni résistant ni collabo.

A rebours

D’emblée, il me semble utile de préciser que cette exposition n’est pas une exposition sur la bande dessinée [nota : le catalogue, en revanche, est davantage axé sur la bande dessinée]. C’est une exposition sur « l’image de la résistance dans la bande dessinée ». Vous me direz : le titre l’indique d’une façon suffisamment claire. Mais si je le précise, c’est que le fil directeur de l’exposition est bien « l’image de la Résistance », ce que traduit le choix des thèmes. On se trouve ici dans une situation exactement inverse à celle d’Archi et BD, pour donner un exemple que j’ai déjà traité sur ce blog. Dans Archi et BD, le thème était avant tout la bande dessinée, la majorité des objets proposés était de la bande dessinée, et l’architecture n’était qu’incidemment exposée (par quelques croquis d’architectes, en l’occurence). Le découpage choisi se faisait en fonction de l’histoire de la bande dessinée (les années 1920, puis « l’âge d’or belge » des années 1950, puis les auteurs contemporains), ce qui n’était pas sans créer une sorte de confusion, d’ailleurs. L’exposition Traits résistants traite elle d’une parcelle de l’histoire de la Résistance (ou plutôt de l’histoire de l’image de la Résistance), la bande dessinée n’étant qu’un filtre spécifique.
Je serais bien tenté d’expliquer cette approche par les contextes d’élaboration respectifs des deux expositions. Archi et BD est dirigée par Jean-Marc Thévenet, acteur du monde de la bande dessinée aux multiples casquettes depuis les années 1980 (scénariste, rédacteur en chef, scénographe, directeur de collection, directeur scientifique du festival d’Angoulême…). Si Jean-Marc Thévenet a pu compter sur le soutien de François de Mazières, président de la Cité de l’architecture, et sur la collaboration de Francis Rambert, directeur de l’Institut français de l’architecture, l’exposition est à l’origine un projet externe à l’institution qui l’accueille. Cette externalité se traduisait, à mes yeux, par des lacunes en terme d’histoire de l’architecture : il y avait davantage juxtaposition que dialogue entre les deux parties du titre, comme si les conservateurs de la Cité de l’architecture n’avaient pas voulu participer et « jouer le jeu » à ce qui allait être leur meilleur score de la saison en terme d’entrées. Traits résistants est au contraire dirigée par un archiviste, Xavier Aumage qui est d’abord un historien de la Résistance, même s’il s’est intéressé dans son parcours universitaire à la littérature pour la jeunesse. Il n’est qu’incidemment amateur de bande dessinée, et ne s’en prétend pas spécialiste. En revanche, l’exposition qu’il réalise est interne aux deux centres (CHRD et MRN) et à leurs préoccupations : dresser l’histoire de l’image de la Résistance (un choix qui fait écho à l’exposition permanente du CHRD). Mine de rien, et même s’il faudrait préciser cette remarque, il s’agit d’un cas unique dans l’histoire des expositions de bande dessinée. Jusque là, elles étaient le fruit d’acteurs extérieurs aux institutions qui les abritaient, l’exemple emblématique étant celui de la Bibliothèque nationale de France qui, en 2000, doit faire appel à Thierry Groensteen et à l’expertise du CNBDI pour diriger l’exposition sur les Maîtres de la bande dessinée européenne. Cette fois, c’est enfin un membre de l’institution qui prend en charge l’exposition. A ce titre, j’irais jusqu’à dire que Traits résistants fait date, à une échelle certes réduite mais essentielle, puisqu’elle est le signe d’une intégration de moins en moins artificielle de la bande dessinée aux institutions muséales.

Ce retournement de perspective se traduit concrètement dans l’exposition, qui diffère sur plusieurs points des codes traditionnels des expositions de bande dessinée.
La rupture la plus nette tient aux objets exposés. Là où les commissaires d’expositions de bande dessinée ont en général toutes les peines du monde à trouver des objets et doivent aller piocher dans les fonds de collectionneurs privés, cette source, sans être ignorée, est limitée dans Traits résistants. La conséquence directe est que les amateurs de planches originales risqueront fort d’être déçus : il n’y en a quasiment pas, à l’exception notable de celles de La bête est morte de Calvo, ainsi que celles de l’album Résistances qui accompagne indirectement l’exposition. Ainsi est pris à rebours une quarantaine d’années d’expositions de bande dessinée érigeant la planche originale comme objet privilégié. On sent ici que le commissaire d’exposition n’est pas issu du monde de la bande dessinée, ce qui est profondément rafraîchissant et permet de rompre avec une pratique ancienne et à mon sens peu rationnelle car relevant d’un rapport émotionnel à la bande dessinée (proche en cela du fétichisme de la dédicace ; le règne de la planche originale toucherait-il à sa fin ?). Mais qu’est-ce qui est exposé, alors, me demanderez-vous ? On trouvera principalement deux types d’objets. Soit des bandes dessinées prises dans leur matérialité, en revue ou en album, soit des fac-similés de planches. La provenance des pièces est le MRN, le CIBDI, ou la bibliothèque municipale de Lyon. Il est heureux de prouver qu’on peut faire une exposition de bande dessinée sans en appeler aux collectionneurs. Le MRN a la chance de posséder dans ses fonds de nombreuses revues d’époque publiant des bandes dessinées, et cette richesse a été exploitée ici. En outre, beaucoup d’objets présentés ne sont pas des bandes dessinées mais servent à mettre les productions graphiques en regard du reste des documents de l’histoire de la Résistance.
Une seconde rupture tient à la nature même de l’exposition. Traits résistants appartient à une catégorie rare : l’exposition scientifique de bande dessinée. A l’exception de Maîtres de la bande dessinée européenne, les expositions de bande dessinée au contenu scientifique pointu étaient rares en-dehors du CIBDI (qui peut faire appel à son équipe de chercheurs et spécialistes). La traduction de cette ambition scientifique est son catalogue qui propose plusieurs études sur le sujet. Un comité scientifique a été réuni et l’exposition est là pour mettre en valeur des fonds d’archives, plutôt que des oeuvres d’art. Si son sujet est l’image de la Résistance, l’histoire de la bande dessinée transparaît de façon périphérique mais sérieuse. Fort heureusement, la plupart des idées reçues sur la bande dessinée sont soigneusement évitées (ouf, il n’est question nulle part du « passage à l’âge adulte » des années 1960 !) et des sujets d’étude peu courants sont abordés (les petits formats notamment, parents pauvres de l’histoire de la bande dessinée) ou abordés d’une manière originale qui évite le passage obligé par des chefs-d’oeuvre (pour le domaine belge, on s’intéresse à Wrill plutôt qu’aux habituels Tintin et Spirou). On recherche la pertinence des exemples plutôt que les grands exemples que tout le monde connaît. Surtout, l’ambition scientifique se lit dans les analyses d’image proposées. Elles font appel aux méthodes d’analyse par mise en contexte de la production jusqu’à la réception, soulignant qu’une oeuvre d’art n’est pas une création immanente et géniale détachée de tout contexte. D’ailleurs, on voit ici que la bande dessinée n’est pas considérée en terme de « chef d’oeuvre », selon ses qualités plastiques, mais comme un document historique comme un autre, pour sa capacité à refléter les attentes de la période. Cela aussi est rafraîchissant dans une exposition de bande dessinée.

Bon… A lire cet article, on aurait l’impression que je n’ai pas de reproches à faire à cette exposition… Un petit, tout de même : paradoxalement, l’exposition elle-même propose une vision parfois un peu trop univoque de la Résistance. Je signalais au début que la période de remise en cause du résistancialisme était peu abordée. Cela pouvait s’expliquer par le fait que la bande dessinée a finalement assez peu ressenti ce choc (beaucoup moins que le cinéma), ou l’a ressenti avec beaucoup de retard. Mais il est amusant de constater que le mot de « propagande » n’est jamais utilisé à propos des oeuvres relevant justement du mythe résistant, La bête est morte étant l’exemple le plus flagrant. « Propagande » est pourtant employé quand il s’agit de parler des oeuvres produites au service de l’occupant nazi, ou du gouvernement de Vichy, avec cette distinction de « propagande officielle » qui laisse supposer qu’il existerait une propagande « non-officielle ». C’est justement celle de la Résistance, qui utilise des principes proches de son homologue allemande, et notamment la stigmatisation outrancière de l’adversaire : dans La bête est morte, on explique au lecteur que les allemands sont par nature des êtres barbares. Les thèmes mis en avant dans les illustrés pour enfants après la Libération, glorifiant la Résistance, sont aussi le fruit d’une propagande qui tente de construire, après la guerre, ce qui relève d’un mythe, en inculquant aux jeunes l’image manichéenne de gentils résistants luttant contre d’infâmes et stupides allemands. Ce simple fait, qui conditionne pourtant la création de séries comme Fifi gars du maquis ou Les trois mousquetaires du maquis n’est pas clairement exprimé, m’aura-t-il semblé.
C’est un reproche qui reste limité et je vous encourage, amis lyonnais, à vous rendre au CHRD pour aller voir Traits Résistants.