(7) Les expositions scientifiques de bande dessinée

Avant de commencer mon article, une petite publicité pour le colloque organisé par les étudiants du master bande dessinée de l’Ecole européenne supérieure de l’image d’Angoulême. Elle a pour titre Spectres ! et s’intéresse donc à la représentation du spectre dans la bande dessinée. C’est à Angoulême, et on trouve parmi les intervenants Thierry Groensteen et Thierry Smolderen.

Mais revenons à nos propres fantômes…

J’avais décrit, il y a quelques semaines, l’exposition en cours au Centre d’histoire de la Résistance Traits résistants comme une exposition « d’un genre nouveau », arguant du fait qu’elle fasse appel à des méthodes assez originales dans le cadre des expositions de bande dessinée, en particulier l’appel à des universitaires et la publication d’un catalogue scientifique. C’est que j’avais en tête l’article d’aujourd’hui qui, dans le cadre de ma série « exposer la bande dessinée à travers les âges », s’intéresse cette fois aux expositions scientifiques, avec comme titre-choc : les expositions scientifiques, grandes oubliées des discours sur la bande dessinée.
L’occasion de voir un peu ce qu’on peut entendre par « exposition scientifique », pourquoi ce type d’exposition manque, et ce qui la différencie des autres. Juste une précision préalable : mon propos n’est pas du tout de transformer toutes les expositions de bande dessinée en expositions scientifiques, mais simplement de questionner un type de présentation présent dans d’autres arts, absent dans le nôtre.

Exposition scientifique : un modèle extérieur à la bande dessinée
Qu’est-ce que j’entends par « exposition scientifique », me direz-vous ? Je l’envisage ici comme un type d’exposition (comme j’ai défini lors de mon précédent article « l’exposition hyperscénographiée ») qui comporte quelques caractéristiques spécifiques, identifiées par référence à des expositions assez courantes dans le milieu des Beaux-Arts notamment. Un certain nombre d’expositions que l’on trouve au Louvre, au Centre Pompidou, au museum d’histoire naturelle de Paris, au musée de la Renaissance d’Ecouen, pour ne citer que quelques exemples dans des domaines assez variés, peuvent être qualifiées d’expositions scientifiques. Elles contiennent, dans leur intention et leur réalisation, une double caractéristique que n’ont pas d’autres types d’expositions.
D’abord sont-elles guidées par un objectif pédagogique qui vient se superposer voire surpasser le seul objectif « esthétique » de la rencontre avec une oeuvre. L’approche pédagogique a des conséquences sur la tenue de l’exposition : la progression d’un espace à l’autre se fait dans une cohérence intellectuelle forte, avec peu d’artifices scénographiques, sous-tendue par une problématique annoncée au début, à la manière d’une dissertation ; le texte est souvent abondant, avec trois degrés de lecture (une panneau général pour chaque espace, des panneaux intermédiaires, un cartel documenté qui ramène chaque objet exposé à la problématique). L’exposition scientifique se propose (aussi, mais pas uniquement) comme un cours géant sur un thème donné. Ce discours pédagogique qui façonne le parcours de l’exposition ne signifie pas forcément 1. que l’enjeu de pur émerveillement esthétique est complètement oublié (disons que l’éveil cognitif est privilegié) 2. que l’exposition ne s’adresse qu’à un public averti. On peut penser aux expositions de vulgarisation scientifique de la Cité des Sciences et de l’Industrie, ou celle du Palais de la découverte, dans la même veine, qui s’adresse au grand public. Les musées scientifiques et techniques ont souvent moins de mal que les musées des Beaux-Arts à franchir le pas vers la vulgarisation dans la construction de leur discours : la plupart des expositions présentées dans les museums d’histoire naturelle des grandes villes de France sont à dominantes pédagogiques, mais ne poussent jamais vers la complexité réelle des travaux de la recherche scientifique.
La seconde caractéristique est plus ou moins présente selon les expositions, mais reste une donnée fondamentale : l’exposition scientifique s’inscrit et s’appuie sur l’état de la recherche sur le sujet. Là encore, cette caractéristique a une influence sur la conception de l’exposition : le commissaire fait appel à des chercheurs et des spécialistes du sujet qui sont déjà, par ailleurs et par divers biais, des producteurs d’un discours pédagogique et scientifique (par « chercheurs et spécialistes », je n’entends pas forcément des universitaires : certains champs d’étude, et en particulier la bande dessinée, demandent de s’adresser à des non-universitaires). Le choix du thème est alors dicté par le contexte des études menées sur le sujet : soit l’exposition fait la synthèse des connaissances sur un thème bien connu, soit elle aborde un thème novateur que quelques études auront récemment mis en lumière. Deux exemples d’expositions où la donnée scientifique est prépondérante dans le choix et le traitement du sujet : l’exposition Dans l’ombre des dinosaures présentée au museum d’histoire naturelle de Paris depuis le 14 avril 2010 s’inscrit dans une évolution de la paléontologie qui, après s’être abondamment intéressée aux dinosaures, déporte son regard vers les mammifères entre l’ère secondaire et l’ère tertiaire ; l’exposition Claude Le Lorrain : le dessinateur face à la nature correspond à des études menées sur la peinture du paysage, thèmatique qui a fait l’objet de plusieurs autres expositions ces derniers temps.
L’une des conséquences de l’articulation entre la recherche et l’exposition est que cette dernière est l’occasion de diverses manifestations scientifiques : des colloques, et, surtout, un catalogue scientifique auquel vont contribuer des spécialistes du sujet, et qui a vocation à servir de référence. Par nature, l’exposition scientifique s’appuie sur l’existence d’une communautés de spécialistes et d’érudits capables d’écrire sur le sujet. Elle est un trait d’union entre les recherches à haut niveau et le grand public, auquel on restitue un savoir neuf.

Qu’en est-il de la bande dessinée ? Les expositions scientifiques sont en général assez rares ou, du moins, beaucoup moins ambitieuses que ce que l’on trouve dans d’autres disciplines. Elles doivent parfois composer avec l’attitude anti-intellectuel parfois présente chez les amateurs de bande dessinée, qui apprécient qu’on « intellectualise » leur passion dans les disciplines traditionnelles que sont l’histoire, l’esthétique, la sociologie, etc. Elles ont pourtant une forme d’antériorité : Bande dessinée et figuration narrative, à sa manière, est une exposition scientifique, puisqu’elle s’appuie sur une communauté d’érudits et sur leurs travaux. Il me faudrait fouiller un peu la question, étudier plus en détail les expositions proposées dans les festivals de bande dessinée, pour savoir si la logique d’expositions scientifiques, à contenu dense et pédagogique, fruit d’études précises et indépendantes de l’exposition elle-même, ont été maintenu. J’aurais tendance à dire que l’importance de l’enjeu promotionnel et commercial a poussé à remplacer la visée pédagogique par un simple discours laudatif et non-critique, mais cela resterait à vérifier. Certaines expositions du FIBD 2011 pouvaient correspondre à ma définition de l’exposition scientifique, dans des domaines très différents : d’une part l’exposition sur la jeune bande dessinée belge, qui portait la problématique de l’existence ou non d’un nouveau courant homogène d’auteurs belges ; d’autre part l’exposition plus grand public sur les Peanuts, série de Charles Schultz qui fêtait ses soixante ans. Elle s’appuie en partie sur une récente biographie du dessinateur paru en 2007 chez HarperCollins, sous la plume de David Michaelis. Toutefois, pas de publication de catalogue ici.
Evidemment, on serait tenté de dire que le déficit en exposition scientifique sur la bande dessinée est proportionnelle à la forme encore embryonnaire des recherches universitaires sur la bande dessinée. C’est en partie juste si on prend comme point de référence les expositions d’autres disciplines qui sont souvent directement liées à la recherche en histoire de la peinture, en archéologie, etc. Mais c’est ignorer que le discours savant sur la bande dessinée n’a pas attendu l’université pour se construire, et pour se constituer en communautés de chercheurs susceptibles d’être mobilisés pour une exposition… J’en veux pour preuve l’exposition Maîtres de la bande dessinée européenne

Maîtres de la bande dessinée européenne : les chercheurs à la manoeuvre

Malgré les précautions ci-dessus, une exposition fait date dans l’histoire des expositions scientifiques sur la bande dessinée : Maîtres de la bande dessinée européenne, présentée en 2000-2001 à la Bibliothèque nationale de France. Elle se distingue par son ambition, tant au niveau du thème (un panorama de la bande dessinée européenne) que du lieu : la prestigieuse BnF. Dans cet établissement public, centre bibliographique français, la plupart des expositions présentées ont une ambition scientifique affirmée. La BnF est une bibliothèque de recherche et accompagne la recherche dans de nombreux domaines par des expositions et des colloques. Alors que plusieurs expositions ont prouvé ces dernières années que programmer une exposition sur la bande dessinée permettait de s’affranchir de la même ambition scientifique que dans d’autres manifestations la BnF n’a pas fait ce choix en 2000 et a préféré rester fidèle à sa politique culturelle exigeante (il est vrai que la « mode » de la bande dessinée n’était pas à son apogée comme maintenant).
Dans quelle mesure Maîtres de la bande dessinée européenne est-elle une exposition scientifique ? En prenant le quatrième de couverture du catalogue comme déclaration principe, on retrouve une rhétorique pédagogique : des problématiques sont posées (quelle particularité des bandes dessinées européennes par rapport à leurs voisins mondiaux ? Quelles divergences des traditions nationales ?), et il est bien précisé que la bande dessinée européenne sera « étudiée » : le choix du mot est important, il diffère d’un simple « présenté ». Elle offre sur le thème des hypothèses savantes. En outre, si on cherche à lui appliquer les critères retenus plus haut, l’exposition de 2000 se révèle imiter les expositions scientifiques d’autres disciplines. Elle fait l’objet d’un catalogue assez conséquent (environ 200 pages), avec bibliographie et notice des pièces exposées ; elle vient conclure à un tournant important des études sur la bande dessinée européenne : le moment où la figure de Rodolphe Töpffer émerge clairement comme « inventeur » de la bande dessinée, en réponse à l’idée d’une naissance américaine. Les recherches d’une dizaine d’années sur les origines de la bande dessinée aboutissent à travers elle auprès du grand public (en 1996 paraît un numéro spécial du Collectionneur de bandes dessinées sur « Les origines de la bande dessinée », dirigé par Thierry Groensteen). En même temps, la notion même de « bande dessinée européenne », assez neuve dans les discours sur le medium ouvre un chantier intéressant. La scénographie est relativement sobre et très structurée, comme une représentation en trois dimension de la pensée. Pour les objets exposées, on trouve mêlées des planches originales et des oeuvres imprimées, façon de se démarquer d’une exposition de collectionneur où seul compterait la contemplation de pièces rares. Surtout, l’exposition s’appuie sur un groupe de spécialistes et chercheurs sollicités pour l’occasion et regroupés autour de Thierry Groensteen, directeur scientifique. La plupart participent ou ont participé à des revues comme Les Cahiers de la bande dessinée ou Neuvième art ; pour la plupart, leurs écrits et publications relèvent de l’étude critique plus que du journalisme d’actualité, qu’il s’agisse de critiques (Gilles Ciment, Pierre Sterckx), de membres du CNBDI (Jean-Pierre Mercier, Jean-Philippe Martin), de chercheurs (Annie Renonciat, Laurent Gerbier, Vincent Baudoux, Philippe Videlier). Tous sont dirigés par Thierry Groensteen, dont l’activité scientifique (organisation de colloques, d’expositions, direction scientifique de revue, ouvrages d’étude en histoire et en esthétique de la bande dessinée…) n’est pas à prouver. Il est d’ailleurs amusant de retrouver dans l’équipe de Maîtres de la bande dessinée plusieurs de ses complices des Cahiers de la bande dessinée qu’il a dirigé de 1983 à 1988 (Harry Morgan, Gilles Ciment, Pierre Sterckx).
Le même Thierry Groensteen raconte dans La bande dessinée, un objet culturel non identifié les difficultés qu’il a pu avoir pour monter l’exposition. Il dévoile notamment que c’est faute d’experts-maisons capables de monter une exposition sur la bande dessinée que la BnF s’était adressé à lui (Thierry Groensteen est alors directeur du musée de la bande dessinée d’Angoulême). Il va jusqu’à en parler comme un « fait du prince », le prince étant Jean-Pierre Angremy, président de l’établissement. L’anecdote prouve que la mise en place d’une telle exposition n’est pas évidente, et plutôt vécue comme un changement, mais aussi qu’il existe une solide communauté de chercheurs sur laquelle s’appuyer (la remarque est toujours valable).

(on peut consulter l’exposition virtuelle de Maîtres de la bande dessinée européenne)

Quelle posterité ?
On peut s’interroger sur la posterité réelle de Maîtres de la bande dessinée européenne comme exposition scientifique. Thierry Groensteen en parle en 2006 comme d’une « exposition de troisième génération – jusque là sans posterité ». En décembre 2006 surgit au Centre Pompidou l’exposition Hergé, qui sonne comme une réponse décalé à Maîtres de la bande dessinée européenne. Elle fait le bilan des (très nombreuses) études sur Hergé, s’accompagne de conférences, complète les planches originales par des documents d’archives (correspondances, documentation, croquis…), tend à une exhaustivité scientifique (en abordant une chronologie de l’oeuvre, puis une partie sur les méthodes de travail d’Hergé), s’accompagne d’un catalogue de 1 000 pages. Certes, le catalogue n’est pas constitué d’articles, mais reproduisant des pièces exposées et les commissaires ne sont pas à proprement parler des chercheurs spécialistes de la discipline (Laurent Le Bon, conservateur du Centre Pompidou et Nick Rodwell, des éditions Moulinsart).
En réalité, Hergé interroge les limites de l’exigence scientifique d’une exposition de bande dessinée. Par « exigence scientifique », j’entends sa capacité à rendre compte des discours d’études historiques, esthétiques, sociologiques sur le sujet, à structurer le propos en problématiques et hypothèses, et à s’inscrire dans une dynamique de recherche indépendante à l’exposition. Cette exigence passe-t-elle avant les impératifs de contemplation d’oeuvre ou de prestige des pièces exposées ? Dans le cas d’Hergé, l’une des intentions affirmées étaient de submerger le visiteur sous les originaux (un original d’Hergé étant le Graal des collectionneurs d’un point de vue émotionnel). Ainsi, d’autres expositions ont adopté dans une mesure plus ou moins forte une démarche scientifique : Archi et BD déploie une réflexion organisée et ébauche quelques hypothèses ; elle propose un épais catalogue. Même chose pour De Superman au chat du Rabbin au musée d’art et d’histoire du judaïsme, dirigée par Didier Pasamonik : la problématique était de réfléchir à la présence de l’identité juïve dans la bande dessinée. Si les éventuelles conclusions de ces expositions peuvent être discutées, il n’en demeure pas moins qu’elles prennent à bras le corps un propos structuré. Durant les années 2000, l’ambition intellectuelle des expositions de bande dessinée a augmenté, sans imiter autant que ne l’avait fait Maîtres de la bande dessinée européenne les structures d’exposition scientifique d’autres disciplines (car, il faut le redire, ce modèle me semble en partie étranger à la tradition des expositions de bande dessinée).

S’il y a une structure qui peut bénéficier d’une équipe et d’une logistique idéale pour la conception d’expositions scientifiques, c’est la CIBDI. Durant les années 2000, l’établissement, qui porte une mission nationale de conservation et de valorisation de la bande dessinée et s’appuie sur un fonds patrimonial qui attire des chercheurs, a participé à la multiplication d’expositions scientifiques, combinant une exposition grand public mais avec beaucoup de textes et un propos scientifique, et un catalogue à destination des chercheurs. Le duo formé par Jean-Pierre Mercier (conseiller scientifique) et Thierry Groensteen (qui n’est cependant plus directeur du musée) fonctionne bien et les expositions organisées depuis la réouverture de 2009 correspondent à des obsessions scientifiques de Thierry Groensteen et lui permettent de faire le point sur la question de la bande dessinée animalière (Plumes, poils et pinceaux) et la parodie (Parodies : la bande dessinée au second degré). Les catalogues sont l’occasion de solides réflexions. En ce sens, le CIBDI (ex-CNBDI) a su tenir son rôle auprès de la recherche en bande dessinée en relayant quelques travaux.
Avec Traits résistants, l’exposition scientifique s’est détachée du seul CIBDI tout en respectant les caractéristiques mises au jour plus haut. Pour le catalogue, plusieurs spécialistes ont été contactés, mêlant là encore critiques (Didier Pasamonik) et chercheurs (Sylvain Lesage). C’est un bon signe, assurément, celui d’une diversification des expositions de bande dessinée. Une exposition est prévue à la BnF sur Astérix en 2013 à la suite du don Uderzo : ce sera la seconde exposition sur la bande dessinée dans ces murs, et elle pourra manquer de se positionner sur le plan scientifique.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *