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La bande dessinée numérique : une bibliographie

Depuis la fin des années 2000, le terme « bande dessinée numérique » s’est imposé pour parler de toute forme de bande dessinée créée et diffusée au moyen d’outils numériques. C’est celui que j’emploierais ici. Mais cette déclinaison particulière d’un medium bien connu, rattaché jusque là à l’économie du livre, existe aux Etats-Unis depuis les années 1990, et émerge en France à la fin de cette même décennie. Comme tout nouveau média, il a engendré un certain nombre de discours, d’abord de façon sporadique, puis par une accélération brusque à partir de 2009, au moment où a commencé la médiatisation massive du phénomène.

Cette bibliographie s’adresse à quiconque doit se confronter à la bande dessinée numérique dans son travail : journalistes, chercheurs, bibliothécaires, créateurs… Mais les simples curieux n’hésiteront pas non plus à s’y reporter. Elle se concentre avant tout sur le domaine français, par méconnaissance personnelle de ma part des situations américaines et asiatiques. En fin de bibliographie, deux titres viennent renseigner le domaine américain. Le nombre réduit de publications m’a permis de me tenir à une certaine exhaustivité. J’ai notamment essayé de recenser les travaux universitaires traitant de la bande dessinée numérique, dès le master 2 : les jeunes chercheurs ont été précoces dans l’investissement de ce champ d’études et leur production constitue à ce jour une source d’informations d’autant plus précieuse que certains travaux sont librement disponibles en ligne.

A la lecture de la bibliographie, deux éléments ressortent particulièrement :

1. Schématiquement, on peut décliner les discours sur la bande dessinée en trois approches, pouvant se compléter l’une l’autre : l’approche « état des lieux », qui conduit à des analyses d’ordre économique ou historique ; l’approche « pratique », qui donne un guide des techniques de production et de diffusion ; l’approche esthétique, qui cherche à faire émerger une théorie expérimentale de la bande dessinée numérique. A mes yeux, le foisonnement et la cohérence de cette dernière approche est remarquable : là où les modèles économiques peinent à se construire, là où l’approche historique n’en est qu’au point de l’ébauche ponctuelle, le développement d’une esthétique de la bande dessinée numérique tout au long de la décennie 2000 a permis l’émergence de concepts profondément novateurs, souvent nourris par des analyses identiques portées sur d’autres arts (interactivité, transmédia, nouveaux modes narratifs, toile infinie…).

2. En terme de nomenclature, les appellations données à la bande dessinée numérique sont très variables, ce dernier terme faisant momentanément consensus. Il ne m’appartient pas ici de relancer ce débat de vocabulaire, mais plutôt de mettre en garde les lecteurs d’ouvrage sur la bande dessinée numérique. L’emploi de termes différents signifie généralement que l’auteur, volontairement ou non, met en avant une conception exclusive de la bande dessinée numérique, qui restreint son champ d’études. On prendra bien garde de ne pas considérer comme synonymes et d’examiner avec attention l’emploi des termes aussi divers que bande dessinée interactive, webcomic, bande dessinée en ligne, récit numérique, bande dessinée numérisée, blog bd, turbomedia… J’ai fait le choix de regrouper tous ces termes sous l’appellation générale de « bande dessinée numérique », tout en restant conscient qu’il s’agit d’une solution de facilité.

Une dernière précision est nécessaire : j’ai privilégié une littérature « savante », autrement dit les publications se basant sur une analyse détaillée et argumentée et posant sur la bande dessinée numérique un regard critique. Se trouve exclue la masse importante des articles d’actualité parus dans la presse spécialisée ou généraliste. Quelques liens sur des sites d’actualité spécialisés pallient toutefois à cette lacune. En revanche, je n’ai procédé à aucune sélection en terme d’approches disciplinaires : vous trouverez donc aussi bien des références sur l’esthétique de la bande dessinée numérique que sur son histoire et son économie.

Enfin, cette bibliographie se veut évolutive : si vous avez connaissance de travaux sur la bande dessinée numérique que je ne mentionne pas, n’hésitez pas à me contacter.

Je remercie Julien Falgas pour son aide, directe ou indirecte, dans la conception de cette bibliographie.

Vous pouvez aussi télécharger cette bibliographie : Bibliographie sur la bande dessinée numérique

Bibliographies :

Evidemment, cette bibliographie est une première, donc la rubrique « bibliographies » est encore vide… Néanmoins, je vous signale l’existence d’une bibliographie sur le livre numérique publiée par la Bibliothèque nationale de France. Certes, elle se concentre avant tout sur le livre-texte, hors bande dessinée. Mais elle me semble tout de même indispensable pour quiconque veut s’intéresser à la BD numérique : les problématiques se rejoignent nécessairement. Elle est téléchargeable gratuitement  :
– Bibliothèque nationale de France, Le livre numérique, bibliographie séléctive, 2011. url : http://www.bnf.fr/documents/biblio_livre_numerique.pdf.

On trouvera également une bibliographie du domaine anglais dans un article en ligne que je mentionne plus bas, du laboratoire de recherche NT2. Url : http://nt2.uqam.ca/recherches/dossier/webcomics

Essais :

– Scott McCloud, Réinventer la bande dessinée, traduit de l’anglais par Jean-Paul Jennequin, Vertige Graphic, 2002.
Edition française d’un ouvrage fondateur de Scott McCloud paru en 2000 chez Harper. Le dessinateur, déjà auteur de deux ouvrages théoriques sur la bande dessinée dont la particularité est d’être rédigés sous la forme de bande dessinée (en français, toujours chez Vertige Graphic : L’art invisible, 1999 et Faire de la bande dessinée, 2000) envisage l’avenir du medium, notamment face aux nouvelles technologies. Les enjeux qu’il soulève (nouvelle économie, nouveau mode de distribution, nouveau mode de création), dès 2000, restent encore d’actualité, même s’il ne faut pas perdre de vue sa date lointaine de rédaction.

– Steven Withrow, John Barber, BD en ligne, la bande dessinée sur le web, outils et techniques, traduction de l’anglais par Laurence Seguin, atelier Perrousseaux, 2007.
Encore la traduction d’un ouvrage d’outre-atlantique (Webcomics, Hauppage, 2005). Il se décompose en deux parties : une introduction historique sur la bande dessinée en ligne, qui ne concerne que le domaine américain ; un guide pratique pour créer et diffuser soi-même son webcomic, à partir des exemples cités dans la première partie.

– Sébastien Naeco, La BD numérique, état des lieux, enjeux et perspectives, NumerikLivres, 2011.
Le premier ouvrage français sur la bande dessinée numérique. Il adopte une démarche plus prospective, principalement orientée vers l’analyse économique d’un marché potentiel de la bande dessinée numérique : état des lieux des forces en présence et essai de réflexion sur les modèles économiques. Uniquement disponible en version numérique, sur le site de l’éditeur, par exemple : http://numerikmedias.com/librairie/?wpsc_product_category=comprendre-le-livre-numerique.

Revues et articles :

BDZ
Ce webzine « impertinent » pour reprendre les propres termes de ses auteurs, est entièrement consacré à la bande dessinée numérique. Impertinent, il l’est en effet en ce qu’il porte un discours alternatif, critique et exigeant. A suivre car les auteurs sont d’excellents connaisseurs de la bande dessinée numérique et des problématiques qui l’entourent.
Url : http://issuu.com/b.d.z.mag
Deux numéros parus :
numéro 0
numéro 1 : spécial Iznéo

Jade : Internet, numérique et bande dessinée, n°108u, 6 pieds sous terre, printemps 2011.
Numéro de la revue de création Jade qui fonctionne sur le principe suivant : chaque semestre, un thème sur lequel plusieurs auteurs de bande dessinée proposent de courtes planches. On trouvera donc dans cette revue l’avis dessiné d’auteurs sur le numérique et sur Internet, mais aussi des articles « textes » sur lesquels j’attire votre attention :
– Jean-Noël Lafargue, « Bande dessinée et Internet », p.2-5, qui, comme son titre l’indique, s’intéresse aux liens entre la BD et Internet, c’est-à-dire qu’il n’aborde qu’incidemment la bande dessinée numérique.
– Anthony Rageul, « Le numérique c’est facile », p.13-16, qui explique quelques potentialités du numérique appliqué à la bande dessinée, et les difficultés à les transmettre au sein de la profession.

Hermès, n°54, CNRS éditions, 2009
La revue interdisciplinaire du CNRS Hermès a choisi de consacrer son cinquante-quatrième numéro à la bande dessinée. Trois articles s’intéressent plus spécifiquement à la bande dessinée numérique ou à son contexte :
– Pierre Fastrez et Baptiste Campion, « L’hybridation BD/jeux vidéo : émulsion impossible ? », p.117-118.
– Sébastien Rouquette, « Les blogs BD, entre blog et bande dessinée », p.119-124.
– Etienne Candel, « La bande dessinée en ligne, entre idéaux de rupture et de continuité », p.125-126.
– Khaled Zouari, « Le site Webcomics, un exemple d’interactivité », p.127-132.
Sommaire en ligne de la revue : url : http://documents.irevues.inist.fr/handle/2042/30596

Plusieurs articles du site Du9.org sont des analyses savantes sur la bande dessinée numérique plus que des notes d’actualité. Je les fait figurer ici plutôt que dans les « ressources en ligne » (voir ci-dessous):
– Anthony Rageul, « Pour une bande dessinée interactive », [en ligne] Du9.org, février 2010. Url : http://www.du9.org/Pour-une-bande-dessinee#forum13612
– Anthony Rageul, « Des clics et du sens », [en ligne] Du9.org, mai 2010. Url : http://www.du9.org/Des-clics-et-du-sens.

Travaux universitaires :

Quelques jeunes étudiants et chercheurs se sont intéressés à la bande dessinée numérique et ont nourri, à leur échelle, la réflexion. Certains de ces travaux sont librement disponibles en ligne. Dans tous les cas, n’oubliez pas de contacter les auteurs avant de les utiliser.

– Laurène Streiff, Enjeux des oeuvres numériques de bande dessinée sur la création artistique, mémoire de maîtrise, université d’Avignon, sous la direction de Pierre-Louis Suet, 2001. En ligne sur le blog de Julien Falgas : http://julien.falgas.fr/post/2004/09/21/1303-et-la-bd-rencontra-l-ordinateur.

Travail précoce sur la bande dessinée et le numérique, il propose plusieurs voies pour l’esthétique de la bande dessinée numérique. Le terme employé pour la bande dessinée numérique est e-BD, et la question des limites de la bande dessinée sur ordinateur au sein d’une culture numérique est déjà posée.

– Julien Falgas, Toile ludique, vers un conte multimédia, mémoire de maîtrise, université de Metz, sous la direction d’Olivier Lussac, 2004. En ligne sur Neuvième art 2.0: http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?page=memoire&id_memoire=7
Julien Falgas, dans ce travail, se place sur le plan de la narration en images en développant la notion de « Conte multimédia ». Il s’interroge sur la manière dont l’émergence de la bande dessinée numérique pourrait (nous sommes encore en 2004) aboutir à son rapprochement avec le jeu vidéo, par la dimension ludique.

– Sébastien Prévost, La BD et les nouvelles technologies : mort ou renaissance d’un genre ? , mémoire de master 2, université Paris XIII, IUP Métiers de la communication, sous la direction de Luc Pinhas, 2006. En ligne sur le blog de Julien Falgas : http://julien.falgas.fr/post/2006/10/01/1884-la-bd-et-les-nouvelles-technologies-mort-ou-renaissance-dun-genre.

Etat des lieux sur la bande dessinée numérique au milieu des années 2000. L’approche de l’auteur est surtout descriptive, et orientée sur l’évolution du marché.

– Flore Tilly, Les Blogs BD, au croisement numérique des expressions personnelles et artistiques, mémoire de master 2, université de Rennes 2 Haute-Bretagne, 2008. Peut être complété par les articles de l’auteur sur le site de Julien Falgas : http://julien.falgas.fr/tag/par%20Flore%20Tilly.

Etude sur le phénomène spécifique des blogs bd (milieu des années 2000), envisagé sous ses ressorts éditoriaux et communicationnels.

– Anthony Rageul, Bande dessinée interactive. Comment raconter une histoire ?, mémoire de master, université Rennes 2 Haute-Bretagne, sous la direction de Joël Laurent, co-dirigé par Philippe Marcelé, 2009. En ligne : http://www.prisedetete.net/fr/memoire.html#download.
La qualité de ce travail universitaire, qui lui donne toute sa pertinence, est d’être à la fois la défense et l’illustration d’une théorie sur la bande dessinée interactive. Anthony Rageul a en effet réalisé une bande dessinée numérique et c’est à partir de sa propre création qu’il démontre les potentialités du medium.

– Magali Boudissa,  La bande dessinée entre la page et l’écran : étude critique des enjeux théoriques liés au renouvellement du langage bédéique sous influence numérique, thèse de doctorat, université Paris 8 Vincennes Saint-Denis, sous la direction de Daniel Danétis, 2010.

Le doctorat de Magali Boudissa est une relecture de l’esthétique de la bande dessinée à l’ère numérique. Elle confronte les approches théoriques élaborées autour du medium dans sa dimension papier aux évolutions induites par le récit sur ordinateur, se focalisant principalement sur la gestion d’un nouvel espace (l’écran, et non plus la page) et le caractère « hypermédiatique » du numérique (interactivité, hybridation…).

Ressources en ligne :

– Scott Mc Cloud, « I can’t stop thinking », 2001. url :http://scottmccloud.com/1-webcomics/icst/index.html.
Les réflexions de Scott McCloud sur la bande dessinée numérique sont extrêmement utiles et constituent une base de travail idéale. Le lien ci-dessus est l’appendice mis en ligne de son ouvrage Reinventing comics (voir plus haut). Certes, cela date du début de la décennie et l’auteur dit lui-même que les réflexions sont obsolètes ; certes, c’est en anglais, mais allez quand même y jeter un coup d’oeil.
– Gabriel Gaudette, « Webcomics », n.d. (vers 2008). url : http://nt2.uqam.ca/recherches/dossier/webcomics Le laboratoire nt2 de Québec, spécialisé dans l’étude des oeuvres hypermédia, a mis en ligne cet article sur le domaine nord-américain, assorti d’une bibliographie, de plusieurs ressources en ligne, et de quelques exemples d’oeuvres. Une approche intéressante des débuts américains du webcomic.

– « Bande dessinée en ligne », Wikipédia. Url : http://fr.wikipedia.org/wiki/Bande_dessin%C3%A9e_num%C3%A9rique.
L’article de l’encyclopédie collaborative concerne surtout la bande dessinée en ligne plus que la bande dessinée numérique, mais c’est une bonne synthèse : il met bien en avant l’historique du medium, les différents enjeux, et ses sources sont fiables.

– Le blog de Julien Falgas (http://julien.falgas.fr/) est également une ressource essentielle, presque entièrement consacré aux réflexions de l’auteur (par ailleurs fondateur de Webcomics.fr) sur la bande dessinée numérique. Il faut forcément fouiller dans les articles pour trouver ce qu’on cherche, mais ce sont des réflexions de qualité sur le domaine.

Plusieurs revues et site spécialisés proposent des dossiers spéciaux sur la bande dessinée. Les liens renvoient ici directement vers les articles uniquement consacrés à la BD numérique et en ligne :

Neuvième art 2.0, la revue désormais en ligne de la Cité de la bande dessinée, propose un intéressant dossier sur « La Bande dessinée sur écrans » url : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?rubrique60.

– Le blog de Sébastien Naeco : http://lecomptoirdelabd.blog.lemonde.fr/category/bd-numerique/. Sébastien Naeco mène une veille sur la bande dessinée numérique depuis deux ans maintenant. On trouvera sur son site beaucoup d’interviews d’auteurs qui travaillent ou se diffusent par voie numérique : c’est ce qui est le plus intéressant. Ne pas manquer non plus les commentaires qui sont souvent le lieu de débat sur le sujet.

– Le site Actuabd propose également un dossier sur la BD numérique, davantage orienté, vous l’aurez compris, vers des « actualités », et moins vers des réflexions : http://www.actuabd.com/-La-Bande-dessinee-numerique-.

Sites de références et de veille :

http://www.pilmix.org/.
L’association Pilmix a été créée début 2010 pour promouvoir la bande dessinée numérique. Elle mène naturellement sur son site une veille sur la question, que l’on peut aussi suivre via Twitter ou Facebook.

http://bd-numerique.blogspot.com/
Le groupement des auteurs de bande dessinée, branche du syndicat national des auteurs-compositeurs, réfléchit lui aussi à l’avenir numérique de la bande dessinée et expose ses réflexions sur un blog depuis novembre 2010.

http://www.scoop.it/t/turbo-media-naissance-d-un-nouveau-medium
Le blogueur Gipo mène une veille spécifiquement orientée vers le concept encore récent de Turbomédia, une hybridation numérique entre bande dessinée et animation graphique qui a, je l’espère, de beaux jours devant elle.

Lectures en anglais :

(données à titre indicatif, ces titres n’ont pas été consultés par moi)

– T. Campbell, A History of Webcomics, Antartic Press, San Antonio, 2006.

– Brad Guigar, Dave Kellet, Scott Kurtz et Kris Straub, How to Make Webcomics, Image Comics, Berkeley, 2008.

(6) Le triomphe de la scénographie en trois dimensions :

En guise d’introduction, une information en lien avec ma série d’articles « Exposer la bande dessinée… à travers les âges » : le groupe de travail « Histoire culturelle de la bande dessinée », intégré à l’université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines organise le mercredi 4 mai une demi-journée sur le thème « exposer la bande dessinée » à la bibliothèque Buffon (Paris, 5e). Outre votre prolixe serviteur, qui interviendra sur le thème des expositions de bande dessinée dans les premiers festivals au début des années 1970 (une reprise complétée d’un autre article de la présente série), vous pourrez y écouter Pierre-Laurent Daures, qui prépare un mémoire sur les expositions de bande dessinée, ainsi que Jean-Pierre Mercier et Jean-Marc Thévenet, respectivement conseiller scientifique de la Cité de la BD d’Angoulême et ancien directeur artistique du festival de la même ville.

Le triomphe de la scénographie en trois dimensions : une nouvelle façon d’exposer la bande dessinée
La décennie 1990 a marqué l’évolution des expositions de bande dessinée de plusieurs manières : l’apparition du musée de la bande dessinée, que j’évoquais dans mon précédent article est sans doute une étape importante. Mais il faut aussi compter avec le développement (je n’ose parler « d’apparition », ne pouvant dater exactement la chose) d’un nouveau modèle d’exposition de bande dessinée que je qualifierais d’« hyperscénographié », replaçant la scénographie au centre du dispositif de l’exposition. Représenté notamment par l’atelier de scénographes Lucie Lom, ce nouveau modèle se répand au cours des décennies 1990 et 2000 et me semble plutôt spécifique aux expositions de bande dessinée. A sa manière, et parce qu’il rompt avec la monotonie classique des panneaux blancs et des alignements de planches originales, il contribue au dynamisme des expositions de bande dessinée caractéristique de ces deux décennies entre XXe et XXIe siècle.

Quelle rupture pour quels objectifs ?
Les habitués du festival d’Angoulême pourront sans doute mettre des images sur ma définition d’exposition hyperscénographiée, car rares sont les éditions de cette vénérable manifestation qui n’en comporte pas. Je veux parler ici d’expositions où le visiteur n’est pas seulement confronté à un ensemble de planches disposés le long des murs, mais à une mise en scène de la bande dessinée reproduite comme en trois dimensions autour de lui. Ainsi, s’il est question de tel western graphique, on reconstituera un saloon ou la place vide d’une bourgade de l’ouest sauvage ; s’il est question d’une série de science-fiction, un vaisseau spatial aura certainement fière allure. L’exposition hyperscénographiée conçoit son thème, quel qu’il soit, comme un « univers » reproductible à échelle humaine.
Je caricature ici consciemment des choix scénographiques qui sont beaucoup plus pensés que mes quelques exemples pourraient le donner à croire. Car au centre de ce renouvellement de la manière d’exposer la bande dessinée se trouve bel et bien une profession bien spécifique : les scénographes. La rupture se situe à ce niveau-là : dans les premières expositions montées par les bédéphiles, la présence d’un scénographe professionnel n’était pas nécessairement la norme (Bande dessinée et figuration narrative faisait ici exception, toutefois). L’exposition pouvait consister en un simple assemblage de grands panneaux modulables présentant tantôt des planches, tantôt du texte, tantôt un agrandissement photographique ; c’est ce que laisse voir les quelques photographies des premiers festivals de bande dessinée, au début des années 1970. Il n’y avait pas à proprement parler de « scénographe ».

Le terme fait d’abord penser au théâtre : qui dit scénographie dit « mise en scène », et le métier de scénographe est en partie l’extension de la profession de « décorateur » ; extension car la démarche du scénographe va en général plus loin, dans l’influence sur la mise en scène, que celle du décorateur. Dans le domaine de la muséographie, la notion de scénographe apparaît autour des années 1980, du moins en tant que profession clairement identifiée des commissaires d’exposition ou des artistes (je m’appuie ici sur un article de Kinga Grzech paru dans la Lettre de l’Office de coopération et d’informations muséales n°96 de novembre-décembre 2004). L’Union des scénographes, fondée en 1987, oeuvre pour la reconnaissance du scénographe en tant qu’artiste à part entière, dans le souvenir des conceptions muséographiques de certains artistes du début du XXe siècle considérant l’exposition non comme une simple présentation organisée d’oeuvres, mais comme une « oeuvre d’art totale » (El Lissitzky est l’un des promoteurs de cette idée dans les années 1920). Le scénographe pense la question du parcours du spectateur, de son rapport aux oeuvres exposées… La scénographie n’est pas seulement là pour mettre en valeur les oeuvres exposées, elle est elle-même une oeuvre construite en collaboration avec (voire même par) l’artiste et les commissaires d’exposition.

Dans le domaine des expositions de bande dessinée, la rencontre avec la scénographie à la fin des années 1980 va donner dans le spectaculaire et l’imagination du scénographe y aura une grande liberté, et je ne saurais dire s’il s’agit là d’une exception par rapport à d’autres objets d’exposition. Sans doute la bande dessinée, elle-même génératrice d’univers graphiques « spatialisables » en trois dimensions est plus à même que d’autres formes d’art de donner lieu à une scénographie complexe (quoiqu’il faudrait voir du côté des expositions sur le cinéma…). Elle laisse des images dans l’esprit du lecteur, et le scénographe peut jouer avec ces images et donner au visiteur l’impression d’être entré dans sa bande dessinée.
Si l’on réfléchit en terme de rupture avec les autres expositions plus traditionnelles issues de la bédéphilie des années 1960, deux données fondamentales émergent :
– La planche dessinée (originale ou reproduite) n’est plus au centre de l’exposition ; ou plutôt, elle passe de deux à trois dimensions, devient un espace. Peut-être y a-t-il, à l’origine du renouvellement qui se produit dans les années 1990, une volonté de s’affranchir de l’idéalisation de la planche originale ou, plus simplement, de pallier à la difficulté d’obtenir ces planches originales.
– Le didactisme assumé des bédéphiles militants voulant faire découvrir la bande dessinée à un public de non-amateurs et démontrer d’une façon argumentée sa valeur artistique est dépassé. Le visiteur d’expositions hyperscénographiées ne vient pas pour apprendre, et lire de grandes quantités de textes explicatifs sur tel ou tel aspect de telle ou telle série, il vient comme à un spectacle, pour être émerveillé. L’exposition est conçue comme une expérience qui touche la sensibilité du visiteur, et non son intellect.

Quelques jalons historiques

Reportons-nous une fois de plus au La bande dessinée, un objet culturel non identifié de Thierry Groensteen (et je m’excuse auprès de mes lecteurs pour la limite de mes sources bibliographiques). A propos d’Opéra Bulles (p.160-163), grande exposition de bande dessinée ayant eu lieu à la Cité des sciences et de l’industrie de la Villette, à Paris, l’auteur revient sur les débuts du renouvellement scénographique des expositions de bande dessinée et de ce qu’il appelle lui « l’exposition-spectacle ». François Vié, alors directeur artistique du CNBDI, est un des promoteurs de ce mouvement de fond : les festivals d’Angoulême 1985, 1986 et 1988 présentaient l’une un « astronef » inspiré de Valérian de Jean-Claude Mézières, l’autre des tranchées rappelant les thèmes à l’oeuvre chez Jacques Tardi, la dernière un bunker pour l’univers d’Enki Bilal. En 1990, c’est à l’intérieur même du tout neuf CNBDI qu’a lieu l’exposition Le musée des ombres, reproduisant, en collaboration avec Benoît Peeters et François Schuiten, l’univers onirique des Cités obscures. Revenant sur ce projet (dans l’introduction du catalogue La BD s’attaque au musée, 2008), Benoît Peeters explique leur démarche volontairement ironique : il s’agissait de représenter « une caricature de musée à l’ancienne. Les planches et les encadrements étaient lamentables, l’éclairage pitoyable et blafard, il y avait même un vieux balai fixé contre le mur. (…) Nous avions fait des copies de nos planches, nous les avions massacrées, parfois en posant des tasses de café dessus, parfois même en les déchirant. Mais dans la deuxième salle de ce musée soporifique, une planche était coupée en deux : il y avait une faille dans laquelle on s’engouffrait pour accéder à l’univers des Cités Obscures. ». On saisit ici toute la complexité de ce type d’exposition, qui, dans certains cas, aboutit à une véritable réflexion sur la notion d’exposition de bande dessinée.

T. Groensteen interprète Opéra Bulles, à la Grande Halle de la Villette en 1991-1992 comme un tournant important qui vient confirmer le succès déjà émergeant d’un nouveau type d’expositions lancé par le festival d’Angoulême. Le terme « opéra » est essentiel ici, signifiant bien le rapport au spectacle, ambiguïté perceptible dans la notion de même de « scénographe » : « L’exposition-spectacle prend acte du fait que la lecture d’un album, dans le confort d’une position assise, et la déambulation à travers les salles d’un musée ou d’une halle, sont deux modes d’appropriation fondamentalement différent. (…) Ce qui, dans l’art de la bande dessinée, est exhaussé par l’exposition-spectacle, c’est son pouvoir démiurgique, sa propension à me projeter dans des mondes imaginaires. ». Il relie cette évolution à une « nouvelle culture du divertissement » davantage orienté sur le spectacle, où l’élévation au rang d’art par l’imitation des techniques muséales traditionnelles n’auraient plus guère de sens à une époque où la hiérarchie entre les arts tend à disparaître.
L’héritage des expositions hyperscénographiées n’est pas négligeable : il agit même dans de plus modestes festivals que celui d’Angoulême, ou dans des expositions moins évènementialisées. Les ajouts scénographiques tiennent alors à des objets, à quelques panneaux, à des réalisations sur mesure illustrant les traditionnelles planches originales. Ainsi l’exposition Tintin, Haddock et les bateaux, montée à Saint-Nazaire par l’association des 7 soleils en 1999 puis au musée de la Marine à Paris, se situe dans son sillage lorsqu’elle propose aux visiteurs une réplique à taille humaine du submersible du professeur Tournesol dans Le Secret de la Licorne. A sa manière, l’exposition Blake et Mortimer à Paris (2003-2004), en mêlant planches originales et objets issus des collections du musée de l’homme qui l’accueille, recherche également à donner vie à « l’univers » créé par Edgar Pierre Jacobs. Enfin, on pouvait saisir le niveau minimal de cet héritage scénographique à l’exposition Reiser du festival Quai des Bulles 2010, où le thème des « vacances » était illustré par des seaux d’enfants, de fausses cabines de plage, et un peu de sable.

L’exemple de Lucie Lom et l’investissement des auteurs eux-mêmes

Une autre rupture importante de ce type d’exposition émergeant autour de 1990 est la prise en compte de l’auteur dans la réalisation de l’évènement. Dans les expositions des premiers festivals, l’initiative en revenait à un « spécialiste » de la bande dessinée, producteur d’un discours savant. Sans doute consultait-il l’auteur exposé, pour avoir quelques originaux, par exemple, mais le contenu était bien produit par une personne extérieure à la création de bande dessinée. T. Groensteen souligne même une forme de méfiance anti-intellectuel de la part de certains auteurs face à des expositions traditionnellement muséales. Et, lorsque Benoît Peeters et François Schuiten cherche à mettre en scène un « musée à l’ancienne », c’est bien d’alignement de planches encadrées dont il est question.
L’un des apports des expositions hyperscénographiées a été de ramener l’auteur de bande dessinée à l’exposition, de même qu’en 1923 El Lissitzky avait pris en main la mise en espace de ses oeuvres en concevant l’espace « Proun » à Berlin, réfléchissant à la correspondance entre ses oeuvres et les éléments scénographiques (lumière, taille des panneaux, vitrines…). Il nous faut citer ici quelques auteurs de bande dessinée s’étant montré très actifs dans le domaine de la scénographie et de la réflexion scénographique : Benoît Peeters et François Schuiten, déjà cités, mirent par écrit leurs réflexions issus de l’expérience du Musée des ombres dans L’Aventure des images, aux éditions Autrement (1996). François Schuiten a reçu une formation d’architecte et a reproduit en trois dimensions l’univers des Cités Obscures dans d’autres réalisations hors expositions, comme à la station de métro Arts et Métiers à Paris. Marc-Antoine Mathieu, parallèlement à sa carrière de dessinateur (la série Julius Corentin-Acquefacques) est scénographe d’exposition, responsable de l’atelier Lucie Lom dont je ne vais pas tarder à vous parler en guise de conclusion…

Dans cette évolution dont vous venez de lire les grandes lignes, l’atelier Lucie Lom (http://www.lucie-lom.fr/) tient une place importante : il est à l’origine de beaucoup de ces scénographies d’exposition innovantes dans les années 1990, dont Opéra Bulles déjà cité. L’atelier Lucie Lom naît en 1985 de la rencontre entre Marc-Antoine Mathieu et Philippe Leduc. Dans un contexte d’affirmation de la profession, ils vont travailler à la scénographie de nombreuses expositions, pas uniquement de bande dessinée, ainsi qu’à des installations dans des espaces publics (et complètent leur activité par un travail de graphiste). Leur objectif est à chaque fois de mettre en scène l’objet exposé d’une façon subjective, et non neutre, comme dans les expositions plus traditionnelles. Leur scénographie imite une narration dans le parcours du visiteur, et c’est en cela qu’elle se rapproche de la bande dessinée. En 1990, à l’occasion de l’exposition God save the comics, ils exposent leur démarche dans une plaquette de présentation : « Aux effets spéciaux et aux décors réalistes, nous préfèrons les choses simples à fort pouvoir évocateur : le parquet qui grince, le sable, l’odeur d’un bar, une ombre portée s’adressent directement à la mémoire du visiteur engagé dans cette expérience singulière. ». Leurs réalisations se veulent tout le temps spectaculaires. Pour Un opéra de papier, exposition sur Edgar Pierre Jacobs en 1994 au CNBDI, ils reproduisent les coulisses d’une salle d’opéra. Pour Erotisme et bande dessinée au festival BD Boum de Blois en 2000, ils font flotter des seins et des globes oculaires. Lors du dernier festival BD Bastia en 2011, ils garnissent les murs du centre culturel de la ville d’onomatopées géantes pour l’exposition Les onomatopées dans la bande dessinée.
Si les choix de l’atelier Lucie Lom ne sont qu’une voie possible parmi d’autres dans la scénographie, ils ont au moins le mérite d’être l’aboutissement d’une réflexion élaborée qui a influencé, à des degrés divers, les expositions de bande dessinée des années 1990 et 2000. Ses collaborations avec des festivals de bande dessinée (à Angoulême, Blois et Bastia) et avec le musée de la bande dessinée sont fréquentes. L’atelier est sollicité en 2000 pour l’exposition semi-permanente du musée de la bande dessinée en rénovation, justement intitulée Les musées imaginaires de la bande dessinée. On y retrouve évidemment la caractéristique auto-réflexive de ce type d’exposition qui met en question la notion même d’exposition de bande dessinée par une mise en abyme : il s’agissait de proposer au visiteur six faux musées de bande dessinée s’inspirant des muséographies classiques d’institutions culturelles diverses. La preuve, sans doute, que la question des techniques d’exposition de la bande dessinée est un sujet de débat qui s’est puisamment cristallisé ces deux dernières décennies.

Parcours de blogueurs : Wouzit

Pourquoi vous parler de Wouzit (outre le fait totalement anecdotique que je partage avec lui ma ville d’origine) ? D’abord y a-t-il la sortie toute récente de son dernier album chez Manolosanctis, Le grand rouge. Et puis, d’années en années, ce dessinateur blogueur a fini par se faire une place particulière que l’album ne vient que confirmer, et c’est à ce titre qu’il fait l’objet de mon « Parcours de blogueurs » du jour. Des réalisations encore éparpillés donc, à l’image de nombreux autres débutants dans la bande dessinée, mais plutôt prometteuses.

Petit retour aux classiques du blog bd

Wouzit (de son vrai nom Pierre Tissot) commence à bloguer en juin 2006 et ne s’est pas arrêté depuis. On aurait tort de croire que le mouvement des blogs bd a donné lieu uniquement à des formats contraints et à des copies identiques à partir d’un même modèle. La principale contrainte de ce moyen de diffusion est d’ordre technique : l’ergonomie du blog est conçu avant tout pour une lecture progressive et périodique, et n’est pas aussi efficace, de ce point de vue là, qu’un site. De nombreux blogueurs ont d’ailleurs migré vers des sites, tout en gardant cependant la parution antéchronologique propre au blog. C’est sa facilité d’utilisation qui a certainement le plus séduit, ainsi que son inscription dans un web des flux dynamiques où les internautes s’abonnent à leurs ressources préférées par des systèmes de syndication. Dès que, vers 2005, plusieurs blogs bd ont accédé à la consécration du papier et que sont apparues des instances intermédiaires de publication fédérée et sélective (maisons d’édition, plate-forme d’hébergement…), à la dimension purement pratique est venu s’ajouter un enjeu en terme de visibilité, et le blog bd est devenu, pour de jeunes dessinateurs, une forme de « carte de visite » et un moyen de se construire un public avant même d’entrer dans une phase de commercialisation de leur production. L’apparition de festivals spécialisés et d’agrégateurs, dans les mêmes années, a accentué encore l’enjeu purement communicationnel du blog bd, ainsi que la formation d’une communauté (la « blogosphère bd », ou plus exactement, d’une myriade de petites communautés d’amitiés et d’intérêts collectifs).
Bref… Si je commence en résumant à gros traits l’histoire des blogs bd, c’est pour souligner que, contrairement à ce qui se lit parfois, des appropriations variées du moyen de diffusion ont vu le jour. Il suffirait de mettre en perspective les deux derniers blogs bd que j’ai chroniqué avec celui de ce jour : dans l’ordre, Jibé, Geoffroy Monde et Wouzit aujourd’hui. Je parle ici de variété dans les modes de publication et les types de contenu, non dans les styles et l’esthétique. Entre les blogs de Jibé (2004) et de Geoffroy Monde (2007), on trouve déjà une différence entre un contenu à double lecture, jour après jour et feuilletonnesque, dans le premier cas (des gags à suivre, pouvant se lire à la fois indépendamment les uns des autres et malgré tout liés entre eux en ce qu’ils évoquent les mêmes personnages et des situations semblables) et une logique du dessin unique et clos sur lui-même dans le second cas. Avec cette catégorisation, qui n’empêche pas les nuances, on pourrait déjà considérer un certain nombre de blogs bd : au modèle feuilletonnesque, certainement le plus largement présent, se rattachent les blogs de Gad et le strip Lapin et au modèle du dessin unique et autonome les blogs de Zach Weiner et NR, par exemple. Les points communs entre les blogs de Jibé et de Geoffroy Monde étant l’homogénéité du contenu présent sur le blog (sauf à de rares occasions de dédicaces et d’exposition, le contenu de chaque post est de même nature) et le choix de la fiction, même si l’on retrouve chez Jibé une « illusion autobiographique » qui caractérise selon moi une grande partie des blogs bd (j’en avais parlé dans un très vieil article qui serait certainement à reprendre).

Le blog de Wouzit, en revanche, correspond peut-être davantage à l’idée que le grand public peut se faire des blogs bd (quoique, je dis ça sans trop être certain de ce que j’avance) : une hétérogénéité des contenus et une mise en scène de l’auteur que l’on pourrait vaguement rattacher à de « l’autobiographie », même si ce terme ne me satisfait pas énormément. Ce « modèle » est celui de célèbres blogs bd « originels » tels que ceux de Boulet, Cha, Mélaka, Miss Gally. Concernant l’hétérogénéité des contenus, Wouzit se sert du blog pour lancer des projets très variés et dont chacun montrent une facette de son imaginaire. Outre les habituelles annonces directes, le lecteur attentif du blog de Wouzit trouvera notamment des dessins indépendants, les « Inspirés de faits réels » ou la série « Des dieux et des hommes », interprétations personnelles des différentes mythologies en une image, des critiques de films illustrées, des fables de la fontaine tout aussi habilement illustrées, et qui ont le mérite de l’originalité (http://wouzitcompagnie.canalblog.com/archives/les_fables_de_la_fontaine/index.html), ces deux derniers pouvant être rattachés à un genre que l’on trouve assez fréquemment sur les blogs bd, le « fan-art », qui consiste à mettre en image une oeuvre particulièrement appréciée. Enfin, on y trouve aussi des histoires à suivre, tels que Le grand rouge, dont je parlerais plus tard, et la série Monsieur le pion, qui l’occupe activement ces derniers temps. Monsieur le pion me permet une habile transition vers cette idée de « mise en scène de l’auteur » : le blog de Wouzit fait partie des blogs où l’auteur parle directement à son public, et non seulement au travers d’une oeuvre, et se met en scène lui-même dans son quotidien au moyen d’anecdotes (ou dans un quotidien romancé, l’essentiel est que les ancedotes racontées soient présentées comme appartenant au quotidien de l’auteur, qu’il y ait identité entre celui qui dessine et celui qui est mis en scène). Dans le cas de Monsieur le pion, l’excellente idée de Wouzit a été de partir de son expérience de pion dans un collège, ce qui permet des anecdotes un peu plus originales que celles que l’on peut trouver sur d’autres blogs bd, et cohérentes entre elles, construisant tout un univers et des personnages récurrents, idéals pour une publication en strip à suivre. La série en est déjà à son quarantième strip, et n’est pas si anodine qu’elle pourrait sembler, Wouzit parvenant à transformer l’anecdote en gag. Je vous invite à aller y faire un tour.

Une production graphique au rythme du collectif et de l’associatif

Durant les années 2000, Wouzit publie essentiellement dans des revues et pour des projets collectifs, en particulier dans l’univers du fanzinat bien connu des dessinateurs débutants et amateurs. Ces premiers espaces de publication sont pour certains des prolongements de la « blogosphère » BD, qui montre là sa capacité à faire naître des oeuvres d’une dynamique de groupe et de communauté d’auteurs. Wouzit est notamment un des premiers auteurs à poster des planches sur la plateforme 30joursdebd en 2007.
Côté fanzinat et édition associative à petit tirage, Wouzit se déploie chez de nombreux collectifs et éditeurs. Citons par exemple l’association toulousaine « Le Barbu », qui édite depuis 2001 le fanzine du même nom, ou encore les fanzines Le Ribozine et Bévue (http://bevue.canalblog.com/). Il fait aussi partie des auteurs publiés dans RAV, un fanzine créé en 2004 et mené par un autre dessinateur connu dans l’édition en ligne et la blogosphère bd, Wayne. Enfin, on retrouve Wouzit au sein de petites structures éditoriales telles que Onapratut (http://www.onapratut.fr/), Foolstrip et les éditions du moule à gaufres et leur fanzine Le Petit illustré. Bref, tout un fourmillement de structures pour la plupart associatives, et qui partagent beaucoup d’auteurs.
C’est justement en partie grâce à cette édition associative que Wouzit a commencé à publier des projets plus ambitieux. En 2009, il participe à deux collectifs : Qu’est-ce qu’on mange chez Onapratut et Le Dico des blogs, chez Foolstrip, un album lancé dans le mouvement des blogs bd. Puis, en mai 2010, c’est la sortie de l’album Les Nouveaux Pieds Nickelés chez Onapratut. Ce collectif, publié par une maison d’édition aux dimensions modestes (et que j’avais chroniqué en son temps) prend acte de l’arrivée des Pieds Nickelés de Louis Forton dans le domaine public et s’en empare le temps d’un hommage. L’album, qui réunit beaucoup de jeunes auteurs, connaît un important succès au point de faire l’objet d’une exposition lors du festival d’Angoulême 2011. En son sein, Wouzit dessine sur un scénario de Wayne « Les Pieds Nickelés pris dans la toile », où la fameuse bande de malfrats se reconvertit dans le piratage informatique.

Mais c’est en 2011 que Wouzit quitte le seul schéma des publications collectives pour publier deux albums solo, en tant qu’auteur complet, qui plus est. Le premier est Le grand rouge, dont je parlerais plus loin. Le second est un album à paraître aux éditions du moule à gaufres. Intitulé Divins mortels , il reprend les dessins de la série « Des dieux et des hommes » publiés sur le blog.

Le grand rouge, ou l’Aventure

La sortie de l’album Le grand rouge en mars 2011 marque sans doute une étape importante dans la carrière de Wouzit : il s’agit de son premier long album solo, bien servi par la qualité matérielle des éditions Manolosanctis. J’ai déjà suffisamment évoqué le projet Manolosanctis sur ce blog pour ne pas y revenir dans le détail : une maison d’édition « communautaire » créée en 2009, fonctionnant sur un modèle double de publication en ligne gratuite et de commercialisation rémunératrice par des éditions papier. Les jeunes auteurs sont nombreux à poster sur la plateforme de diffusion de Manolosanctis, dans l’espoir d’être publiés un jour, en sachant que, selon les éditeurs, le choix des albums commercialisés se fait en fonction des goûts de la communauté des lecteurs, d’où le nom « d’édition communautaire », qui créé autour d’elle et de son site Internet une communauté d’auteurs et de lecteurs interagissant entre eux.
Wouzit était déjà présent sur Manolosanctis à travers d’autres projets : il y publie quelques pages de Monsieur le pion en 2010. Surtout, il participe au concours « 13m28 » lancé par le site : il s’agissait de poursuivre à plusieurs mains une histoire fantastique commencée par Raphaël B, où il était question de Paris inondé et d’apparition de monstres antédiluviens. L’épisode de Wouzit « I want to believe » fait partie des épisodes choisis pour figurer dans le recueil publié en juillet 2010 (http://www.manolosanctis.com/fr/bande-dessinee/13m28-i-want-to-believe-880). Il réitère sa participation aux concours de Manolosanctis en 2011 en publiant une histoire pour le concours « Vivre dessous », cette fois lancé par Thomas Cadène. Wouzit explique que c’est par ses multiples travaux pour Manolosanctis qu’il s’est amélioré et à entrepris des histoires plus complexes ces deux dernières années : « 13m28 est une des premières histoires qui n’avait pas de vocation humoristique. Les exigences de Manolosanctis m’ont permis d’acquérir une méthode de travail bien plus professionnelle et structurée. J’ai par exemple réalisé un travail préparatoire d’écriture, et un story board détaillé. Cela m’a fait comprendre l’implication nécessaire à la réalisation d’un projet si ambitieux. ».

Le grand rouge est d’abord une histoire de longue haleine que Wouzit publie sur son blog dès 2008. Initialement prévue dans un registre animalier, ce choix est finalement abandonné lorsqu’il en présente une seconde version en 2010 sur Manolosanctis. Elle est finalement choisie pour être mise en album et sort en mars dernier. On y suit la fuite d’Ivan Barnave, jeune libertin qui évolue dans une sorte de XVIIe siècle européen de cape et d’épée. Poursuivi par le seigneur Flandrin, qu’il a escroqué avec son complice William Lameth, Ivan Barnave fuit jusqu’à s’échouer sur une mystérieuse île au-delà des mers, à la faune et à la flore fantasmagorique, et peuplée d’invisibles intrus. C’est à présent de grande et sérieuse aventure qu’il s’agit, bien loin des anecdotes scolaires de Monsieur le pion.
L’une des qualités de l’histoire tient à la maîtrise d’une certaine ingéniosité narrative pour laquelle Wouzit dit s’être inspiré des films à clés tels que Usual Suspects et Sixième sens, où les multiples questions du début sont progressivement résolues jusqu’à la révélation finale. Parfois creux, le procédé fonctionne plutôt bien ici ; les chapitres alternent entre deux récits : la découverte de l’île perdue par Ivan Barnave d’un côté et la fuite de deux escrocs poursuivis par le seigneur Flandrin de l’autre. Le tout étant de savoir comment et surtout pourquoi le jeune héros en est arrivé là, les indices sont disséminés au fur et à mesure. Le contraste entre l’ambiance contemplative et solitaire de l’île et l’action incessante et peuplée de l’autre partie assure un agréable équilibre.
On le comprend, avec un tel procédé, Wouzit assure une forte densité romanesque à son histoire et retient l’attention du lecteur. Il sait raconter une bonne histoire. Peut-être pourrait-on lui reprocher d’aller un peu vite. Un tel sujet, si dense et aux embranchements si complexes, aurait mérité de s’étendre sur davantage de pages, d’immerger encore davantage le lecteur dans l’aventure, à la manière des romans d’aventure du XIXe siècle auxquels Le grand rouge finit par me faire penser, non par ses thèmes, mais par son rythme et son appétit du retournement de situations (je pense à Walter Scott, Robert Louis Stevenson et Alexandre Dumas par exemple). Une séquelle, peut-être, de l’inspiration cinématographique. C’est sans doute la contrepartie de la clarté de la narration dont les ressorts apparaissent d’emblée comme évidents (pas tout, toutefois, certains passages étant, à mon sens, un peu trop rapides) et d’un goût prononcé de Wouzit pour le procédé de l’ellipse narrative, qu’il utilise abondamment pour faire passer des jours, voire des mois. Les scènes de l’île, par exemple, auraient mérité plus de temps, ou du moins un temps plus long.
Mais ce ne sont là que des remarques de détails pour un album délicieusement palpitant. La coloration littéraire est assez réussie, dépeignant un univers tout à fait vraisemblable, et sur lequel Wouzit s’est visiblement documenté. Cela vient s’ajouter au style propre au dessinateur, qu’on lui connaît depuis plusieurs années et qui tranche résolument dans un genre plus habitué au réalisme traditionnel : un dessin au trait stylisé, tout à fait propice dès qu’il sort, comme ici, du seul quotidien pour aller vers l’exotisme. Depuis la version de 2008, Wouzit a développé un style qui se concentre sur les détails et qui éclate dans les scènes d’ensemble et de paysage, avec des choix de plans tout à fait judicieux qui lui permettent de mettre en valeur l’élégance de son trait. L’île mystérieuse est ainsi dépeinte dans un foisonnement de créatures fantastiques, d’arbres aux contours sinueux, de plantes joliment stylisées. L’attitude de l’homme face à la nature sauvage étant bien sûr Enfin, ce qui m’a le plus frappé est la maîtrise des couleurs, sur laquelle on sent une véritable réflexion. C’est tout un ensemble de couleurs vives en aplat bien équilibréesqui donnent un peu de profondeur et davantage à la simplicité du trait. Ne serait-ce que par le titre, la couleur est sans cesse un élément prédominant, qu’il marque le passage du temps, l’identité des personnages, l’exubérance de la nature, et la montée du chaos, comme dans la scène si dynamique de l’attaque de la prison par les pirates.

Pour toutes ces raisons, Le grand rouge est un bon premier album pour Wouzit, qui prouve ici son habileté à gérer une histoire longue et une narration complexe. Si la crainte d’une absence de profondeur m’avait jusque là empêché d’apprécier le reste de son travail, Le grand rouge marque une intéressante évolution, assurément à suivre.

Pour en savoir plus :
Le dico des blogs (collectif), Foolstrip, 2009
Qu’est-ce qu’on mange ? (collectif), Onapratut, 2009
Les Nouveaux Pieds Nickelés (collectif), Onapratut, 2010
13m28 (collectif), Manolosanctis, 2010
Le grand rouge, Manolosanctis, 2011
Divins mortels, éditions du moule à gaufres, 2011
Webographie :
Le blog de Wouzit
Lire les premières pages du Grand rouge en ligne
Une interview de Wouzit par Manolosanctis
Une interview de Wouzit sur bdabd

Table ronde sur la BD numérique le 12 mai à Lyon

Les fondateurs de Phylacterium organisent le 12 mai prochain à l’Enssib (Villeurbanne) une table ronde sur la bande dessinée numérique.

© Edouard Mutelet

Intitulée La bande dessinée en perspective : production, diffusion et conservation, cette table ronde se propose d’éclaircir les enjeux actuels de la bande dessinée numérique. Elle rassemblera Arnaud Bauer, Julien Falgas et Catherine Ferreyrolle.

Arnaud Bauer est le président de Manolosanctis, maison d’édition participative s’appuyant sur la complémentarité entre la publication électronique et la publication papier. Diplômé de l’École centrale de Nantes et de l’Essec, Arnaud Bauer a fondé Manolosanctis en mars 2009 avec Mathieu Weber et Maxime Marion. Depuis deux ans, Manolosanctis a diffusé en ligne environ 1800 albums et édité en version papier de qualité les œuvres de plus de 70 auteurs.

Julien Falgas, webmestre à l’université de Metz, est le fondateur de Webcomics.fr, un service d’hébergement en ligne qui permet d’auto-éditer ses bandes dessinées. Fondé en janvier 2007 au moment du grand boom des blogs bd, Webcomics.fr offre à de nombreux auteurs une plateforme de publication gratuite et sans publicité.

Catherine Ferreyrolle, quant à elle, est directrice de la bibliothèque de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image à Angoulême. La Cité de la BD accueille depuis 1990 un grand nombre de manifestations en rapport avec la bande dessinée et a organisé ces dernières années de nombreuses formations et conférences en lien avec la bande dessinée numérique. Sa bibliothèque, pôle associé de la BNF pour la bande dessinée, rassemble aussi bien de la documentation contemporaine sur la bande dessinée que des fonds patrimoniaux qui font l’objet d’une active politique de numérisation.

© Edouard Mutelet

L’idée de la table ronde est de montrer la diversité de ce que l’on peut appeler bande dessinée numérique, d’avoir un aperçu du paysage éditorial en la matière et de réfléchir aux modèles qui se développeront dans les années à venir.

Tout en s’insérant dans les problématiques générales du livre numérique, la bande dessinée numérique s’en démarque fortement par son histoire, par ses caractéristiques techniques mais aussi par les auteurs qui la produisent et les lecteurs qui la lisent. Le monde de la bande dessinée numérique existe à présent depuis une bonne dizaine d’années et est aujourd’hui en prise avec l’évolution des supports de lecture (écran d’ordinateur, liseuses, tablettes, téléphones) ainsi qu’avec l’arrivée de nouveaux acteurs commerciaux.

Au-delà des oppositions entre pratique professionnelle et pratique amatrice, entre numérique natif et numérisation homothétique, entre communautés de bénévoles et acteurs commerciaux, cet événement sera l’occasion de porter un regard aussi large que possible sur un objet culturel dont l’importance est déjà bien établie et ne fera sans doute que s’accroître.

Pour se replonger dans ces questions, les articles de Mr Petch sur Phylacterium :
Notes pour une histoire de la bande dessinée en ligne
Entrer dans le monde des blogs bd
Qu’est-ce qu’un blog bd ?
Petite histoire des blogs bd français
Les blogs bd face à l’édition papier
La blogosphère bd comme communauté
Le Bien, le Mal, et les blogs bd
Blogs bd : l’illusion autobiographique
Internet et la bande dessinée
Le projet Manolosanctis
(Auto)-initiation à l’univers de la BD numérique
Edition numérique : la balle dans le camp des auteurs
Les autres gens et le retour du feuilleton
Le feuilleton-bd Les autres gens, bilan de lecture
Interview de Yannick Lejeune, co-fondateur du festiblog, partie 1 et partie 2
L’affaire du blog de Franquin et la gestion de l’héritage franco-belge partie 1 et partie 2
Révélation blog 2010
Projets d’éditeurs dans la bande dessinée en ligne : Manolosanctis et Ego comme X
Une autre génération de blogueurs : Lewis Trondheim, Manu Larcenet, Maëster
Editeurs et bande dessinée en ligne : un état des lieux 2010
Initiatives d’auteurs dans la bande dessinée numérique

La bande dessinée numérique en perspective : production, diffusion et conservation, jeudi 12 mai 2011, de 14h à 17h à l’Enssib, 17-21 boulevard du 11 novembre 1918, Villeurbanne.

Oklahoma Boy de Thomas Gilbert : La tentation des Amériques


Amis lecteurs de Phylacterium qui suivez si bien l’actualité de la bande dessinée sur Internet, peut-être avez-vous remarqué la présence du présent article sur le site du9.org ? Ce n’est que le résultat d’une toute neuve collaboration entre Phylacterium et du9 : cet article sur Oklahoma Boy est publié simultanément sur le célèbre site de réflexions et d’actualités sur la bande dessinée. Une première étape avant la conquête du monde, évidemment.

En janvier dernier est sorti chez Manolosanctis le second tome d’Oklahoma boy par Thomas Gilbert, récit prévu pour être une trilogie, et l’un des premiers projets d’auteur nés de l’expérience « d’édition collaborative » lancée en 2009, dans le paysage encore en construction de la bande dessinée numérique. A une époque reculée où le nom d’Izneo n’évoquait encore rien à personne, Manolosanctis se lançait dans l’aventure de l’édition papier après avoir accueilli sur son site la production de quelques jeunes dessinateurs. Parmi eux, Thomas Gilbert, alors tout juste connu pour Bjorn le Morphir, une série pour adolescents. Avec Oklahoma Boy, tout en restant fidèle au genre du récit d’initiation, il se lançait dans une histoire plus ambitieuse dans son propos et scénarisée par ses soins.
Le second volume vient confirmer que la qualité de l’histoire troussée par Thomas Gilbert tient à son appropriation atypique de l’imaginaire américain… Une tentation des Amériques bien réelle, mais traitée avec suffisamment de recul et d’inventivité pour éviter de douloureux clichés. Se faisant, il s’inscrit dans une solide tradition de la bande dessinée francophone pour qui, non les Etats-Unis à proprement parler mais leur culture, a constitué un champ d’investigation privilégié en terme d’imaginaire – c’est-à-dire, dans le fond, ce qui nourrit la matière d’un récit en images.
Oklahoma Boy me servira donc d’excuse habile pour cheminer d’une époque à une autre, du western aux réinterprétations contemporaines décalées de la culture américaine par des auteurs français.

Oklahoma boy, naissance d’un album


Depuis le milieu des années 2000, et notamment cette bien fameuse vague médiatique des « blogs bd », Internet s’est affirmé comme un média idéale pour lancer des auteurs encore débutants – phénomène qui, par ailleurs, n’a rien de spécifique à la bande dessinée, mais dont on pourrait trouver quelques exemples dans la musique. Entre 2005 et 2009, une forme d’équilibre s’était empiriquement trouvée dans le rapport entre une production en ligne gratuite et un marché papier qui récupérait les auteurs découverts au travers de blogs, sites, webcomics, plate-forme communautaire, et suffisamment plébiscités par un public pour se « professionnaliser » dans l’édition papier. J’emploie l’imparfait car en deux ans, la situation s’est très largement brouillée, entre l’apparition de bandes dessinées numériques payantes (Bludzee, Les autres gens), et la diffusion gratuite d’albums entiers réalisés par des professionnels déjà installés (8comix : http://www.8comix.com/). Mais la naissance de Manolosanctis obéit encore au premier schéma pré-2010 : l’entreprise est à la fois une plate-forme qui diffuse gratuitement en ligne des « albums » postés par des auteurs et une maison d’édition qui commercialise sur papier ceux d’entre eux qui reçoivent le meilleur accueil de la communauté des lecteurs. D’où cette notion « d’édition participative » qui met en avant la participation des lecteurs à la vie de la maison, par divers outils du Web (commentaires, forum, tags, signalement sur les réseaux sociaux…), et la fédération d’une communauté d’échanges autour du site, d’auteurs à auteurs ou de lecteurs à auteurs. Manolosanctis n’étant pas le sujet de cet article, je cesse là ma description qui me permet toutefois de resituer un peu le contexte de la naissance d’Oklahoma Boy. Une dernière précision : en deux ans, Manolosanctis s’est suffisamment agrandi, est distribué en librairie, et possède à présent une activité d’éditeur papier de plus en plus importante, tout en gardant le schéma en ligne-gratuit/papier-payant.
Oklahoma Boy, donc… Thomas Gilbert entre en bande dessinée par la série pour adolescents Bjorn le Morphir, éditée par Casterman et scénarisée par le romancier belge Thomas Lavachery qui adapte là sa propre série de romans à l’Ecole des loisirs. Il ouvre en février 2009 son blog Profondville (http://profondville.blogspot.com/), se joignant ainsi au long cortège des dessinateurs blogueurs. La même année, il commence à publier les premières pages d’un nouveau récit sur Manolosanctis, alors simple plate-forme d’édition en ligne, en même temps que sur son blog. Ce n’est là qu’une simple migration vers un espace collectif à l’interface de lecture mieux conçue que sur un simple blog, et la promesse d’une audience plus large, puisque Thomas Gilbert a l’habitude de poster sur son blog ses projets personnels, tels que Yankee Hotel Foxtrot, et qu’il se lance en même temps dans l’aventure d’un blog collectif, « Le club des uns » (http://leclubdesun.blogspot.com/), projet finalement mis de côté courant 2009. Le succès survient de côté de Manolosanctis : Oklahoma Boy est choisi pour être un des premiers albums papier de la maison d’édition, avec Base Neptune de Renart et le collectif Phantasmes. C’est bien par la voie de la plate-forme d’édition que Thomas Gilbert entre encore plus avant dans le monde de la bande dessinée.
Déjà le titre et l’ambiance de Yankee Foxtrot Hotel (titre d’un disque du groupe de rock Wilco, originaire de Chicago) évoquaient les Etats-Unis, territoire qui semble fasciner Thomas Gilbert. Oklahoma Boy se déroule dans une Amérique à la charnière des deux siècles (la temporalité reste incertaine dans le premier épisode) et raconte le destin d’Oklahoma, jeune garçon durement élevé par un père évangéliste et bâtissant sa vie et ses rêves autour des valeurs chrétiennes. Le second épisode voit notre héros rejoindre les combats en Europe lors de la première guerre mondiale en tant qu’aumônier. C’est, pour Thomas Gilbert, l’occasion d’accentuer encore une violence en partie sous-jacente et fantasmée dans le premier épisode. Violence parfaitement servie par le style de Thomas Gilbert, crument expressif, au trait pointu. Oklahoma Boy entre par la guerre dans ce premier vingtième siècle qui semble voué à la destruction et au chaos, propre à ébranler aussi bien les croyances en Dieu qu’en la science. Telle est le tableau que nous dresse Thomas Gilbert : une épopée américaine puissante et sombre, celle du moment même où les Etats-Unis surgissent sur une scène européenne dévastée.

Quelques données de la tentation des Amériques de la bande dessinée européenne
Je ne vais bien sûr pas m’amuser à vous lister ici les auteurs français de bande dessinée qui partagent avec Thomas Gilbert cette « tentation des Amériques » qui les pousse à construire, comme lui, une image graphique des Etats-Unis et des Américains, le temps d’un album ou d’une série entière. Je me contenterai de poser quelques jalons de cette tradition de l’appropriation de la culture américaine par la bande dessinée francophone, pour arriver à nos jours. C’est à la fois dans la forme et dans les thèmes que se lit cette appropriation qu’il faut considérer moins comme une « imitation » des images venues d’Amérique (par le cinéma et la bande dessinée, principalement) que d’un travail de réception et d’adaptation vers le public français. C’est bien l’Amérique imaginaire mise en fiction et non un volet plus documentaire qui m’intéresse ici.
L’année 1934, qui voit l’arrivée en France du fameux Journal de Mickey et de quantité d’autres illustrés pour enfants diffusant des comic strips américains est certes un moment important, mais autant le nuancer d’emblée : avant cette date, la culture américaine a déjà pénétré la France et les dessinateurs français connaissent leurs collègues américains et leurs techniques : ainsi de Martin Branner, auteur de Winnie Winkle (Bicot en français), diffusé en France dès 1924. De fait, Mickey et Felix le chat paraissent dans la presse quotidienne française dès le début des années 1930 et d’importants dessinateurs de la période interprétent déjà les Etats-Unis comme une destination possible pour leurs héros globe-trotter : Alain Saint-Ogan (avec Zig et Puce, en 1925), Louis Forton (Bibi Fricotin, vers 1930), Hergé (qui commence Tintin en Amérique en 1931) pour citer les plus connus. Autour de ces trois auteurs se constituent déjà un premier visage de l’Amérique des années 1930, plus fantasmé que réel, fait d’un mélange de cow-boys et d’indiens, de gratte-ciel et de modernité haut-de-gamme, de culte de l’argent-roi et de prohibition1. Bien souvent, à l’égal des colonies ou de l’extrême-orient, les Amériques sont un terrain de jeu propice à « l’aventure » à tendance exotique : la pratique du stéréotype y est donc essentielle.
Mais c’est surtout après la seconde guerre mondiale que l’influence culturelle des Etats-Unis s’accroît. Pour reprendre l’analyse de l’historien Jean-François Sirinelli : « L’influence américaine, perceptible dès 1939, va connaître une montée en puissance dans ces années d’après-guerre.Car ses vecteurs furent alors souvent des supports culturels de masse aux effets démultiplicateurs. ». Le contexte de guerre froide fait de cette acculturation américaine un enjeu géopolitique particulièrement pregnant à l’heure où la France se rapproche du bloc occidental. L’influence des Etats-Unis n’est pas seulement l’importation directe de la production américaine : elle est davantage une acculturation de la culture française, en particulier dans le domaine de la bande dessinée où la loi du 16 juillet 1949 tend à contrôler l’importation de bandes dessinées étrangères (sans y parvenir véritablement). Dès la fin des années 1930, et plus encore dans la décennie suivante, les dessinateurs français et belges reprennent les thèmes et les formes des productions américaines, parfois sur des sujets « locaux », parfois sur des sujets « à l’américaine ». L’essentiel est que les thèmes américains, fédérateurs car démultipliés sur différents supports de consommation large, plaisent au jeune public. C’est pour cette raison que certains dessinateurs français semblent atteint par la fascination des Amériques (et aussi, peut-être, parce qu’ils sont eux-mêmes des consommateurs de cette culture : l’exemple de Morris est ici le plus connu), et y compris pendant l’Occupation qui est ici un maillon essentiel : l’interdiction d’importer des bandes américaines est une des raisons qui a pu entraîner les français à produire « à l’américaine ».
Un des exemples de cette appropriation européenne d’un imaginaire typiquement américain, né même aux Etats-Unis et parlant des Etats-Unis, est le western3. Déjà présent dans Zig et Puce et Tintin, l’ouest sauvage y est encore un signe d’exotisme parmi des aventures variées. Après la guerre, il devient résolument un « genre » de bande dessinée européenne avec ses propres références visuelles. La bande dessinée n’en a d’ailleurs en rien le monopole : les fameux western-spaghetti de l’italien Sergio Leone seront là pour le prouver dans les années 1960. Il est vrai, cependant, que la Nouvelle Vague française subira plus l’influence du film noir que du western, alors que ce second genre s’exprime tout particulièrement en bande dessinée franco-belge. On le retrouve comme un genre à part entière et autonome, aussi bien dans la bande dessinée de revues (Tintin, Spirou, Vaillant, Coq Hardi…) que dans les petits formats, ces publications de récits complets qui constituent une large partie des ventes de bande dessinée dans les années 1950-1960 (chez Lug, Artima, Sagédition). Le foisonnement des titres donne une idée du phénomène : parmi ceux passés à la postérité, pensons à Lucky Luke de Morris (1946), Jerry Spring de Jijé (1954), Chick Bill de Tibet (1953), Sergent Kirk d’Hugo Pratt et Hector Oesterheld (1953)… Je parle d’appropriation plus que d’imitation dans la mesure où la déclinaison du western en bande dessinée, dès les années 1950, prend des formes extrêmement variées, de l’humour pur à l’aventure à la plus sérieuse. Chaque auteur y trouve des codes qu’ils traitent différemment selon ses objectifs. Blueberry de Jean-Michel Charlier et Jean Giraud et Les Tuniques bleues de Willy Lambil et Raoul Cauvin apparaissent sensiblement à la même date (1965 et 1968) et relèvent d’approches complètement différentes du western.
Cependant, le point commun de la plupart des auteurs cités plus haut un goût pour les images de l’Amérique, en particulier celles que diffusent le cinéma. A ce titre, Lucky Luke est une merveille d’ambiguité, en particulier lorsque René Goscinny commence à la scénariser vers 1954 : là où Morris employait le plus sérieusement du monde l’imagerie des westerns (les figures mythiques, les rodéos, les duels au pistolet…) quitte même à emprunter des scénarios et des scènes à certains films, Goscinny les détourne au profit d’une modalité parodique basée sur le stéréotype, l’un de ses procédés comiques favoris. Il ne s’agit plus d’emprunt mais de détournement. Par ailleurs, dans Les Tuniques bleues, série humoristique, les deux auteurs tentent de coller à l’histoire de la guerre de Sécession et à certaines scènes « fortes », dont des images sont généralement reprises au début des albums. Le scénario fait alors l’objet d’une documentation précise : la bataille de Bull Run en 1861 fait l’objet d’un album éponyme. A travers ces deux exemples, on peut saisir toute l’ambiguité de l’image des Amériques qui est contenu dans l’interprétation du genre « western » : ambiguité du type d’images choisies (d’origine plutôt cinématographique et fictionnel, ou plutôt documentaire) ; ambiguité de l’appropriation qui en est faite (imitation sérieuse et admirative ou jeu sur les stéréotypes et le décalage). Enfin, quoi de mieux que de considérer deux séries diamétralement opposées et pourtant diffusées en même temps en France et traitant de la même période historique : Blek le roc par le studio italien Esse-E-Gesse (1955) et Oumpah-Pah de Goscinny et Albert Uderzo (1958). Dans les deux cas, l’univers est l’Amérique originelle des trappeurs du dix-huitième siècle ; mais au ton sérieux et épique du premier s’oppose le traitement exagérément comique et anachronique du second. On ne s’étonnera guère d’un traitement multiple d’un même sujet ; l’acculturation de la France par les Etats-Unis n’est pas un phénomène homogène, du moins pour la bande dessinée. Mais dans un cas comme dans l’autre, ce qui domine est le jeu sur des stéréotypes et des images et scènes reconnaissables par le lecteur.

De l’exaltation de l’Amérique héroïque à la décadence impériale


Après cet intermède historique qui nous permet de savoir d’où l’on part, revenons à Oklahoma Boy. Du point de la vue de la tentation des Amériques, le récit apparaît profondément ambivalent : à la fois la fascination pour ce pays y est bel et bien présente, et s’exprime naturellement sous la forme de l’emploi d’images évocatrices (l’évangélisme, les enfants en salopette abandonnés à eux-mêmes, sorte de reminiscence des romans de Mark Twain), mais en même temps, l’écueil du stéréotype est évité par un regard décalé, indirect, qui n’idéalise pas la culture américaine, mais en dévoile les aspects les plus sombres et les plus violents, du moins à nos yeux européens.
Si les décennies 1940-1960 sont marquées par la focalisation sur un nombre limité de thèmes pleinement américains, tels que la conquête de l’ouest et la guerre de sécession, c’est à un phénomène bien différent que nous assistons actuellement, me semble-t-il, dans la bande dessinée de langue française. En effet, depuis le début des années 2000, plusieurs auteurs se sont emparés des Etats-Unis avec l’intention d’en diffuser d’autres images au service de la fiction, tout en conservant le rythme de l’aventure historique des productions de l’après-guerre. Ce sont eux qui m’intéressent à présent parce qu’ils définissent un « contexte » de création et de circulation des images en pleine évolution. Est souvent cité Christophe Blain, dont la série Gus (2007) renouvelle le genre du western, tant par un trait jusque là peu employé dans ce domaine que par des préoccupations humoristiques contemporaines qui démontent délicatement l’image classique du cow-boy. Dans la même veine, Lincoln d’Olivier et Jérôme Jouvray (2002) se situe plus franchement dans une parodie de western avec un anti-héros cynique. Enfin, et pour terminer sur les westerns contemporains, Martha Jane Cannary, de Mathieu Blanchin et Christian Perrissin prennent résolument le contre-pied du cliché en étudiant un stéréotype de la légende de l’ouest sauvage (Calamity Jane) sur un mode documentaire et réaliste, inspiré par les écrits de Calamity Jane (2008). Plus récemment et sortant du seul western, je ne manquerai pas de signaler d’autres dessinateurs qui développent d’autres images des Etats-Unis : avec Fred Boot, auteur, entre autres, de Gordo, un singe contre l’Amérique (2008) ou Aseyn, auteur d’Abigail (2010). Chez eux, la culture américaine est bien un champ idéal où l’on va piocher des images : imaginaire des séries policières retro et de leurs intrigues rythmées chez Fred Boot, super-héroïsme revu au filtre de l’enfance chez Aseyn. On assiste ici à une diversification, à la recherche de nouvelles images pour parler des Etats-Unis. Chez ces auteurs, le style est également une marque de différenciation avec la tradition. En réalité, dès les années 1980, des auteurs comme Loustal ou Götting renouvellent les imaginaires américains de la bande dessinée. Non que des westerns plus traditionnels aient disparu : au contraire, Blueberry et Lucky Luke continuent de paraître, tandis que d’autres titres naissent dans une veine fidèle à la codification du genre et à son rythme, tout en lui donnant un souffle nouveau (Bouncer de Boucq et Jodorowsky et W.E.S.T. de Xavier Dorison et Christian Rossi). Simplement, tandis que les genres représentant symboliquement les Etats-Unis, comme le western, sont à présent mûrs pour être détournés et remis en perspective, ce sont de nouveaux mythes américains qui émergent, se concentrant davantage sur les années 1950, l’entre-deux-guerres et la première guerre mondiale. Des périodes plus sombres qui ne sont plus celles d’un héroïsme conquérant mais de grandes crises touchant le monde occidental.

Ce qui frappe surtout est le passage de l’héroïsme épique, de l’aventure presque fondatrice, dans le cas du western, à l’image d’une Amérique crépusculaire dont les failles ressortent bien plus que les succès. En cinquante ans, l’image des Etats-Unis a changé, et certains dessinateurs de bande dessinée en ont pris la mesure. Je me risquerais, sans trop m’aventurer sur un terrain que je connais trop peu, de relier ce phénomène au cinéma américain qui, lui aussi, revisite de grands genres américains (le western et le film de super-héros) sur des modes beaucoup plus désabusés : prenons pour exemples There Will Be Blood de Paul Thomas Anderson (2007) et The Dark Knight de Christopher Nolan (2008). Tous deux se veulent infiniment plus pessimistes et sombres sur la conquête de l’ouest dans un cas, et les Etats-Unis contemporains dans l’autre. Auprès du public européen, ils contribuent à un renouvellement profond des images.

Le lien entre ce nouveau cinéma américain et Oklahoma Boy me semble possible, même si Thomas Gilbert ne le revendique pas et, au contraire, en appelle aussi à des références plus musicales et littéraires. Néanmoins, le ton des deux albums est véritablement sombre, et traduit une vision des Etats-Unis qui, sans être négative, est ambiguë, entre la folie religieuse et une violence sauvage déjà présente dans certains westerns tardifs moins héroïques. Voyons un peu comment Thomas Gilbert se débrouille avec les images de l’Amérique qu’il intègre dans son récit.
C’est bien le western qu’évoque le premier tome, genre dont Thomas Gilbert isole quelques éléments visuels reconnaissables : les paysages rocheux et rougis, les églises de bois, le soleil au zénith… Ainsi avance-t-on en terrain connu. Mais bien vite Thomas Gilbert se livre à un évitement des stéréotypes et du piège du « genre ». Le western est associé à d’autres images, peut-être parodoxalement plus modernes en tant que représentation des Etats-Unis, comme le Ku Klux Klan et la ségrégation, face sombre de l’Amérique de l’après guerre de sécession. Surtout, l’insistance sur la religiosité est une donnée assez originale, et qui sonne pourtant très juste (peut-être fait-elle écho aux évolutions de l’Amérique actuelle ?). A travers elle, Thomas Gilbert peint une nation de croyant qu’il fait dialoguer avec d’autres images qui semblent venir de l’extérieur : ainsi, les démons qu’Oklahoma Boy voit dans ses transes évoquent avant tout des représentations de la Renaissance européenne.
Avec le deuxième tome, le refus de se laisser enfermer dans un genre et une période est évident, puisque nous sommes transportés dans la première guerre mondiale. On quitte donc les Etats-Unis, mais le personnage central reste pour nous un repère fort de cette culture. Elle se transmet ici par deux éléments essentiels. Tout d’abord la religion, qui fait écho au premier épisode, puisqu’Oklahoma est devenu pasteur et que, chargé de délivrer l’extrême-onction aux soldats sur le champ de bataille, il entremêle encore plus qu’avant la religion et la violence. Mais surtout, au milieu des combats, les Etats-Unis sont signe d’espoir, et, graphiquement, les seules véritables « couleurs » d’une palette noire et rouge : qu’il s’agisse de la bannière étoilée ou des souvenirs du pays. Là encore, Thomas Gilbert marque sa différence en exportant les Etats-Unis dans l’Europe en guerre et en insistant non sur l’héroïsme, mais sur l’horreur et la folie.
Sans doute est-ce la violence omniprésente et l’exagération qui éclatent avec le plus d’évidence comme nouveau signe graphique des Etats-Unis, servi par l’expressivité de Thomas Gilbert : violence du sang qui ne cesse de jaillir tout au fil des pages, venant de tous les côtés. Exagération des visions fantasmatiques du jeune fanatique qui croit devenir un héros universel, sauvant l’humanité toute entière. En cela, la vision de Thomas Gilbert n’est pas si loin de l’image des Etats-Unis du début du vingtième siècle vu d’Europe : un pays qui prend de plus d’ampleur dans un contexte de crise grave et de violence accrue. Ce que Thomas Gilbert dépeint avec le personnage d’Oklahoma Boy, c’est une forme de puissance incontrôlée d’un pays encore jeune, sa face sombre et ambiguë, car, dans le fond, les croyances du jeune héros justifient ses crimes : il n’est ni un héros, ni un anti-héros, mais un héros de l’obscurité, et c’est en cela qu’il fait écho pour moi à la transformation du personnage de Batman qui, sous le crayon de Frank Miller, puis derrière la caméra de Christopher Nolan, s’est assombri de plus en plus. Lorsqu’Oklahoma Boy, au plus profond des combats, fantasme sa propre personne en un monstre surpuissant de griffes et de sang, il incarne un dieu guerrier ambigu, à la fois vengeur et destructeur. On ne se borne plus ici à simplement constater la puissance de la culture américaine, mais plutôt à l’analyser, quitte à découvrir ses mécanismes les plus inquiétants. Oklahoma Boy le temps de quelques albums, nous indique une nouvelle perception des Etats-Unis qui ne fascine plus l’Europe pour son héroïsme, mais pour l’étendue de la violence et de la folie qui émane de sa culture.



Pour lire une partie des albums d’
Oklahoma Boy en ligne : tome 1 ; tome 2