Parcours de blogueurs : Wouzit

Pourquoi vous parler de Wouzit (outre le fait totalement anecdotique que je partage avec lui ma ville d’origine) ? D’abord y a-t-il la sortie toute récente de son dernier album chez Manolosanctis, Le grand rouge. Et puis, d’années en années, ce dessinateur blogueur a fini par se faire une place particulière que l’album ne vient que confirmer, et c’est à ce titre qu’il fait l’objet de mon « Parcours de blogueurs » du jour. Des réalisations encore éparpillés donc, à l’image de nombreux autres débutants dans la bande dessinée, mais plutôt prometteuses.

Petit retour aux classiques du blog bd

Wouzit (de son vrai nom Pierre Tissot) commence à bloguer en juin 2006 et ne s’est pas arrêté depuis. On aurait tort de croire que le mouvement des blogs bd a donné lieu uniquement à des formats contraints et à des copies identiques à partir d’un même modèle. La principale contrainte de ce moyen de diffusion est d’ordre technique : l’ergonomie du blog est conçu avant tout pour une lecture progressive et périodique, et n’est pas aussi efficace, de ce point de vue là, qu’un site. De nombreux blogueurs ont d’ailleurs migré vers des sites, tout en gardant cependant la parution antéchronologique propre au blog. C’est sa facilité d’utilisation qui a certainement le plus séduit, ainsi que son inscription dans un web des flux dynamiques où les internautes s’abonnent à leurs ressources préférées par des systèmes de syndication. Dès que, vers 2005, plusieurs blogs bd ont accédé à la consécration du papier et que sont apparues des instances intermédiaires de publication fédérée et sélective (maisons d’édition, plate-forme d’hébergement…), à la dimension purement pratique est venu s’ajouter un enjeu en terme de visibilité, et le blog bd est devenu, pour de jeunes dessinateurs, une forme de « carte de visite » et un moyen de se construire un public avant même d’entrer dans une phase de commercialisation de leur production. L’apparition de festivals spécialisés et d’agrégateurs, dans les mêmes années, a accentué encore l’enjeu purement communicationnel du blog bd, ainsi que la formation d’une communauté (la « blogosphère bd », ou plus exactement, d’une myriade de petites communautés d’amitiés et d’intérêts collectifs).
Bref… Si je commence en résumant à gros traits l’histoire des blogs bd, c’est pour souligner que, contrairement à ce qui se lit parfois, des appropriations variées du moyen de diffusion ont vu le jour. Il suffirait de mettre en perspective les deux derniers blogs bd que j’ai chroniqué avec celui de ce jour : dans l’ordre, Jibé, Geoffroy Monde et Wouzit aujourd’hui. Je parle ici de variété dans les modes de publication et les types de contenu, non dans les styles et l’esthétique. Entre les blogs de Jibé (2004) et de Geoffroy Monde (2007), on trouve déjà une différence entre un contenu à double lecture, jour après jour et feuilletonnesque, dans le premier cas (des gags à suivre, pouvant se lire à la fois indépendamment les uns des autres et malgré tout liés entre eux en ce qu’ils évoquent les mêmes personnages et des situations semblables) et une logique du dessin unique et clos sur lui-même dans le second cas. Avec cette catégorisation, qui n’empêche pas les nuances, on pourrait déjà considérer un certain nombre de blogs bd : au modèle feuilletonnesque, certainement le plus largement présent, se rattachent les blogs de Gad et le strip Lapin et au modèle du dessin unique et autonome les blogs de Zach Weiner et NR, par exemple. Les points communs entre les blogs de Jibé et de Geoffroy Monde étant l’homogénéité du contenu présent sur le blog (sauf à de rares occasions de dédicaces et d’exposition, le contenu de chaque post est de même nature) et le choix de la fiction, même si l’on retrouve chez Jibé une « illusion autobiographique » qui caractérise selon moi une grande partie des blogs bd (j’en avais parlé dans un très vieil article qui serait certainement à reprendre).

Le blog de Wouzit, en revanche, correspond peut-être davantage à l’idée que le grand public peut se faire des blogs bd (quoique, je dis ça sans trop être certain de ce que j’avance) : une hétérogénéité des contenus et une mise en scène de l’auteur que l’on pourrait vaguement rattacher à de « l’autobiographie », même si ce terme ne me satisfait pas énormément. Ce « modèle » est celui de célèbres blogs bd « originels » tels que ceux de Boulet, Cha, Mélaka, Miss Gally. Concernant l’hétérogénéité des contenus, Wouzit se sert du blog pour lancer des projets très variés et dont chacun montrent une facette de son imaginaire. Outre les habituelles annonces directes, le lecteur attentif du blog de Wouzit trouvera notamment des dessins indépendants, les « Inspirés de faits réels » ou la série « Des dieux et des hommes », interprétations personnelles des différentes mythologies en une image, des critiques de films illustrées, des fables de la fontaine tout aussi habilement illustrées, et qui ont le mérite de l’originalité (http://wouzitcompagnie.canalblog.com/archives/les_fables_de_la_fontaine/index.html), ces deux derniers pouvant être rattachés à un genre que l’on trouve assez fréquemment sur les blogs bd, le « fan-art », qui consiste à mettre en image une oeuvre particulièrement appréciée. Enfin, on y trouve aussi des histoires à suivre, tels que Le grand rouge, dont je parlerais plus tard, et la série Monsieur le pion, qui l’occupe activement ces derniers temps. Monsieur le pion me permet une habile transition vers cette idée de « mise en scène de l’auteur » : le blog de Wouzit fait partie des blogs où l’auteur parle directement à son public, et non seulement au travers d’une oeuvre, et se met en scène lui-même dans son quotidien au moyen d’anecdotes (ou dans un quotidien romancé, l’essentiel est que les ancedotes racontées soient présentées comme appartenant au quotidien de l’auteur, qu’il y ait identité entre celui qui dessine et celui qui est mis en scène). Dans le cas de Monsieur le pion, l’excellente idée de Wouzit a été de partir de son expérience de pion dans un collège, ce qui permet des anecdotes un peu plus originales que celles que l’on peut trouver sur d’autres blogs bd, et cohérentes entre elles, construisant tout un univers et des personnages récurrents, idéals pour une publication en strip à suivre. La série en est déjà à son quarantième strip, et n’est pas si anodine qu’elle pourrait sembler, Wouzit parvenant à transformer l’anecdote en gag. Je vous invite à aller y faire un tour.

Une production graphique au rythme du collectif et de l’associatif

Durant les années 2000, Wouzit publie essentiellement dans des revues et pour des projets collectifs, en particulier dans l’univers du fanzinat bien connu des dessinateurs débutants et amateurs. Ces premiers espaces de publication sont pour certains des prolongements de la « blogosphère » BD, qui montre là sa capacité à faire naître des oeuvres d’une dynamique de groupe et de communauté d’auteurs. Wouzit est notamment un des premiers auteurs à poster des planches sur la plateforme 30joursdebd en 2007.
Côté fanzinat et édition associative à petit tirage, Wouzit se déploie chez de nombreux collectifs et éditeurs. Citons par exemple l’association toulousaine « Le Barbu », qui édite depuis 2001 le fanzine du même nom, ou encore les fanzines Le Ribozine et Bévue (http://bevue.canalblog.com/). Il fait aussi partie des auteurs publiés dans RAV, un fanzine créé en 2004 et mené par un autre dessinateur connu dans l’édition en ligne et la blogosphère bd, Wayne. Enfin, on retrouve Wouzit au sein de petites structures éditoriales telles que Onapratut (http://www.onapratut.fr/), Foolstrip et les éditions du moule à gaufres et leur fanzine Le Petit illustré. Bref, tout un fourmillement de structures pour la plupart associatives, et qui partagent beaucoup d’auteurs.
C’est justement en partie grâce à cette édition associative que Wouzit a commencé à publier des projets plus ambitieux. En 2009, il participe à deux collectifs : Qu’est-ce qu’on mange chez Onapratut et Le Dico des blogs, chez Foolstrip, un album lancé dans le mouvement des blogs bd. Puis, en mai 2010, c’est la sortie de l’album Les Nouveaux Pieds Nickelés chez Onapratut. Ce collectif, publié par une maison d’édition aux dimensions modestes (et que j’avais chroniqué en son temps) prend acte de l’arrivée des Pieds Nickelés de Louis Forton dans le domaine public et s’en empare le temps d’un hommage. L’album, qui réunit beaucoup de jeunes auteurs, connaît un important succès au point de faire l’objet d’une exposition lors du festival d’Angoulême 2011. En son sein, Wouzit dessine sur un scénario de Wayne « Les Pieds Nickelés pris dans la toile », où la fameuse bande de malfrats se reconvertit dans le piratage informatique.

Mais c’est en 2011 que Wouzit quitte le seul schéma des publications collectives pour publier deux albums solo, en tant qu’auteur complet, qui plus est. Le premier est Le grand rouge, dont je parlerais plus loin. Le second est un album à paraître aux éditions du moule à gaufres. Intitulé Divins mortels , il reprend les dessins de la série « Des dieux et des hommes » publiés sur le blog.

Le grand rouge, ou l’Aventure

La sortie de l’album Le grand rouge en mars 2011 marque sans doute une étape importante dans la carrière de Wouzit : il s’agit de son premier long album solo, bien servi par la qualité matérielle des éditions Manolosanctis. J’ai déjà suffisamment évoqué le projet Manolosanctis sur ce blog pour ne pas y revenir dans le détail : une maison d’édition « communautaire » créée en 2009, fonctionnant sur un modèle double de publication en ligne gratuite et de commercialisation rémunératrice par des éditions papier. Les jeunes auteurs sont nombreux à poster sur la plateforme de diffusion de Manolosanctis, dans l’espoir d’être publiés un jour, en sachant que, selon les éditeurs, le choix des albums commercialisés se fait en fonction des goûts de la communauté des lecteurs, d’où le nom « d’édition communautaire », qui créé autour d’elle et de son site Internet une communauté d’auteurs et de lecteurs interagissant entre eux.
Wouzit était déjà présent sur Manolosanctis à travers d’autres projets : il y publie quelques pages de Monsieur le pion en 2010. Surtout, il participe au concours « 13m28 » lancé par le site : il s’agissait de poursuivre à plusieurs mains une histoire fantastique commencée par Raphaël B, où il était question de Paris inondé et d’apparition de monstres antédiluviens. L’épisode de Wouzit « I want to believe » fait partie des épisodes choisis pour figurer dans le recueil publié en juillet 2010 (http://www.manolosanctis.com/fr/bande-dessinee/13m28-i-want-to-believe-880). Il réitère sa participation aux concours de Manolosanctis en 2011 en publiant une histoire pour le concours « Vivre dessous », cette fois lancé par Thomas Cadène. Wouzit explique que c’est par ses multiples travaux pour Manolosanctis qu’il s’est amélioré et à entrepris des histoires plus complexes ces deux dernières années : « 13m28 est une des premières histoires qui n’avait pas de vocation humoristique. Les exigences de Manolosanctis m’ont permis d’acquérir une méthode de travail bien plus professionnelle et structurée. J’ai par exemple réalisé un travail préparatoire d’écriture, et un story board détaillé. Cela m’a fait comprendre l’implication nécessaire à la réalisation d’un projet si ambitieux. ».

Le grand rouge est d’abord une histoire de longue haleine que Wouzit publie sur son blog dès 2008. Initialement prévue dans un registre animalier, ce choix est finalement abandonné lorsqu’il en présente une seconde version en 2010 sur Manolosanctis. Elle est finalement choisie pour être mise en album et sort en mars dernier. On y suit la fuite d’Ivan Barnave, jeune libertin qui évolue dans une sorte de XVIIe siècle européen de cape et d’épée. Poursuivi par le seigneur Flandrin, qu’il a escroqué avec son complice William Lameth, Ivan Barnave fuit jusqu’à s’échouer sur une mystérieuse île au-delà des mers, à la faune et à la flore fantasmagorique, et peuplée d’invisibles intrus. C’est à présent de grande et sérieuse aventure qu’il s’agit, bien loin des anecdotes scolaires de Monsieur le pion.
L’une des qualités de l’histoire tient à la maîtrise d’une certaine ingéniosité narrative pour laquelle Wouzit dit s’être inspiré des films à clés tels que Usual Suspects et Sixième sens, où les multiples questions du début sont progressivement résolues jusqu’à la révélation finale. Parfois creux, le procédé fonctionne plutôt bien ici ; les chapitres alternent entre deux récits : la découverte de l’île perdue par Ivan Barnave d’un côté et la fuite de deux escrocs poursuivis par le seigneur Flandrin de l’autre. Le tout étant de savoir comment et surtout pourquoi le jeune héros en est arrivé là, les indices sont disséminés au fur et à mesure. Le contraste entre l’ambiance contemplative et solitaire de l’île et l’action incessante et peuplée de l’autre partie assure un agréable équilibre.
On le comprend, avec un tel procédé, Wouzit assure une forte densité romanesque à son histoire et retient l’attention du lecteur. Il sait raconter une bonne histoire. Peut-être pourrait-on lui reprocher d’aller un peu vite. Un tel sujet, si dense et aux embranchements si complexes, aurait mérité de s’étendre sur davantage de pages, d’immerger encore davantage le lecteur dans l’aventure, à la manière des romans d’aventure du XIXe siècle auxquels Le grand rouge finit par me faire penser, non par ses thèmes, mais par son rythme et son appétit du retournement de situations (je pense à Walter Scott, Robert Louis Stevenson et Alexandre Dumas par exemple). Une séquelle, peut-être, de l’inspiration cinématographique. C’est sans doute la contrepartie de la clarté de la narration dont les ressorts apparaissent d’emblée comme évidents (pas tout, toutefois, certains passages étant, à mon sens, un peu trop rapides) et d’un goût prononcé de Wouzit pour le procédé de l’ellipse narrative, qu’il utilise abondamment pour faire passer des jours, voire des mois. Les scènes de l’île, par exemple, auraient mérité plus de temps, ou du moins un temps plus long.
Mais ce ne sont là que des remarques de détails pour un album délicieusement palpitant. La coloration littéraire est assez réussie, dépeignant un univers tout à fait vraisemblable, et sur lequel Wouzit s’est visiblement documenté. Cela vient s’ajouter au style propre au dessinateur, qu’on lui connaît depuis plusieurs années et qui tranche résolument dans un genre plus habitué au réalisme traditionnel : un dessin au trait stylisé, tout à fait propice dès qu’il sort, comme ici, du seul quotidien pour aller vers l’exotisme. Depuis la version de 2008, Wouzit a développé un style qui se concentre sur les détails et qui éclate dans les scènes d’ensemble et de paysage, avec des choix de plans tout à fait judicieux qui lui permettent de mettre en valeur l’élégance de son trait. L’île mystérieuse est ainsi dépeinte dans un foisonnement de créatures fantastiques, d’arbres aux contours sinueux, de plantes joliment stylisées. L’attitude de l’homme face à la nature sauvage étant bien sûr Enfin, ce qui m’a le plus frappé est la maîtrise des couleurs, sur laquelle on sent une véritable réflexion. C’est tout un ensemble de couleurs vives en aplat bien équilibréesqui donnent un peu de profondeur et davantage à la simplicité du trait. Ne serait-ce que par le titre, la couleur est sans cesse un élément prédominant, qu’il marque le passage du temps, l’identité des personnages, l’exubérance de la nature, et la montée du chaos, comme dans la scène si dynamique de l’attaque de la prison par les pirates.

Pour toutes ces raisons, Le grand rouge est un bon premier album pour Wouzit, qui prouve ici son habileté à gérer une histoire longue et une narration complexe. Si la crainte d’une absence de profondeur m’avait jusque là empêché d’apprécier le reste de son travail, Le grand rouge marque une intéressante évolution, assurément à suivre.

Pour en savoir plus :
Le dico des blogs (collectif), Foolstrip, 2009
Qu’est-ce qu’on mange ? (collectif), Onapratut, 2009
Les Nouveaux Pieds Nickelés (collectif), Onapratut, 2010
13m28 (collectif), Manolosanctis, 2010
Le grand rouge, Manolosanctis, 2011
Divins mortels, éditions du moule à gaufres, 2011
Webographie :
Le blog de Wouzit
Lire les premières pages du Grand rouge en ligne
Une interview de Wouzit par Manolosanctis
Une interview de Wouzit sur bdabd

2 réflexions au sujet de « Parcours de blogueurs : Wouzit »

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