Archives de l’auteur : mrpetch

Le concours Révélation Blog 2011 (le retour de l’article)

J’étais revenu, l’année dernière sur le concours Révélation Blog qui se donne pour objectif de soutenir les dessinateurs débutants qui tiennent un blog et de leur permettre de se faire publier (Révélation blog 2010, à la chasse aux débutants). Le site du concours, qui en est à sa quatrième édition, est le suivant : http://www.prixdublog.com/. Je dois bien avouer que, depuis un an, j’ai nettement moins trouvé le temps que les années précédentes pour découvrir de jeunes blogueurs et de nouveaux blogs au-delà de ma tournée habituelle. Le concours Révélation blog 2011 tombe à point pour me permettre de renouer un peu avec ce type particulier de bande dessinée en ligne et d’en constater les évolutions. Il est donc temps de revenir sur les trois blogueurs sélectionnés parmi lesquels, parmi lesquels un gagnant sera designé lors du FIBD le 28 janvier.

Avant tout, un petit rappel didactique et bref pour ceux qui ignoreraient tous des blogs bd. A l’origine, un blog est un outil de communication sur le web qui présente deux caractéristiques principales : 1. l’espace laissé libre au blogueur est hebergé par un hébergeur de blogs qui facilite la mise en ligne des articles, rendant plus intuitif les processus techniques de publication en ligne ; 2. les articles postés par le blogueur sont identifiés par leur date et se présentent à l’internaute comme une suite d’articles qui se succèdent dans le temps. Le terme « blog bd » a commencé à être utilisé lorsque des dessinateurs, au lieu de mettre du texte sur leur blog, ont posté des dessins faisant appel aux codes graphiques de la bande dessinée (séquentialité, bulles, narration, etc.). Dans le domaine francophone, les premiers blogs bd ont vu le jour vers 2003-2004 et se sont multipliés à partir de 2005. Face à la manne de vocation ainsi ouverte (beaucoup de blogs bd sont un support de publication pour des dessinateurs amateurs, à l’image du fanzine), un prix du blog a été lancé en 2008 par plusieurs éditeurs (Vraoum, Diantre !, l’Officieuse collection), en collaboration avec la section « jeunes talents » du festival d’Angoulême : le prix Révélation blog.
Si je précise bien que le blog bd est un outil de communication, c’est pour ne pas le confondre avec le webcomic qui est, quant à lui, un contenu : une bande dessinée publiée en ligne. Autrement dit, un blog bd peut servir de support de publication à un webcomic, mais blog bd et webcomic ne sont pas équivalent, le premier n’étant qu’une facette de la bande dessinée numérique, certes une des plus médiatisée ces dernières années. Après, il est vrai que l’usage a fini par étendre le nom de « blog bd » a tout journal dessiné en ligne, qu’il soit ou non accueilli par un hébergeur de blog. Il est vrai aussi que, par rapport au domaine anglo-saxon, la blogosphère française a connu un très grand développement des blogs bd s’inspirant du modèle du journal de bord, où les auteurs racontent ou romancent des anecdotes de vie. Là encore, il ne s’agit pas du type unique de blog bd, mais de sa déclinaison la plus fréquente, qu’on pourrait dire « canonique ». Cinq ans après la grande « vague » des blogs bd, cet objet ne cesse d’essayer de s’affirmer comme un moyen de faire découvrir des dessinateurs débutants : nombre de premiers albums publiés en 2005-2010 l’ont été par des auteurs s’étant fait connaître par leur blog (et 2011 continue dans la même veine). Avoir un blog bd permet de montrer son travail et sa capacité de travail à un éditeur, d’avoir une vitrine d’autant plus direct quand l’éditeur en question est lui-même en ligne.

J’en reviens au concours Révélation blog. Les noms des trois finalistes ont été annoncés le 14 janvier. Ils ont été choisis par un jury parmi trente blogueurs sélectionnés et à la suite d’un vote du public qui a encore réduit la liste. Les trois blogs gagnants ont trois styles très différents, comme trois variantes possibles du blog bd, dont le temps a prouvé qu’il était loin de se bâtir sur un modèle unique. Voici donc un petit tour d’horizon qui est aussi l’occasion de m’adonner, à ma manière, à un petit exercice de commentaire de blog que l’illustre Sébastien Naeco du blog du Monde.fr Le comptoir de la BD (http://lecomptoirdelabd.blog.lemonde.fr/) pratique depuis plusieurs mois maintenant, toutes les semaines.

Spongiculture, le blog d’Aspirine
(http://spongiculture.canalblog.com/)
Je commence par le blog d’Aspirine, joyeusement nommé Spongiculture, qui est peut-être, en apparence, le plus classique. Aspirine commence sa carrière de blogueuse bd en 2005 avec un premier blog auquel elle mettra fin au bout d’un an pour le ressusciter dans celui qu’elle présente pour le concours Révélation blog. Jeune dessinatrice de 23 ans, elle étudie actuellement aux Beaux-Arts de Bruxelles. Ce second Spongiculture a donc plus de quatre ans de longévité et sa propriétaire publie suffisamment fréquemment pour qu’on souligne, d’emblée, son endurance dans l’exercice périlleux de la publication régulière en ligne.
Si je parlais d’un blog bd classique, c’est que Spongiculture apparaît d’abord (et notamment dans les premiers posts), comme un blog d’adolescent jouant une personnalité cynique et désabusé que l’on rattache bien souvent à cette période appelé « âge ingrat ». Ils sont légion sur la toile, ces blogs-défouloirs (ces skyblogs, pour les plus âgés d’entre vous – hé oui, déjà !) où les auteurs exercent farouchement leur liberté d’expression et leur droit de suite sur la vie injuste. On trouve sur Spongiculture beaucoup de textes, joliment écrits par ailleurs, mais dont on devine par leur contenu qu’ils s’adressent directement à un entourage ou à un public restreint. Or, vous me direz, j’ai un fort mauvais esprit que d’avoir fouillé dans les archives du blog pour en ressortir ce que son auteur réalisait autour de 17 ans. Vous aurez raison.
Ce qui fait, sans doute, que le blog a été sélectionné par le jury, c’est qu’en quatre ans, la fonction du blog a changé auprès de son auteur. De défouloir à cynisme, il est devenu un laboratoire expérimental de bande dessinée. Les dessins deviennent de plus en plus fréquents et surtout, le graphisme, encore peu élaboré au départ, se complexifie et laisse parfois apparaître une véritable recherche de style.
Certes, il reste éminemment classique dans le genre « anecdotes de vie en bd » qui résume une grande partie des blogs bd dont l’intérêt (je veux dire l’intérêt esthétique et à long terme, pour être vu par un public autre que confidentiel et amical) est souvent contestable. Les procédés sont classiques : voix off, faux apitoiement sur l’inutilité du post, production de badges… La lecture de nombreux blogs bd m’a toutefois appris à déceler, derrière les anecdotes banales, ce qui fait le sel du genre : un graphisme un peu personnel, une manière originale de mettre en image les événements… Et c’est ainsi qu’au détour d’un billet, Spongiculture sait surprendre. Sans doute parce que, depuis Spongiculture 1.0, l’adolescence est passée. Les dessins des premières années étaient réalisées à l’arrachée pendant un cours, sur une page de cahier, dans une marge. A présent, Aspirine se concentre sur la force d’expression des traits en assumant un style crade qui s’avère, finalement, suffisamment élégant. On s’y surprend d’y trouver, au détour d’une déformation anatomique, un petite pincée de Fred, ou bien, sur un visage raviné par les traits, une touche un peu plus personnelle, aux accents underground dans la recherche de la dureté. Tout cela avec une certaine liberté du dessin qui ne reste pas cloîtré dans un schéma strip ou cases mal exploité, mais se veut au contraire beaucoup plus libre. Dans le flot de blogs bd on ne peut plus classique, Spongiculture est une bonne surprise. Depuis l’automne 2010, Aspirine s’est lancée dans un second blog, Héliciculture, uniquement dédié à présenter divers recherches graphiques dans le style expressif qu’elle a su se trouver.

La dissonance des corps, le blog de NR (http://donne-moi-ton-ballon.blogspot.com/)
Avec NR et son blog La dissonance des corps, on change complètement de type de blogs bd. Loin des anecdotes de quotidien, ce jeune graphiste (lui aussi a 23 ans et sort de l’Ecole de Communication Visuelle de Nantes) a clairement délimité le champ d’action de son blog, beaucoup plus récent que celui d’Aspirine puisqu’il existe depuis 2009. La dissonance des corps est conçu dès le départ comme un espace de diffusion de dessins et ne s’égare que rarement hors de cet objectif : ni textes superflus, ni remarques personnelles, les commentaires remplissant la fonction de dialogue avec les lecteurs. D’où une forte homogénéité des types de postes : tous des dessins humoristiques en une seule case, postés avec une certaine régularité puisqu’on peut y lire au moins trois dessins par semaine.
Des dessins d’humour uniques, soit : une bien maigre pitance par rapport à d’autres blogs prolixes ? NR nous démontre habilement que la qualité vaut bien la quantité. Son travail se rapproche beaucoup plus du domaine de l’illustration que de celui de la bande dessinée à proprement parler. Chaque dessin est un délice d’humour absurde qui, dans un style assez dépouillé et un peu retro, est, dans sa partie, fort efficace. On pense, en le lisant, au « Sunday morning beakfast cereals », le celèbre webcomic de Zach Weiner avec lequel La dissonance des corps n’est pas sans similarité (http://www.smbc-comics.com/). Ne serait-ce que parce que SMBC est traduit en français sur le portail Lapin qui diffuse également La dissonance des corps. Ce type de dessins absurdes, qui cachent sous une facilité de façade des ressorts complexes, est devenu assez courant chez les blogueurs bd, peut-être justement sous l’impulsion de SMBC. Ce qui fait la qualité du blog de NR est la sophistication de cet humour décalé, où il sait jouer avec les images. Avec parfois des résonances surréalistes qui semblent provenir d’imagiers de l’absurde tel que Ernst, Topor, Chaval ou plus récemment Glen Baxter, dans la juxtaposition de styles, de clichés, d’images et de textes qui grincent les uns avec les autres et amènent à un rire qui n’est jamais franc mais passe par l’intellect. NR fait preuve, dans ses dessins, une bonne culture de l’image et de son utilisation.
Il en témoigne ailleurs : sur son site d’illustrateur, où il signe de son vrai nom, Noël Rasendrenson http://www.noelrasendrason.com/. On y retrouve l’ensemble de sa production, et c’est peu dire qu’à seulement 23 ans, elle est pléthorique, quoique tout azimut : dessin, photographie, poésie, musique. C’est assurément l’image qu’il maîtrise le mieux, en prouvant une qualité de « polyconographe », de même qu’on était, dans un autre temps « polygraphe ».
NR développe aussi un projet de webcomic qu’il présente dans un autre blog, La résonance des coups (http://laresonancedescoups.blogspot.com/) : lancé en novembre 2010, c’est cette fois une véritable histoire à suivre. On y retrouve l’aspect décalé du premier blog, mais avec une face beaucoup plus sombre, voire glauque. Rien d’étonnant à cela : l’humour surréaliste n’a jamais été très loin de l’humour noir, voire de la cruauté pur. Le style aussi, se veut plus relâché, et plus classique : un déroulement en strip de trois cases. L’histoire se résume assez difficilement : un personnage principal se débat, aux prises avec l’univers absurde de NR, fait de transexuels, de souris disneyenne, et d’immeubles qui s’effondre. Une autre manière, beaucoup plus trash et désespérée, d’aborder un même monde.
Enfin, je signale aussi aux éventuels nantais qui liraient ce blog que NR expose actuellement au restaurant Façon maison, rue des Trois-Croissants

Gimmie Indie Rock, le blog d’Half Bob (http://blogs.lesinrocks.com/gimmeindierock/)
Magnifiquement, Half Bob me permet de présenter un troisième type de blogs bd : le blog bd spécialisé. Celui d’Half Bob, comme son nom l’illustre, est dédié à la musique et plus précisément au rock indépendant dont le dessinateur est un amateur. Comme beaucoup de sites de titres de presse en ligne, lesinrocks.com possède sa plate-forme de blogs, que ce soit des blogueurs invités ou des blogs de journalistes (parmi les autres blogs graphiques, on trouve celui d’Hector de la vallée, ou encore celui du duo Dampremy Jack et Terreur graphique). Les origines des Inrockuptibles, qui tend à présent davantage vers le magazine de société généraliste sont la musique, et plus particulièrement, comme leur titre l’indique, le rock ; le blog d’Half Bob est donc le bienvenue, d’autant plus que son intérêt pour le rock dit « indépendant » (à l’origine, produit par des labels indépendants des grandes majors) rejoint un centre d’intérêt et d’exploration musicale du journal, souvent plus enclin à parler de l’avant-garde musical (avec toute la distance que ce terme impose) que des chanteurs à succès. En bon blogueur musical, Half Bob met en ligne quelques morceaux de musique à écouter avec chacun de ses notes, via des sites comme deezer, là encore une pratique courante chez certains blogueurs bd, dont certains ont même une « radioblog ».
Le blog d’Half Bob est aussi le plus récent, car il a tout juste un an d’existence. Blog spécialisé ou un spécialiste s’adresse à des spécialistes, ou un fan s’adresse à des fans, il immerge le lecteur novice en la matière (tel que moi) dans un monde mystérieux, constitué de noms étranges aux consonances fréquemment anglo-saxonnes. Et à l’occasion, si on est un peu curieux, il encourage à s’arrêter sur deux trois chansons, après des strips qui sont comme autant d’accroches souvent drôles. Dans ce type de blog spécialisé, qui connaît d’autres déclinaisons (le blog gastronomique de Guillaume Long en est un bon exemple), le dessinateur se fait critique ou journaliste.
Au passage, je ne vous ai pas dit qui était Half Bob. Son blog est loin d’être sa première expérience dans le domaine de la bande dessinée puisque, nous apprend-il, il a commencé dans l’univers du fanzinat avec le fanzine Murge, autoédité par l’association Trait d’encre. Il est facile de sortir du seul domaine du blog musical pour aller grapiller sur la toile les autres créations d’Half Bob. Il est celui des trois lauréats qui s’est le plus investi dans l’autopublication en ligne.
En dehors de son blog bd musical, on le retrouve :
– sur un blog personnel, http://halfbobleblog.blogspot.com/, sur lequel il poste régulièrement diverses illustrations, et ce depuis novembre 2008, ainsi que ses webcomics
– on trouvera aussi nombre de ses webcomics sur Manolosanctis, l’éditeur en ligne communautaire
– avec son comparse Marcel Ramirez (qui a aussi son blog inrocks, http://blogs.lesinrocks.com/marcel-ramirez/), il tient le blog Weirdofootmag
– il réalise des illustrations pour des tee-shirt vendus en ligne sur MonsieurPoulet et Rueduteeshirt.com
Signalons enfin qu’en ce début d’année 2011, il publiera sa première bande dessinée papier, Elmer la peluche qui parle, dans la petite maison d’édition stéphanoise Jarjille.
Pour ce qui est de ses webcomics, notamment ceux de Manolosanctis (publiés dès les débuts du site, en 2009, citons notamment Super Jean Jacques ou Rabbitman), j’ai quand même tendance à trouver que l’humour parodique et bon enfant ne va pas extrêmement loin. Je leur préfére le graphisme sobre, qui se limite au noir et blanc, du blog Gimme indie rock, dont les mises en scène s’avèrent souvent inventives et présentent l’avantage de s’appuyer sur une vraie culture rock (et des portraits de musiciens souvent réussis), et non sur une suite de clichés un peu maladroits comme c’est souvent le cas dans les webcomics suscités.

Le choix des jurés de cette année présente l’avantage d’être suffisamment représentatif de la diversité des blogs bd, dont on pourrait croire qu’ils répètent sans cesse une même forme figée. Aspirine, NR et Half Bob nous prouvent le contraire : l’originalité créative peut y naître, même à l’échelle d’une pratique amateure. Est-ce que mes commentaires laissent transparaître de ma part une préférence pour NR, dont la qualité graphique et humoristique me touche davantage et me semble la plus aboutie ? Bon, voilà, c’est dit. Et peut-être y a-t-il un peu de chauvinisme idiot, aussi, parce qu’il est de ma région. A présent, que le meilleur gagne : rendez-vous le 28 janvier pour connaître le podium.

Pour en savoir plus, les interviews des trois finalistes sur BDrama :
Interview d’Aspirine
Interview de NR
Interview d’Half Bob

Baruthon 12 : Fais péter les basses, Bruno !, Futuropolis, 2010

Nous voilà arrivé à la fin de notre marathon-Baru entamé en février dernier suite à l’annonce de la remise du Grand Prix du festival d’Angoulême à Baru. 12 mois pour 12 oeuvres patiemment lues et étudiées, qui, toutes ensemble, forgent la personnalité artistique de celui qui, dans deux semaines et pour quelques jours, présidera la 38e édition du FIBD. Je vous laisse consulter le site du Festival d’Angoulême pour toutes les informations concernant la manifestation (http://www.bdangouleme.com/). Quelques liens directs sur les articles directement consacrés à Baru : une interview en deux parties (partie 1, partie 2 et partie 3) ; la présentation de l’exposition « Le Rock à Baru », qui donnera lieu à un disque de trente-et-un titres de rock’n’roll pré-1960, spécialement choisis par Baru ; une vidéo de présentation du « président Baru ».

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil
Baruthon 7 : Sur la route encore
Baruthon 8 : Bonne année et autres récits sociaux
Baruthon 9 : Les Années Spoutnik
Baruthon 10 : L’enragé
Baruthon 11 : Pauvres Zhéros

Fantaisie nostalgique

A quelques mois du festival, Baru a sorti son dernier album, Fais péter les basses, Bruno !, chez Futuropolis. L’occasion, peut-être, pour de nombreux lecteurs de découvrir un auteur relativement discret et bien moins connu que les présidents l’ayant précédé (quoique la présence de Blutch l’année précédente relevait de la même volonté de mettre sur le devant de la scène de talentueux auteurs de l’ombre). Paradoxalement (je ne sais si l’album était prévu avant la nomination), Fais péter les basses, Bruno ! n’est pas représentatif du reste de l’oeuvre de Baru. Au contraire, il semble annoncer de nouveaux thèmes et l’auteur y emploie une esthétique qui s’écarte sensiblement du réalisme auquel il s’était contraint jusque là. Certes, il ne s’agit pas d’une révolution complète, et les grands thèmes « barusiens » sont tout autant présents. Mais l’impression que j’ai eu en lisant l’album était que l’obtention du Grand Prix, reconnaissance susceptible de marquer l’apogée d’une carrière, n’avait pas poussé Baru à cesser toute expérimentation. Cette capacité à mettre en danger son propre style, ses propres codes, à s’adresser à d’autres sphères culturelles, à se lancer des défis et à s’y tenir, que j’avais déjà pu déceler dans d’autres albums, est maintenu. Je ne vais pas reprendre ici une énumération fastidieuse, mais Baru avait déjà croisé son champ d’investigation initial, la fresque sociale, avec des genres très marqués comme la science-fiction (Bonne année) ou le récit d’enfance (Les années Spoutnik).
Même logique ici avec ce nouvel album qui est un étrange croisement entre l’univers classique de Baru et un genre bien spécifique : le polar à la française. D’autant plus spécifique que Fais péter les basses, Bruno ! se présente d’emblée comme un hommage à une période particulière du cinéma français, les années 1960-1970, dont l’oeuvre la plus emblèmatique est Les tontons flingueurs (1963). Cette période vit fleurir (peut-être jusqu’au Buffet froid de Bertrand Blier en 1979), des films de gangsters flirtant plus ou moins avec la parodie, parfois adaptés de romans policiers souvent tout à fait sérieux (Les tontons flingueurs, adapté de Grisbi or not Grisbi d’Albert Simonin), dans d’autres cas, des créations purement burlesques (Le Grand blond avec une chaussure noire d’Yves Robert relève encore de la même veine en 1972). Dans une logique de contrepied qui eut lieu selon les mêmes modalités et à la même époque dans le genre du western avec les westerns-spaghettis italiens, ces films hautement référentiels succédaient, voire se mélangeaient, à une période riche en polars (tout à fait sérieux et respectueusement classiques, cette fois : Touchez pas au grisbi en 1954 et Mélodie en sous-sol en 1963, pour ne donner que quelques exemples), en conservaient les codes narratifs et très souvent les acteurs (Jean Gabin et Lino Ventura surent ainsi jouer de l’image qu’ils s’étaient eux-mêmes forgés dans les années 1950), mais ajoutaient à l’intrigue des bons mots ou des situations loufoques, ou, très intelligemment, surjouaient des stéréotypes. Pour moi, les plus réussis de ces films restent ceux qui parviennent à être drôles sans trahir l’esprit initial du polar, apportant ainsi au spectateur une double satisfaction. Michel Audiard reste le dialoguiste symbolique de la période par le « parlé » qu’il avait imaginé, sorte d’argot poétique et percutant : s’il savait se montrer autant à l’aise dans des polars sérieux que dans des comédies, sa carrière de réalisateur reste un peu plus faible car trop répétitive à mon goût.

Dans l’album de Baru (rassurez-vous, Phylacterium est encore un blog sur la BD et pas sur le cinéma!), la référence se veut directe dès la page de garde où il est dit « cet album est un hommage à… suivant une liste de noms cryptés parmi lesquels on peut reconnaître Georges Lautner, Michel Audiard, Lino Ventura, Bernard Blier, et consorts : là où, dans les deux autres « hybridations » citées, il s’agissait surtout de s’approprier un genre, Baru choisit ici d’assumer franchement ses sources d’inspiration. D’ailleurs, l’album est franchement une comédie, alors que, jusque là, le rire n’était pas chez lui le moteur principal de l’intrigue. Ce qui ne veut pas dire pour autant que Baru se trahit lui-même, pour deux raisons. (trois en fait, car dans le fait, une première raison me saute inopinément aux yeux : Baru fait ce qu’il veut, et peut tout à fait aller à l’encontre de son propre univers s’il en a envie : les lecteurs grognons s’en plaindront, mais certains sauront apprécier) D’abord apparaît une logique de cycles. Il y a d’abord eu, de 1984 à 1990, un cycle ancré dans l’adolescence ouvrière et immigrée dans les années 1960. Puis, d’une façon relativement naturelle, Baru a commencé à se pencher sur le problème des banlieues dès 1995 pour s’en emparer plus franchement dans les années 1998-2006. En 2009, cependant, il a tenté une première incursion du côté du roman noir et du polar en adaptant Pauvres Zhéros de Pierre Pelot chez Casterman. Si ce premier essai a pu paraître circonstanciel, lié à un projet pour une collection, peut-être annonçait-il en réalité le début d’un cycle tourné vers l’univers du polar, sous ses formes les plus sombres comme les plus joyeuses. D’autant plus que, si l’on devient précis et que l’on jette un regard en arrière, Baru s’était déjà permis d’emprunter des éléments narratifs aux romans et aux films policiers, comme une manière d’installer une intrigue suivie et un suspens : dans L’autoroute du soleil survient une question de trafic de drogue qui voit intervenir la police, tandis que dans L’enragé, qui précède directement Pauvres Zhéros, l’histoire, faite de flash-backs, est racontée depuis un tribunal où le personnage principal est accusé de meurtre (et, pour le dénouement, le fil policier s’avèrera essentiel). Et puis, l’autre raison de l’absence de réelle trahison est dans l’intrigue de Fais péter les basses car… vous allez comprendre.

Une drôle d’hybridation : immigré barusien rencontre truands lautneriens

Revenons-en à l’intrigue. Ou plutôt aux intrigues. Car Fais péter les basses se compose de deux intrigues. L’intrigue policière d’abord : Zinedine, un jeune gangster tout juste sorti de prison contacte Fabio, ancien de la profession, désormais rangé des voitures, pour un dernier coup : un fourgon de la Brinks sans escorte, avec 7 ou 8 millions à la clé. Par esprit sportif plus que par l’appât du gain, Fabio accepte et remonte pour le casse son ancienne équipe : Paul et Gaby, le « Picasso des explosifs ». Comme le lecteur peut dès le départ sans douter, rien ne va se passer comme prévu et, de trahisons en quiproquo, les différents protagonistes vont se livrer à une lutte échevelée entre « vieux de la vieille » et « petits jeunots ». Difficile de ne pas y voir un hommage aux nombreux films où un vieux truand à la retraite reprend du service le temps d’un « dernier coup » (Gabin dans Mélodie en sous-sol, Ventura dans Les tontons flingueurs. Gabin a plus d’une fois endossé ce rôle.). Le scénario est construit comme une suite de rebondissements qui enchaînent les étapes narratives habituelles : réunion de l’équipe de part et d’autre, déroulement méthodique du « plan », course-poursuite derrière les millions qui passent de main en main. Baru fait preuve d’une forme d’érudition à l’égard du cinéma auquel il souhaite rendre hommage, multipliant non pas tant les allusions directes que les scènes clés reconnaissables par les amateurs du genre (quoique Fabio ait un petit air de Ventura…).
A cette première intrigue, la plus évidente et la plus classique, s’en ajoute une deuxième. Le lecteur suit le périple de Slimane, un jeune africain prodige du football, qui s’introduit illégalement en France avec l’espoir de devenir champion et finit, bon gré mal gré, par être mêlé au casse décrit plus haut et n’arrange pas les affaires des deux équipes en présence. Les lecteurs attentifs du blog auront reconnu des thématiques purement « barusiennes », s’ils me permettent le néologisme : le jeune sportif immigré (ou d’origine immigrée) tentant tant bien que mal de se faire une place en France (thématique de Le chemin de l’Amérique et de L’enragé). Alors bien sûr, dans un album de Baru classique, le destin de Slimane aurait été tout tracé : rencontrant petit à petit le succès, il aurait fini par être rattrapé par ses origines étrangères. Sauf que cette fois, Baru a choisi de surprendre, et le jeune Slimane ne connaîtra pas le même sort que Saïd Boudiaf ou Anton Witkoswsky. Pris dans une intrigue qui le dépasse, son sort n’est guère plus enviable car, là où les deux autres héros-sportifs étaient à amener à faire preuve de volontarisme et à exprimer leur talent, Slimane ne pourra compter que sur la chance et le hasard. Paradoxalement, et malgré la tonalité comique générale de l’album, les parties qui concernent le prodige immigré sont moins optimistes que ce à quoi Baru nous avait habitué.
Le croisement de deux intrigues est un défi difficile à mener et, dans Fais péter les basses, Bruno, une impression de décalage perturbe parfois la lecture ; l’impression que les deux intrigues ne sont pas parfaitement imbriquées mais simplement juxtaposées. Ce sera là ma principale réserve par rapport au dernier album de Baru : mener de front deux propos (qui plus est un propos léger et un plus grave) n’est pas sans risques et, dans le cas présent, l’aventure de Slimane m’a semblé souffrir de quelques interférences.

Baru l’expérimentateur entreprend aussi, par rapport à ses albums précédents, deux évolutions esthétiques qui se justifient clairement par le statut « d’hommage » : pastichant les polars-comédies à la française, nous le surprenons à travailler sur l’humour et les stéréotypes.
L’humour n’est bien sûr rarement loin chez Baru. Mais souvent est-il disséminé par petites touches, contrepoint à un propos plus grave et plus profond. Ici, Baru n’hésite pas à utiliser de grosses ficelles de comédie : des situations rocambolesques, des quiproquos absurdes, des personnages d’idiots accomplis. Le comparse de Zinedine, José, est un véritable imbécile dont le rôle principal dans l’histoire est de faire échouer, par négligence, les plans bien huilés de son patron (il fait parfois penser à Jean Lefebvre dans Les tontons flingueurs). C’est sur le plan de l’utilisation de stéréotypes que Baru innove le plus. J’entends par « stéréotypes » l’emploi de personnages dont le caractère apparaît d’emblée au lecteur, entier et peu sujet au changement, en référence à des codes propres à certains genres, ou à d’autres oeuvres. Dans ses précédents albums, par une forme de tension vers le réalisme, il préférait les personnages tout en nuance : ni vraiment bon, ni vraiment méchant, ni vraiment sympathique, ni vraiment antipathique. A ce titre, les différents protagonistes de L’enragé avaient tous leur face noire. Avec Pauvres Zhéros, Baru avait été contraint (par le scénario), de manier ce même type de stéréotypes du roman noir : la brute, l’idiot, le politicien véreux. Ici, les stéréotypes, comme hommage, sont franchement assumés et chacun des personnages (ils sont présentés sur la couverture) correspond à un « type » cinématographique : le vieux beau, le jeune impulsif et sans moralité, l’idiot innocent, le gorille silencieux… Le seul qui échappe à cette règle est Slimane, peut-être justement parce que lui vient de l’univers de Baru. Les autres personnages sont comme directement importés (non sans quelques adaptations) de la source première de l’auteur.
Au final, Fais péter les basses, Bruno ! ressemble à une joyeuse fantaisie nostalgique, légère et bourrée de références, dans laquelle Baru s’amuse, lui aussi, à étonner son lecteur.

2010, année Baru ?

Fais péter les basses Bruno marque la fin d’une année 2010 qui aura été « l’année Baru », certes avec une certaine discretion caractéristique à cet auteur, mais non sans quelques moments forts (le plus fort étant encore à venir : sa présidence du festival d’Angoulême).

Il fallait s’attendre, après l’annonce du Grand Prix 2010, à un phénomène éditorial autour de Baru. On n’oubliera pas que le parcours éditorial de Baru se caractérise, en 25 ans de carrière, par des changements fréquents d’éditeurs ; ainsi est-il passé successivement entre les mains de Dargaud, Futuropolis période Robial, Albin Michel/L’Echo des savanes, Casterman, Dupuis. Fais péter les basses, Bruno n’est pas, en apparence, son premier album sous le nom de « Futuropolis », mais c’est en revanche sa première collaboration pour un album long avec le « nouveau Futuropolis » tel que relancé par l’alliance Gallimard/Soleil Productions depuis 2004 (il avait aussi participé, pour une histoire courte, au recueil Le jour où…). Avant 2010, les albums de Baru avaient été successivement réédités au fil de ses changements d’éditeurs : j’en veux pour exemple Quéquette blues, son premier album, qui a connu trois éditions différentes au fil des décennies : Dargaud (1984), Albin Michel (1991), Casterman (2005). Dans les années 2000, les rééditions de l’oeuvre de Baru étaient surtout l’affaire de Casterman avec qui il travaille depuis le début des années 1990. Récemment, la maison belge avait réédité, sous la forme d’intégrale, L’Autoroute du soleil (2008), le recueil Noir (2009), Les Années Spoutnik (2009) ; courant 2010, après le FIBD, elle avait ajouté à son catalogue une réédition du Chemin de l’Amérique (qui, en effet, manquait), devenant ainsi la maison d’édition la plus complète sur l’oeuvre de Baru.
Que pouvait-il rester à d’autres éditeurs ? Comme on pouvait le prévoir, 2010 a vu se réveiller d’autres éditeurs que Casterman. Ce qui, finalement, est loin d’être un mal puisqu’à la veille de son festival, l’intégralité de son oeuvre est disponible dans des rééditions de moins de deux ans, à trois exceptions prêts : La communion du Mino (Futuropolis, 1986), Cours camarade (paru à l’origine chez Albin Michel en 1988) et Sur la route encore (paru à l’origine chez Casterman en 1997). Il ne s’agit pas là des trois oeuvres les plus importantes de Baru, et le statut de « brouillon de L’Autoroute du soleil » attaché à Cours camarade peut expliquer l’absence de rééditions. Quels éditeurs en 2010, donc ? Dupuis a naturellement réédité dans une intégrale L’enragé qui figurait déjà à son catalogue, dans la collection Aire Libre. Futuropolis nouvelle version est également allé fouiller dans le catalogue de l’ancien Futuropolis pour ressortir Vive la classe (et pas La communion du Mino, étrangement). La nouvelle version de Vive la classe a été, nous annonce-t-on sur le site « revue et corrigée » par Baru. Je n’ai pas pu comparer les deux versions, mais d’après les extraits diffusés, un travail de mise en couleur intéressant a été effectué. Enfin, dernière salve de rééditions, celle des Rêveurs, qui a commencé dès avant le FIBD 2010 puisque fin 2009 paraissait La piscine de Micheville. Ces derniers mois est sorti un plus ambitieux coffret intitulé Villerupt 1966 qui réunit intelligemment Quéquette blues, La piscine de Micheville et Vive la classe, plus le documentaire Génération Baru dont je vais vous parler plus loin. La petite maison d’édition cofondée en 1997 par Nicolas Lebedel et Manu Larcenet (petite au sens où son catalogue reste assez réduit malgré ses presque quinze ans d’existence) a misé sur le thématique plutôt que sur une réédition purement circonstancielle. Le coffret rassemble en effet trois albums du premier « cycle » narratif de Baru, celui dans lequel il s’inspire de son adolescence dans une cité ouvrière lorraine, dans les années 1960. Le coffret Villerupt 1966 offre ainsi une cohérence thématique forte, une vision retrospective du monde ouvrier, qui se présente bien comme une fiction, et non comme du documentaire. Avec le recul, on se rend compte que cette première période de la carrière de Baru (1984-1987) dans laquelle son art narratif était encore en perfectionnement, et son style gardait encore une puissance expressionniste qu’il s’est attaché à retenir davantage par la suite, a donné naissance à la partie la plus crûment personnelle de son oeuvre. Le choix des Rêveurs n’est pas sans résonance politique, et nous verrons comment le FIBD 2011 gère cette caractéristique de Baru qui n’a jamais hésité à exprimer son respect de l’idéal social communiste : évoquer en 2010 le monde ouvrier des années 1960 (qui entame à cette date un long déclin tant matériel que politique), c’est faire revivre une culture passée, mais qu’on aurait tort de ne considérer que comme un archaïsme dépassé dont il n’y a plus rien à apprendre.

Mais il me semble déjà que l’une des expos du FIBD 2011 s’intitule cryptiquement DLDDLT (Debout les Damnés De la Terre), et qu’elle s’accompagnera d’une statute de Lénine. Baru nous rappelle ici qu’une partie de la culture ouvrière (au moins « sa » culture ouvrière) s’enracine dans l’idéologie communiste. De même que José Munoz avait tenu, en 2008, à ne pas centrer l’exposition « Grand prix » sur lui-même mais sur l’Argentine, Baru fait le choix de présenter le monde ouvrier (je me fie ici à la description donnée sur le site du FIBD). La mise en scène sociale aura donc pleinement sa place et on n’en attendait pas moins de Baru. En espérant qu’aucun oiseau de mauvais augure ne viennent sériner que la bande dessinée n’a pas à s’occuper de politique. Mais j’espère que le débat est depuis longtemps trancher.

Les deux derniers choix de Grand Prix, en 2009 et 2010, semblent s’être basés sur des critères d’exigences : Blutch et Baru sont deux auteurs « à contre-courant » au sens où ils restent assez peu connu du grand public. L’expo Blutch avait permis de rapprocher bande dessinée et art plastique ; le festival-Baru sera placé sous des augures politiques, et ce malgré le fait que le FIBD reste le plus grand marché de bande dessinée de France et que la dimension commercial du médium prévaut largement dans la représentation qui en est faite. Un semble d’équilibre est ici recherché. Baru comme Blutch bénéficient (me semble-t-il), d’une forte reconnaissance de leur pairs pour leur choix radicaux. Baru a enseigné aux Beaux-Arts de Metz le dessin (et non la bande dessinée, lui-même insiste sur ce point) jusqu’en 2010. Dans son cas, l’évidence s’impose d’autant plus qu’il est désormais parmi les auteurs les plus primés du festival d’Angoulême (dont le jury est composé par d’autres auteurs, si je ne m’abuse). Petit rappel : il reçoit dès 1985 le prix du premier album pour Quéquette blues. Puis, ce sera deux Alph-Art du meilleur album, collectif en 1991 (avec Jean-Marc Thévenet pour Le chemin de l’Amérique) et en solo en 1996 (pour L’Autoroute du soleil). Au FIBD 2010 était présenté un documentaire intitulé Génération Baru, réalisé par Jean-Luc Muller et présenté à l’origine au festival du film italien de Villerupt (en Lorraine, région natale de Baru). Et puis le Grand Prix en 2010 est venu confirmer cette reconnaissance.
On peut donc dire que la nomination comme Grand Prix en 2010 a eu l’effet qui était, je le suppute, attendu : donner au public les moyens de découvrir un auteur mal connu mais respecté et admiré par le reste de la profession pour son oeuvre rigoureuse au moyen de multiples rééditions et expositions. J’ignore si cette « année Baru » aura eu un quelconque impact sur les ventes d’album et la notoriété du dessinateur que nous avons accompagné le temps d’un Baruthon. Si elle a marqué l’apogée du carrière, espérons secrètement qu’à 64 ans, Baru réalise encore d’excellents albums.

Pour en savoir plus :

Fais péter les basses, Bruno !, Futuropolis, 2010
Site de Futuropolis sur la réédition de Vive la classe
Site des Rêveurs sur Villerupt 1966
Présentation du documentaire Génération Baru de Jean-Luc Muller, avec quelques extraits
Présentation de l’expo DLDDLT au FIBD 2011

Initiatives d’auteurs dans la bande dessinée numérique

Chers et fidèles lecteurs, bonne année à tous (et la santé, c’est important, la santé).

Pour commencer l’année 2011 avec retard, mais non sans éclat, un article sur les derniers soubresauts de la bande dessinée numérique. Une manière d’observatoire personnel qui fait suite à plusieurs autres articles sur le même sujet l’année passée : (Auto-)initiation à la bande dessinée numérique en janvier ; Notes pour une histoire de la bande dessinée numérique en février ; Bouquet de bande dessinée en ligne en mars ; Projets d’éditeurs dans la bande dessinée en ligne en mai ; Etat des lieux de l’édition numérique en novembre . (heureusement pour vous, il n’est pas nécessaire d’avoir lu tous ces longs et fastidieux articles avant d’attaquer celui-ci ! Mais malgré cela, je vais honteusement me servir de ce premier article de l’année pour vous suggérer de relire d’anciens articles de 2010.).

L’année 2010 était annoncée, il y a tout juste un an, comme celle du boum de la bande dessinée numérique. Le pari a en partie réussi. Mais au lieu de simplement constater le décollage d’un marché (que d’autres ont mieux analysé que moi), il me semble bien plus intéressant d’en étudier les marges : en d’autres termes, les phénomènes nouveaux qui font que l’apparition de la bande dessinée numérique est susceptible de modifier les rapports de force de l’édition de bande dessinée dans son ensemble.
L’importance prise par les initiatives d’auteur est peut-être l’un des faits les plus marquants en ce qu’il repose la question du rôle de l’éditeur ; non pas pour prétendre que l’éditeur est inutile, mais pour affirmer que le passage au numérique est propre à bouleverser les rapports auteur/éditeur, et que le métier d’éditeur est amené à changer, à s’interroger, à se trouver une place dans un univers de réseaux où l’auteur peut toucher directement son lectorat, ou contourner l’éditeur en passant par des structures moins denses comme des plates-formes de diffusion.

Les droits d’exploitation numérique, éternelle pomme de discorde ?

L’idée de cet article commence hors du seul domaine de la bande dessinée, puisqu’il vient de la littérature. Rien de plus normal : la bande dessinée s’intègre à l’économie plus générale du livre et les problèmes que rencontrent les auteurs de bande dessinée sont sensiblement les mêmes que ceux posés aux écrivains de la littérature non-graphique. Or, le 2 décembre (quand nous étions encore en 2010), cinq écrivains publient dans Le Monde une lettre ouverte aux éditeurs qui, non sans humour, met dans la balance la relation auteur/éditeur. Preuve en abyme de la puissance d’Internet, je prends connaissance de cette tribune par un article de l’excellent blog de Julien Falgas, Marre de la TV, qui lui-même renvoie au non moins excellent blog La feuille du Monde.fr (on se rapproche de la source initiale !) qui met en lien la lettre en question telle que publiée sur LeMonde.fr. Revenant dessus plus d’un mois après, j’ai suivi les suites de l’affaire en feuilletant virtuellement les pages du site Actualitté qui, plus récemment, publie, outre une tribune d’une éditrice qui souligne l’existence de petits éditeurs numériques qui construisent, de leur côté et en silence, des solutions (j’y reviendrais), un article présentant les débats qui se tiennent actuellement à l’Assemblée Nationale pour modifier la législation sur les contrats d’édition (il est question ici du Code de la propriété intellectuelle). Ce parcours rapide à la recherche de l’information, qui est le mien et que je vous relate, suffit peut-être à démontrer comment Internet en tant que réseau (et je fais de ce blog un nouveau maillon de la chaîne) donne à une simple lettre ouverte, publiée originellement dans la presse papier, une ampleur impressionnante, et donne de ce fait aux réclamations des auteurs une portée qu’elles n’auraient pas eu autrement.

Reprenons depuis le début de mon périple informationnel. Il y a donc cette lettre ouverte qui exprime les inquiétudes des auteurs (qui produisent des oeuvres) face à l’attitude des éditeurs (qui mettent en forme ces oeuvres pour les rendre accessibles au lecteur) ; non dans une logique d’affrontement, mais au contraire dans une logique d’alliance (les éditeurs devraient discuter avec les auteurs au lieu de préparer dans leur coin leur passage au numérique, au risque de perdre la confiance de leurs auteurs). Nous sommes début décembre. A la fin du mois, la question a atteint les bancs de l’Assemblée, comme l’explique Actualitté.
Par la bouche du député socialiste Albert Falcon, le Syndicat national des auteurs-compositeurs demande explicitement : « une mise à jour indispensable de la loi afin de redéfinir le rôle et la fonction de l’éditeur » (sous-entendu : face à l’arrivée d’un nouveau marché numérique sur lequel il est impossible de plaquer sans les modifier les principes du marché papier). Que les auteurs en appellent à l’Etat, qu’ils soient entendus à l’Assemblée, montre que l’arrivée de l’économie numérique a tendu la situation auteur/éditeur à un point tel que les changements ne peuvent plus intervenir qu’au niveau législatif, au plus haut échelon de l’organisation de la société. L’adoption de la loi Hadopi 2 en 2009 et les nombreux débats qui l’ont entourée avait déjà autorisé le même type de conclusions : Internet et le numérique viennent reposer et redéfinir la propriété intellectuelle et les droits d’auteur et d’exploitation, interrogeant des règles établies, pour certaines, depuis plusieurs siècles. Précisons par exemple que la loi DADVSI, adoptée en 2006, a déjà modifié le Code du Patrimoine pour intégrer les oeuvres numériques et les soumettre, entre autre chose, au dépôt légal (elles intégrent ainsi le patrimoine commun de la nation). Les évolutions induites par les lois DADVSI et Hadopi 2 répondaient encore à un ajustement de missions traditionnelles de l’Etat, remontant au moins au XVIIIe siècle : gestion du patrimoine culturel de la nation et protection des droits d’auteur. Dans le cas qui nous occupe, les auteurs souhaiteraient que l’Etat intervienne dans les règles qui organisent les contrats d’édition (la dernière loi importante en la matière date de 1957). Il n’est pas forcément évident que la loi ait à intervenir dans les rapports auteurs/éditeurs ; c’est du moins ce qu’a répondu le législateur qui, toujours selon Actualitté, estime que c’est d’abord aux pratiques contractuelles d’évoluer en appliquant les règles immuables du Code de la propriété intellectuelle. Aucune loi n’est donc prévu (alors même que l’Etat est déjà intervenu dans l’économique numérique de l’écrit, notamment par la loi sur le prix unique du livre numérique). Que ce soit avec ou sans l’arbitrage de l’Etat, auteurs et éditeurs vont devoir s’entendre.

Et la bande dessinée ? C’était dès le printemps 2010 que le Groupement des auteurs de bande dessinée s’était inquiété de l’évolution des droits d’exploitation numérique (ce que je présentais dans un article de mars 2010). Car c’est bien là que se trouve l’enjeu : dans ces « droits d’exploitation numériques », c’est-à-dire la manière dont est gérée commercialement, la diffusion en ligne d’albums numérisés. Des questions concrètes et nouvelles sont apparues. Quel pourcentage du prix de vente revient à l’auteur dans le cas d’une édition numérique ? Les droits d’exploitation appartiennent-ils à l’éditeur ou à l’auteur ? Concrètement, le GABD affiche principalement deux revendications : reconsidérer la répartition des recettes dans le mesure où, par l’édition numérique, l’éditeur se passe ou gère en interne une grande partie des charges (impression, diffusion) ; limiter dans le temps la cession des droits numériques pour que l’auteur puisse, au bout de cinq ou dix ans, gérer lui-même la diffusion de son album en ligne. Pour l’instant, les éditeurs refusent de céder du terrain et les auteurs dénoncent des contrats d’édition où ont leur impose une cession des droits numériques sur une très longue durée, ou un pourcentage encore plus faible que dans l’édition papier. Il va de soi que ces enjeux sont facilement transposables à l’édition traditionnelle.

Les auteurs s’engouffrent doucement dans la création originale en ligne
Il est apparu au terme de l’année 2010 que la question des droits numériques a permis de fédérer une profession qui avait la réputation d’être individualiste et peu encline à se regrouper dans des structures syndicales. Pour mémoire, et parce que le sujet m’intéresse, je préciserais que la première organisation d’un syndicat d’auteur de bande dessinée (le Syndicat des Dessinateurs de Journaux pour Enfants en 1946) avait été là aussi motivé par la perception d’une menace : la stabilité de la profession était mise à mal par l’arrivée massive de bandes dessinées étrangères. C’est bien sûr face au danger que l’on rassemble. Le GABD n’a pas été créé (en 2007) pour résoudre spécifiquement le problème des droits numériques mais la question, une fois soulevée il y a maintenant deux ans, a permis de lui donner un combat précis et nécessaire, avec derrière l’idée de développer de nouvelles relations auteurs/éditeurs. Soyons toutefois exacts : rien n’indique que l’ensemble des dessinateurs de bande dessinée soutienne le GABD et ses revendications. Et il existe une autre association professionnelle d’auteurs, l’ADBD (associative et non syndicale). Mais, à ma connaissance, aucune voix discordante ne s’est fait entendre sur le sujet des droits numériques.
Et puis le GABD provoque chez ses membres des initiatives intéressantes, justement comme une manière de réponse au refus des éditeurs de trouver un arrangement. Les contrats numériques proposés par les éditeurs sont actuellement insatisfaisants : quel meilleur moyen, pour les contourner, de créer leur propre plate-forme de diffusion directe auprès des lecteurs ? Après tout, avec Iznéo, les éditeurs ont eux aussi tenté d’éviter l’intermédiaire des diffuseurs. A l’origine se trouve Fabien Vehlmann, membre fondateur du GABD et rédacteur sur son blog, il y a quelques mois, d’un billet alarmant sur la précarisation des dessinateurs de BD. Il prend soit de préciser, lorsque la question lui est posée, que 8comix, la plate-forme de diffusion qui sera lancée le 17 janvier 2011, est une initiative indépendante du syndicat, même si l’on remarque assez vite que parmi les huit fondateurs du site se trouvent trois des fondateurs du GABD : Fabien Vehlmann lui-même, Cyril Pedrosa et David Chauvel. Vehlmann précise également que tous les membres du syndicat n’approuvent pas entièrement l’idée en raison de la gratuité. (son blog : http://vehlmann.blogspot.com/). Car l’idée de 8comix est la suivante : mettre en ligne des récits inédits consultables gratuitement. Elle n’est fondamentalement pas innovante : cela fait bien longtemps que les internautes peuvent lire gratuitement de la bande dessinée en ligne. Le changement vient de l’appropriation d’Internet comme espace de publication à long terme par des dessinateurs professionnels : la plupart des dessinateurs de bandes dessinées numériques gratuites étant plutôt des amateurs ou des dessinateurs débutants (exception faite de Lewis Trondheim et des Autres gens). Pour Vehlmann, 8comix pourra servir à faire découvrir un utilisé pour la prépublication ou la publication simultanée d’un album papier. Le choix appartient à chaque auteur qui participe à l’aventure : Vehlmann a choisi pour L’île aux milles morts la publication simultanée, en accord avec son éditeur Glénat : « En ce qui me concerne, j’ai ainsi signé un contrat « classique » avec Franck Marguin, chez Glénat, qui a de son côté accepté le principe d’une mise en ligne gratuite et permanente de l’album sur 8comix. Nous nous sommes simplement mis d’accord pour que la mise en ligne se fasse par épisode, et que l’album « papier » sorte presque au début de cette web-publication, et non après. ». Deux spécificités courantes de l’édition numérique sont ici employées en complémentarité de l’album papier pour offrir une autre expérience de lecture : la publication par épisodes et la gratuité.
On devine derrière le pari que fait 8comix avec la gratuité : c’est espérer que la consultation en ligne grauite (et légale) ait un impact sur la vente des albums des auteurs concernés. Tel que Vehlmann présente son projet, il ne s’agit pas à proprement parler de concurrencer les éditeurs mais plutôt d’offrir un espace de diffusion complémentaire, peut-être aussi plus libre, pour les auteurs : ils pourront y développer des projets personnels de BD numérique. Et même si le syndicat n’est pas directement à l’origine de 8comix, on devine aussi que les débats soulevés en son sein, et la résistance des auteurs face aux éditeurs ont encouragé sa naissance.

Alors bien sûr, mes plus fidèles lecteurs penseront de suite à une autre initiative d’auteur qui, elle, contourne franchement l’éditeur : la bédénovela Les autres gens. Au contraire de 8comix qui va se mettre en place au cours du mois de janvier, le projet Les autres gens lancé au printemps 2010 est payant, par un système d’abonnement. Résumé pour ceux qui ne seraient pas au courant (et n’auraient pas lu mes deux articles précédents sur le sujet : Les autres gens et le retour du feuilleton et Bilan de lecture) : Les autres gens est un feuilleton-BD paraissant au rythme d’un épisode par jour, chaque épisode étant dessiné par un dessinateur différent (ils sont à présent une quarantaine à tourner, certains plus présents que d’autres), mais toujours scénarisé par l’infatigable Thomas Cadène. Où en sont-ils, justement ?
Je passe rapidement sur mes impressions personnelles : après un été très intéressant (histoires parallèles, semaine spéciale pour un dessinateur, climax de l’intrigue…), la rentrée automnale m’avait paru un peu morne, les intrigues nouées au départ n’en finissant pas de se dénouer. Mais les mois de novembre et décembre on doucement permis un sympathique renouveau. Outre quelques rebondissements scénaristiques, avec l’apparition de nouveaux personnages, il y eut quelques autres bonnes surprises, comme la participation du dessinateur Rochette (un ancien de L’Echo des savanes et d’(A Suivre) le temps d’un épisode. Plus généralement, l’équipe de dessinateurs ne cesse de se renouveler tandis que des « anciens » présents dès les débuts, au trait joliment travaillé (Vincent Sorel, Alexandre Franc, Aseyn, Joseph Falzon, Sacha Goerg, Erwann Surcouf), profite de l’expérience pour varier un peu leur style le temps d’un épisode. A ce petit jeu, c’est encore Vincent Sorel que je ne cesse de remarquer.
Ce qui m’intéresse aussi, avec Les autres gens, ce sont les innovations scénaristiques, moteur du feuilleton. Elles ont été nombreuses ces deux derniers mois. En novembre, une semaine entière a été centrée autour du personnage d’Emmanuel, timide étudiant en droit qui découvre les joies et les aléas du sexe libre à New York ; scénarisée par Stéphane Melchior-Durand et dessinée par Benjamin Bachelier. Une sorte de récit parallèle bien adapté au concept initial de la série : suivre « d’autres gens » comme on tisse un réseau de destins parallèles. Le changement de scénario apporte de l’air à la série, un peu de nouveauté par un regard autre posé sur le petit monde imaginé par Thomas Cadène. En décembre, il a laissé la main à deux reprises : une semaine à Wandrille, co-fondateur des éditions Warum et impliqué dans la bande dessinée en ligne par le projet Donjon Pirate et le concours Révélation blog ; quant à la semaine de Noël, elle a été l’occasion d’une construction narrative complètement différente : chaque jour, un nouvel auteur scénarisait et dessinait une histoire indépendante racontant un Noël d’un des personnages. J’ai particulièrement apprécié le Noël 2005 de la rousse Camille par le nom moins roux Boulet, pour sa gestion des couleurs assez fantastiques ; quant au Noël 1980 d’Henri, en pleine crise existentielle communiste, est une merveille d’humour habile et mordant par Pochep. C’est aussi ce que j’apprécie dans le projet Les autres gens : il y a toujours de la place, derrière le scénario de Thomas Cadène, pour que les autres participants s’approprient les personnages, quitte parfois à les déformer et les moquer à leur sauce.

Et pendant ce temps-là, chez les éditeurs numériques…

Enfin, retour au début de l’article, quand j’évoquais la situation des écrivains. En réponse à leur tribune du Monde est paru dans Actualitté une autre tribune par la responsable d’une maison d’édition en ligne, et son propos souligne une situation qui est vrai aussi dans la bande dessinée. L’article est justement intitulé Remettre les éditeurs numériques au coeur du débat sur le livre numérique.
Anne-Laure Radas (éditions Chemin de Tr@verse) rappelle que le débat entre auteur et éditeur est un débat de l’édition papier, et qu’il soit repris dans la presse montre que le modèle dominant reste dans l’esprit de tous le modèle papier. Plutôt que de parler des angoisses liés à l’arrivée du numérique, pourquoi ne pas rappeler qu’il existe de nombreux éditeurs purement numériques qui ont depuis longtemps dépassé ces préoccupations ? Eux ne se sont pas arrêtés à la question du modèle économique et poussent aussi leur recherche du côté des nouvelles expériences de lecture induites par le livre numérique. Ainsi dit-elle : « Quand les réflexions des éditeurs papier sont centrées sur… le papier, celles des éditeurs numériques sont centrées sur le livre. C’est un changement total de perspective ! (…) Penser aujourd’hui le livre numérique en s’appuyant uniquement sur la vision qu’en a l’industrie du livre papier serait de même un non-sens. » Cette phrase éclaire sans doute que nous sommes en présence de deux univers peu perméables : le monde du papier (éditeurs et auteurs) qui voit d’abord dans le numérique les dangers qu’il entraîne et le monde du numérique qui en voit les opportunités. Les deux visions sont complémentaires, mais force est de constater que c’est la première qui est la plus visible et qui organise encore les politiques et les débats en la matière.
Ce qui m’amène à une transposition du côté de la bande dessinée (je connais trop peu l’édition littéraire pour m’avancer à des hypothèses). Il existe, au-delà des querelles entre auteurs et éditeurs papier, de nombreux éditeurs ou diffuseurs numériques (Manolosanctis, le portail Lapin, Foolstrip…). On voit chez eux peu d’auteurs ayant déjà une longue carrière dans l’édition papier : petites et jeunes structures, elles éditent surtout de jeunes auteurs débutants qui, pour la plupart, se sont faits connaître via un blog ou un webcomic sur Internet. Mais après tout, ces maisons d’éditions numériques existent et leur modèle économique est bien souvent mieux adapté à l’économie numérique que ce que proposent les éditeurs papiers. La démarche des auteurs du GABD est tout à fait légitime mais reste profondément ancrée dans le modèle papier, comme si le numérique était surtout un danger et non une opportunité. Certes, on m’objectera avec raison que 1. ce modèle est encore dominant et que 2. le débat entre auteurs et éditeurs sus-cité porte plus précisément sur les droits d’exploitation numérique d’albums papier et non sur l’édition numérique pure… Mais justement : si, au lieu de parler de la numérisation d’albums déjà existant, on s’intéressait à la création numérique inédite ? Le projet 8comix (dont il reste encore à attendre le lancement) semble osciller entre les deux attitudes : à la fois portail de prépublication et espace de publication inédit.

En ce sens, Les autres gens est comme une passerelle entre deux mondes, qui laisse espérer que les frontières ne sont pas si étanches et que les auteurs papier finiront par investir activement la création numérique (tout en respectant les acquis des courageux pionniers dans le domaine, dont on ne parle que trop peu). Celui qui en est à l’origine, Thomas Cadène, a déjà une solide carrière dans l’édition papier et a pourtant su intégrer les spécificités du numérique dans la diffusion de sa série. Parmi l’équipe d’auteurs se mêlent de jeunes auteurs, dont beaucoup ont, là encore, acquis un public sur Internet avant de publier (voire n’ont jamais publié ailleurs que sur Internet) et des auteurs plus installés. Il me semble d’ailleurs que certains d’entre eux, comme Boulet ou Bastien Vivès, se situent juste à la limite : ils étaient déjà très présents dans l’édition papier quand ils ont fait le choix d’investir aussi Internet et d’y trouver un public peut-etre différent que celui qu’ils avaient fédéré jusque là.
Je terminerai donc sur une question rhétorique qui n’amène pas forcément de réponse immédiate: quand les auteurs papier, mécontents de l’attitude de leurs éditeurs, viendront-ils se joindre aux jeunes structures d’édition numérique déjà existantes ? 8Comix est-il une préfiguration de cette situation où édition numérique (inédite, et non homothétique) et édition papier seront sur un pied d’égalité et qu’on admettra enfin qu’un livre est bien autre chose qu’une suite de mots imprimés sur des pages, mais une oeuvre, même si son support est immatériel ? A voir le 17 janvier, jour de lancement du site.

Egypte et bande dessinée : quelques lectures (4)

Pour tout le mois de décembre, mes chers lecteurs, ne soyez pas surpris de ne plus trouver sur ce blog les habituels articles de réflexion de votre serviteur, Mr Petch. Pour diverses raisons, le rythme se fera plus lâche et les articles moins longs jusqu’à la rentrée de janvier qui, je l’espère, me permettra de repartir avec ardeur.
Du coup, je vous ai prévu un mois de décembre thématique qui vous permettra d’être un peu avec moi puisque je pars en Egypte pour quelques semaines. Je tâcherais de vous présenter toutes les semaines un album lié à ce pays, que ce soit l’Egypte antique, celle des pharaons, ou l’Egypte contemporaine. Je vous livre immédiatement un de mes secrets bibliographiques : une partie de mes réflexions sont issues du catalogue L’Egypte dans la bande dessinée, sorti en 1998 suite à une exposition ayant eu lieu au musée de la bande dessinée. Avis aux amateurs et aux curieux.
Bon voyage (et Joyeux Noël, puisque c’est la saison).

Golo, Mes milles et nuits au Caire, Futuropolis, 2009-2010Jusque là, les trois albums qui m’ont servi à évoquer l’Egypte en bande dessinée ont mis en avant la manière dont, dans notre imaginaire occidental, ce pays est associé à l’Histoire, histoire antique ou histoire de France. Penser à l’Egypte revient souvent à penser à et par l’égyptologie. Cette vision, même si elle donne lieu à des albums de qualité, ne peut évidemment pas résumer tout un pays. Bien au contraire, c’est une vision déformée et profondément occidentale, solidement implantée dans notre culture depuis le XIXe siècle, qui ne tient pas compte du pays réel mais d’une vision mythique dont la fiction se nourrit idéalement (les albums évoqués durant ce mois-ci n’étaient que des oeuvres de fiction). A vrai dire, la bande dessinée ne fait que refléter là une image encore dominante aujourd’hui en Europe et aux Etats-Unis ; la seule différence étant qu’un second véhicule favorise sa diffusion, le tourisme de masse. Le tourisme fait vivre l’Egypte, créé des emplois, fait fonctionner l’économie locale ; il contribue aussi à figer l’Egypte éternelle aux yeux des visiteurs qui se limitent aux grands sites antiques, et entretient le fossé entre la culture des pays arabes et celle de l’Occident. Pourtant, les touristes visitant l’Egypte dans de grands cars guidés par les tours operators, ou au sein de grands complexes hôteliers sur les côtes de la Mer Rouge, pourraient interpréter, en chemin, de nombreux indices de ce qu’est vraiment l’Egypte contemporaine. L’appel du muezzin qu’ils peuvent entrendre toute la journée depuis leur hôtel n’est-il pas le signe de l’importance de pratique de la religion musulmane ? L’omniprésence de la police dans les monuments ne leur rappelle-t-il pas que le pays est dirigé par une dictature militaire ? L’insistance des vendeurs à la sauvette croisés dans les rues ne témoigne-t-il pas de la précarité financière d’une grande partie de la population ? Indirectement la vision de l’Egypte par Jacobs, De Gieter et Martin est partie prenante de ce décalage : ils ne nous parlent pas d’un pays, mais d’une contrée mythique conçue de toutes pièces en-dehors de l’Egypte.
Heureusement, Golo sauve l’honneur de la bande dessinée en offrant au lecteur une vision de l’Egypte qui sort des sentiers battus, des temples antiques, des pyramides, des sculptures de calcaire et des campagnes napoléoniennes. Ayant passé de longues années dans ce pays, il a consacré une partie de sa carrière de dessinateur de bande dessinée à en présenter au public français la culture, dans des fictions ou dans des récits du quotidien.

L’histoireLe jeune dessinateur Golo arrive en Egypte dans les années 1970. Installé au Caire, il apprend à vivre dans un pays surprenant qui a vu naître les légendes des Milles et une nuits. Celles-ci ne sont d’ailleurs jamais très loin : l’anecdote du moment se transforme en un conte étrange et chaque cairote a, dans sa besace, une douzaine d’histoires à raconter. Golo a pour guide dans cette ville immense Goudah, un journaliste fantasque, sorte de bon génie qui le mène jusqu’à un vieux professeur qui saura, mieux que personne, l’entraîner dans les méandres des contes de Schéhérazade dont les origines se perdent quelque part entre la Perse et l’Inde pour en revenir au Caire. Quand au second tome, s’il revient sur l’Expédition de Napoléon et les monuments anciens, c’est là encore pour en tirer des histoires piquantes.
Circulant librement des années 1970 à l’époque contemporaine, la narration se propose comme un enchaînement d’anecdotes dont on se fiche bien de savoir si elles sont ou non authentiques, mais qui servent à évoquer l’ambiance d’un pays loin de tout exotisme pittoresque. Les longues années passées par l’auteur en Egypte assure le sérieux et la densité du propos, qui dépasse le simple témoignage de voyageur de passage. Golo raconte une ville, le Caire, ses habitants, son histoire, sa culture, sa vie politique… La capitale de l’Egypte est bien cette ville grouillante dont il nous dépeint la foule toujours en mouvement, noyée dans un brouhaha constant qui détonne avec le silence des temples antiques. Le trait souple et vivant de Golo, presque un art de la fresque dans sa simplicité apparente, est à cet égard idéal.

Quelle Egypte ?L’Egypte que nous présente Golo est l’Egypte contemporaine, pris entre son quotidien et ses légendes ambiantes. S’il la connaît si bien, c’est que son premier séjour date de 1973. Il y débute alors une carrière d’illustrateur de presse dans des journaux égyptiens. Il revient en France pour participer à l’ébullition de la presse de bande dessinée adulte : on le retrouve dans des titres comme Charlie Mensuel, Hara Kiri, L’Echo des Savanes, (A Suivre). C’est tout naturellement qu’il publie plusieurs albums aux éditions du Square, puis chez le Futuropolis d’Etienne Robial, notamment avec le scénariste Frank. Dès l’époque de Charlie, il livre au lecteur des récits égyptiens, mais il lie définitivement sa carrière en France à son expérience égyptienne par l’adaptation en 1991 du roman d’Albert Cossery Mendiants et Orgueilleux (1955). L’influence de l’écriture de Cossery, grand écrivain Cairote francophone ayant vécu en France la plus grande partie de sa vie (jusqu’à sa mort en 2008), est flagrante : on retrouve chez Golo, outre une même fascination pour l’Egypte et un parcours en miroir (l’un Egyptien à Paris et l’autre français au Caire), un même esprit de dérision, un même dynamisme de l’écriture et un même goût pour l’anecdote. Par la suite, Golo continue de nous parler de l’Egypte, soit en adaptant d’autres romans de Cossery (La couleur de l’infamie en 2003), soit sous la forme de carnets personnels, à la manière de ce Milles et une nuits au Caire qui vient compléter deux Carnets du Caire parus chez Les Rêveurs en 2004-2006.

L’Egypte de Golo est donc une Egypte vivante, directement inspirée de la réalité. Mais on aurait tort de croire que son propos est détaché de la fiction et de l’aventure que nous avons vues triompher dans les autres albums présentés ce mois-ci. Au contraire, le merveilleux des contes ne semble jamais très loin en Egypte, et si c’est parfois la fumée d’une chicha qui étourdit l’auteur, les hallucinations retranscrites en images naissent de la réalité même. Parfois encore, ce sont des récits, anciens ou contemporains, maintes fois transformés par la culture orale, qui sont fixés par le dessin. Un jour il s’agit d’une histoire martiale de mamelouks prenant la ville ; la fois suivante Golo relate les manifestations qui agitèrent Alexandrie au milieu des années 1970.
Parce qu’il mêle fiction et réalité, Golo réussit une peinture de l’Egypte plus fidèle qu’il n’y paraît. Ce pays nous apparaît comme celui des légendes ; pas des évènements mythifiés de la grande Histoire mais bien plutôt des anecdotes incroyables ou le fantastique tente de craquer le vernis de l’authenticité. La référence aux Milles et une nuits n’est pas qu’une pointe d’érudition de la part de Golo : le texte, recueil de contes arabes fixés par écrit au cours du XIIIe siècle (en Egypte et en Syrie pour cette époque), fonde une certaine manière de construire des récits pris les uns dans les autres, de faire vivre milles personnages, de partir du quotidien pour aller vers l’extraordinaire. Certes, les djinns de Schéhérazade ont disparu (quoique…), mais l’art et le plaisir de raconter des histoires malicieuses semblent toujours présents chez les Cairotes, à en croire Golo. Le romancier égyptien Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature, semble y croire aussi puisqu’il livre en 1982 une continuation habile des Milles et nuits, preuve que le recueil est ancré dans la culture égyptienne. Certes, la censure politique ou religieuse n’est pas sans incidence sur la diffusion du texte : tandis que le gouvernement égyptien en censura une version vers 1990, au printemps 2010, une nouvelle version publiée par un organisme gouvernemental a été attaqué par un groupe d’avocats islamistes qui y voient un encouragement au vice et au péché.
Golo ne propose pas seulement un carnet de voyages, il pénètre aussi dans une culture et ses légendes. Et le conte s’avère être une des meilleures façons de voyager, qu’il nous soit contemporain ou que sa longevité se perde dans la mémoire de l’humanité…

Article sur Albert Cossery dans Afrik.com : http://www.afrik.com/article1371.htmlArticle sur la plainte récente contre Les Milles et une nuits (en anglais dans le journal Al Masry Al Youm) : http://www.almasryalyoum.com/en/news/1001-nights-faces-legal-banagain

Egypte et bande dessinée : quelques lectures (3)

Pour tout le mois de décembre, mes chers lecteurs, ne soyez pas surpris de ne plus trouver sur ce blog les habituels articles de réflexion de votre serviteur, Mr Petch. Pour diverses raisons, le rythme se fera plus lâche et les articles moins longs jusqu’à la rentrée de janvier qui, je l’espère, me permettra de repartir avec ardeur.
Du coup, je vous ai prévu un mois de décembre thématique qui vous permettra d’être un peu avec moi puisque je pars en Egypte pour quelques semaines. Je tâcherais de vous présenter toutes les semaines un album lié à ce pays, que ce soit l’Egypte antique, celle des pharaons, ou l’Egypte contemporaine. Je vous livre immédiatement un de mes secrets bibliographiques : une partie de mes réflexions sont issues du catalogue L’Egypte dans la bande dessinée, sorti en 1998 suite à une exposition ayant eu lieu au musée de la bande dessinée. Avis aux amateurs et aux curieux.
Bon voyage.

La fascination de l’Histoire : L’oeil de Khéops de Jacques Martin et André Juillard, dans la série Arno (1984)

L’intégralité de cette série historique des années 1980, quelque peu tombée dans l’oubli à présent par rapport à d’autres séries de la même époque, n’est pas consacrée à l’Egypte ; il en va seulement ainsi pour le deuxième volume intitulé L’oeil de Khéops par Jacques Martin et André Juillard. Comme la plupart des séries de bande dessinée de son époque, elle est d’abord prépubliée dans Vécu en 1984 avant de paraître en album chez Glénat l’année suivante.
Tout, dans sa conception, en fait un exemple parfait de la bande dessinée historique classique des années 1980. Ses deux auteurs, d’abord : nous assistons en direct au passage de relais entre deux générations d’auteurs du genre historique, entre Jacques Martin, connu depuis les années 1950 pour sa série Alix (dans laquelle il a déjà eu l’occasion de traiter de l’Egypte antique), et André Juillard qui commence avec Patrick Cothias, en même temps qu’Arno, la série qui le fera connaître à un plus large public, Les 7 vies de l’Epervier. Il y a, dans la collaboration Martin/Juillard une relation maître/élève que reconnaît Martin lui-même, même si Juillard s’écartera par la suite du seul champ historique. Et n’oublions pas l’éditeur, Jacques Glénat, qui participe activement au renouveau d’une bande dessinée historique documentaire, tournée vers les modèles belges classiques et pour adulte (avant de lorgner du côté de l’ésotérisme historique). La revue Vécu, comme son nom l’indique en partie, publie principalement des séries revisitant l’histoire. Glénat a réédité en 1999 les trois premiers albums de la série Arno en une seule intégrale dans sa collection de « classiques » des années 1980, tandis que, de son côté, Casterman poursuit la publication de nouveaux tomes dessinés par Jacques Denoël. Nous allons voir que la fascination de l’Histoire est aussi à l’origine de la vision de l’Egypte portée par l’album L’oeil de Khéops.

L’histoire
Dans les trois tomes de la série Arno, le lecteur suit le destin d’Arno Firenze, jeune musicien italien qui se trouve entraîné dans l’épopée du général Napoléon Bonaparte dans les dernières années du XVIIIe siècle, en pleine tourmente révolutionnaire. Après un premier tome vénitien dans le contexte de la campagne d’Italie, Arno suit le général dans son expédition égyptienne dans la ville du Caire et au milieu des vestiges de l’Egypte antique.
Martin décline la série historique selon un principe narratif connu (qu’il utilise dans Alix) : un personnage-témoin fictionnel assiste aux coulisses de grands évènements historiques, parfois même en devient un acteur à part entière. D’où une tension entre deux pôles : l’aventure-fiction inventée qui guide la narration et l’évocation plus ou moins juste et romancée de la réalité historique telle qu’on peut la connaître. Arno n’est sans doute pas la meilleure série de chacun de ses deux auteurs, entre un Martin déjà célèbre et un Juillard qui, sans être débutant (il commence la bande dessinée en 1975), a encore sa carrière devant lui. Sa qualité documentaire est encore imparfaite et le style de Juillard reste encore très classique dans sa proximité avec celui du « maître » qui scénarise ici. Néanmoins, elle demeure une petite série historique plaisante et m’intéresse ici par son évocation particulière de l’Egypte.

Quelle Egypte ?
C’est l’Egypte de la légende napoléonienne qui sert de cadre au récit de Martin et Juillard. Cette manière d’aborder l’Egypte ancienne en se plaçant soi-même dans un autre temps historique, presque aussi légendaire, inscrit définitivement Arno dans le champ de la bande dessinée historique, et dans un des grands évènements de l’histoire de France, l’Expédition d’Egypte de Napoléon Bonaparte.
En 1798, à la recherche de gloire militaire, le jeune général Napoléon Bonaparte entreprend de mener une grande expédition militaire en Egypte pour conquérir des terres en Orient contre les Anglais qui dominent alors la région ; il vient déjà de remporter la campagne d’Italie et est sollicité par le Directoire. Le France révolutionnaire est engagée dans une guerre contre les monarchies européennes depuis 1792. Si, militairement, la Campagne d’Egypte s’avère être une défaite pour Bonaparte (tant face aux Anglais que face à la résistance égyptienne musulmane), il parvient à en retourner le sens pour en faire une victoire personnelle. Elle prend alors, au gré de l’histoire, une double signification, fondatrice à la fois de la légende militaro-politique du général promu à un brillant avenir, et de la science égyptologique qui émerge en France dans les décennies suivantes. En effet, Bonaparte a emmené avec lui de nombreux savants et artistes qui prennent sur place de nombreuses observations tant sur l’Egypte contemporaine que sur les monuments anciens, encore assez peu connus, ou encore sur la faune et la flore du pays. Concrètement, l’Expédition d’Egypte débouche sur deux évènements fondateurs de la discipline égyptologique : la découverte de la pierre de Rosette qui servira trente ans plus tard à Jean-François Champollion à déchiffrer les hiéroglyphes et surtout la publication, de 1809 à 1821, de la colossale Description de l’Egypte, somme illustrée du travail scientifique effectué sur place pendant les quatre années de campagne.
En outre, l’Egypte antique sert le discours postérieur de la propagande bonapartiste : la comparaison entre le grandeur de l’Empereur et la richesse et la durabilité de l’Egypte pharaonique est savamment calculée et nourrit d’autres rhétoriques : tandis que la civilisation égyptienne est vue comme le berceau de la civilisation occidentale, pourquoi la France révolutionnaire héritière des Lumières ne serait pas, quant à elle, la nation qui fait entrer l’Occident dans la modernité ? (plusieurs décennies après, une célèbre peinture de Gérôme confronte le profil de Bonaparte à la face du Sphinx)

L’Expédition d’Egypte a assurément bénéficié, dans son destin historiograhique, de l’ampleur prise par le reste de la légende napoléonienne pour laquelle la bibliographie, de toute sorte, est pléthorique. Puis, grâce à elle, la posture scientifique et archéologique de la France prend place en Egypte face à la couronne britannique dont la présence est davantage liée au contrôle militaire et politique du pays ; ce « partage » de l’Egypte entre les deux pays européens durera jusqu’à l’indépendance officielle du pays, en 1922, voire jusqu’à l’indépendance réelle en 1952 (date de la fin de la présence militaire anglaise en Egypte et de l’établissement de la République d’Egypte par Nasser).
Par leur fiction, Martin et Juillard contribuent eux aussi, certes avec davantage de recul, à l’association de l’épisode égyptien et de l’ascension de Bonaparte. Ils ont pu bénéficier d’une iconographie riche pour leur exactitude historique, de la Description de l’Egypte qui offre un portrait du pays autour de 1800, et les nombreux tableaux et gravures suscitées, ou non, par la propagande napoléonienne. Mieux, ils vont chercher dans la culture populaire, comme Jacobs avant eux pour Le mystère de la Grande Pyramide, le thème d’une Egypte antique mystérieuse, terre d’aventures non pour elle-même mais pour son passé. Le jeune héros italien est confronté, parallèlement à l’enchaînement connu des évènements de l’Histoire officielle, aux mystères de l’Egypte antique. Cette dernière sert de pretexte à la fiction et à l’aventure tandis que l’Histoire de France est traité sur un mode plus « sérieux ». C’est par l’évocation de l’Egypte antique que l’histoire napoléonienne bascule et se transforme en légende.
Le regard de Martin et Juillard est donc double : c’est un regard sur l’Egypte antique, mais sur l’Egypte antique telle qu’elle commence à s’élaborer en mythe au travers de l’Expédition d’Egypte napoléonienne et des premières découvertes archéologiques.