Egypte et bande dessinée : quelques lectures (3)

Pour tout le mois de décembre, mes chers lecteurs, ne soyez pas surpris de ne plus trouver sur ce blog les habituels articles de réflexion de votre serviteur, Mr Petch. Pour diverses raisons, le rythme se fera plus lâche et les articles moins longs jusqu’à la rentrée de janvier qui, je l’espère, me permettra de repartir avec ardeur.
Du coup, je vous ai prévu un mois de décembre thématique qui vous permettra d’être un peu avec moi puisque je pars en Egypte pour quelques semaines. Je tâcherais de vous présenter toutes les semaines un album lié à ce pays, que ce soit l’Egypte antique, celle des pharaons, ou l’Egypte contemporaine. Je vous livre immédiatement un de mes secrets bibliographiques : une partie de mes réflexions sont issues du catalogue L’Egypte dans la bande dessinée, sorti en 1998 suite à une exposition ayant eu lieu au musée de la bande dessinée. Avis aux amateurs et aux curieux.
Bon voyage.

La fascination de l’Histoire : L’oeil de Khéops de Jacques Martin et André Juillard, dans la série Arno (1984)

L’intégralité de cette série historique des années 1980, quelque peu tombée dans l’oubli à présent par rapport à d’autres séries de la même époque, n’est pas consacrée à l’Egypte ; il en va seulement ainsi pour le deuxième volume intitulé L’oeil de Khéops par Jacques Martin et André Juillard. Comme la plupart des séries de bande dessinée de son époque, elle est d’abord prépubliée dans Vécu en 1984 avant de paraître en album chez Glénat l’année suivante.
Tout, dans sa conception, en fait un exemple parfait de la bande dessinée historique classique des années 1980. Ses deux auteurs, d’abord : nous assistons en direct au passage de relais entre deux générations d’auteurs du genre historique, entre Jacques Martin, connu depuis les années 1950 pour sa série Alix (dans laquelle il a déjà eu l’occasion de traiter de l’Egypte antique), et André Juillard qui commence avec Patrick Cothias, en même temps qu’Arno, la série qui le fera connaître à un plus large public, Les 7 vies de l’Epervier. Il y a, dans la collaboration Martin/Juillard une relation maître/élève que reconnaît Martin lui-même, même si Juillard s’écartera par la suite du seul champ historique. Et n’oublions pas l’éditeur, Jacques Glénat, qui participe activement au renouveau d’une bande dessinée historique documentaire, tournée vers les modèles belges classiques et pour adulte (avant de lorgner du côté de l’ésotérisme historique). La revue Vécu, comme son nom l’indique en partie, publie principalement des séries revisitant l’histoire. Glénat a réédité en 1999 les trois premiers albums de la série Arno en une seule intégrale dans sa collection de « classiques » des années 1980, tandis que, de son côté, Casterman poursuit la publication de nouveaux tomes dessinés par Jacques Denoël. Nous allons voir que la fascination de l’Histoire est aussi à l’origine de la vision de l’Egypte portée par l’album L’oeil de Khéops.

L’histoire
Dans les trois tomes de la série Arno, le lecteur suit le destin d’Arno Firenze, jeune musicien italien qui se trouve entraîné dans l’épopée du général Napoléon Bonaparte dans les dernières années du XVIIIe siècle, en pleine tourmente révolutionnaire. Après un premier tome vénitien dans le contexte de la campagne d’Italie, Arno suit le général dans son expédition égyptienne dans la ville du Caire et au milieu des vestiges de l’Egypte antique.
Martin décline la série historique selon un principe narratif connu (qu’il utilise dans Alix) : un personnage-témoin fictionnel assiste aux coulisses de grands évènements historiques, parfois même en devient un acteur à part entière. D’où une tension entre deux pôles : l’aventure-fiction inventée qui guide la narration et l’évocation plus ou moins juste et romancée de la réalité historique telle qu’on peut la connaître. Arno n’est sans doute pas la meilleure série de chacun de ses deux auteurs, entre un Martin déjà célèbre et un Juillard qui, sans être débutant (il commence la bande dessinée en 1975), a encore sa carrière devant lui. Sa qualité documentaire est encore imparfaite et le style de Juillard reste encore très classique dans sa proximité avec celui du « maître » qui scénarise ici. Néanmoins, elle demeure une petite série historique plaisante et m’intéresse ici par son évocation particulière de l’Egypte.

Quelle Egypte ?
C’est l’Egypte de la légende napoléonienne qui sert de cadre au récit de Martin et Juillard. Cette manière d’aborder l’Egypte ancienne en se plaçant soi-même dans un autre temps historique, presque aussi légendaire, inscrit définitivement Arno dans le champ de la bande dessinée historique, et dans un des grands évènements de l’histoire de France, l’Expédition d’Egypte de Napoléon Bonaparte.
En 1798, à la recherche de gloire militaire, le jeune général Napoléon Bonaparte entreprend de mener une grande expédition militaire en Egypte pour conquérir des terres en Orient contre les Anglais qui dominent alors la région ; il vient déjà de remporter la campagne d’Italie et est sollicité par le Directoire. Le France révolutionnaire est engagée dans une guerre contre les monarchies européennes depuis 1792. Si, militairement, la Campagne d’Egypte s’avère être une défaite pour Bonaparte (tant face aux Anglais que face à la résistance égyptienne musulmane), il parvient à en retourner le sens pour en faire une victoire personnelle. Elle prend alors, au gré de l’histoire, une double signification, fondatrice à la fois de la légende militaro-politique du général promu à un brillant avenir, et de la science égyptologique qui émerge en France dans les décennies suivantes. En effet, Bonaparte a emmené avec lui de nombreux savants et artistes qui prennent sur place de nombreuses observations tant sur l’Egypte contemporaine que sur les monuments anciens, encore assez peu connus, ou encore sur la faune et la flore du pays. Concrètement, l’Expédition d’Egypte débouche sur deux évènements fondateurs de la discipline égyptologique : la découverte de la pierre de Rosette qui servira trente ans plus tard à Jean-François Champollion à déchiffrer les hiéroglyphes et surtout la publication, de 1809 à 1821, de la colossale Description de l’Egypte, somme illustrée du travail scientifique effectué sur place pendant les quatre années de campagne.
En outre, l’Egypte antique sert le discours postérieur de la propagande bonapartiste : la comparaison entre le grandeur de l’Empereur et la richesse et la durabilité de l’Egypte pharaonique est savamment calculée et nourrit d’autres rhétoriques : tandis que la civilisation égyptienne est vue comme le berceau de la civilisation occidentale, pourquoi la France révolutionnaire héritière des Lumières ne serait pas, quant à elle, la nation qui fait entrer l’Occident dans la modernité ? (plusieurs décennies après, une célèbre peinture de Gérôme confronte le profil de Bonaparte à la face du Sphinx)

L’Expédition d’Egypte a assurément bénéficié, dans son destin historiograhique, de l’ampleur prise par le reste de la légende napoléonienne pour laquelle la bibliographie, de toute sorte, est pléthorique. Puis, grâce à elle, la posture scientifique et archéologique de la France prend place en Egypte face à la couronne britannique dont la présence est davantage liée au contrôle militaire et politique du pays ; ce « partage » de l’Egypte entre les deux pays européens durera jusqu’à l’indépendance officielle du pays, en 1922, voire jusqu’à l’indépendance réelle en 1952 (date de la fin de la présence militaire anglaise en Egypte et de l’établissement de la République d’Egypte par Nasser).
Par leur fiction, Martin et Juillard contribuent eux aussi, certes avec davantage de recul, à l’association de l’épisode égyptien et de l’ascension de Bonaparte. Ils ont pu bénéficier d’une iconographie riche pour leur exactitude historique, de la Description de l’Egypte qui offre un portrait du pays autour de 1800, et les nombreux tableaux et gravures suscitées, ou non, par la propagande napoléonienne. Mieux, ils vont chercher dans la culture populaire, comme Jacobs avant eux pour Le mystère de la Grande Pyramide, le thème d’une Egypte antique mystérieuse, terre d’aventures non pour elle-même mais pour son passé. Le jeune héros italien est confronté, parallèlement à l’enchaînement connu des évènements de l’Histoire officielle, aux mystères de l’Egypte antique. Cette dernière sert de pretexte à la fiction et à l’aventure tandis que l’Histoire de France est traité sur un mode plus « sérieux ». C’est par l’évocation de l’Egypte antique que l’histoire napoléonienne bascule et se transforme en légende.
Le regard de Martin et Juillard est donc double : c’est un regard sur l’Egypte antique, mais sur l’Egypte antique telle qu’elle commence à s’élaborer en mythe au travers de l’Expédition d’Egypte napoléonienne et des premières découvertes archéologiques.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *