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Egypte et bande dessinée : quelques lectures (2)

Pour tout le mois de décembre, mes chers lecteurs, ne soyez pas surpris de ne plus trouver sur ce blog les habituels articles de réflexion de votre serviteur, Mr Petch. Pour diverses raisons, le rythme se fera plus lâche et les articles moins longs jusqu’à la rentrée de janvier qui, je l’espère, me permettra de repartir avec ardeur.
Du coup, je vous ai prévu un mois de décembre thématique qui vous permettra d’être un peu avec moi puisque je pars en Egypte pour quelques semaines. Je tâcherais de vous présenter toutes les semaines un album lié à ce pays, que ce soit l’Egypte antique, celle des pharaons, ou l’Egypte contemporaine. Je vous livre immédiatement un de mes secrets bibliographiques : une partie de mes réflexions sont issues du catalogue L’Egypte dans la bande dessinée, sorti en 1998 suite à une exposition ayant eu lieu au musée de la bande dessinée. Avis aux amateurs et aux curieux.
Bon voyage.

Le classique pour enfants : Papyrus de Lucien de Gieter, 1974-

Après Blake et Mortimer, restons un peu dans l’héritage de la bande dessinée belge pour enfants avec une série entièrement consacrée à l’Egypte ancienne, Papyrus. Elle voit le jour en 1974 dans le journal Spirou, sous le crayon de Lucien de Gieter. L’arrivée de la série s’inscrit dans la seconde génération de séries traditionnelles du célèbre journal belge, à une époque où la bande dessinée française, grâce à Pilote, puis Fluide Glacial, Métal Hurlant et L’Echo des savanes, prend le dessus. La bande dessinée belge se replie alors nettement sur les formules qui ont fait son succès dans les décennies précédentes : sérialiser le plus possible pour voir émerger de nouveaux « classiques » et s’accrocher au jeune public avec la même tonalité sage et la même ambition pédagogique qu’auparavant. Spirou cherche, à cette date, à renouveler ses thèmes et ses héros, d’où une nette féminisation des héroïnes (Natacha en 1965), une relecture comique du western (Les Tuniques bleues, 1968) ou de l’histoire de gangsters (Sammy en 1973), l’appel de la science-fiction (Yoko Tsuno en 1969, Le Scrameustache en 1972) .
C’est autour de la recherche de nouveaux univers de fiction qu’émerge une série ayant pour cadre l’Egypte ancienne, cadre qui encore inédit à l’époque. Papyrus n’est pas la première série de De Gieter qui avait déjà dessiné pour Spirou le western pour enfants Pony (d’abord sous la forme des célèbres mini-récits du journal), les aventures humoristiques de Tôôôt et Puit (deux séries ayant déjà comme héros des enfants), et il participe aux gags du chat Poussy de Peyo à partir de 1969. Mais Papyrus est sa série la plus connue et la plus durable, puisqu’il la poursuit encore aujourd’hui et que les plus jeunes générations (dont je fais partie !) la connaissent surtout par l’adaptation qui en fut fait en dessin animé vers 1998 (applications des leçons de son maître Peyo !).

L’histoire
Le héros éponyme est un jeune pêcheur qui sauve la vie de la princesse Théti-Chéri, fille de pharaon, et devient alors son protecteur. Il est lui-même soutenu par la dééesse aux cheveux resplendissants, fille du dieu-crocodile Sobek, qui lui donne dans la première aventure un glaive magique. Au fil des albums, ils vivent ensemble une suite d’aventures, tantôt missionnés par le pharaon (ce qui donne à Papyrus l’occasion d’aller en Crète dans le Labyrinthe), tantôt confrontés à des évènements surnaturels sur le sol égyptien.
A ses débuts, De Gieter est encore très proche du style rond de Peyo ou Macherot. Il se détache progressivement de cette influence en allant vers plus de naturalisme, ce qui donne l’impression que Papyrus et Théti-Chéri deviennent progressivement adultes. A ce changement de style correspond un changement dans le traitement de l’Egypte ancienne. Les premiers albums sont encore très marqués par la mise en relation de l’Egypte ancienne et du mysticisme, d’où des apparitions fantastiques et des monstres (là encore peut se sentir l’influence de Peyo dans la tension vers le surnaturel). De Gieter révèle qu’il réalise son premier voyage en Egypte à l’occasion du septième album, La Vengeance des Ramsès (1984). A partir de cette date, il se documente davantage et chercher à ancrer ses albums dans la réalité des recherches archéologiques en cours. Le pharaon est doté d’un vrai nom (Merenptah) qui place la série temporellement dans la XIXe dynastie (vers 1200 avant J.C.). Le fonctionnement de chaque album est trouvé : il prend pour toile de fond un monument célèbres (les colosses d’Abou Simbel dans le cas de La Vengeance des Ramsès) qui est prétexte à une aventure de Papyrus et Théti-Chéri. L’architecture est parfois même le sujet d’une histoire, comme dans L’obélisque qui s’appuie sur les connaissances des égyptologues sur l’érection des obélisques. Le fantastique n’est toutefois pas oublié : c’est la reconstitution de l’Egypte ancienne qui se veut plus précise.

Quelle Egypte ?
L’Egypte proposé par De Gieter est une Egypte ancienne pour manuels scolaires. Dans la droite ligne d’autres séries de bande dessinée, le dessinateur propose une série qui entend faire référence sur l’époque à laquelle elle se consacre, en l’occurence ici l’Egypte ancienne, tout en masquant sa portée pédagogique derrière des aventures à rebondissements. La civilisation égyptienne, sans doute en raison de la bonne connaissance que permettent d’en avoir les traces qu’elle a laissées, fait partie du bagage classique de connaissances historiques. Elle continue de fasciner et de faire l’objet de nombreux livres, dont beaucoup à destination du jeune public. Chaque album de Papyrus est une invitation à découvrir un aspect de la civilisation égyptienne. Le propos sur l’Egypte ancienne se lit à deux niveaux : celui de la narration et celui de l’iconographie. La démarche de création s’accompagne systématiquement d’une volonté « d’apprendre » quelque chose au lecteur. Dans le cas de la narration, De Gieter inclut souvent dans ses histoires des faits historiques documentés par ses soins. L’authentique stèle de Merenptah (conservée au musée du Caire) lui offre l’occasion de traiter des guerres du pharaon en Palestine dans Le Pharaon fou. Dans certains cas, il utilise expressément des biais scénaristiques pour évoquer certains évènements célèbres, comme le voyage dans le temps de Toutankhamon le pharaon assassiné.
Plus intéressant encore est le cas de la mise en images de l’Egypte ancienne. Elle prend chez De Gieter deux grandes directions opposées qui font de la série une synthèse entre deux visions de l’Egypte (la mystique et l’archéologique). D’une part la reconstitution des sites célèbres se veut la plus fidèle possible, appuyée par des lectures de l’auteur. D’autre part De Gieter met en images des scènes de la mythologie égyptienne et donne un visage aux dieux, là encore en s’appuyant sur les richesses de l’iconographie des temples et des documents de la civilisation égyptienne antique.

Bien sûr, l’ambition éducative est loin d’être la seule, et Papyrus est aussi une série d’aventures (dans une traditionnelle dialectique « instruire en s’amusant » qui sous-tend la littérature pour enfants dès ses débuts). Mais si j’insiste dessus, c’est qu’elle conditionne en grande partie la vision de l’Egypte véhiculée par la série et qu’elle influe sur l’histoire en introduisant quelques faits connus ou en se consacrant à une série de « passages obligées » de l’historiographie égyptienne (Toutankhamon, Imhotep, Akhenaton, Ramsès II…). Il se peut aussi que, comme dans le cas d’Alix de Jacques Martin, la série ait évoluée avec le temps en assumant de plus en plus une place de « support de cours » qui ne la résume pas mais qui lui confère une véritable valeur qui vient contrebalancer un certain archaïsme du style et du propos. En d’autres termes, face à l’arrivée d’autres héros de bande dessinée pour enfants plus impertinents, Papyrus s’est trouvé contraint de mettre l’accent sur son caractère didactique, voire de renforcer ses liens avec l’univers pédagogique (une nuance tout de même, dans l’album 28, Les Enfants d’Isis, De Gieter fait enfin s’embrasser ses deux héros enfantins, franchissant enfin un des « tabous » de la série, et de la bande dessinée belge en général : la vie amoureuse des personnages).
A cet égard, le site officiel de la série et de l’auteur, www.egypteinedite.be est exemplaire puisqu’il se donne explicitement pour but de « faire découvrir les bases historiques réelles qui ont servi l’histoire » et de poursuivre : « un moyen unique pour les plus jeunes de mieux comprendre la civilisation égyptienne ». Le site est réalisé en association avec un photographe spécialisé dans l’Egypte et de ses vestiges, Jean-Pol Schrauwen.
C’est dans ce site que l’on apprend que l’une des principales sources iconographiques de De Gieter pour Papyrus est l’oeuvre du peintre écossais David Roberts (1796-1864) qui réalisa plusieurs voyages en Afrique et publia des ouvrages illustrés sur l’Egypte au milieu du XIXe siècle. Il fait partie des nombreux orientalistes fascinés par les vestiges des civilisations anciennes que les fouilles archéologiques font progressivement connaître. Sous la forme d’un carnet de voyages (dont une partie est disponible sur le site), De Gieter s’est rendu en Egypte en 1996 pour redessiner, plus de 150 plus tard, les paysages vus par Roberts. Un travail de croquis sur le vif qui renoue avec une pratique héritée des orientalistes du XIXe siècle, et qui évoque un dessinateur préoccupé par la recherche de la vraisemblance. Pour qui veut en savoir plus sur le travail de reconstitution de De Gieter pour Papyrus, je l’invite à lire l’article que consacre sur le sujet Michel Thiébaut dans le catalogue L’Egypte dans la bande dessinée.

Je profite de cet article sur Papyrus pour mettre à votre connaissance un intéressant projet de reconstitution numérique et de mise en ligne des tombes de la vallée des rois, près de Louxor, une des plus grandes concentrations de tombeaux égyptiens. A l’origine (1978) travail de topographie des tombes égyptiennes, le Theban Maping Project est organisé par l’université américaine du Caire et vise à « préserver l’héritage des monuments ». Une façon intéressante de découvrir à distance, à l’aide de plans et de photographies, un des plus riches site archéologique du pays.

Egypte et bande dessinée : quelques lectures (1)

Pour tout le mois de décembre, mes chers lecteurs, ne soyez pas surpris de ne plus trouver sur ce blog les habituels articles de réflexion de votre serviteur, Mr Petch. Pour diverses raisons, le rythme se fera plus lâche et les articles moins longs jusqu’à la rentrée de janvier qui, je l’espère, me permettra de repartir avec ardeur.
Du coup, je vous ai prévu un mois de décembre thématique et un peu plus léger qui vous permettra d’être un peu avec moi puisque je pars en Egypte pour quelques semaines. Je tâcherais de vous présenter toutes les semaines un album lié à ce pays, que ce soit l’Egypte antique, celle des pharaons, ou l’Egypte contemporaine. Je vous livre immédiatement un de mes secrets bibliographiques : une partie de mes réflexions sont issues du catalogue L’Egypte dans la bande dessinée, sorti en 1998 suite à une exposition ayant eu lieu au musée de la bande dessinée. Avis aux amateurs et aux curieux.
Bon voyage.

(1) Le classique d’entre les classiques, Blake et Mortimer. Le mystère de la Grande Pyramide d’Edgar Pierre Jacobs (1950-1955)

Dans la mémoire collective des amateurs, l’oeuvre la plus marquante dans les rapports entre la bande dessinée et l’Egypte est le second épisode des aventures de Blake et Mortimer, intitulé Le mystère de la Grande Pyramide, dessiné et scénarisé par le belge Edgar Pierre Jacobs. Paru à partir de mars 1950 dans Le Journal de Tintin, puis en deux albums au Lombard en 1954-1955, Le mystère de la Grande Pyramide a suffisamment marqué les esprits pour connaître des rééditions ininterrompues depuis sa publication initiale jusqu’à nos jours. L’édition originale de 1954 est devenue un objet de collection qui atteint une cote d’environ 200 euros. Rien d’étonnant après tout, l’histoire s’intègre au sein d’une série elle aussi devenue un classique de la bande dessinée belge des années 1950. En 2005, une réédition aux éditions Blake et Mortimer comprend des planches inédites publiées dans la revue. Cette réédition à vocation purement mémorielle consacre définitivement le statut historique du Mystère de la Grande Pyramide.


L’histoire

L’éminent professeur Philip Mortimer est invité en Egypte par un de ses confrères, Ahmed Rassim Bey. Ce dernier l’informe de la découverte d’un papyrus (appelé « le papyrus de Manéthon », d’après son auteur, un érudit égyptien de l’époque ptolémaïque) qui révèle l’existence d’une chambre secrète dans la grande pyramide du roi Khéops à Gizeh. Ayant pour nom « la chambre d’Horus », elle conserverait le véritable tombeau du roi Akhénaton et aurait servi de lieu de culte du dieu Aton. Mais la découverte de la chambre ne se fera pas sans rebondissements. L’assistant de l’égyptologue Rassim Bey est en réalité membre d’un réseau de trafiquants d’antiquités organisé par le colonel Olrik, ennemi juré de Mortimer qui l’avait laissé pour mort dans l’épisode précédent, Le secret de l’Espadon. Lui aussi espère retrouver la mythique chambre d’Horus. Entre les anciens comparses du professeur (Francis Blake, Nasir…) et de nouveaux personnages hauts en couleurs (dont le mythique professeur allemand Grossgrabenstein), Jacobs peint une aventure mouvementée entre enlèvement, investigation dans les rues du Caire et exploration archéologique.
Le second épisode des aventures de Blake et Mortimer donne définitivement le premier rôle au professeur écossais puisque Francis Blake, l’agent secret du MI5 et inséparable ami de Mortimer, n’apparaît que très brièvement à la fin du premier volume et plus longuement, tout de même, dans le second. Si Le secret de l’Espadon était clairement un récit de guerre et d’espionnage, Le mystère de la Grande Pyramide permet à Jacobs d’enrichir sa série par des références savantes à l’archéologie, par un exotisme moins caricatural, par une intrigue policière plus élaborée et par un léger coup d’oeil du côté du fantastique. En ce sens, l’album donne le ton de ce que sera par la suite la série de Jacobs : des allers-retours constants entre les codes divers des genres issus de la littérature populaire. C’est pour moi une des grandes qualités de Jacobs que d’avoir su rendre chaque album de sa série unique en variant les intrigues, du policier pur et dur de L’affaire du collier à la science-fiction la plus imaginative du Piège diabolique.


Quelle Egypte ?

Jacobs s’inspire ici d’une Egypte modelée par la culture populaire occidentale et les pseudo-sciences ; celles qui confondent religion et ésotérisme et interprètent les inconnus de « l’Egypte mystérieuse », tantôt à des fins de pur divertissement, tantôt d’une façon désespérement sérieuse. Jacobs bénéficie de plus d’un siècle de légendes véhiculées successivement par les différents médias du monde contemporain (presse, roman, cinéma, bande dessinée…). La référence à Manéthon comme point de départ n’est pas innocente. C’est dès l’époque grecque ptolémaïque que le cliché d’une Egypte des mystères et de l’hermétisme se développe. Manéthon est l’auteur d’une Histoire de l’Egypte rédigée en grec à la demande de Ptolémée Ier, à l’époque où les grecs étendent leur emprise sur une Egypte politiquement déclinante (IVe siècle avant J.C.). C’est sur cet ouvrage que se base l’actuelle division politique utilisée par les égyptologues en « dynasties » successives de pharaons. Mais, d’une part le texte de Manéthon n’est connu que par fragments diffusés par des historiens juifs et chrétiens dans les premiers siècles de notre ère, et d’autre part ses sources sont trop peu connues pour garantir le sérieux de l’oeuvre. L’analyse historique de l’Histoire de l’Egypte de Manéthon demande donc un certain recul : elle est celle de grecs qui, déjà, ne savent plus lire les hiéroglyphes et ont perdu tout contact avec la réalité de la civilisation du millénaire précédent. L’invention de l’astrologie et de l’alchimie est attribuée à tort aux Egyptiens et l’Hermès Trismégiste, fusion entre l’Hermès des grecs et le Thot des égyptiens, est le prophète des nouvelles croyances qui se développent et attribuent aux anciens égyptiens des pratiques magiques. Au fil des siècles perdurent cette vision de l’Egypte. L’amélioration des connaissances scientifiques sur l’Egypte ancienne suite aux fouilles archéologiques des XIXe et XXe siècle ne l’interrompt en rien ; il se produit une rupture entre le savoir scientifique basé sur des données positives et les croyances populaires associées à l’Egypte. Au cours du XIXe siècle, de grands thèmes vont être adoptées par la littérature populaire pour rester encore de nos jours : les deux plus célèbres étant celui de la momie revenue d’entre les morts (Le roman de la momie de Théophile Gautier en 1858) et celui de la malédiction (l’ouverture de la tombe de Toutankhamon en 1922 donne lieu à la légende que l’on connaît, entretenue dans la presse par un romancier comme Conan Doyle, versé dans l’ésotérisme victorien). Les gravures qui accompagnent les romans feuilletons forgent un ensemble d’images associées à l’Egypte; les décors des films prennent bientôt le relai (La Momie de Karl Freund, 1932).

Ainsi, quand Jacobs entreprend une aventure ayant pour titre « le mystère de la Grande Pyramide » en 1950, il charrie avec lui tout cet imaginaire. Il prend pour thème principal celui du pharaon Akhénaton, un des nombreux « mystères » de l’Egypte antique dont les amateurs d’ésotérisme se sont emparés. Le pharaon Akhénaton occupe dans l’histoire égyptienne une place à part dans l’histoire égyptienne puisqu’il tente d’imposer, autour de -1350 avant J.C., une révolution tant politique que réligieuse dans l’Empire qu’il dirige ; politique car il fait construire sa propre capitale, Akhétaton, et quitte Thèbes, religieuse car il tente d’imposer dans le pays le culte du dieu Aton qui connaît alors un fort développement. Ces deux révolutions s’accompagnent d’une évolution artistique qui introduit de nouveaux codes iconographiques et un style spécifique que les archéologues appellent l’art amarnien (du nom actuel d’Akhétaton, Tell-el-Amarna). Après sa mort, il semble que le clergé reprenne le contrôle, élimine les traces du règne d’Akhénaton (en saccageant son tombeau ou en effaçant son nom des tables) et répandent la légende d’un « pharaon hérétique ».
Il faut ensuite séparer les faits historiques de la légende tenace qui entoure ce pharaon devenu presque mythique, légende sur laquelle s’appuie Jacobs. Les égyptologues redécouvrent Akhénaton à la fin du XIXe siècle, mettent au jour son tombeau, malheureusement saccagé, et conduisent de nombreuses campagnes de fouilles pour comprendre les évolutions si spécifiques de son règne et les multiples déplacements de sa sépulture après sa mort. Dans le même temps, Akhénaton devient un des principaux épisodes des « mystères » de l’Egypte antique tel que forgés par la tradition populaire. La principale légende, qui n’est autre qu’une lecture occidentale du règne d’Akhénaton, est d’affirmer que le « pharaon hérétique », en souhaitant répandre le culte du dieu-soleil, est un précurseur du monothéisme. Entre explications et réfutations par les égyptologues et légendes colportées décennies après décennies, la bibliographie consacrée à Akhénaton est des plus denses et des plus diversifiées…

Si Jacobs est loin d’être le premier dessinateur à s’intéresser au thème populaire des mystères des tombeaux égyptiens, l’interprétation qu’il en donne le place au-dessus de beaucoup de ses prédecesseurs. Un exemple connu : en 1932, Hergé, dans Les Cigares du pharaon, se risque sur le même terrain. L’exploration du tombeau du pharaon Kih-Osk par Tintin donne lieu à une des scènes les plus fantaisistes de la série, même s’il s’avère par la suite que les hallucinations du héros étaient dûes aux vapeurs d’opium. Jacobs tente de s’en tenir au maximum aux faits et le caractère rationnel de Philip Mortimer permet d’écarter toute tentation mystique. Cette dernière n’apparaît que par fragments à travers le personnage du cheikh Abdel Razek, descendant du peuple du Nil. Le fantastique de Jacobs est savamment pesé et l’auteur s’écarte ainsi de la tradition populaire en laissant le mystère à la marge tandis que priment d’autres rebondissements plus « réalistes ». Mais Jacobs est bien conscient de l’existene d’une imagerie ésotérique et sait en jouer. La couverture de l’album, en plus d’être un modèle de l’académisme jacobsien (jeu d’ombres et de lumières, équilibre de la composition), joue à fond sur les clichés des mystères de l’Egypte, avec la silhouette démesurée du dieu Horus (à rapprocher de la couvertures des Cigares, justement). Le second volume insiste encore davantage sur le mysticisme en nous invitant à une étrange cérémonie qui n’a en réalité jamais lieu dans l’album. C’est en effet dans ce second volume que Jacobs sacrifie à la légende, et la « chambre d’Horus » devient un lieu de mystères et de magie. Ce qui empêche l’aventure de sombrer dans le grand-guignol de certains romans feuilletons est la solidité de l’intrigue policière qui court tout au long du récit, le rattachant à des considérations très terre à terre.

Couverture originale des Cigares du pharaon, 1932


A la suite d’illustres prédecesseurs tels que Jules Verne, Jacobs recherche dans ses histoires un équilibre entre le mythe et la réalité, entre l’inspiration légendaire et le savoir scientifique. Il s’adresse à des enfants et l’un de ses objectifs et de les « instruire en s’amusant ». L’aventure permet aussi de présenter les grands sites de l’Egypte antique, la pyramide de Gizeh et le sphinx. Dans les albums qui suivront, Jacobs s’appuiera sur d’autres mythes connus, les traitant avec plus ou moins de fantaisie (l’Atlantide de L’Enigme de l’Atlantide). Il se situe à la frontière entre l’extraordinaire et la vérité. Pour l’anecdote, pendant que Jacobs publie dans Tintin Le mystère de la Grande Pyramide, Martin dessine dans le même journal Le Sphinx d’or pour sa série Alix, et la version couleur des Cigares du pharaon paraît en 1955 chez Casterman. Ce sont toutes les grandes signatures du journal qui sont mobilisées autour de l’Egypte !

Baruthon 11 : Pauvres Zhéros, Casterman, 2008 (d’après Pierre Pelot)

Pour l’avant-dernier épisode de ce Baruthon, un petit détour par le dernier album de Baru avant sa nomination en tant que Grand Prix du FIBD 2010 : l’adaptation en bande dessinée du roman noir de Pierre Pelot Pauvres Zhéros au sein de la collection Rivages/Casterman/Noir. L’occasion d’aborder rapidement le rapport intéressant de Baru à la littérature.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil
Baruthon 7 : Sur la route encore
Baruthon 8 : Bonne année et autres récits sociaux
Baruthon 9 : Les Années Spoutnik
Baruthon 10 : L’enragé


Rivages/Casterman/Noir : une collection


Commençons, comme toujours, par une brève évocation de la collection dans laquelle se situe Pauvres Zhéros. Nous avions déjà vu Baru, avec L’Enragé, pénétrer une des collections contemporaines à vocation littéraire de l’édition belge, la fameuse collection Aire Libre de Dupuis. Pauvres Zhéros est un album de la collection Rivages/Casterman/Noir lancée en 2008. Pour mémoire, Aire Libre date de 1988 : dans les décennies 1990 et 2000, nous sommes bien dans le contexte de reconversion des éditeurs belges vers la bande dessinée adulte. La double spécificité de Casterman est que d’une part cette reconversion a commencé dès 1978 avec (A Suivre) (et nous avons eu l’occasion d’y croiser Baru à plusieurs reprises) et que d’autre part elle se fait selon une rhétorique esthétique et commerciale spécifique : le rapprochement avec la littérature (on se souvient des « roman » à suivre). La formule marche d’autant mieux en cette fin des années 2000 que le concept de « roman graphique » a été importé à merveille des Etats-Unis, même s’il a, chez nous, beaucoup moins de sens que le graphic novel peut en avoir dans un univers anglo-saxon dominé par les comic strips et comic books. En France et en Belgique, le format album, puis sa évolution vers la « densité romanesque » (c’est-à-dire sortant du format 48 CC) n’a pas attendu l’invention d’un supposé et pompeux « roman graphique » pour émerger. Il n’y a pas, comme aux Etats-Unis, de véritable rupture au sein du système commercial.
Revenons-en à Rivages/Casterman/Noir. Il s’agit, après les « romans (A Suivre) » et la collection Ecritures d’une nouvelle tentative de faire naître des oeuvres d’un dialogue entre bande dessinée et roman. Mais l’initiative n’en revient pas uniquement à Casterman qui vient ici se greffer sur un projet né dans l’édition littéraire. A l’origine se trouve la collection Rivages/Noir fondée par François Guérif en 1986 au sein de la maison d’édition Rivages (1984). Si cette dernière, tenue par Edouard de Andréis, est d’abord généraliste, sa collection Rivages/Noir devient très vite une des principales collections de romans policier, en particulier de « romans noirs » qui connaissent alors un important développement, en France et aux Etats-Unis. Rivages/Noir fait notamment connaître en France James Ellroy et lance notamment Hugues Pagan. Rivages s’inspire ici en partie de Gallimard qui, depuis 1945, a connu plusieurs succès dans cette déclinaison du polar grâce à sa collection Série Noire : faire découvrir des auteurs étrangers et lancer des auteurs français.
En 1991, Rivages est racheté par Payot qui devient alors Payot & Rivages. La collection Rivages/Noir survit à cette fusion et continue de jouer un rôle important dans le domaine du roman noir. En 2008, l’association entre Payot & Rivages et Casterman donne naissance à la collection Rivages/Casterman/Noir. Difficile de ne pas inscrire ce rapprochement dans le cadre de l’intérêt nouveau que les maisons d’édition traditionnelle portent à la bande dessinée depuis deux décennies. Le constat est parlant : dans le secteur de l’édition, la bande dessinée est une des rares branches (avec la littérature pour la jeunesse) à parvenir à éviter la crise. En d’autres termes, la bande dessinée fait vendre, et ce n’est pas par hasard si Hachette a racheté récemment les droits d’Astérix pour se relancer dans l’édition de bande dessinée grand public.
Les ambitions affirmées par la collection Rivages/Casterman/Noir vont au-delà du seul enjeu commercial. Voyons ce qui est dit : « Rivages/Casterman/Noir a pour ambition de réunir les meilleures dessinateurs et adaptateurs pour des oeuvres choisies, en fonction, bien sûr, de leur impact visuel. ». Il s’agit de donner une seconde vie aux romans Rivages/Noir en les faisant adapter en bande dessinée par des dessinateurs connus : la vente se fait tantôt sur le nom du dessinateur (pour les amateurs de bande dessinée), tantôt sur le nom du romancier (pour les amateurs de polar). Le rapprochement BD/polar obéit aussi à la proximité vue comme naturelle entre les lecteurs de ces deux types d’ouvrages (littérature de genre et bande dessinée ont souvent, dans l’imaginaire collectif, le même lectorat). Moins prosaïquement, Casterman parvient à nouer des relations nouvelles, plus saines, entre bande dessinée et littérature, du moins lorsque l’adaptation est réussie et n’est pas qu’une simple « retranscription graphique » du roman. Toute adaptation de romans en bande dessinée est un véritable défi esthétique pour le dessinateur qui doit jongler entre l’esprit de l’oeuvre originale et son propre style. Parmi les premiers titres, on note Pierre qui roule de Donald Westlake par Lax, Shutter Island de Denis Lehane par Christian De Metter et le Pauvres Zhéros de Pierre Pelot par Baru. Parfois, un « adaptateur » intervient entre l’oeuvre et le dessinateur, comme Matz pour l’adaptation de Nuit de fureur de Jim Thompson par Miles Hyman. On va voir comment Baru s’en sort, lui qui se fait à la fois adaptateur et dessinateur…

Baru Noir

Avec Pauvres zhéros, Baru se risque, pour la deuxième fois de sa carrière, à suivre le scénario d’un autre, ce qui n’est pas dans ses habitudes. La première fois, il s’agissait du Chemin de l’Amérique qu’il avait réalisé en collaboration avec Jean-Marc Thévenet. Ici, l’exercice est plus difficile puisque Baru reste son propre scénariste, mais prend pour base un roman de Pierre Pelot. Le résultat est en effet étonnant : on sent bien que l’histoire n’est pas 100% Baru, mais il parvient tout de même à insérer sa propre écriture derrière celle de Pelot, et à s’insérer en partie dans la logique du roman noir.
Quelques mots sur Pierre Pelot avant d’en revenir à Baru. Il est originaire de l’Est de la France, comme notre dessinateur, et commence sa carrière de romancier dans les années 1960. A cette époque, il tente aussi de percer dans la bande dessinée mais ne poursuit pas dans cette direction. Il va préferer se consacrer à la littérature dite de « genre », dans toute sa variété, puisque, débutant par des westerns en 1965 avec La Piste du Dakota (rappelons ici que ce genre est justement très en vogue dans la bande dessinée à cette époque !), il s’intéresse également au polar (Du plomb dans la neige, 1974), au roman régionaliste et fantastique (La Peau de l’orage, 1973), à la science-fiction (Parabellum Tango, 1980), et au roman historique (C’est ainsi que les hommes vivent, 2003). Pelot lui-même, toutefois, dit ne pas réfléchir en terme de genres quand il écrit, et son style intègre en effet souvent plusieurs dimensions romanesques, loin d’une conception contraignante du genre littéraire. Quant à Pauvres Zhéros, il est publié pour la première fois chez les éditions Fleuve Noir en 1982. A cette époque, le « néo-polar », formule lancée par Jean-Patrick Manchette (écrivain et critique du genre), connaît une vogue importante en France et permet de renouveler l’inspiration du roman policier français en y ajoutant une dimension sociale et pessimiste, justement d’après le modèle du roman noir américain. C’est à ce courant qu’il faut rattacher Pauvres Zhéros. Repris en bande dessinée vingt ans après, l’album possède une dimension nostalgique : le souvenir de l’âge d’or du roman noir français. D’après l’interview donnée par Pierre Pelot sur le site de Casterman, l’album résulte de la rencontre entre les deux auteurs autant que d’un choix d’éditeur.

Outre la proximité géographique entre Pelot et Baru, les histoires de Baru ne sont pas sans liens avec l’univers du roman noir. Le rapport le plus évident est la dimension sociale. Le roman noir se distingue en effet du roman policier classique par sa référence directe aux inégalités sociales, par sa critique politique explicite, et par le goût du fait divers qui est souvent le point de départ du roman. C’est avec cette ambition de privilégier le rapport à la réalité plutôt que l’intrigue et l’énigme policière que le genre émerge dans les années 1920 aux Etats-Unis, puis qu’il se redéploie cinquante ans après en France à travers les romans de Manchette, entre autres oeuvres. L’oeuvre de Baru contient elle aussi une forte dimension sociale : les héros de Baru sont des « sans-grades » chez qui l’héroïsme n’est pas inné mais vient d’une volonté de dépasser leur condition. L’utilisation des codes du genre policier rapproche aussi Baru du roman noir : l’intrigue policière est utilisée chez lui comme un moyen d’introduire un suspens, de gérer les rebondissements, mais sans être la fin en soi de l’histoire qui dépasse le simple code à briser (modèle du roman policier tel qu’on peut le trouver chez Maurice Leblanc ou Agatha Christie). A titre d’exemple, on se souviendra de la manière dont l’enquête judiciaire de L’Enragé est un pretexte pour raconter l’ascension et la chute du boxeur. Baru s’est toujours attaché à représenter les relations sociales des classes défavorisées, même dans ce qu’elles ont de plus sordides et violentes.
Dans Pauvres Zhéros, l’appel du social fonctionne très bien : l’idée du roman vint à Pelot en passant devant un orphelinat de campagne. Sans être une dénonciation des orphelinats, le roman (devenu BD) se présente comme rien de plus qu’un sordide faits divers : une jeune employée de l’orphelinat laisse s’enfuir l’un des enfants dont elle a la garde, enfant qui se trouve être un mongolien. Pelot imagine ainsi un monde clos et ses personnages tous plus inquiétants les uns que les autres : le fou du village qui croit aux extraterrestres, un feignant incapable et lâche, un directeur d’orphelinat qui joue les notables, un ancien pensionnaire de l’établissement cherchant la première occasion pour se venger. Les recherches mobilisent le village mais laissent rapidement jaillir une violence triste et tragique, jusqu’à l’explosion finale. S’attaquer à ce texte « étranger » permet à Baru d’abandonner ses propres codes narratifs : pas de récit d’apprentissage, pas de road-movie, pas de rebondissements imprévus mais plutôt un enchaînement de faits de plus en plus glauques à mesure que la vérité sur la disparition du petit mongolien se laisse découvrir. Surtout, la grande différence avec les autres albums de Baru est la noirceur. Le point commun de la plupart des récits de Baru était leur incroyable optimisme : même dans des récits très sombres (je pense par exemple à Bonne année), les héros trouvaient toujours le moyen de s’en sortir ou d’en rire, ou bien un épilogue débouchait finalement sur une fin heureuse malgré la situation catastrophique dans laquelle Baru avait mis ses personnages. C’est peut-être là ce qui surprend le plus dans Pauvres Zhéros (et c’est là que Baru s’est le mieux plié aux codes du roman noir) : on n’y trouve pas la moindre trace d’optimisme. Quand le pauvre Anastase Brémont décide d’aider la police, il est pris pour ce qu’il est et ce qu’il restera pour toujours : le bon-à-rien du village qui n’a pas les moyens de ses envies d’altruisme. Si Baru nous avait habitué à mettre en avant chez ses personnages la bonté, le sens de l’honneur, la persévérance, il respecte cette fois un monde où l’homme est soit mauvais, soit lâche, voire les deux. Et tout le village devient coupable de la disparition du pauvre garçon.
Au passage, l’univers du roman noir offre à Baru l’occasion de revenir à un style moins sage, plus proche de celui de ses débuts. Au moins depuis L’autoroute du soleil, son style expressionniste s’était assagi. Est-ce le côté extrême du roman noir qui le pousse à renouer avec un goût pour l’exagération graphique ? La première scène donne en tout cas le ton dans ce sens. Chaque personnage est une caricature qui indique instantanément au lecteur son caractère. Certes, on est loin de certains scènes de Cours camarade, sans doute l’album où Baru poussait le plus loin l’outrance. J’ai parfois regretté, durant ma lecture, que Baru ne joue pas davantage sur ce ressort graphique. Mais on sent dans son style un véritable plaisir à trouver des trognes reflétant au mieux les exigences de l’histoire, ou à jouer sur les gros plans pour mieux faire ressentir la colère, l’effroi, le désespoir.

Le terme d’adaptation s’applique très bien à Pauvres Zhéros : ce n’est ni vraiment un roman de Pelot, ni vraiment un album de Baru, mais plutôt une expérience de la part du dessinateur pour se frotter à un univers et à des codes qui ne sont pas les siens.

Baru et le roman noir

L’évocation de Pauvres Zhéros est aussi pour moi l’occasion de rappeler qu’il ne s’agit pas du premier contact de Baru avec l’univers de la littérature. D’autres passerelles existe entre le roman noir et la bande dessinée que Baru a su emprunter.
En 2000, il participe au lancement d’une collection de romans noirs illustrés par les éditions Liber Niger. Il y publie Comme jeu, des sentiers en collaboration avec Jean-Bernard Pouy, autre grand nom du roman noir des années 1980, créateur de la collection Le Poulpe (qui a elle aussi débouchée sur une adaptation en bande dessinée). Puis, toujours dans la même collection, il publie en 2004 New York, 100e rue Est avec Jean Vautrin qui a lui aussi commencé par le polar dans les années 1970. Ces deux romans s’inscrivent dans la période « banlieue » de Baru qui commence avec L’autoroute du soleil et se déploie à merveille avec Bonne année et L’Enragé. Comme jeu, des sentiers raconte en effet l’enquête d’un jeune « médiateur » de banlieue dans la cité des écrivains. Il porte sur la banlieue un regard désabusé qui n’est toutefois pas aussi glauque que la campagne de Pauvres Zhéros. Retrouver Baru comme dessinateur-illustrateur, c’est aussi une manière de découvrir une autre facette de son talent de dessinateur, de mettre en avant des décors d’habitude masquée par l’action, du moins pour qui lit trop vite Quéquette blues, L’autoroute du soleil ou Bonne année. Ce sont des instantanés pleine page de la banlieue qu’il s’amuse à peindre, propres à nous rendre une ambiance grise. La rencontre Pouy/Baru pourrait d’ailleurs mettre en perspective la vision de la banlieue chez Baru (et je regrette de n’avoir découvert cet album que maintenant !).
L’ambition artistique me paraît, dans ce projet, plus intéressante que dans la collection Rivages/Casterman/Noir. D’abord parce que l’oeuvre est originale et non une réédition adaptée, plutôt une vraie collaboration entre un écrivain et un dessinateur. Ensuite, il ne s’agit pas simplement de mettre en images un texte, mais de faire dialoguer texte et images vers un objet éditorial original et qui a tendance à disparaître, du moins dans la littérature pour adultes : le roman illustré. Par roman illustré, les éditions Liber Niger entendent un livre où une vraie place est laissée au dessinateur qui n’est pas simple illustrateur mais co-auteur à part entière. Il est dommage que cette initiative ait eu moins d’échos et de suite que celle de Casterman, certes intéressante, mais qui est davantage une transformation de la littérature en bande dessinée plutôt qu’un véritable échange entre deux modes d’expression. Pauvres Zhéros reste simplement une bande dessinée de conception relativement traditionnelle, tandis que Comme jeu, des sentiers dépasse toute définition.

Pour en savoir plus :
Pierre Pelot, Pauvres Zhéros, Fleuve Noir, 1982
Baru d’après Pierre Pelot, Pauvres Zhéros, Casterman, 2008
Jean-Bernard Pouy et Baru, Comme jeu, des sentiers, Liber Niger, 2000
Le site officiel de Pierre Pelot : http://www.pierre-pelot.fr/
Bibliographie complète et documentée de Pierre Pelot sur Ecrivosges.com
Une interview de Pelot sur le site de Casterman
Le site des éditions Liber Niger
Une lecture de Comme jeu, des sentiers sur le blog Mitchul

Archi et BD 5 : Bruxelles 58, ville d’architecture et de bande dessinée

L’exposition Archi et BD, actuellement à la Cité de l’architecture et du patrimoine, est prolongée jusqu’en janvier 2011. J’en avais fait une critique au début de l’été et il m’était apparu qu’elle comportait bien trop de lacunes pour porter un regard pertinent sur son sujet. Qu’à cela ne tienne ! Comme on est jamais aussi bien servi que par soi-même, voici, d’ici la fin de l’exposition, une série d’articles pour démontrer qu’il était possible de faire une exposition intelligente, en ciblant davantage les thèmes, avec de belles images et peu de moyens (heureusement sans planches originales et malheureusement sans affiche de Nicolas de Crécy !).
L’exposition Archi et BD évoque, l’espace de quelques planches, un événement de l’histoire contemporaine bien connu des Belges : l’exposition universelle de 1958. Ses rapports avec la bande dessinée sont inattendus mais intéressants. Par cette exposition, qui a lieu en plein âge d’or de la bande dessinée belge pour enfants, un lien s’est créé entre l’architecture et la bande dessinée.

Archi et BD 1 : Villes rêvées de l’an 2000
Archi et BD 2 : Les Cités Obscures de Schuiten et Peeters, une encyclopédie de l’architecture
Archi et BD 3 : L’architecture dans la bande dessinée historique
Archi et BD 4 : Carnets de voyage, d’un art à l’autre


L’exposition universelle 58 à Bruxelles : un moment architectural

Le concept d’Exposition Universelle apparaît dans l’Europe conquérante et industrielle du milieu du XIXe siècle, la première ayant lieu à Londres en 1851. L’objectif affiché par ces expositions est de regrouper en un seul lieu l’étendue des avancées technologiques et artistiques de l’humanité. Projet ambitieux porté par la croyance en la toute-puissance du progrès humain qui caractérise le XIXe siècle. Le terme universel est là pour rappeler que l’exposition est ouverte à tous les pays du monde. Depuis 1928, c’est un Bureau International des Expositions est chargé de l’organisation des évènements, la dernière en date ayant eu lieu à Shangaï en 2010 (de mai à octobre). Les expositions universelles sont généralement l’occasion de faire le point sur les avancées du savoir humain autour d’un thème pronant l’harmonie entre les peuples, la paix dans le monde, ou la progression des connaissances.
Plus que dans d’autres types d’expositions, l’architecture est un des arts majeurs des expositions universelles. L’exposition est présentée à l’échelle d’une ville et permet donc la mise en place de constructions gigantesques, le plus souvent éphémères mais parfois durables. L’architecture donne l’occasion de présenter une virtuosité technique symbole de modernité, telle la Tour conçue par Gustave Eiffel lors de l’E.U. de Paris en 1889, modèle de construction métallique. Par son pavillon, chaque pays participe au grand ballet des architectures.
L’exposition universelle de Bruxelles en 1958 occupe une place particulière : il s’agit de la première exposition depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, et même depuis le début des tensions en Europe de l’Ouest, puisque la dernière exposition avait eu lieu en 1935, à Bruxelles également. C’est d’ailleurs à cette occasion que fut construit le parc des expositions du Heysel où se déroule l’expo 58, mais le souvenir fort de cette dernière a fâné le souvenir de son aînée. Elle marque les esprits en tant qu’exposition du renouveau économique et politique de l’Europe affaiblie par les conflits. Le traité de Rome, premier traité politique de l’Union Européenne est signé en 1957 et Bruxelles est déjà la cité centrale de ce qui est alors surtout un regroupement économique.

Architecturalement, l’Expo 58 vient marquer le triomphe de l’esthétique du mouvement moderne, dont les débuts datent des années 1920. Ses principaux représentants de l’avant-guerre sont l’école du Bauhaus et le suisse Le Corbusier et l’institutionnalisation du mouvement se produit dans les années 1930, en particulier avec la Charte d’Athènes qui, en 1933, affirme des principes architecturaux et urbanistiques. Les mots d’ordre de ce style sont la rationalisation fonctionnelle de l’espace, l’épuration des lignes par des formes simples et le minimalisme ornemental. Toutefois, si le mouvement moderne est conquérant avant la guerre, en lutte contre ce qu’il dénonce comme des archaïsmes, la situation s’inverse après 1945 : il s’impose et ses principes se fondent dans un « style international » qui cherche à affirmer sans cesse le triomphe de la modernité et du progrès humain. La Cité Radieuse de Marseille construite par Le Corbusier entre 1947 est un exemple de cet engouement pour le modernisme qui caractérise la gestion urbanistique des années 1945-1960. C’est sous cette forme que l’architecture moderne apparaît lors de l’Expo 58 de Bruxelles : une esthétique devenue omniprésente et populaire. A travers l’architecture, l’exposition entend aussi confirmer l’entrée de l’humanité dans la modernité.
Les travaux commencent à Bruxelles dès 1956 et donnent lieu à deux types de construction : les pavillons éphémères et les édifices durables. Outre les pavillons américains et soviétiques qui tentent de convaincre de la superiorité respective des modes de vie des deux blocs de la guerre froide, le pavillon du génie civil belge, avec sa flèche creuse en béton armé de 80 mètres de long est un des monuments les plus impressionnants.

La flèche du pavillon du génie civil belge pour l'Expo 58 : virtuosité architecturale dans le traitement du béton


Il reflète les reflexions en cours sur l’utilisation de matériaux nouveaux et, par sa forme élancée, incarne indirectement la conquête spatiale, l’un des principaux sujets de préoccupation scientifique de la période. L’édifice est détruit en 1970.
Mais le monument de l’Expo 58 le mieux resté en mémoire est l’Atomium, qui, toujours en place actuellement, permet d’en garder le souvenir. Comme la Tour Eiffel du siècle précédent, l’Atomium veut être à la fois une prouesse technique d’envergure et le symbole de la science conquérante.

L'Atomium de Bruxelles de nos jours : le symbole de l'Expo 58

L’édifice, haut de 102 mètres, reprend la structure du cristal de fer et prétend incarner l’entrée du monde dans « l’âge de l’atome » (comprendre : de l’énergie atomique). Il est conçu par l’ingénieur André Waterkeyn (1917-2005), alors directeur d’une des principales entreprises métallurgiques du pays, et bâti par les architectes André et Jean Polack. Sur une structure d’acier sont disposés neuf boules recouvertes d’aluminium. Six sont creuses et ouvertes au public, l’intérieur étant rendu accessible par des ascenseurs. L’Atomium est progressivement devenu l’un des symboles les plus populaires de la ville de Bruxelles et entre 2004 et 2006, des travaux de réhabilitation ont été menés. La sphère située à la base contient une exposition consacrée aux années 1950, tandis qu’un restaurant se trouve dans la sphère centrale.

Présence de l’exposition universelle dans la presse de bande dessinée : Tintin et Spirou

Au dynamisme technique et politique belge symbolisé par l’exposition universelle semble répondre, à la même époque, le dynamisme culturel de la bande dessinée belge pour enfants. Elle est représentée par deux journaux concurrents, Le Journal de Spirou de l’éditeur Jean Dupuis (1938-) et Le journal de Tintin de Raymond Leblanc (Le Lombard, 1946-1993). La notion « d’âge d’or » est souvent invoquée pour parler de la période qui s’étend, en gros, du milieu des années 1940 à la fin des années 1960. A mon sens, elle recouvre deux réalités : d’une part la présence d’un noyau de dessinateurs véritablement novateurs dans leur approche du média, regroupés autour de « maîtres » formateurs (les élèves de Jijé : Franquin, Moriss, Tillieux, et les élèves du studio Hergé : Jacobs, Martin, Bob de Moor, Vandersteen), et d’autre part le fait que des journaux et éditeurs belges parviennent à se faire une place dans le marché français. Toutefois, en l’absence de statistiques sur les tirages comparés des journaux belges et des journaux français de cette époque (Vaillant, Coq Hardi, Zorro…), je ne m’aventurerais pas à prétendre que cette notion « d’âge d’or » belge soit entièrement fondée. D’autant plus que ce serait oublier l’importance, en France, des petits formats périodiques qui constituent une grande partie des ventes, même si, au final le modèle du journal avec des histoires à suivre a survécu plus longtemps.
C’est à double titre que Spirou et Tintin sont amenés à évoquer l’exposition universelle de 1958. En tant que journaux belges, il est évident que l’évènement les intéresse. Le Journal de Tintin a son siège à Bruxelles. Mais n’oublions pas que les deux journaux, dans la tradition de la presse pour enfants de leur époque, se veulent aussi éducatifs et se donnent comme objectif, entre deux aventures héroïques, de former les jeunes générations. Ils participent donc à la grande campagne publicitaire qui accompagne le lancement de l’exposition en Belgique en publiant des articles relatifs à l’Expo 58 durant toute l’année.
On remarquera au passage que Le Journal de Tintin se divise en une édition belge et une édition française. Le public est très ciblé et la différence de public pertinente : l’édition française reste assez réservée quant à la question de l’exposition, tandis que les articles abondent dans l’édition belge. D’avril à septembre, on y trouve une rubrique presque hebdomadaire intitulée « Rendez-vous à l’expo » ; animée par Will et Jean Graton, elle présente un aspect de l’Expo 58, parmi lesquels « L’Atomium », « le palais de métal » ou « le Heysel, ville-lumière ». Mieux encore : dans l’exposition se trouve un « autodrome Tintin » où les enfants sont invités à venir conduire des petites voitures. En 1958 est construit le « building Tintin », nouveau siège des éditions du Lombard près de la gare du Midi, et c’est de cette manière que le journal du jeune reporter belge s’associe lui aussi aux grands travaux d’urbanisme de Bruxelles. Le Journal de Spirou, peut-être en raison de sa double diffusion en France et en Belgique ou encore à cause de la situation de son siège à Charleroi, est moins impliqué dans l’Expo 58 et ne lance pas de rubrique dédiée. En revanche, il publie en juillet un numéro spécial « Expo 58 » qui, entre autres histoires, donne l’occasion à l’Oncle Paul du journal d’évoquer la construction de la Tour Eiffel tandis que César, le héros de Tilleux visite l’exposition. Le même Eddy Paape dessine un panorama de l’exposition sous la forme d’un poster. Les séries à suivre, pour leur part, n’ont qu’un rapport lointain avec l’évènement. S’il faut dresser une liste des séries publiés pendant la durée de l’exposition (mars-octobre 1958), signalons : dans Tintin la première grande histoire de Michel Vaillant par Jean Graton (Le grand défi), le S.O.S. Mététores de la série Blake et Mortimer de Jacobs, les débuts de Oumpah Pah par Uderzo et Goscinny, ainsi que les débuts de la publication de Tintin au Tibet par Hergé (qui, on l’admettra, est à l’exact opposé des préoccupations modernistes de l’exposition) ; dans Spirou commence La flûte à six schroumpfs, un épisode de Johan et Pirlouit par Peyo, tandis que Moriss en est à Ruée sur l’Oklahoma pour sa série Lucky Luke et que Franquin, parallèlement aux aventures de Spirou ( La foire au gangster et Le prisonnier du Bouddha), impose dans le journal la présence de l’encombrant Gaston Lagaffe, imaginé l’année précédente et encore cantonné aux hauts-de-page. On le voit, en 1958, les séries phares de la bande dessinée belge fonctionnent à plein rendement et le relais est en passe d’être passé entre les anciens et les héritiers.
Cela ne signifie pas pour autant que l’Expo 58 n’inspire pas les dessinateurs des deux journaux. Franquin est connu pour s’être intéressé au design des années 1950 pour sa série Modeste et Pompon. Dans Les Pirates du silence, une aventure de Spirou et Fantasio parue en 1955-1956, il emploie les services de son collègue Will pour dessiner le décor de la cité ultramoderne d’Incognito city qui reprend, en effet, certaines images de l’habitat du mouvement moderne.

Image des Pirates du silence par Franquin : on reconnaît dans la ville ultramoderne d'Incognito city certains codes visuels du modernisme (pilotis, building pavé...)

Franquin malmène le symbole de l’Expo 58, l’Atomium, entièrement repeint à l’effigie de Gaston Lagaffe.

Quand Gaston Lagaffe s'approprie l'Atomium, par André Franquin


A cette date, toutefois, les liens entre l’esthétique de l’Expo 58 et les histoires publiées dans Tintin et Spirou restent limitée ; sauf si l’on prend en compte la thématique de la modernité scientifique, récurrente dans les séries des deux journaux.

Le « style atome » : nostalgie et modernité, une mythification nostalgique du « style Expo »
L’aventure de l’Expo 58 dans la bande dessinée ne s’arrête cependant pas aux observations de l’époque. Au contraire, amplement plus intéressante et la gestion a posteriori de ce qui a été appelé « style Expo » ou « style atome ».
Sans se confondre complètement avec le style dit de la ligne claire, le style atome partage avec lui de nombreux points communs : tous deux sont des regards portés, avec une nostalgie parfois ambiguë (car oscillant entre l’hommage et le pastiche et n’ayant jamais fait la preuve de leur exactitude historique), sur l’art des auteurs de bande dessinée belges de ce fameux âge d’or. Les deux noms sont d’ailleurs imaginés par le même dessinateur, Joost Swarte. Dans les années 1980, les dessinateurs de la ligne claire comme ceux du style atome cherchent à retrouver le trait de leurs maîtres passés, trait qui incarne aussi pour eux une forme de modernisme graphique où domine la ligne et les formes simples et synthétiques. On n’oubliera pas que, dans les deux cas, il s’agit d’une construction intellectuelle a posteriori et que les termes de ligne claire et de style atome ne peuvent pas s’appliquer directement au style de Jacobs, de Franquin et de Tilleux ; ils s’appliquent aux auteurs qui s’en inspirent trente ans plus tard. Le style atome se détache toutefois de la ligne claire au début des années 1980 en ce qu’il fait plus explicitement référence à d’autres formes de l’art des années 1950 que la seule bande dessinée, et particulièrement à l’architecture et au design. Il est employé pour la première fois par un personnage de Joost Swarte, Anton Makassar, qui voit dans l’Atomium le symbole du « style atome » (qui désigne alors, pour Makassar, un style artistique et non réduit à la seule bande dessinée).

Hommage à Le Corbusier par Joos Swarte (1984)


Le style atome est indissociable des éditions Magic Strip et des frères Daniel et Didier Pasamonik. Ce sont eux qui vont irrémédiablement unifier le style atome et le souvenir de l’Expo 58. Les frères Pasamonik, fondateurs des éditions Magic Strip en 1979, commencent par la réédition des classiques belges, profitant d’une vague nostalgique à l’égard des auteurs de Tintin et Spirou. Puis, à cours d’ouvrages à rééditer, ils se tournent justement vers de jeunes auteurs dont le style emprunte à leurs aînés d’une façon presque épurée et classique, Yves Chaland étant le principal représentant de ce groupe dans lequel on compte aussi Serge Clerc, Luc Cornillon et Ever Meulen. La collection Atomium 58 est créée pour eux et reprend, matériellement, la présentation des albums des années 1950. Par cette collection, les frères Pasamonik font référence non seulement à un style graphique, mais aussi à toute une époque de la vie artistique en Belgique dont l’Expo 58 est l’axe central.

L'Expo 58 et le style atome, l'ouvrage-manifeste des éditions Magic Strip


Beaucoup d’auteurs rattachés au style atome se caractérisent par le fait qu’ils vont chercher leur inspiration ailleurs que dans la seule bande dessinée : dans le design, l’architecture, et l’illustration. Au-delà de ses albums, le dessinateur Ever Meulen travaille aussi bien dans la presse que dans l’affiche ou l’illustration en général. Son art est fortement inspiré par l’esthétique des années 1950 et on y retrouve des caractéristiques de l’architecture du mouvement moderne : la géométrisation, la rigueur des formes, une form d’élégance du geste graphique…

Feu Vert, ouvrage retrospectif de l'oeuvre d'Ever Meulen (Futuropolis, 1986)


La référence au constructivisme et au mouvement moderne autorise aussi, de la part des auteurs du « style atome » une stylisation des formes qui pousse parfois jusqu’à l’abstraction.
Prenant le relais de Joost Swarte, qui avait employé le terme de « style atome » d’une manière décalée, dans la bouche d’un historien de l’art savant et pompeux, les frères Pasamonik publient en 1983 leur manifeste du style atome intitulé L’Expo 58 et le style atome. L’ouvrage a pour but de regrouper les dessinateurs que les frères Pasamonik voient comme proches d’un style qui n’est jamais clairement défini, mais que l’on devine comme étant fondé sur l’utilisation de la ligne-contour, tout en possédant une plus grande souplesse que la ligne claire et en mettant l’accent sur la modernité conquérante et dynamique. Selon Pasamonik s’y retrouvent Franquin, principal modèle, mais aussi Will et Jidéhem et, chez les jeunes, Yves Chaland, Ever Meulen, Joost Swarte, Kiki Picasso, Mariscal. Après coup, Didier Pasamonik dira, pour éviter toute critique historienne de son ouvrage : « Ce manifeste était en réalité une sorte de pastiche d’historien, tenant plus de la boutade que de la véritable analyse critique. ». Restons toutefois prudent : s’il est vrai que beaucoup de dessinateurs franco-belges des années 1980 ont affirmé leur dette envers l’art et l’esthétique moderne dominante des années 1950, l’idée de « style atome » existe avant tout à travers la défunte maison d’édition Magic Strip qui a imaginé et développé le concept et s’est chargé de dresser des liens esthétiques, parfois injustifiés, entre quelques auteurs. De même, si Ever Meulen a pu être influencé par l’exposition, elle ne constitue pas, loin s’en faut, sa seule source de référence, et réduire son style à la notion de « style atome » est une façon de l’appauvrir en le rangeant dans une case. Il faut également comprendre en partie l’invention du « style atome » comme la réponse belge au dynamisme de la bande dessinée française adulte des années 1970. Encore de nos jours, Didier Pasamonik poursuit son exploration de la ligne claire et du style atome.

L’héritage esthétique de l’Expo 58 en Belgique est paradoxal et différent selon que l’on parle de bande dessinée ou d’architecture. Pour le Neuvième Art, l’affirmation du « style atome » permet la reconnaissance d’une diversité de styles graphiques et d’oeuvres de talent, dont celle d’Ever Meulen ou d’Yves Chaland. Il est aussi une lecture à la fois nostalgique et belgo-belge de l’esthétique des années 1950 qui exagère l’importance réelle de l’Expo 58.
En revanche, l’historiographie de l’architecture belge ignore volontairement la notion de « style Expo » et nie la pertinence d’une cohérence architecturale de l’exposition et de son époque. L’Expo 58 est davantage considérée comme un point d’aboutissement, voire comme le symbole de l’échec de l’utopie urbanistique moderne, plutôt que comme une avant-garde dynamique. Elle fait passer dans le quotidien, et d’une façon forcément réductrice, l’esthétique moderne. En ce sens, le « style atome » ne serait guère plus qu’un air du temps passager, nostalgique, presque mythifié, mais ne correspondant à aucune réalité en son époque. D’autre part, les conséquences architecturales de l’exposition ne sont pas si roses que l’idéalisation d’un « style atome » pourrait le faire croire.
En 1958, l’organisation d’une exposition universelle à Bruxelles pousse la municipalité a accélérer des projets d’urbanisme de grand ampleur envisagés dès la fin de la guerre. Il s’agit de faire entrer Bruxelles, par l’architecture, dans la modernité, l’Expo 58 devenant alors une marque de sa transformation en capitale internationale. Les dirigeants de la ville décide d’appliquer à la ville les principes de l’urbanisme moderne de l’avant-guerre : planification urbaine, séparation fonctionnelle des quartiers, construction de logements sociaux. Toutefois, la réorganisation qui débute dans les années 1950 ne va pas se passer comme prévu et va être une des raisons de l’exode urbain qui pousse les habitants de Bruxelles, dans les décennies suivantes, en périphérie.
Les premiers gratte-ciel commencent à apparaître dans le ciel de Bruxelles dans les années cinquante, comme le siège de la Prévoyance Sociale près du jardin botanique. D’autres travaux sont prévus pour les années suivantes. Les promoteurs immobiliers privés à qui la municipalité a laissé la gestion des travaux sont très vite confrontés à des plaintes, certaines émanant même d’architectes tenants du mouvement moderne qui s’inquiètent d’une utilisation abusive et excessive de leurs principes. Le principal reproche à l’encontre de ce qu’on appellera plus tard la « bruxellisation » est la destruction de quartiers et monuments anciens. Pour construire le « Parking 58 », espace d’accueil des nombreux visiteurs de l’Expo 58, les vieilles Halles de la ville sont détruites. C’est aussi en 1958 qu’est lancé le projet de Cité administrative de l’Etat : un ensemble de bâtiments ayant pour but de réunir les institutions centrales belges. Malheureusement, et malgré sa grande qualité architecturale dans l’application des principes modernes, ce dernier projet s’éternise (il ne s’achève réellement qu’en 1983) et ne parvient pas à trouver sa place dans le tissu urbain bruxellois. S’y ajoute le fait que sa construction entraîne la démolition de quartiers anciens abritant une population plutôt pauvre. Enfin, les réformes du fédéralisme belge des années 1970-2001 rendent progressivement inutiles les bâtiments qui sont revendus en 2003 à des promoteurs privés. Les lecteurs attentifs l’auront compris : la construction de la Cité administrative de Bruxelles, symbole de l’échec du modernisme à tout prix, a servi d’inspiration à François Schuiten et Benoît Peeters pour leur album Brüsel dans lequel la ville imaginaire de Brüsel est ruinée par la démesure de projets urbanistiques de grande ampleur.
Ironie de l’histoire : l’espace de l’Expo 58 qui est le mieux resté dans les esprits des Belges (dont un sondage révèle que près de 90% d’entre eux ont assisté à l’exposition) n’est pas l’un des multiples pavillons consacrés à l’urbanisme moderne ou à la ville de demain mais les reconstitutions anciennes de la « Belgique Joyeuse », sorte de village tout droit sorti d’un tableau de Brueghel ! C’est retrospectivement et grâce à la bande dessinée que le « style atome » commencera à soulever un peu d’enthousiasme.

Pour en savoir plus :
Sur l’Expo 58 :
Chloé Deligne et Serge Jaumain, l’Expo 58, un tournant dans l’histoire de Bruxelles, Le Cri, 2009
Rika Devos et Mil de Kooning, L’architecture moderne à l’expo 58 : « Pour un monde plus humain », Fonds Mercator, 2008
Une passionnante reconstitution 3D de l’Expo 58
Sur le « style atome » :
L’Exposition 58 et le style atome de Didier Pasamonik, Magic-Strip, 1983
Ever Meulen, Feu Vert, Futuropolis, 1986
Un article de Didier Pasamonik s’expliquant sur le style atome

Archi et BD 4 : carnet de voyages, d’un art à l’autre

L’exposition Archi et BD, actuellement à la Cité de l’architecture et du patrimoine, se termine à la fin du mois de novembre. J’en avais fait une critique au début de l’été et il m’était apparu qu’elle comportait bien trop de lacunes pour porter un regard pertinent sur son sujet. Qu’à cela ne tienne ! Comme on est jamais aussi bien servi que par soi-même, voici, d’ici la fin de l’exposition, une série d’articles pour démontrer qu’il était possible de faire une exposition intelligente, en ciblant davantage les thèmes, avec de belles images et peu de moyens (heureusement sans planches originales et malheureusement sans affiche de Nicolas de Crécy !).
S’il y a un point commun entre architectes et dessinateurs de bande dessinée, c’est la place du dessin dans leur travail. De ce constat partait sans doute, à l’origine, l’exposition Archi et BD. Pour aller un peu plus loin dans la réflexion, je vais prendre un exemple : celui du carnet de voyage. La pratique est commune aux deux professions artistiques (et même à d’autres, nous le verrons) et, dans les deux cas, elle peut même s’avérer essentielle, pas seulement comme une pratique de loisir mais dans la formation ou l’évolution du travail de l’artiste. Le carnet de voyages, sur lequel le dessinateur ou l’architecte griffonne ses impressions et quelques dessins, est souvent un stade préparatoire avant la mise en oeuvre : le décor des péripéties de son héros pour le premier, le plan d’un bâtiment à construire pour le second. Parfois, le carnet de voyages est aussi un genre en lui-même, et l’architecture y occupe alors une place tout à fait importante… (cliquez pour agrandir les images)

Archi et BD 1 : Villes rêvées de l’an 2000
Archi et BD 2 : Les Cités Obscures de Schuiten et Peeters, une encyclopédie de l’architecture
Archi et BD 3 : L’architecture dans la bande dessinée historique


Le voyage, une évidence de la formation artistique

Dans la formation artistique classique française, le voyage à l’étranger joue un rôle central, et ce depuis longtemps. La création de l’Académie de France à Rome en 1666 par Colbert (d’abord au palais Mancini puis, à partir de 1803, à la villa Médicis) a pour but de permettre aux lauréats du prix de Rome, remis par les académies des Beaux-Arts, de passer deux ans en Italie pour contempler et copier les merveilles de l’art italien. A partir de 1720, des architectes sont accueillis avec leurs collègues peintres et sculpteurs dans la ville de Rome. Cette évidence du voyage dans la formation artistique classique a d’abord des fins purement pratiques : l’Italie est alors vue comme le berceau de l’art occidental et elle offre au jeune artiste des modèles idéaux, qu’il s’agisse de ruines antiques ou des édifices des maîtres de la Renaissance, de Rome à Florence en passant par Pompéi et Herculanum. Mais il ne faut pas perdre de vue qu’au-delà de la formation technique, le voyage est aussi, pour ces jeunes artistes, une formation intellectuelle qui prend la forme d’un voyage initiatique voire une progression spirituelle opérée vers des lieux mythifiés par la doctrine artistique classique. La symbolique du voyage à l’étranger comme voyage initiatique formateur ou comme pélerinage perdure au fil des siècles, et bien au-delà des seuls disciplines des Beaux-Arts : entre 1849 et 1852 Gustave Flaubert part avec Maxime du Camp pour un long voyage autour de la Méditerranée ; il est alors âgé d’une trentaine d’années.
En effet, durant le XIXe siècle vont s’affirmer des goûts pour d’autres destinations que l’Italie, et certaines d’entre elles influencent considérablement les arts, devenant à leur tour incontournables dans la carrière du jeune artiste. Dans la première moitié du siècle, l’hellénisme et l’orientalisme se partagent les faveurs des artistes. L’Ecole française d’Athènes est créée en 1846 et accueille des archéologues, mais aussi de jeunes architectes, pour les entraîner à copier les temples anciens. Quant à l’orientalisme, c’est un mouvement hétéroclite, profondément lié au voyage en Orient à une époque où la France entreprend la conquête de l’Algérie (1830-1847). Se développant chez des artistes aux styles extrêmements variés, il apporte, particulièrement à la peinture, de nouveaux thèmes, et influence aussi certains écrivains. A la fin du siècle se développe également le japonisme, qui inspire la peinture et les arts décoratifs.
Restons encore un peu sur l’orientalisme, et plus précisément sur les carnets d’Eugène Delacroix. Je me permets ce petit ex-cursus, qui n’a à voir ni avec la bande dessinée (quoique…) ni avec l’architecture (quoique encore), car la démarche de Delacroix participe à fonder, dans notre culture occidentale, le mythe de l’artiste voyageur chez qui la vision de monuments et de modes de vie étrangers devient une source d’inspiration pour des oeuvres officielles et diffusés. En 1832, Delacroix est choisi pour accompagner une mission diplomatique en Afrique du Nord. De janvier à juillet, il remplit les pages de ses carnets de notes et de croquis d’après-nature, généralement coloré l’aquarelle. Il ne s’agit bien sûr que de carnets de notes, en rien destinés à être publiés. Ils sont actuellement conservés pour trois d’entre eux au musée du Louvre et un quatrième au musée Condé de Chantilly. Ils permettent à Delacroix de constituer un répertoire de figures et de décors qu’il réutilisera par la suite dans ses toiles orientalistes (aucune toile n’a été réalisée pendant le voyage en Orient). On retrouvera une démarche identique (le voyage comme phase préparatoire) chez les auteurs de bande dessinée.

Revenons-en à nos architectes voyageurs. Chez les architectes, le voyage à l’étranger signifie le plus souvent le relevé des édifices anciens et modernes pour pouvoir y trouver quelque inspiration et appliquer en direct un savoir jusque là théorique. Certains, contrairement à Delacroix, ne se contentent pas de prendre des notes : ils publient après leur voyage un ouvrage illustré de gravures. C’est le cas de Louis-Pierre Baltard (1764-1846) qui poursuit une double carrière de graveur et d’architecte.

Gravure par Louis-Pierre Baltard représentant le Colisée et l'arc de Constantin, deux célèbres monuments antiques de la ville de Rome (1806).

Il publie en 1806 un Voyage pittoresque dans les Alpes accompagné de gravures représentant les principaux monuments romains (téléchargeable sur Gallica). Les gravures illustrent bien l’attraction que les célèbres monuments italiens peuvent avoir sur des architectes français élevés dans le respect de la culture classique. Les ouvrages architecturaux de voyage servent à la distraction, à l’évasion du lecteur, comme à la transmission de modèles jugés intemporels (Baltard en publiera d’autres, sur l’Espagne, l’Egypte ou sur Paris). Lorsqu’il fait paraître son livre, Baltard est professeur d’architecture à l’Ecole polytechnique de Paris et la visée documentaire n’est sans doute pas très loin. Le statut du dessin d’architecture au sein du récit de voyage est pourtant ambigu : il n’est pas un travail aussi spontané que dans le cas de Delacroix. Baltard écrit dans une lettre adressée à l’un de ses amis pendant son voyage (lettre retranscrite dans la relation du voyage italien) : « J’ai dans ma poche un livre de croquis dont je détache quelques feuilles, elles vous feront voir combien [Rome] est pittoresque. ». Voilà un témmoignage de cette pratique du carnet de voyage d’architecte. Mais, pour les besoins de la publication, ces croquis sont transformés en gravures élaborées qui sont autant des vues d’architectes que des gravures de paysage, mettant l’accent sur le « pittoresque » plus que sur la technique architecturale. Ce n’est donc pas sans un travail de reprise que Baltard passe du carnet de voyage privé à l’album destiné au public. Par la suite, Baltard conçoit de nombreux édifices publics et travaille notamment sur l’architecture des prisons et des hôpitaux (il est aussi le père de Victor Baltard, architecte des Halles de Paris).
La tradition du voyage initiatique ne se perd pas avec le XXe siècle. Prenons l’exemple de Le Corbusier (1887-1965), l’un des architectes les plus célèbres du siècle dernier, un des tenants du modernisme architecturale de l’entre-deux-guerres.

Extrait du carnet de Le Corbusier en Grèce, ici le Parthénon (1911)

Durant ses années de formation, il réalise de nombreux voyages en Europe centrale (1907-1908) puis en Orient (1911 ; source : Fondation Le Corbusier). De ce dernier voyage (qui l’entraîne de Prague à Istanbul en passant par Athènes), il rapporte un ensemble de six carnets (aujourd’hui conservés par la fondation Le Corbusier à Paris). S’ils ne seront jamais entièrement publiés de son vivant, Le Corbusier se servira fréquemment, dans la suite de sa carrière, des enseignements que contiennent les croquis et dessins d’architecture portés dans les carnets. Les édifices antiques conservent pour lui ce statut d’architecture originelle, essentielle dans sa simplicité. Le voyage en Orient est un moment fondateur de la pensée architecturale de Le Corbusier.

On aurait tort de penser que la pratique du dessin de voyage par les architectes est une pure oeuvre d’imitation. Le cas des ruines antiques démontre bien souvent le contraire. En Grèce, admirant le Parthénon ou l’Acropole (dont les archéologues français et anglais gèrent la restauration, ou parfois le pillage officiel), les architectes ne se contentent pas de réaliser des dessins des édifices en question : ils se risquent à des reconstitutions, ajoutant de la couleur là où seul le blanc du marbre reste et imaginent toute une cité là où ne demeurent que quelques ruines. Cette exercice d’imagination, fréquent au XIXe siècle, est bien sûr tout à fait formateur pour un architecte dont le métier consiste à savoir reproduire et interpréter des techniques de construction. Jacques Hittorff (1792-1867), architecte de la Gare du Nord à Paris à la fin de sa vie, publie en 1851 chez Firmin Didot une Restitution du temple d’Empédocle à Sélinonte sous-titrée « L’architecture polychrome chez les Grecs ». Ce livre est le résultat de plusieurs années de recherches dont le point de départ est un voyage en Sicile en 1823-1824. Il se situe à mi-chemin entre le carnet de voyage hélleniste et l’essai technique pour contribuer à l’histoire des arts, dans le cadre du débat sur la polychromie à l’époque antique.

La bande dessinée : du carnet de voyage intime au carnet publié
Si les archives permettent de se faire une idée de l’importance du voyage dans la carrière d’un architecte, l’absence d’archives d’auteurs de bande dessinée m’empêche de suivre, pour le temps limité de cet article, le même cheminement (et a fortiori d’archives numérisées). Il va donc falloir trouver des biais… Heureusement, certains ouvrages, généralement publiés en accord ou en collaboration avec l’auteur, peuvent nous renseigner sur les voyages des auteurs de bande dessinée. A l’expo Archi et BD était par exemple exposés des extraits d’un carnet de voyage de Zep, le créateur de Titeuf. Et souvenez-vous de la monographie consacrée à André Juillard, Entracte : elle aussi nous invite à passer de l’autre côté du miroir et à voir quelques études préparatoires pour des décors. Chez Juillard, le croquis d’architecture a la même précision que ceux de Baltard, à mi-chemin entre la vue pittoresque et la reconstitution préparatoire. Si plusieurs dessinateurs travaillent à partir d’une documentation papier, d’autres, dessinateurs voyageurs, prennent dans des carnets des croquis sur le vif dont ils se serviront plus tard pour les décors de leurs albums. Comme pour les artistes des siècles passés, le carnet de croquis est un instrument de travail.
Depuis une vingtaine d’années, pourtant, le carnet de voyage quitte l’atelier et se dégage comme genre à part entière au sein des productions graphiques et littéraires des auteurs de bande dessinée. En cherchant à retrouver des oeuvres entrant dans cette catégorie, j’ai croisé la route de dessinateurs voyageurs connus : Loustal, Jacques Ferrandez, Emmanuel Lepage… Mais aussi d’autres noms de la bande dessinée contemporaine : Jano, Christophe Blain, Dupuy et Berberian, Golo, Guy Delisle, Nicolas de Crécy, Joann Sfar, Pierre Wazem. La maison d’édition l’Association a publié plusieurs ouvrages collectifs de voyage (L’Association en Egypte, L’Association au Mexique) et vous avez sans doute vu apparaître dans les rayonnages de vos librairies de guides touristiques Lonely Planet illustrés par des auteurs de bande dessinée (Bruxelles par François Schuiten, Venise par Hugo Pratt, ressuscité pour l’occasion!). Autant de déclinaisons du carnet de voyage : ce qui frappe d’abord est la diversité des approches. S’il y a une inspiration commune (raconter, en mêlant images et textes, un voyage à l’étranger), chaque auteur choisi son propre angle d’attaque, selon sa sensibilité. Ce qui peut varier est le degré de fiction : Guy Delisle bâtit ses récits de voyage publiés à l’Association comme une suite d’anecdotes dont la véracité nous importe peu mais qui servent à construire une image très personnelle du pays visité (le héros se préoccupe plus souvent de sa vie quotidienne que du voyage à proprement parler). D’autres dessinateurs préfèrent nous livrer des images seules, avec très peu de textes. Chez Sfar, au contraire, se dégage un flux scriptural constant (courant chez ce volubile dessinateur) qui s’accompagne de dessins dont la nature est guidée par la flânerie de l’auteur.

Un palais indien dans le carnet de Joann Sfar, Maharajah, 2007


En marge du dessin ci-contre, Sfar avoue par exemple « Comme je passe mon temps à dessiner, je n’écoute rien de ce que dit le guide. ». Amusante remarque qui oppose, à la vision didactique du carnet publié comme invitation au voyage par la connaissance du pays, celle du dessin comme moyen de s’approprier un édifice par son seul ressenti, sans attention portée à l’exactitude ou à l’Histoire.

S’il fallait comparer les carnets des dessinateurs de bande dessinée contemporaine à ceux des architectes du passé, présentés plus haut, la principale différene tiendrait à deux pratiques différentes du dessin pour deux « regards » différents sur l’architecture. L’architecte pose sur les édifices qu’il croise pendant son voyage un regard scientifique : son dessin vient s’ajouter à un savoir emmagasiné sur les techniques et l’histoire de l’architecture, tel Hittorff cherchant, comme beaucoup de ses collègues, à comprendre la polychromie des temples grecs. Même dans le cas de dessins et gravures mettant l’accent sur le pittoresque et sur la mise en scène de l’architecture dans son environnement (chez Baltard ou le Corbusier), le carnet de voyage reste un instrument de travail et de transmission du savoir. Le regard du dessinateur de bande dessinée est différent, peut-être plus proche de celui de Delacroix découvrant l’Afrique du Nord. Tout d’abord, il est le résultat d’une véritable technique graphique, un style reconnaissable qui implique telle manière de tenir le crayon, telle manière de rendre compte de la réalité. L’exemple des carnets de Sfar est en ce sens assez caractéristique de ce processus d’appropriation graphique à l’oeuvre dans le carnet de voyage de dessinateur. Ensuite, il n’obéit généralement pas à des impératifs de travail, mais à la construction, a posteriori, d’un récit de voyage qu’il intégrera ces éléments architecturaux.
S’il est un dessinateur connu pour son goût des voyages, c’est bien Jacques de Loustal.

Une maison en Guadeloupe dans un carnet de voyages de Jacques de Loustal, 1988


En 1990, il publie chez Futuropolis un premier Carnet de voyages qui sera réédité en 1997 par le Seuil, et suivi par quatre autres volumes pour les années 1991-2005. Dans le premier album de cette série de carnets, il propose au lecteur des dessins réalisés de 1981 à 1989 lors de ses voyages dans le monde : Maroc, sud de la France, Guadeloupe… Contrairement aux albums suivants, celui-ci laisse la part belle au dessin d’architecture. Comme les architectes, il met en scène le bâtiment pour le rendre lisible, en limitant par exemple la présence humaine pour conférer une forme de monumentalité à une simple maison. Mais Loustal fait preuve d’un vrai sens de l’originalité graphique : son but n’est pas de reproduire un édifice, mais d’étudier les différentes manières d’en rendre compte sur une feuille de papier. Cela se traduit par une diversité de techniques (crayon, aquarelle, pastel, feutre) et par une diversité de styles. Face à l’architecture, Loustal ne recherche pas un réalisme imitatif mais plutôt l’interprétation selon ses propres codes. On retrouve dans le dessin de cette maison guadeloupéenne son goût pour un schématisme des formes qui n’hésite pas briser les lois savantes de la perspective ou du naturalisme.

Du carnet à la fiction : autour de Ferrandez et de Lepage

Deux auteurs de bande dessinée incluent le genre du « carnet de voyage » dans leur oeuvre, y compris dans leur oeuvre de fiction.
Jacques Ferrandez est principalement connu pour sa série Carnets d’Orient dont la publication s’étend de 1987 à 2009.

Jaques Ferrandez dans Irak, 2001 : vue actuelle des murailles de la Babylone antique (aquarelle)


Né en Algérie, il consacre une grande partie de son oeuvre à l’évocation de l’histoire de ce pays : les Carnets d’Orient ne sont pas des carnets de voyage personnels mais une fresque historique retraçant l’évolution de l’Algérie depuis sa colonisation par la France dans les années 1830 jusqu’à son indépendance en 1962. La série est l’occasion de reconstitution architecturale historique qui relève plutôt de la bande dessinée historique dont je parlais dans mon précédent article. En marge de cette série, Ferrandez publie, toujours chez Casterman, d’autres types de Carnets d’Orient qui sont, cette fois, de véritables carnets de voyage en Syrie (1999) à Istanbul (2000), en Irak (2001), au Liban (2001) et des Retours en Algérie (2006). Il s’agit de récits de voyage illustrés très aboutis, mêlant, de lieux en lieux, des textes et des dessins. L’équilibre entre l’évocation sur le vif, à la manière de Sfar, et la découverte d’une autre culture et d’autres paysages est réussi. Au parcours de Ferrandez est donné un rythme que le lecteur peut suivre tout en apprenant la date de construction de tels édifices ou son sort actuel. Les vues architecturales reprennent l’idéal « pittoresque » du dessin de paysage traditionnel. Dans l’introduction du volume Irak, dix ans d’embargo (en collaboration avec Alain Dugrand), Ferrandez expose sa méthode : « Il va de soi que ces choses vues furent happées, « croquées » au vol. (…) En France, reprenant croquis, notes et gribouillis, les sentiments s’en sont mêlés. Quelques solides lectures, enfin. ». Et l’ouvrage de se terminer sur une bibliographie sommaire. Signe, s’il fallait le démontrer que le genre graphique et littéraire du récit de voyage est tout aussi complexe à construire qu’une fiction.
Les deux peuvent parfois être intimement mêlés… Après un voyage autour du monde, Emmanuel Lepage entreprend de publier deux carnets de voyage : Brésil et America (en 2003, chez Casterman, encore et toujours).

La basilique de Bom Jesus de Matosinhos à Congonhas, l'une des étapes de Lepage au Brésil...


Seulement, aidé par Nicolas Michel, il choisit de mettre en scène ce voyage comme une fiction. Brésil se présente comme une tentative de reconstitution de la part de Nicolas Michel du voyage effectué par Emmanuel Lepage au Brésil à partir de croquis, de carnets, de photos, de tickets de métro laissés par ce dernier qui, à la suite de ce voyage, aurait disparu (mystère exposé dans l’introduction). Chaque étape devient l’occasion d’une brève histoire autour de quelques personnages : Nicolas Michel marche dans les pas de Lepage, interroge les gens qu’il a rencontré, et agrémente le tout des dessins du disparu qu’il a retrouvé sur son chemin… Alors, le dessin d’architecture remplit une double fonction auprès du lecteur : celle du récit de voyage (donner à vivre le voyage) et celle de la fiction (introduire un effet de réel, faire pénétrer le lecteur dans l’histoire qui lui est racontée). Tout au long du récit, les architectures nous rattachent à la réalité du pays, au « véritable » voyage derrière la fiction. Lepage trouve ici la manière d’introduire des dessins d’architectures qui donnent l’illusion d’être pris « sur le vif » au sein d’une fiction en réalité très construite. Ce n’est pas le voyage que suit le lecteur, mais sa reconstitution, à laquelle participe le dessin. La potentialité d’imaginaire que peut contenir un simple voyage est ici parfaitement exploitée : « C’est finalement la seule chose que l’on peut conseiller aux curieux en tous genres : laisser infuser les mots et les images, autoriser les rêves à prendre chair. ».

Pour en savoir plus :

Site sur les carnets de Delacroix
Site de la fondation Le Corbusier :
Dossier documentaire sur le voyage en Italie sur Gallica, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France
Jacques de Loustal, Carnet de voyages, Seuil, 1997-2006 (5 volumes)
Jaques Ferrandez, Carnets d’Orient, Casterman, 1987-2009 pour la série historique, 1999-2006 pour les récits de voyage
Emmanuel Lepage, Brésil – Fragments d’un voyage, Casterman, 2003