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Baruthon 10 : L’enragé, Dupuis, 2004-2006

Avec la parution en 2004 de L’enragé chez Dupuis, dans la collection Aire Libre, Baru renoue avec un récit dense et de longue haleine, comme avait pu l’être L’autoroute du Soleil en 1995. Les 140 pages de ce nouveau récit, publiées en deux volumes, interviennent après une phase (1995-2004) plus expérimentale. L’enragé marque le lecteur parce qu’il est un récit de grande ampleur, tant esthétiquement que dans le discours qu’il porte sur notre société actuelle, préoccupation centrale de l’oeuvre de Baru. Mais là où, dans L’autoroute du soleil, primait le jeu narratif de la course-poursuite et de la quête sans but, motif présent chez lui dès les débuts, L’enragé contient un discours plus construit, plus nuancé également, et une structure moins linéaire. Au plaisir de lire une belle histoire vient s’ajouter l’invitation à réfléchir à la France du XXIe siècle.

Remarque liminaire : comme on était en droit de s’y attendre après sa nomination comme Grand Prix du FIBD d’Angoulême 2010, l’année 2010 a été riche en rééditions pour Baru. A titre indicatif, je signale pour ce trimestre la réédition par Dupuis, en un seul volume, de L’enragé dont je vous parle aujourd’hui, et l’activité de la maison d’édition les Rêveurs qui ont réédité La piscine de Micheville en début d’année et qui insistent en ce mois de novembre avec un Villerupt 66 qui réunit quelques uns des premiers albums de Baru liés au cycle de la jeunesse ouvrière dans les années 1960. J’y reviendrais en janvier.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil
Baruthon 7 : Sur la route encore
Baruthon 8 : Bonne année et autres récits sociaux
Baruthon 9 : Les Années Spoutnik

Le chemin parcouru : L’enragé comme aboutissement

Je vous ai martelé tout au long de ce Baruthon la cohérence de l’oeuvre de Baru : cohérence esthétique, évidemment (du moins à partir du moment où son trait se stabilise dans les années 1990), mais surtout cohérence des thèmes, puisque chaque oeuvre est comme une nouvelle déclinaison d’obsessions identiques. L’enragé n’échappe à la règle, et peut-être encore moins que les autres. A mon sens, il est plus « classique » que les albums qui le précèdent immédiatement dans la chronologie de la carrière de l’auteur : ils se proposaient comme des exercices de style. Exercice de narration à plusieurs voix pour Sur la route encore, incursion dans le genre de l’anticipation pour Bonne année et Avoir vingt ans en l’an 2000, référence au et appropriation du récit d’enfance dans Les Années Spoutnik. Il marque au retour au récit de formation dont Baru s’était fait la spécialité dès ses débuts dans Pilote.
La proximité avec les albums précédents se lit bien évidemment dans l’intrigue principale, qui s’inspire du Chemin de l’Amérique, paru plus de dix ans auparavant. L’histoire est celle d’Anton Witkowsky, jeune fils d’immigrés polonais vivant dans une cité de la banlieue parisienne. Elève turbulent, il n’a qu’un seul désir, attisé par de petits succès à l’échelle de son quartier : devenir boxeur professionnel. Que son père le lui interdise a bien peu d’effet ; il accomplit son rêve, devient champion d’Europe, et va défier les grands champions américains. Habité par une rage de réussir insupportable, que l’on comprend comme une tentative de sortir de la condition sociale initiale de sa famille, Anton Witkowsky doit cependant affronter de multiples écueils : l’ivresse de la gloire, les pièges dressés par ses adversaires et le mépris de son père et de son ami d’enfance, Mohamed Meddadi, devenu journaliste à L’Equipe. Pour mémoire, Le chemin de l’Amérique raconte aussi l’ascension d’un jeune boxeur, français d’Algérie rattrapé par la guerre d’indépendance de 1954-1962. Si la trame et surtout le caractère des deux personnages sont différents, le point de départ est le même : l’élévation sociale par la boxe et le poids de la condition sociale dans un destin individuel. Le parallèle entre les deux albums peut nous enseigner encore beaucoup sur l’évolution de l’oeuvre de Baru, j’y reviendrais.
Cette construction, au sein de son oeuvre, d’un parallèlisme entre d’un côté l’immigration dans son rapport à la culture des années 1950-1960, particulièrement ouvrière, (Le chemin de l’Amérique) et de l’autre l’immigration dans son rapport à la culture des banlieues des années 1990-2000 (L’enragé) est un acquis de la phase de transition (1995-2002) qui sépare L’autoroute du soleil (se rappeler de la première scène où on assiste à la fin du vieux monde ouvrier) de L’enragé. Après que Baru ait consacré la première partie de sa carrière (1983-1994) à l’évocation de la jeunesse ouvrière et des décennies dites des « Trente Glorieuses », il commence à s’intéresser à la banlieue dès L’autoroute du soleil, puisque les deux héros visitent, le temps d’une émeute, la banlieue lyonnaise. Par la suite, Bonne année vient confirmer que la banlieue HLM, faite barres d’immeuble et souvent traitée dans les médias ou par les hommes politiques comme une France à part où l’insécurité et le chomage règnent sans espoir de renouveau, est le nouveau paysage de prédilection de Baru. En ce sens, Baru rappelle à ses lecteurs que du monde ouvrier historique aux banlieues pauvres modernes se dessine l’histoire des immigrés en France, réduits à la marge économique, sociale et désormais spatiale. Les problématiques d’exclusion, de précarité, de culture exclusive sont les mêmes d’un espace à l’autre et d’une époque à l’autre. Si Baru s’intéresse plus volontiers à la jeunesse de cette culture immigrée (ceux que l’on appelle souvent la « seconde génération ») et non à leurs aînés arrivés en France, c’est pour décrire son aspiration profonde à justement sortir d’une condition originelle insupportable. C’est cette histoire que raconte L’enragé, et sans doute est-elle plus que jamais à méditer. De témoin d’une époque passée qu’il était à ses débuts, Baru en est venu à nous confronter à l’actualité la plus brûlante.

Actualité et « effet de réel »

Chez Baru sont essentiels les « effets de réel » qui rendent l’histoire non seulement vraisemblable, mais crédible par rapport à la réalité du monde. Dans L’enragé, le rapport au réel semble de plus en plus assumé. Dans les albums précédents, les allusions à l’actualité ou à des problématiques politiques ou sociales étaient périphériques par rapport à l’intrigue principale, ou traitées de manière détournées. Dans Bonne année, la transposition dans un univers d’anticipation permettaient de traiter la getthoisation des banlieues : il décrivait alors un réveillon 2010 de fiction où la France était gouvernée par un président ressemblant fort à Jean-Marie Le Pen. Mais le nom du leader du Front National n’était pas mentionné (même si son portrait suffisait à le reconnaître). Cette fois, le traitement du réel est frontal : l’aventure d’Anton Witowski se déroule bien de nos jours, et parfois même au jour le jour.
Par où passent les effets de réel dont Baru s’est rendu maître ? On retrouve bien sûr certains tics d’écriture déjà présents dans d’autres albums, en particulier dans Le chemin de l’Amérique, frère aîné de L’enragé. Je les rappelle, mais les fidèles lecteurs du Baruthon doivent finir par les connaître. Je précise tout de même que, dans L’enragé, ces procédés sont démultipliés, comme s’ils étaient, là encore, davantage assumés. Baru inclut dans l’histoire des articles de journaux (l’un de ses personnages, Mohamed Meddadi est opportunément journaliste), « dessine » des photographies et invente de fausses couvertures de magazines (Rolling Stone, Inrockuptibles, Voici : il parvient à saisir l’esprit de chacun de ces titres). On retiendra celle qui s’inspire d’un portrait de Phil Spector par Guy Pellaert ; par respect pour sa source ou par instruire son lecteur, Baru précise la provenance réelle de l’image.
Et puis, il y a la sensibilité de Baru à l’actualité la plus brûlante. Il explique souvent que ces albums partent d’un ressenti face à un fait de société ou à un événement qui le touche et sur lequel il souhaite s’exprimer. L’effet de réel est tel que la réalité dépase bien souvent la fiction. On ne peut s’empêcher d’être étonné par l’épilogue dans lequel des émeutes se produisent suite à une descente des jeunes de banlieue sur la capitale (ces émeutes fictives sont censées avoir lieu durant l’été 2005). Le second tome de L’enragé paraît au printemps 2006, soit quelques mois après les émeutes de l’automne 2005 survenues après la mort de deux jeunes de Clichy-sous-Bois poursuivis par la police. Les fausses couvertures de journaux imaginées par Baru sont très proches de celles qui paraissent alors, montrant de nombreuses voitures retournées et brûlées. Les résonances entre la fiction et la réalité, quoique frappantes au vu de la concomitance entre la parution de l’album et les émeutes de 2005, ne sont pas si étonnantes. Baru a répondu dans une interview donnée à actuabd qu’il a commencé à concevoir l’intrigue au milieu des années 1990 (ce qui exclut les émeutes de 2005) et que des crises comparables aux émeutes de 2005 avaient pu lui servir de sources d’inspiration (pour mémoire, des émeutes de même type eurent lieu à Vénissieux en 1981 ou à Vaulx-en-Velin en 1990). Et il ajoute : « Il ne fallait pas être devin pour savoir, qu’un jour ou l’autre, cela allait à nouveau péter. Je n’ai rien inventé. ».
Quoi qu’il en soit, les émeutes de 2005 ont en quelque sorte prouvé l’exactitude du propos que Baru tient sur les banlieues, par des fictions, depuis 1995. Au passage, l’épilogue lui sert aussi à introduire, plus discrètement cette fois, des allusions à de célèbres affaires de la présidence de Jacques Chirac : l’affaire Maurice Papon et l’implication du chef de l’Etat dans l’affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris.

En ce sens, et parce qu’il n’hésite plus à affronter l’actualité et les questions politiques à vif et sans détour, Baru montre dans L’enragé qu’il a considérablement évolué, dans son traitement du réel, par rapport aux années 1980. Deux exemples. Dans Cours Camarade, il s’agissait de dénoncer la montée électorale du Front National par une course-poursuite entre deux fils d’immigrés et un groupe de bastonneurs racistes ; mais le parti d’extrême-droite n’était pas cité explicitement et cet enjeu « didactique » de l’album devenait vite un simple pretexte face à l’histoire elle-même. Même chose dans Le chemin de l’Amérique, qui traitait de la guerre d’Algérie : le propos politique était bien présent, mais, à l’image du héros empétré dans ses contradictions, il n’était pas encore pleinement inscrit au sein de l’histoire. Baru y introduit un narrateur qui nous explique les ressorts politiques du destin de Saïd Boudiaf et sépare ainsi la fiction de son explication. L’enragé, à l’inverse, est un des premiers récits de Baru à supprimer la présence du narrateur, remplacé par des commentateurs sportifs ou des manchettes de journaux. En d’autre termes, le « commentaire » de l’action est intégrée à l’action, et non mise à distance par un narrateur externe. Dès lors, c’est au lecteur de faire lui-même le travail de réflexion et d’analyse de l’histoire qu’il vient de lire, par rapport à l’actualité qui le touche. Certes, Le chemin de l’Amérique traitait d’un événement passé et nécessitait peut-être de prendre davantage le lecteur par la main (et je rappelle que le scénario de cet album était cosigné par Jean-Marc Thévenet). Il me semble pourtant que la gestion du propos politique y était plus maladroite que dans L’enragé où elle s’accorde parfaitement avec la narration.

Un héros tout en nuances

Une fois de plus, c’est dans la narration que Baru nous surprend le plus. Et là encore ses « progrès » en la matière son incontestable si on rapporte L’enragé au début du dessinateur. Il faut dire qu’en vingt ans, les conditions de publication de Baru ont considérablement changé. Ses premiers albums paraissaient d’abord en revue (Pilote, L’Echo des savanes), par livraison. En albums, ils ne devaient pas excéder la pagination habituelle (une cinquantaine de pages). Difficile, dans ces conditions, de tenir une narration touffue. Mais depuis, L’autoroute du soleil et ses quatre cent pages sont passées par là, libérant Baru de la contrainte spatiale. Son passage chez Casterman, qui promeut depuis (A Suivre) des albums de bande dessinée aux « ambitions littéraires » a pu jouer également dans cette nouvelle liberté. Les conditions de publications de L’enragé autorisent le déploiement sur 130 pages d’une intrigue complexe, sur plusieurs niveaux et avec de nombreux personnages.
En effet, l’album paraît dans la collection « Aire Libre » de Dupuis. Cette collection, créée en 1988, part du même constat que celui opéré par Casterman lors de la création d’(A Suivre) en 1978 : la tradition de la bande dessinée belge (Tintin et Spirou) est en perte de vitesse et les éditeurs belges doivent sortir du seul domaine enfantin pour aller voir du côté de la BD adulte dont le succès est envahissant. Avec Aire Libre, Dupuis, outre tenter de conquérir un nouveau public, s’inspire des formules de Casterman : pagination plus libre, recherche d’une « densité romanesque », fin du principe de série… Si les premiers albums sont encore signés par des héritiers de l’âge d’or belge (Cosey, Griffo, René Hausman, Hermann, Frank, qui en profitent pour livrer des récits aux ambitions renouvelées), la collection montre vite qu’elle est aussi capable de s’adapter à une nouvelle génération d’auteurs, en accueillant Emmanuel Guibert (Le photographe), Christophe Blain (Le réducteur de vitesse), Blutch (Vitesse moderne), Etienne Davodeau (Chute de vélo), Emmanuel Lepage (Muchacho), Jean-Philippe Stassen (Le bar du vieux français).

J’en viens donc à parler de la narration. Baru se risque vers une narration complexe, loin de la linéarité de L’autoroute du soleil. Le fil du récit, qui relie le début à la fin, est la description du procès d’Anton Witowski durant l’été 2005 pour un crime dont on apprend la nature qu’assez tardivement. A partir du procès démarre, en flash-back, le récit de la vie du boxeur à partir de son adolescence. Il s’arrête sur plusieurs moments importants pour comprendre les enjeux du procès. D’emblée, Baru nous tient en haleine avec un suspens emprunté au genre policier. La suite de l’intrigue nous confirme cette source d’inspiration, que Baru a par ailleurs déjà utilisé dans L’autoroute du soleil ou Sur la route encore. A la fin du tome 1 démarre une intrigue secondaire qui devient centrale dans le tome 2 : l’histoire d’amour entre Anton et Anna, intimement mêlée à l’intrigue policière… Je n’en dirais pas plus. Il vous suffit de savoir que L’enragé contient les ingrédients narratifs du polar : des mystères à percer, des trahisons, des révélations soudaines. La plaidoirie de l’avocat du boxeur est un des motifs typiques. Baru emploie donc la même complexité narrative qu’un récit policier, qui suppose de ne pas tout révéler au lecteur, de cacher l’essentiel pour mieux faire apparaître la surprise.
Un autre raffinement apparaît dans le traitement du personnage principal. Risquons-nous, pour la dernière fois, à une comparaison avec Le chemin de l’Amérique. Le personnage de Saïd Boudiaf y était dépeint comme un héros positif chez qui ressortaient avant tout des qualités : l’honnêteté, l’obstination, le sens de l’honneur… Le dilemme dans lequel il était placé (aider ou ne pas aider les indépendantistes) en devenait d’autant plus cornélien, mais était bien propre à son haut sens de la morale (choisir entre l’illégalité et le rejet des siens). Anton Witowski est bien loin de cet idéal, et Baru s’emploie à nous présenter, avant tout, ses défauts. Il est certes aussi obstiné et courageux que Boudiaf, mais surtout, il est impulsif et orgueilleux, trop pressé de grimper en haut de l’échelle. Sa prétention démesurée le conduit à se donner sans cesse en spectacle, à boxer sans honneur et à nourrir la presse people par ses frasques. Il se brouille avec son meilleur ami Mohamed Meddadi en refusant de renouer le contact avec son père. On lui voit aussi des faiblesses car, dans le fond, « l’enragé » est un être faible, sujet au remord sans pouvoir rien y faire et sans pouvoir se maîtriser. Ce qui était une qualité chez Saïd Boudiaf, l’ambition, se transforme chez Anton Witkowski en un handicap.
On se souvient que, dans une interview donnée à PLG en 2000, Baru indiquait il préférait imaginer des personnages d’immigrés ou fils d’immigrés positifs : « [Les immigrés] souffrent d’une image réelle tellement négative que pour moi, c’est presque un devoir moral de les représenter de manière positive. ». Pourtant, dans L’enragé, le souci de la nuance, de l’effet de réel, semble avoir pris le pas sur ces réticences. Le héros de l’album est rendu plus crédible justement parce qu’il ne se veut pas exemplaire. Il ne défend aucune cause mais péche par égoïsme. Il n’a d’ailleurs pas un caractère entier mais évolue tout au long de l’album, ce qui se traduit graphiquement par de multiples changements physiques. Baru évite ainsi toute naïveté et démontre son savoir-faire de décrypteur de la société.

Pour en savoir plus :

L’enragé, Dupuis, collection « Aire Libre », 2004-2006 (2 volumes). Réédition à l’automne 2010 en une seule intégrale.
Une interview de Baru à l’occasion de la sortie de l’album en 2006 sur actuabd (de nombreuses images)

Editeurs de bande dessinée et édition numérique : un état des lieux

C’est décidé, je me lance dans un bref état des lieux des rapports entre les éditeurs de bande dessinée et l’édition numérique. Un article qui ne se veut pas nécessairement exhaustif, principalement basé sur ma veille que j’espère attentive des évolutions du domaine de ces dernières années. Il s’inscrit dans un processus personnel de découverte des enjeux de la bande dessinée numérique, engagé dès les débuts de ce blog (folle jeunesse où je lisais presque uniquement des blogs bd !). Les remarques/corrections/précisions sont les bienvenues.

Un serpent de mer : la question des droits d’auteurs et d’exploitation

Parmi les évènements ayant animé le monde de la bande dessinée durant l’année 2010, je commence par celui qui est, à mes yeux, le plus important : la question des droits d’auteur et la rédéfinition des rapports auteurs/éditeurs dans le cadre de l’économie numérique. Un bref rappel pour les non-initiés : en mars 2010, un (jeune mais dynamique) syndicat d’auteurs de bande dessinée, le Groupement des Auteurs de Bande Dessinée affilié au Syndicat National des Auteurs Compositeurs (disons GABD) s’est alarmé de l’absence de concertation entre éditeurs et auteurs pour la diffusion en ligne des oeuvres de ces derniers. Selon le GABD, l’auteur devrait être consulté d’une part sur le montant des droits qu’il est suceptible de toucher sur la vente d’albums numériques et d’autre part sur l’adaptation de l’album à la lecture numérique, problème purement esthétique né d’une crainte d’une « dénaturation » de l’oeuvre originale. Le syndicat s’inquiète également des clauses de cession des droits numériques parfois incluses dans les contrats, clauses qui écartent l’auteur des problèmes, juridiques, esthétiques et économiques, engendrés par la mise en ligne d’une version numérique de ses albums (J’y avais alors consacré un article).
Depuis, plusieurs rencontres et échanges ont eu lieu entre le GABD et le Syndicat National de l’Edition, sans arriver à un véritable accord sur la question, pourtant essentielle en ce qu’elle doit aboutir à la formation d’une économie numérique qui profite à tous, auteurs, éditeurs et lecteurs. Nouvelle manifestation de l’incompréhension entre auteurs et éditeurs (entre le GABD et le SNE-BD, devrais-je dire pour ne pas généraliser) au début du mois d’octobre suite à une pétition lancée par le SNE qui a donnée lieu à une réponse de la part du GABD. Les premiers reprochent aux agents littéraires de concurrencer les éditeurs par des initiatives personnelles de diffusion numérique des oeuvres et affirment que les droits d’exploitation numérique reviennent logiquement à l’éditeur. Les seconds répètent que ces droits doivent faire l’objet d’une négociation spécifique. Je signale au passage que la bande dessinée est loin d’être le seul domaine concerné : la Société des Gens de Lettres, groupement de défense des droits des écrivains, est engagée dans des négociations du même ordre avec le SNE et se pose les mêmes questions. Ces interrogations sont d’autant plus d’actualité que la loi sur le prix unique du livre numérique, votée au Sénat à la fin du mois d’octobre dernier, est en cours de discussion à l’Assemblée Nationale et contribue au débat entre auteurs et éditeurs (Un article d’Actualitté, site qui suit de près l’évolution de cette loi importante).

Pendant que ces discussions ont lieu, l’aventure arrivée en octobre à la bande dessinée Underground de Steve Lieber, Jeff Parker et Ron Chan éclaire d’une lumière inattendue la question du « piratage ». Cette bande dessinée a été mise en ligne sur le site 4Chan sans l’accord de l’auteur. Steve Lieber, au lieu de faire valoir immédiatement ses droits en justice, a pris son parti de ce « piratage », qu’il a implicitement approuvé en discutant avec les internautes sur le forum de 4Chan et en autorisant la présence en ligne de son travail. Les ventes de l’album papier ont alors augmenté grâce à cette visibilité nouvelle et assumée sur le site 4Chan. (A lire sur Numerama : « Piratée sur 4Chan, une bande dessinée voit ses ventes exploser ») Cet événement interroge sur les rapports réels entre ce qu’on appelle le piratage et l’offre légale, qui seraient susceptibles de se compléter plutôt que de se concurrencer frontalement.

Les éditeurs au « destin numérique »

Face aux débats entre syndicats d’auteurs et syndicats d’éditeurs, on est surtout frappé par l’hétérogénéité des attitudes des éditeurs face à l’émergence de la bande dessinée en ligne. Je commence par les éditeurs au « destin numérique ». J’entends par là deux types d’éditeurs : d’un côté ceux nés sur Internet, le plus souvent issus de sites de publication en ligne, et de l’autre côté ceux ayant profité du dynamisme de la bande dessinée en ligne dans les années 2000 en lançant diverses initiatives personnelles visant à intégrer dans leur catalogue des auteurs révélés sur Internet.
Un certain nombre d’éditeurs de bande dessinée sont nés sur Internet durant les années 2000 en franchissant le pas de la publication en ligne amateure à l’activité éditoriale proprement dite, c’est-à-dire avec sélection des oeuvres éditées, définition d’une ligne éditoriale, gestion des droits des auteurs. C’est le cas du portail Lapin qui donne naissance aux éditions Lapin (2005) ou du site 30joursdebd qui aboutit à la création des éditions Makaka (2007). Le but étant souvent, dans ces cas-là, d’éditer des livres papier de dessinateurs proposant gratuitement leurs planches en ligne. Les deux sites (le portail Lapin et 30joursdebd) ayant permis de révéler à la fois l’existence d’auteurs amateurs et d’un public pour les soutenir. D’autres entreprises se présentent d’emblée comme des « éditeurs en ligne » : Foolstrip (2007) et Manolosanctis et Sandawe (2009). Les modèles éditoriaux et économiques sont différents dans les trois cas. Foolstrip publie toutes les semaines de nouvelles planches et l’abonnement permet d’accéder aux séries des semaines précédentes ou aux albums complets. Les auteurs sont rémunérés par la maison d’édition. Manolosanctis et Sandawe se veulent des éditeurs « communautaires », misant sur la participation des lecteurs : pour le premier, les albums sont publiés en ligne par les auteurs et ceux plébiscités par les lecteurs ont droit à une édition papier ; pour le second, les lecteurs sont invités à investir de l’argent dans des albums qui verront le jour sous forme d’albums grâce au mécénat collectif. Ces éditeurs nés sur Internet restent encore des éditeurs aux dimensions modestes, même s’ils profitent de leur proximité avec l’explosion de la diffusion amateure de bande dessinée en ligne.

Cette explosion de la production de bande dessinée en ligne (qui s’est traduite par des blogsbd, des webzines, des webcomics, des sites collectifs), des éditeurs papier ont également essayé de s’y associer, soit en publiant des versions papier d’oeuvres ayant rencontré le succès sur Internet, soit en accueillant les dessinateurs révélés dans leur catalogue pour des albums autres que l’édition du webcomic. L’un des principaux artisans de la publication papier des blogsbd a été Lewis Trondheim, directeur de la collection Shampooing chez Delcourt. Au sein de cette collection ont été publiées (et sont encore publiées) des oeuvres parues sur Internet sous la forme de blogs : Notes, de Boulet, Le journal d’un lutin, d’Allan Barte et le collectif Chicou-chicou, pour ne citer que quelques exemples (sans oublier le blog de Lewis Trondheim lui-même, Les petits riens). D’autres éditeurs ont vu dans l’effervescence des webcomics et blogs bd un moyen de recruter de « nouveaux talents » s’étant déjà constitué un public fidèle, à l’instar de Delcourt : Ankama (série Maliki), Vraoum (publie le blog de Laurel et le webcomic Ultimex de Gad), Diantre ! (Mon gras et moi de Gally), Onapratut (Le Blog de Nemo7 et Martin Vidberg). Le concours Révélation blog, lancé par le festival d’Angoulême, et trois maisons d’éditions (Vraoum, Diantre !, et l’Officieuse Collection) permet, tous les ans depuis 2008, à trois auteurs débutants, choisis par les internautes puis sélectionnés par un jury, d’être publiés (un article, en son temps).

Le modèle économique de ces maisons au « destin numérique » est souvent régi par un principe qui trouve un équilibre entre la gratuité du contenu en ligne et des objets papier payants. Mais n’oublions pas que l’une des données de la diffusion de bande dessinée en ligne, particulièrement depuis 2008, a été l’apparition de plate-formes de distribution fonctionnant par des accords avec les éditeurs : Ave!Comics, Digibidi, BdTouch… Elles apportent souvent un savoir-faire technique important et mènent une réflexion sur les interfaces de lecture et l’adaptabilité des bandes dessinées à des supports tels que les smartphones et les tablettes de lecture. Un nouveau type de service face auquel les éditeurs ont été contraints de se positionner…

Une stratégie de concentration : la plateforme Izneo

Un des principaux marqueurs de l’année 2010, dans les rapports entre les éditeurs papier et l’édition numérique, est la création du portail Iznéo (http://www.izneo.com/) en mars. Ce portail est le résultat de l’association de douze éditeurs de bande dessinée, et non des moindres, puisqu’on y trouve les vénérables maisons Casterman, Dupuis, Dargaud, Le Lombard et Fluide Glacial, ainsi que des éditeurs plus jeunes tels que Bamboo, Jungle et Lucky Comics. Outre les extraits numériques à lire, méthode commerciale éprouvée bien avant 2010, le portail Iznéo est un véritable site d’achat de bandes dessinées numériques (ou plutôt « numérisées », dans le sens où l’on ne trouvera pas de création inédite). La mise en commun des moyens est évidemment conçue, par tous ces éditeurs, comme le meilleur moyen de lutter contre le « piratage » et contre le dynamisme des éditeurs numériques « purs » cités plus haut. Un observateur attentif pourra signaler que l’idée d’une association de plusieurs éditeurs n’est qu’anecdotique dans la mesure où Dupuis/Dargaud/Le Lombard/Lucky Comics/Kana appartiennent en réalité au même groupe d’édition (Médias Participation) et qu’il en va de même pour Casterman/Fluide Glacial/Jungle (Flammarion). Des noms de groupe qui n’apparaissent nulle part sur le site, sauf à savoir que Claude de Saint-Vincent, directeur de publication d’Iznéo, est aussi le directeur de Médias Participation. La création et l’amplification de Medias Participation dans la bande dessinée, tout comme la nouvelle influence d’éditeurs traditionnels tels que Flammarion, sont le fruit des concentrations des années 1990 et 2000, et la plateforme Iznéo est la suite logique de ces politiques, autant qu’une association d’éditeurs, comme il a été répété au moment de sa création. Parmi les maisons participant à Iznéo, les éditeurs indépendants ne se rattachant à aucun groupe sont Bamboo, les éditions Circonflexe, les éditions Fei et Mosquito. Je me risquerais même à un peu de mauvais esprit en suggérant que l’objectif d’Iznéo est aussi d’occuper le marché de l’édition numérique par des copies d’oeuvres papier au détriment de la création numérique originale (forcément balbutiante car le fait de jeunes auteurs et aboutissant à des oeuvres encore imparfaites) : réunissant de grands éditeurs, Iznéo peut en effet faire valoir des titres à succès tels que Lucky Luke, Les Bidochon, Canardo, Blake et Mortimer ou Spirou. Ceci en calquant leur modèle d’économie papier comme modèle numérique, puisque les albums (ou plutôt l’accès aux albums mis en ligne, et non leur téléchargement définitif) se vendent à l’unité (4,99 euros) ou, mieux, se louent pour 10 jours (1,99 euros), alors même que d’autres formes d’échanges tels que l’abonnement ou bien évidemment la gratuité ont aussi émergé en d’autres lieux.

D’autres lieux ? Plus vieux qu’Iznéo est Digibidi, plate-forme de lecture en ligne qui fonctionne elle aussi sur un système d’achat/location par albums. Digibidi existe depuis 2009, d’abord pour diffuser gratuitement les premières planches d’albums, puis pour l’achat en ligne de la version numérique d’albums papier. Sa plus grande force est sans doute d’être associé à l’un des principaux éditeurs de bande dessinée en terme de chiffres d’affaires, les éditions Soleil. Mais il a aussi été choisi par Akiléos, La Pastèque, 12Bis, Actes-Sud, Foolstrip, Drugstore, Emmanuel Proust, Glénat, les Humanoïdes Associés, pour diffuser leur albums au format numérique.
Pour revenir sur les éditions Soleil, leur participation à Digibidi reste encore hésitante entre dépendance à un diffuseur en ligne et gestion intégrée de la diffusion de la production numérique : en novembre 2009, elles créent leur propre site pour gérer l’achat de la version numérique du premier tome de Lanfeust Odyssey. La nécessité d’une plateforme de diffusion, avec un logiciel de consultation efficace, entraîne une forme de dépendance de l’éditeur papier envers le site diffuseur. D’où la démarche d’Iznéo qui, par ailleurs, permet aux éditeurs participant un rapport direct avec le lecteur, shuntant au passage le rôle du « libraire » et du « diffuseur ». Glénat, un autre gros éditeur, reste encore assez timide sur l’édition numérique. D’abord associé à Digibidi, il annonce en avril 2010 un partenariat avec Ave ! Comics. Ave ! Comics propose sans doute le catalogue le plus impressionnant : il réunit Soleil, Glénat et son groupe (Drugstore, Vents d’Ouest), Delcourt, les Humanoïdes Associés et un très grand nombre d’autres éditeurs. Je n’ai pu trouver l’existence de clauses d’exclusivité, et il semble bien que certains éditeurs soient à la fois sur Iznéo et sur Ave! Comics, ou sur Digibidi et sur Ave! Comics. La question reste à creuser.
On remarque surtout que beaucoup d’éditeurs essayent de se trouver sur tous les fronts, par leurs propres plate-formes ou associés à des sites de vente d’albums numériques tels que Digibidi ou Ave ! Comics. Leur position est claire : occuper le marché, être présent sur Internet et rendre courant chez le lecteur l’achat d’accès à des albums mis en ligne (sauf erreur de ma part, ce qui est acheté dans ces exemples n’est pas la version numérique d’un album, mais un accès à cette version, via la plate-forme de diffusion).

Les autres éditeurs : des stratégies individuelles variées
Il me reste à vous parler de quelques éditeurs que l’on ne retrouve pas dans ces stratégies concertées de diffusion numérique d’albums papier. Un certain nombre d’éditeurs papier utilisent Internet dans sa fonction traditionnelle : un site-vitrine permettant de présenter le catalogue, les auteurs, et éventuellement mettre en ligne, en guise « d’avant-première », des extraits ou des bandes annonces. Cas typique : le site des éditions Cornélius (http://www.cornelius.fr/), qui a pris le pli des fonctionnalités du numérique en incluant à son site une webradio et un blog. L’Association, quant à elle, semble avoir fait le choix de l’absence : cette maison d’édition, pourtant importante par son catalogue et son histoire, ne dispose pas de site Internet.
D’autres maisons d’édition franchissent le pas et proposent sur Internet de vraies oeuvres, et non de simples contenus promotionnels. Mais, loin du projet Iznéo, elles se trouvent davantage dans une démarche d’innovation où l’objet numérique proposé est soit inédit en version papier, soit une création à part entière. En mai 2010, Ego comme X a mis en ligne gratuitement une partie des archives de ses auteurs (carnet de notes, dessins inédits…) ou plusieurs albums épuisés. L’objectif affirmé étant de faire vivre le catalogue et de ne pas être dans une démarche où la nouveauté remplace l’existant. L’internaute est ainsi invité à lire une première version de No mas pulpo de Pinelli, ou encore des archives autobiographiques de Pierre Druilhe parues dans différents fanzines.
Dernier exemple, celui des Humanoïdes Associés (propriété du groupe Hachette) dont le site propose des contenus autres qu’un simple catalogue : des bandes-annonces (méthode désormais adoptée pour la bande dessinée, presque proliférante depuis quelques années), et a mis en ligne gratuitement deux albums, sur une interface de lecture en ligne appelée « iBD ». L’intérêt des Humanoïdes Associés pour le numérique n’est pas une nouveauté. La maison d’édition s’était lancée, dès les années 1990, dans la numérisation de ses contenus en faisant paraître des bandes dessinées sous forme de CD-Rom : ainsi la Trilogie Nikopol d’Enki Bilal en 1996. Cette formule n’avait cependant pas rencontré un succès suffisant pour être reproduite. Ils tentent ensuite en 2008 une expérience de « Vidéo BD » pour smartphone : il s’agit cette fois de l’adaptation d’une bande dessinée aux formats Flash et Mp4 qui fonctionne par défilement de cases avec, en fond sonore, les dialogues interprétés par des acteurs et parfois la présence de bruitages et de musique (les cases étant bien sûr supprimées de l’image). Un dessin animé en images fixes et lentes, en quelque sorte, qui hybride le mode de lecture séquentiel de la BD et le défilement en continu ainsi que le flux sonore de la vidéo (Un article du blog des Humanos sur la mise en ligne de Mégalex, de Jodorowsky et Beltran). Le projet n’avait jusque là pas eu de suite, mais en septembre 2010, l’éditeur annonce un partenariat avec Orange pour diffuser d’autres VidéoBD sur la plateforme VidéoParty (Regarder ici l’expérience menée avec Avant l’Incal). Plus qu’une simple vitrine ou un espace de vente, comme peut l’être le portail Iznéo, les essais des Humanoïdes Associés sont une ébauche de réflexion esthétique sur les formes nouvelles de la bande dessinée en ligne. Les efforts ne portent pas seulement sur la numérisation du contenu, mais sur l’invention d’un nouveau type de lecture, la « VidéoBd » étant à proprement parler une création par rapport à l’album originel.

En forme de conclusion, il me semble que l’attitude des éditeurs face aux questions que soulèvent le numérique est encore très attachée à la tradition du papier : les éditeurs en ligne s’intègrent au marché papier, la majeure partie de l’offre payante est composée d’albums papier au format numérique… La création à proprement parler reste le fait d’initiatives personnelles d’auteur, payantes ou gratuites, et non des éditeurs (Les autres gens). Les seules exceptions sont les projets des Humanoïdes Associés et d’Ego comme X, obéissant à d’autres critères que seulement commerciaux. Vous n’aurez pas manqué de remarquer que la bande dessinée pour smartphone de Lewis Trondheim, Bludzee, lancée en janvier 2010 par Ave!Comics, vient d’être éditée chez Delcourt en format papier, signe des difficultés qu’il y a à concevoir une bande dessinée uniquement disponible en ligne.

Pour en savoir plus… n’hésitez à vous reporter à la fiche Wikipédia sur la bande dessinée en ligne, très complète sur le sujet.

Archi et BD 3 : L’architecture dans la bande dessinée historique

L’exposition Archi et BD, actuellement à la Cité de l’architecture et du patrimoine, se termine à la fin du mois de novembre. J’en avais fait une critique au début de l’été et il m’était apparu qu’elle comportait bien trop de lacunes pour porter un regard pertinent sur son sujet. Qu’à cela ne tienne ! Comme on est jamais aussi bien servi que par soi-même, voici, d’ici la fin de l’exposition, une série d’articles pour démontrer qu’il était possible de faire une exposition intelligente, en ciblant davantage les thèmes, avec de belles images et peu de moyens (heureusement sans planches originales et malheureusement sans affiche de Nicolas de Crécy !).
L’architecture, c’est aussi un patrimoine et un art dont l’histoire sert à identifier les époques et les styles. Si François Schuiten, dans l’univers imaginaire des Cités Obscures, peut se permettre de mêler les courants, il n’en va pas de même pour les auteurs de bande dessinée historique. Dans ce genre spécifique et ancien, la tradition a progressivement imposé un traitement rigoureux de la représentation architecturale au moyen d’une solide documentation. Chez des auteurs comme Jacques Martin, François Bourgeon, Hermann ou André Juillard, l’architecture s’impose dans les cases. (cliquer pour agrandir les images en lisant l’article)

Archi et BD 1 : Villes rêvées de l’an 2000
Archi et BD 2 : Les Cités Obscures de Schuiten et Peeters, une encyclopédie de l’architecture

La tradition documentaire et pédagogique dans la bande dessinée historique traditionnelle
La bande dessinée historique est vieille comme la bande dessinée pour enfants. Dans les illustrés français des années 1900, à côté d’histoires en images humoristiques et fantaisistes, se trouvent des récits retraçant de grandes dates de l’Histoire de France, la vie de personnages célèbres, ou des fictions historiques. Les dessinateurs sont parfois les mêmes (citons par exemple Ymer ou Georges Omry, ce dernier auteur d’une « Histoire de France par l’image » dans La Jeunesse Illustrée) et ces oeuvres n’ont ni plus ni moins de mérite et de qualité que les autres histoires en images paraissant dans le journal. Leur objectif est la pédagogie par l’image : nous sommes dans les premières décennies de la IIIe République, les lois scolaires des années 1880 imposent dans les écoles l’enseignement d’une Histoire de France mythifiée et scandée par de grands thèmes. Cette évolution pédagogique est relayée dans certaines revues (Les Belles Images…) soucieuses de ne pas perdre de vue la mission éducative de la presse pour enfants et auxquelles il vient l’idée d’instruire tout en divertissant au moyen d’images et de fictions. Ce terreau originel de la bande dessinée historique française ne sera jamais vraiment perdu de vue par les auteurs qui suivront.
Mais pourquoi en parler dans un article sur l’architecture et la bande dessinée ? Les premiers auteurs brodant sur des thèmes historiques n’attachent pas une attention très poussée à l’architecture et à son historicité, qui n’est souvent qu’esquissée : on se concentre avant tout sur les gestes et les attitudes des personnages. L’architecture est un décor le plus souvent stéréotypé. Ymer apporte un soin particulier aux décors intérieurs qui semblent inspirés par la peinture d’histoire de l’époque, autrement dit par l’image que se fait le XIXe siècle d’époques comme l’Antiquité ou le Moyen-Age (à tout seigneur tout honneur : je reprends là une observation de Thierry Groensteen). La recherche de véracité dans la représentation architecturale demeure donc assez faible, l’enseignement de l’histoire passe avant tout par la connaissance de scènes et moments emblèmatiques de l’Histoire de France. Il serait intéressant d’étudier la proximité de ces décors avec ceux des illustrations de manuel scolaire de l’époque.

Chez René Giffey, ici pour Cinq-Mars, l'achitecture est certes un simple décor dans de petites vignettes, mais il faut admirer la précision du trait.


C’est là qu’intervient l’importance de la documentation dans le travail des dessinateurs de bande dessinée : cette pratique qui consiste à préparer un album par un travail de fond qui passe soit par des repérages de terrain, soit par la constitution d’une documentation iconographique de sources les plus divers. Ce phénomène est particulièrement connu dans le cas d’Hergé, dont les archives servent régulièrement de point de départ à une explication de l’oeuvre. Les dessinateurs français de bande dessinée historique, dans les années 1940-1950, conduisent probablement un même travail documentaire. René Giffey, Raymond Cazanave, Etienne Le Rallic, Bob Dan contribuent, selon la tradition du début du siècle, à imposer à la bande dessinée historique deux caractéristiques : le réalisme académique du trait et l’accent mis sur les attitudes des protagonistes, reléguant les architectures comme simples décors. Chez Cazanave et Bob Dan, toutefois, les plans d’ensemble sont plus nombreux, tandis que chez Giffey (dans Cinq-Mars, vers 1954), les architectures, même simplement esquissées derrière les personnages, sont extraordinairement précises.
Dans le même temps, c’est en Belgique, autour d’Hergé et du journal Tintin que la bande dessinée historique réalise une synthèse entre l’aventure et la pédagogie où la dimension documentaire, et la précision des décors et des architectures est essentiel. Ce trait est déjà présent chez Jacobs : les lecteurs du Mystère de la grande pyramide se souviennent peut-être que la première page de l’album (reprenant, je le suppose, la publication dans la revue à partir de 1952) est occupée par des considérations sur l’architecture égyptienne des pyramides et des tombeaux. Avec Jacques Martin, l’auteur d’Alix, les vastes vues de villes antiques se proposent au lecteur comme de véritables reconstitutions historiques détaillées. Reste à savoir, comme dans la période précédente, d’où vient la documentation de l’auteur : évocation graphique de manuels scolaires ou recherche érudite dans des livres d’histoire et d’archéologie ? Encore une fois, il s’agit de ne pas oublier que les revues de l’après-guerre sont destinées aux enfants et affirment un rôle pédagogique qui passe tantôt par des fictions historiques que par des articles et des bandes dessinées nettement didactiques : les Histoires de l’Oncle Paul remplissent dans Spirou le même rôle que les Histoires vraies de Tintin. Cette même revue publie, durant l’année 1949, une suite d’articles sur l’histoire de l’art occidental dans lesquels prend place l’histoire de l’architecture.

Les plans s'élargissent, ici chez Jacques Martin, très précis dans la reconstitution architecturale et la gestion de l'espace (Alix, Les légions perdues, 1962-1963)

Une place grandissante de l’architecture dans le renouveau de la BD historique des années 1980
Cette introduction, certes longue, était sans doute nécessaire pour expliquer la force de la tradition de la bande dessinée historique francophone (présente en France et en Belgique dans l’immédiat après-guerre) qui connaît un renouveau dans les années 1980, à travers des auteurs comme François Bourgeon, André Juillard, Didier Convard, Frank Giroud, tous présents dans le catalogue de Jacques Glénat. Ce dernier s’attache d’ailleurs, en même temps qu’il publie de jeunes auteurs, à rééditer les grands noms français, en partie oubliés, de la bande dessinée historique (Giffey, Le Rallic, Cazanave…). Les revues éditées par Glénat, Circus et surtout Vécu, concentrent des auteurs de bande dessinée historique qui poussent le genre hors de son tropisme enfantin originel. L’une de leur qualité incontestable est la précision documentaire : si elle est sans doute liée à l’héritage pédagogique du genre historique, elle s’en détache pour devenir une des caractéristiques du réalisme historique des récits. Réalisme qui se concrétise par une documentation et une érudition magistrale. Chez certains, comme André Juillard, il s’agit avant tout d’une passion pour l’Histoire, mais d’autres, comme Frank Giroud, ont suivi, avant d’être dessinateurs, une formation académique d’historien.
L’architecture devient alors une des données du réalisme documentaire historique, le plus souvent dans sa dimension monumentale (représentation d’édifices célèbres reconnaissables) mais parfois aussi dans la représentation de l’habitat du quotidien, ou des tentatives de reconstitution, pour les époques les plus anciennes. Les éléments architecturaux ne sont alors plus de simples décors stéréotypés derrière les personnages mais occupent une place essentielle, servie par la précision académique du trait de ces auteurs, qui n’oublient pas une brique ou une ardoise. On voit alors se multiplier, particulièrement en introduction aux scènes de dialogue, des plans très larges sur le lieu de l’action : André Juillard est un habitué de cette technique. Et quand il dessine le palais royal du Louvre dans Les 7 vies de l’Epervier, il dessine effectivement le palais royal du Louvre tel qu’il pouvait être au XVIIe siècle. Ce procédé semble relever à la fois d’une nécessité narrative (signaler au lecteur que l’on change de lieu, et éventuellement lui indiquer, par la seule architecture, de quel lieu il s’agit lorsque le monument est reconnaissable) et d’une jouissance propre au dessinateur qui doit se documenter pour proposer une reconstitution virtuose du bâtiment.

Pour terminer sur l’architecture dans la bande dessinée historique, et avant de passer à l’évocation de quelques auteurs, une petite piste de recherche : il faudrait étudier les liens entre la nature de la documentation des auteurs de bande dessinée historique et l’évolution des connaissances sur l’archéologie du bâti et le patrimoine architectural. Outre le fait, anecdotique, que de nombreuses pages d’Alix ressemblent aux reconstitutions graphiques que peuvent proposer les archéologues pour rendre compte d’un site, la question est bien celle de la circulation des images dans notre société, et dans le cas présent la circulation des représentations architecturales de notre passé en dehors des cercles universitaires. Il me semble, par exemple, que les architectures chez Martin sont bien plus proches des reconstitutions présentées dans les ouvrages historiques que des décors de cinéma des peplums holywoodiens qui représentent un « stéréotype » d’architecture antique. Ce fait est confirmé par Jacques Martin lui-même qui déclare, dans une interview donnée à Thierry Groensteen, qu’il emploie, dès les débuts d’Alix en 1948, une documentation scientifique importante, d’abord issue de bibliothèques publiques puis achetée par ses propres moyens. Il dit notamment être allé puiser chez les archéologues anglo-saxons qui, contrairement à leurs homologues français, sont plus enclins à dresser des reconstitutions graphiques des sites qu’ils étudient, et élaborer des hypothèses architecturales. Il se montre tout à fait conscient que les vestiges actuels ne peuvent donner qu’une image approximative de l’architecture antique ; il fait preuve, à l’égard des sources, d’une rigueur et d’un scepticisme d’historien et d’un souci constant de véracité. Il explique ainsi que, pour ses albums les plus récents (nous sommes en 1984 au moment de l’interview), il a rompu avec l’image traditionnelle mais fausse des temples romains de marbre blanc pour leur donner des couleurs, comme c’était le cas dans l’Antiquité. Le souci pédagogique n’est jamais loin chez Martin : « Je crois que je peux à présent me permettre ce surcroît de réalisme, et même que j’y suis tenu, dans la mesure où l’on me considère de plus en plus comme un auteur de référence pour tout ce qui touche à l’Antiquité. ». Les albums les plus récents d’Alix, dessinés par les sucesseurs de Martin, mort en janvier dernier, sont clairement orientés dans une optique didactique, sur les villes de l’époque romaine (série « Les Voyages d’Alix », depuis 1996). La bande dessinée historique, dans sa représentation d’une architecture que nous ne connaissons que par recoupement toujours lacunaires, peut être le reflet de l’état des connaissances à une époque donnée, tout comme elle peut être l’endroit où se transmettent les clichés récurrents sur une époque, cela en fonction du rapport que le dessinateur possède face au travail de documentation.

Des traitements différenciés : l’architecture chez Hermann, Bourgeon et Juillard

Voyons maintenant quelques parcours individuels dans le monde de la bande dessinée historique, et leur traitement de l’architecture :

Représentation du chantier d'une cathédrale par Hermann, image type de notre vision du Moyen Age ici dynamisée par la plongée (Les Tours de Bois Maury, tome 1, p.10 ; 1984)


Ce qui peut m’intéresser chez Hermann n’est pas tant la question de la documentation : il ne se situe pas à proprement parler dans la veine rigoriste d’un Martin. Mais ce qui importe est la place donnée au décor, sans cesse fourmillant de détails et très travaillé. Les vues larges sur des bâtiments sont fréquents dans ses albums, et la maîtrise de la spatialité architecturale lui permet quelques audaces graphiques, moins sages que dans la veine classique de la bande dessinée d’histoire, où les bâtiments ont souvent quelque chose de figé et de solennel. Dès le premier épisode des Tours de Bois Maury, l’un des héros est un maçon, « bâtisseur de cathédrales ». Pour souvenir, la relation entre le Moyen Âge et les grands chantiers de cathédrales se répand dans le grand public à partir de la parution de l’ouvrage de Georges Duby Le Temps des cathédrales en 1976. Hermann commence sa série en 1984 pour la fameuse revue Circus de Glénat et, quatre ans plus tard, paraît le best-seller anglais de Ken Follet Les Piliers de la terre qui tourne autour d’une famille de bâtisseurs médiévaux. Il n’y a bien sûr pas nécessairement de lien direct entre ces trois oeuvres mais Les Tours de Bois Maury s’inscrit aussi dans un ensemble de représentations liées à son époque. Dès le premier album, Hermann en profite pour dessiner, en plongée, le chantier d’un édifice religieux, refusant une représentation statique de l’architecture qu’il cherche ici inachevée et dynamique (il faudrait toutefois voir si cette représentation de l’architecture n’est pas directement issue de la manière dont les manuels d’histoire représente les chantiers médiévaux, utilisant la plongée à des fins didactiques pour montrer les étapes de la construction). Est-ce un souvenir de sa propre formation d’architecte ? Nadine Douvry signale que le type de château tout en pierres dessiné d’abord par Hermann ne correspond pas à la réalité de l’époque choisie (le XIe siècle), mais nuance en expliquant que l’auteur corrige le tir dans les albums suivants en préférant la représentation de châteaux de bois, des « mottes castrales », moins anachroniques. Au fur et à mesure, Hermann cherche l’exactitude entre l’architecture et l’époque, sans aller jusqu’à l’évocation érudite à la façon de Bourgeon ou Juillard. Mais les lieux commencent à se faire plus identifiables à mesure que le chevalier Aymar de Bois Maury se déplace, du pays de Caulx jusqu’en Terre Sainte. Au-delà de l’aventure, le moyen âge d’Hermann en ressort au moins vraisemblable.

Dans cette double page, Bourgeon représente sous tous les angles la Nottoway Plantation... (Les Passagers du vent, t.6, p.24, 2009)


... un bâtiment authentique de Louisiane, construit autour de 1858


Parler de la documentation dans la bande dessinée historique sans parler de François Bourgeon ne me paraît guère possible : ce dessinateur est justement connu pour l’immense documentation dont il se sert pour ses albums et à sa recherche de réalisme historique dans les dialogues comme dans les décors. Il commence chez des éditeurs confessionnels (Fleurus et Bayard) et, dès cette époque, se consacre à des dessins historiques pour des livres à visée éducative (Il dessine notamment en 1978, pour Univers Média, un Maître Guillaume et le Journal des bâtisseurs de cathédrales sur le Moyen Âge scénarisé par Pierre Dhombre : la trace de la pédagogie n’est jamais loin !) C’est peu de dire, également, que la représentation architecturale est une des données du style de Bourgeon. Il s’applique à dessiner, avec un hyperréalisme presque photographique, les villes et les maisons, imaginaires ou non, et multiplie les angles de vues (vue frontale, vue aérienne, vue de biais) pour renseigner le lecteur sur la spatialité des lieux. D’autre part, il s’applique à reproduire les styles historiques avec une grande attention, s’appuyant sur une documentation pointue : la plupart des bâtiments représentés ont un modèle historiquement juste (à l’image de la Nottoway Plantation du dernier opus des Passagers du vent, bâtiment réel construit en 1857-1859 et visité par l’héroine de Bourgeon en 1863). Pour représenter la Marie-Caroline, le navire sur lequel se situe l’action des Passagers du vent (série commencée en 1979), il se rend au musée de la Marine où il étudie les maquettes. Il utilise un ouvrage de Jean Baudriot, renovateur du modélisme naval, Le vaisseau de 74 canons (1977) pour maîtriser l’aménagement intérieur des vaisseaux du XVIIIe siècle. Le travail de Baudriot est justement basé sur l’importance du dessin dans la transmission de son savoir historique. Le souci d’exactitude de Bourgeon est le même lorsqu’il représente des villes au XVIIIe siècle : la reconstitution passe par la consultation de cartes, de gravures, de peintures, et de monographies sur les architectures des pays traversés. Comme Martin et Hermann l’ont souligné avant lui, c’est dans les études historiques anglo-saxonnes qu’il trouve des tentatives de reconstitution et des précisions sur l’histoire matérielle dont il peut s’inspirer. On pourrait continuer au fil du récit pour les autres lieux traversés : chacun d’eux nécessitent, de la part de l’auteur, des recherches bibliographiques, des témoignages iconographiques et parfois même la réalisation de maquettes. Tout ce travail se ressent parfaitement dans les albums où les architectures, loin d’être de simples décors, se déploient sur de très larges cases et imposent leur présence et leur réalisme.

Juillard utilise l'architecture monumentale et reconnaissable pour introduire des séquences narratives (Les 7 vies de l'Epervier, t.2, p.3 ; 1992)


André Juillard m’a toujours semblé être parmi les plus classiques des auteurs de bande dessinée historique, aussi bien par son trait, qui s’inscrit dans le mouvement de retour au style d’Hergé et Jacobs, dit « ligne claire », que dans son traitement de l’architecture et des villes. L’inspiration de Martin est très nette. Il a d’ailleurs travaillé avec lui pour la série Arno en 1982. Tout comme Bourgeon, il passe entre les mains des éditions Fleurus et c’est là qu’il commence à réaliser des récits historiques, autour de 1976 (Bohémond de Saint-Gilles). Outre d’autres séries historiques (Arno, Masquerouge…), il commence en 1983 dans Circus Les 7 vies de l’Epervier avec Patrick Cothias au scénario. La série se déroule au début du XVIIe siècle et, contrairement à Hermann et Bourgeon qui décrivent des personnages fictifs (de la « petite histoire » face à la « grande Histoire », pour être grossier et réducteur), Juillard et Cothias n’hésitent pas à se confronter à des figures historiques tels que le roi Henri IV et la vie de la Cour. Dans le même ordre d’idées prime la représentation de monuments historiques importants sur celle de l’habitat du quotidien. Juillard se montre très à l’aise dans des représentations solennelles de grands édifices, notamment les différents palais royaux (Saint-Germain-en-Laye, le Louvre). Il représente un Paris beaucoup plus monumental que réel où se détachent les tours de Notre-Dame et le palais du Louvre (à l’image de celui que nous pouvons contempler au XXe siècle). Là où Hermann aime les détails et les enchevêtrements, les édifices de Juillard sont plus propres, avec des lignes et de perspective beaucoup plus nettes et marquées, plus proche du travail de Martin, par exemple. La représentation de l’architecture est très calibrée. Généralement plus rare, elle joue un rôle avant tout narratif, pour introduire et opérer les transitions entre les différentes scènes. Reste que Juillard fait bel et bien partie de la tradition du réalisme documentaire et de l’académisme graphique propre à la bande dessinée historique des années 1980.

Pour en savoir plus :
Des ouvrages que j’aurais aimé lire plus en détail et dont la lecture attentive ferait apparaître que l’article ci-dessus ne constitue guère plus qu’une introduction sur le sujet. D’autre part, il s’agit de ne pas oublier que la bande dessinée historique ne se limite pas à l’école du réalisme documentaire et que, dans les années 1990, des auteurs comme Christophe Blain renouvellent le genre. Comment traitent-ils alors de l’architecture ?
Sur la reconstitution historique chez Jacques Martin, l’ouvrage d’entretien mené par Thierry Groensteen Avec Alix (Casterman, réédité en 1987) offre des pistes intéressantes.
Sur André Juillard, le catalogue Entracte (2006) permet de contempler la maîtrise du dessin d’architecture, historique ou non, par l’auteur, dans ou hors du cadre de la seule bande dessinée. Il existe également une monographie-interview par Michel Jans et Jean-François Douvry parue chez Mosquito en 1996.
Sur Hermann : Hermann, une monographie par les mêmes auteurs que pour Juillard, Mosquito, 1997. On y trouve une analyse historique des Tours de Bois-Maury par Nadine Douvry. Et son site officiel : http://www.hermannhuppen.be/
Sur François Bourgeon, l’ouvrage de Michel Thiébaut Les Chantiers d’une aventure : autour des Passagers du vent (Casterman, 1994, réédité en 2010 par 12bis) permet de se faire une bonne idée de l’impressionnant travail de documentation historique de l’auteur.

Retour sur l’expo Moebius – Transeforme à la Fondation Cartier

Il y a un peu moins d’un mois, Antoine Torrens, mon coéquipier sur ce blog, donnait son avis sur l’exposition Moebius – Transeforme présentée actuellement à la Fondation Cartier, jusqu’en mars 2011 (). L’article d’Antoine m’avait plutôt donné envie d’y aller voir ; il pointait avec justesse certaines faiblesses, mais se montrait enthousiaste sur d’autres points. A mon tour de laisser un avis sur cette exposition qui, au final, m’aura agacée plus que réjoui. Pour relire l’avis d’Antoine, c’est ici : 10 réflexions sur l’exposition Moebius à la Fondation Cartier.


De quelques griefs

On en revient d’abord à l’éternel problème des planches originales. Je doute que ce blog ait une quelconque influence chez les scénographes d’exposition de bande dessinée, mais pourquoi exposer des planches originales ? La tradition est-elle si bien installée qu’il est impossible d’en faire abstraction et, ne serait-ce qu’une seule fois, de ne pas exposer des suites de planches originales, forcément lacunaires et en décalage complet avec la réalité de l’objet (une planche se comprend par rapport à ce qu’elle suit et à ce qui la précède, c’est une lecture à suivre). Antoine a bien résumé le problème et j’approuve mot pour mot sa remarque : « L’exposition des planches au rez-de-chaussée est, une fois de plus, complètement ratée. Il s’agit, au fond, de faire la queue pour lire une bande dessinée répartie sur la longueur d’une vitrine. ». Ici, le problème spatial posé par la planche originale est amplifié par la scénographie du rez-de-chaussée. Les planches sont présentées à la queue-leu-leu, le long d’un « ruban de Moebius » qui parcourt la pièce. Du coup, les visiteurs forment une chaîne en continu et, comme chacun s’arrête pour lire sa planche, il y avait risque d’embouteillages. Risque seulement parce que, sur la fin, les visiteurs ne lisaient plus les planches. Fatigue bien légitime : lire des planches de bande dessinée débout, en s’écorchant les yeux parce que ces fichus dessinateurs ne pensent pas aux visiteurs qui lisent leurs planches dans les expositions et écrivent trop petit, ce n’est pas très agréable, surtout quand ces planches sont tirées d’albums et de séries différentes et que, à moins de connaître l’album, il est difficile d’y comprendre quoi que ce soit (détail amusant : pour être sûr que les visiteurs ne comprennent rien, une suite de trois planches, de Chasseur déprime je crois, était exposée dans le désordre, la planche 4 avant la planche 3). Pour ma part, j’ai ressenti davantage d’émotion quand était présentée, peut-être parce qu’aucun collectionneur n’avait la planche originale, une page de la revue Métal Hurlant dans laquelle était publiée la planche. Cet objet là (la revue originale) me parle bien davantage par son grain vieilli et sépia qu’une planche originale qui, dans la plupart des cas, est la copie parfaite de la planche publiée, souvent en noir et blanc (et les couleurs sont, chez Moebius, un trait on ne peut plus essentiel), la plupart des temps dépourvue d’annotations de l’auteur. Ce n’est pas un document de travail de l’auteur sur lequel il aurait mis des ratures et des repentirs, ce qui lui conférerait un intérêt scientifique évident. La planche originale (ou du moins telle qu’elle est généralement exposée) est un objet froid qui n’a de valeur qu’en tant que fétiche réalisé par la main d’un auteur qu’on adule. N’étant pas le moins du monde fétichiste, il me laisse de marbre. Et c’est encore une phrase d’Antoine qui me sert de conclusion : « N’aurait-il pas été plus simple et plus pertinent de mettre simplement des bandes dessinées de l’auteur à la disposition des visiteurs ? ». Ce qui était fait à Archi et BD, d’ailleurs. Ici, c’est tout le rez-de-chaussée qui, dans une logique de présentation de l’oeuvre de Moebius, est rempli par des planches originales. Peut-être conscients des problèmes posés par les dessins originaux, les organisateurs ont placé un fac-similé géant d’un album entier de Blueberry.
Exposer des planches de bande dessinée comme des peintures ou des estampes uniques conduit parfois à des contresens, ou du moins à des pertes de sens par rapport à l’album original. Il y en a dans l’expo Moebius un très bon exemple : une suite de dessins représentant la métamorphose d’un homme en une sorte d’oeuf qui éclot est présentée le long d’un des murs. L’effet de métamorphose progressive, de dessin en dessin, est amusant : c’est l’une des spécialités de Moebius comme le rappelle le titre « Transeforme » qui met l’accent sur l’aspect organique de l’oeuvre du dessinateur. Seulement, cette suite de dessins présentée ici seule est en réalité l’ensemble des pages de gauche de l’album Le Bandard fou (1974). Dans cet album, Moebius déroule l’histoire de son personnage (le bandard fou) sur les pages de droite, tandis que les pages de gauche sont occupées par une sorte de flip book, la fameuse suite de planches exposées ici. Exposées seules et hors de ce contexte de publication, elles restent certes tout à fait lisibles, mais perdent ce qui faisait leur intérêt dans la bande dessinée : la découverte progressive et lente de la métamorphose (au rythme de la lecture de l’histoire page de droite) et son côté absolument ésotérique qui tend vers un comique de l’absurde gratuit typique de Moebius (dans Le Bandard fou, les pages de gauche n’ont strictement rien à voir avec les pages de droite, mais le lecteur ne peut pas s’empêcher de chercher des liens, ou d’y lire une forme de désinvolture amusée à l’égard du lecteur). Ce décalage humoristique est nécessairement absent de la présentation à l’exposition des pages de gauche seules.

Autre grief que je ferais à cette exposition : la présence aléatoire, voire l’absence, de cartels d’explication. Il y a en tout deux grandes pancartes (un pour chaque espace, rez-de-chaussée et sous-sol). Si la plupart des dessins présentés sont légendés, certains ne le sont pas du tout. Au sous-sol, le choix a été fait de remplir les murs de dessins « vierges » et de releguer tous les cartels sur le côté. Ce qui fait que, pour avoir la légende des derniers dessins, il faut aller à l’extrêmité opposée du mur. Je comprends l’idée qui veut que le mur soit ainsi libéré de texte et entièrement dévolu à l’image. Des cartons « portatifs » résumant l’intégralité des légendes sont fournis pour accompagner ces murs de dessins, mais je n’ai guère vu les visiteurs les utiliser, alors que les légendes permettaient de savoir que tel dessin avait été réalisé sur ordinateur (de surprenants dessins sur Amiga, ancêtre des ordinateurs de bureau dans les années 1980), que tel autre était un croquis pour Le Cinquième élément, etc. Il semble que le visiteur ne soit pas habitué à avoir besoin d’un support textuel pour une exposition. J’ai moi-même mis du temps avant de me rendre compte que, pour mieux comprendre l’exposition, il fallait lire le livret fourni à l’entrée au fur et à mesure de la visite pour avoir les explications générales sur les oeuvres présentées, démarche relativement inhabituelle dans une exposition où l’on préfère parfois les audioguides. Le petit livret est en effet factuel mais intéressant. Mais si cette lecture simultanée fonctionne dans le sous-sol où l’on peut regarder les oeuvres de loin, elle est plus délicate au rez-de-chaussée où on se presse le long du ruban de moebius pour lire les planches originales. Il devient difficile de lire à la fois les planches et le livret.
Le catalogue reprend le même principe que l’exposition : le moins de textes possible. Il est donc en grande partie composé d’images pleine page et les seuls textes sont une interview de Moebius et un choix de textes sur le thème de la métamorphose. Nous sommes loin de la « somme » sur Moebius annoncée, il s’agirait plutôt d’un « beau-livre » sur cet auteur, un solide catalogue à regarder plus qu’à lire.

Finalement, je me suis demandé ce que retiendrait de l’exposition un visiteur qui ne connaitrait pas Moebius ? Qui connaît l’oeuvre du dessinateur peut resituer telle planche, est familier avec l’univers et surtout sait que l’hermétisme, coupant court à toute compréhension et toute interprétation, fait partie de cet univers. Qu’en est-il de quelqu’un qui découvre Moebius avec l’exposition ? Ne risque-t-il pas d’être perdu dans ces images dont il ne possède pas la clé ? En réduisant au maximum les cartels et les explications, les organisateurs ont-ils pris conscience de ce risque, ou est-ce moi qui sous-estime les attentes des visiteurs non-spécialistes ?

Monstration contre démonstration : la malédiction de la bande dessinée exposée, ou un « air du temps » ?
Je me dois d’être honnête : il ne me viendrait pas à l’idée de me baser sur ma seule déception pour conseiller ou déconseiller cette exposition. Dans le cas d’Archi et BD à la Cité de l’architecture, j’avais clairement eu l’impression d’un décalage entre d’un côté l’ambition didactique pour un lieu d’exposition « scientifique » et de l’autre côté un résultat bien pauvre au niveau des connaissances et des idées soulevés. Dans Moebius-Transeforme, la Fondation Cartier a clairement fait le choix de la « monstration » contre la « démonstration » : émerveiller le visiteur par un déluge d’images plutôt que lui tenir la main pour apprendre et comprendre l’oeuvre de Moebius. En ce sens, l’exposition est réussie dans ses visées initiales. Le visiteur de cette exposition est surtout invité à contempler des images sans qu’on lui en explique le contexte. C’est un choix qui se défend tout à fait : après tout, dans les expositions d’art contemporain et les galeries, la démarche de l’auteur, son inscription dans un mouvement, n’est pas nécessairement explicitée. On se promène dans les allées, on commente telle ou telle image, on critique telle autre. Savoir d’où vient l’image importe peu : il suffit de la regarder et de ressentir des émotions. Il se trouve que, personnellement, j’ai du mal avec ces expositions qui font confiance à la passivité et à la subjectivité du visiteur face à des images à voir plus qu’à lire (tout le contraire d’une bande dessinée, en somme !).
Quand je parle de « monstration » contre « démonstration », je confirme d’ailleurs un des enthousiasmes d’Antoine sur la qualité de la scénographie et la recherche d’originalité. Si l’on excepte le rez-de-chaussée et ses planches originales, l’accent a été mis sur la variété des présentations : projections numériques de planches, accrochage traditionnel sur un pan de mur, présentation « organique » dans des structures noires posées au sol, vidéos variées. L’impression était clairement que, après avoir évacué la question des planches originales dans ce rez-de-chaussée pour collectionneurs monomaniaques, les scénographes s’étaient vraiment demandés « comment exposer de la bande dessinée ? » et avaient conclu, fort intelligemment, que pour exposer un auteur de bande dessinée, il fallait exposer autre chose que de la bande dessinée. D’où des vidéos, beaucoup d’illustrations et des agrandissements de planches choisies pour leur capacité à être admirée de loin. Il va de soi que l’oeuvre de Moebius se prête plus que parfaitement à ce petit jeu : polymorphe, elle est sujette à des interprétations multiples, qui peuvent, en effet, être profondément subjectives, selon le vécu de chacun.

J’en viens donc à ce qui m’agace : la prolifération, dès qu’il est question de bande dessinée, de ces expositions de « monstration ». Je le vois comme une malédiction qui veut qu’on ne puisse pas faire d’exposition didactique et intelligente sur la bande dessinée comme on le fait pour les autres arts. Des musées comme le Centre Pompidou et le musée du Louvre, pour ne citer que des musées parisiens (mais les autres musées des Beaux-Arts de France prennent le même chemin), mettent l’accent sur l’enjeu pédagogique des expositions d’art : de nombreux cartels très fournis, souvent avec plusieurs niveaux de lecture selon le courage du visiteur, des remises en contexte constante par rapport à l’époque évoquée, un catalogue scientifique extrêmement dense qui réunit des spécialistes de la question et fait le point des connaissances, tout cela n’empêchant une qualité esthétique et un plaisir de visite… Pourquoi cela ne serait-il pas possible pour la bande dessinée ? Le nouveau musée du CIBDI d’Angoulême a fait cet effort : la présentation des collections permanentes est un parcours très intéressant dans l’histoire de la bande dessinée. Je n’ai pas vu l’exposition « Poils, plumes et pinceaux » sur la bande dessinée animalière, mais j’ai l’espoir qu’elle soit de la même eau. Mais, si l’on excepte le CIBDI, centre de recherche actif sur la bande dessinée, les expositions scientifiques sur la bande dessinée manquent cruellement, comparativement aux autres domaines culturels. La plus réussie reste l’exposition de la Bibliothèque nationale de France en 2001 sur la bande dessinée européenne : de vrais concepts, de vraies réflexions, de vrais spécialistes. Je n’en connais pas d’autre, exception faite, là encore, de celles du musée d’Angoulême, comme si les autres institutions s’emparaient de la bande dessinée avec désinvolture, comme une exposition-détente où on met le cerveau de côté et dans laquelle il est inutile de tenir un discours construit ; c’était clairement le cas à Archi et BD à la Cité de l’architecture. Reste aussi le fait que la bande dessinée est plutôt « à la mode » et que c’est un moyen, pour ces institutions, de faire venir « de nouveaux publics », comme le disent souvent les plaquettes de présentation. Sur ce dernier point, il me semble que ce n’était pas du tout le cas de l’expo de la Fondation Cartier qui a l’habitude d’explorer des thèmes hors des sentiers battus.
J’aurais bien une réponse à mes interrogations sur l’absence d’exposition scientifique : la tradition des expositions de bande dessinée depuis près de cinquante ans privilégie les expositions-monstration. C’est souvent le cas des expositions de festivals, comme j’ai pu le constater une nouvelle fois, à Quai des Bulles. On y encense l’auteur avec force épithètes laudatifs, on présente une suite de planches originales de ces principales oeuvres sans guère d’explications pour les lire et comprendre la place qu’elles occupent dans l’histoire de la bande dessinée. Il y a toujours eu un vieux fond anti-intellectuel chez les amateurs de bande dessinée, mais il me semble tout de même que cette posture tend à se raréfier. En revanche, certains auteurs de bande dessinée ont fait de la scénographie d’expositions l’une de leur spécialité : je pense en particulier à François Schuiten et Marc-Antoine Mathieu. Pour eux, une exposition doit surtout reproduire une « expérience » pour le visiteur. On le transporte alors à l’intérieur de l’album dont on reproduit, grandeur nature, les décors. Il existe depuis plusieurs années un véritable dynamisme autour de ces expositions-spectacle et certains ateliers de scénographes déploient un véritable talent dans ce domaine, comme l’atelier Lucie Lom (http://www.lucie-lom.fr/) qui envisage la scénographie comme une démarche artistique à part entière. Je tire la notion « d’exposition-spectacle » de l’analyse enrichissante que Thierry Groensteen en fait dans son ouvrage La bande dessinée, un objet culturel non-identifié (éditions de l’an 2, 2006) : « L’exposition est comme une vérification du pouvoir illusionniste des récits dessinés : il me fait pénétrer dans ce monde virtuel constitué par la somme de toutes les cases alignées pour produire une histoire, un monde qui les déborde, les transcende, et m’apparaît, quand je lis, comme consistant. ».
Les expositions cherchant à recréer un univers et provoquer une expérience de visite par une mise en scène spectaculaire ne se trouvent pas seulement dans le domaine de la bande dessinée. S’agit-il d’un effet de mode ? C’était par exemple le cas de l’exposition sur le roi Arthur aux Champs Libres de Rennes, qui reproduisait un parcours dans la forêt de Brocéliande, à la découverte des chevaliers d’Arthur. L’aspect scientifique (histoire des textes, évolution du mythe) fut laissé à la seconde partie de cette exposition présentée à la BnF en 2009. Quoi qu’il en soit, il est manifeste que la qualité de certaines de ces expositions-spectacles a pu laisser une trace dans l’esprit des concepteurs d’exposition sur la bande dessinée au point d’oublier qu’une exposition peut aussi être l’occasion d’apprendre, plutôt que de ressentir.

Je ne peux pas m’empêcher de croire qu’une exposition basée sur la seule monstration y perd forcément. Je ne demande pas à ce que l’on force le visiteur à écouter ou lire des explications sur la pratique de dessinateur, sur l’évolution d’une carrière, sur l’histoire de la bande dessinée (Moebius n’est pas arrivé tout de suite à ce résultat, au contraire, son oeuvre est faite de tâtonnements constants). Mais certains visiteurs pourraient être contents d’apprendre quelque chose en sortant d’une exposition sur la bande dessinée, de se sentir moins bête. Des explications, même minimales, donnent une toute autre dimension. Un exemple : dans les planches projetées sur le mur du sous-sol (planches du dernier Chasseur déprime) se trouve un personnage féminin appelé « Pravda Van Pebbles » qui pratique le « survirage ». Tout cela est fort intrigant… Du moins pour qui ne connait pas l’album mythique de Guy Pellaert, Pravda la Survireuse, qui, en 1968, incarne la puissance psychédélique des productions graphiques qui sortent de la maison d’édition d’Eric Losfeld. Dans ce cas précis, une explication aurait été bienvenue sur cet hommage que Moebius rend, plus de quarante ans après, à ce symbole de la bande dessinée novatrice des années 1960. Il aurait été intéressant de souligner la filiation, Moebius commençant à la même date.

Cette réaction épidermique à l’absence de mise en contexte est peut-être une déformation d’historien travaillant sur la bande dessinée, que sais-je ? Il ne me reste plus qu’à faire mes propres expositions de bande dessinée… Ah oui, mais c’est ce que je suis en train de faire avec « Archi et BD, on refait l’expo » !

Luz, Rouge cardinal, L’Association, 2010// The King of Klub, Les Echappés, 2010

En cet automne 2010, si paisible sur le plan politique, il y a des caricaturistes qui ne chôment pas. Luz, dessinateur de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo depuis sa re-création en 1992, publie deux albums, Rouge cardinal à l’Association et The King of Klub aux éditions les Echappées. Sans oublier, au printemps dernier, toujours aux Echappées (maison d’édition de Charlie Hebdo), Robokozy, dont je vous laisse deviner la cible (éternelle, inépuisable source d’inspiration). Si Luz m’intéresse aujourd’hui, c’est parce que son principal talent, à mes yeux, est de savoir mêler les apports du dessin de presse à ceux de la bande dessinée.

Luz et la tradition du dessin de presse

Le petit album qui me sert de point de départ pour mon article du jour a pu passer inaperçu. Rouge Cardinal est paru dans la collection Mimolette de l’Association, collection réservée à des ouvrages à la pagination réduite, dans un format type comic books. L’histoire est celle de Malko, jeune garde suisse qui a promis à sa mère de donner au pape Jean-Paul II les chocolats qu’elle a préparé elle-même. Mais Malko se trouve bien malgré lui pris dans un complot organisé au sein du Vatican pour tuer le saint père… L’album republie une histoire parue entre décembre 2004 et avril 2005 dans Charlie Hebdo : plus de cinq ans se sont écoulés depuis et il est vrai que cette actualité n’est pas vraiment « chaude ». L’album n’en reste pas moins savoureux, bon exemple, sur un format réduit, du style violemment corrosif de Luz. Signalons enfin que, si l’histoire est si courte, c’est que la mort prématurée (mais réelle) de Jean-Paul II en avril 2005 a brutalement ruiné toute l’intrigue…
On pourra être surpris du mode de publication : L’Association qui publie, avec plusieurs années de décalage, une histoire parue dans Charlie Hebdo. J’ignore les circonstances exactes de la naissance de l’album, mais il faut bien signaler que Luz avait déjà publié dans cette même maison d’édition en 2002 Cambouis, un carnet personnel dans lequel le dessinateur donnait ses impressions sur l’entre-deux-tours des élections présidentielles de 2002 qui vit s’opposer Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen. Quant à l’Association, cela fait plusieurs années qu’elle travaille à rééditer des dessinateurs issus de l’équipe des éditions du Square qui, dans les années 1960-1970, tissèrent des ponts entre bande dessinée et dessin de presse : que l’on pense à leurs rééditions de Charlie Schlingo ou, mieux encore, à celles de Gébé, pilier de Charlie Hebdo, mort en 2004.

Certains, à ce stade de la lecture, pourront se demander pourquoi je tiens tant à distinguer « bande dessinée » et « dessin de presse ». Il est vrai que la distinction peut avoir quelque chose d’artificiel et que cela fait bien longtemps que des auteurs de bande dessinée pratiquent le dessin de presse, et inversement. Je reprendrais pourtant une citation de la chercheuse Nelly Feuerhahn : « ces deux manières [dessin d’humour et bande dessinée] localisent les marges les plus extrêmes d’un même continuum. » (numéro 10 de la revue Humoresques, p.81 ; 1998). Tous deux sont des objets graphiques, mais là où le dessin de presse recherche la condensation de l’idée en quelques traits, la bande dessinée étend la narration tout au long d’une histoire. Plus simplement, bande dessinée et dessin de presse, au cours du XXe siècle, se dissocient clairement en deux traditions artistiques distinctes qui, sans s’ignorer l’une et l’autre, élaborent des codes et des usages différents. En ce début de XXIe siècle où la bande dessinée ne se diffuse plus massivement par voie de presse mais préfère le support livresque, l’écart entre les deux spécialisations est manifeste… ce qui n’empêche pas certains dessinateurs de circuler de l’un à l’autre.

J’en reviens à Luz après cet intermède érudit, rassurez-vous. Vous n’aurez guère eu de mal à le comprendre : Luz fait partie des dessinateurs qui possèdent une vision syncrétique de leur pratique de dessinateur. Ce qui m’intéresse ici, la manière dont Luz exploite la narration et sort du seul dessin de presse, sans complètement sacrifier aux codes de ce dernier. Il n’est pas le seul et, en réalité, l’héritage des publications du Square (Hara-Kiri puis Charlie Mensuel et Charlie Hebdo) encourage justement cette fusion des arts graphiques. On retrouve donc cette caractéristique parmi les illustres aînés, Reiser, Fred, Gébé, Cabu, comme dans l’équipe du « nouveau » Charlie Hebdo reformé à partir de 1992 : Jul, Charb… Hors du cercle de Charlie Hebdo, on peut citer le cas de René Pétillon qui est à la fois un des dessinateurs du Canard enchaîné depuis 1993 et l’auteur de la série Jack Palmer depuis 1976.

Napoléon III transformé en Rocambole, personnage de romans, par André Gill dans La Lune en 1867

. L’héritage artistique des éditions du Square est par ailleurs un objet très disputé dans le monde de la presse satirique. Charlie Hebdo, créé par Cavanna et le professeur Choron, s’arrête en 1981 et son aîné Hara-Kiri en 1985. Lorsqu’un nouveau Charlie Hebdo est relancé en 1992 par Gébé, Philippe Val et Cabu (en fait d’une scission de La Grosse Bertha, autre journal satirique créé en 1991 et ayant récupéré les anciens de Charlie Hebdo), le professeur Choron, mécontent, relance Hara-Kiri en guise de réponse. Mais, tandis que Charlie Hebdo survit jusqu’à nos jours, la nouvelle version d’Hara-Kiri ne dure que quelques semaines. Choron relance ensuite avec Vuillemin La Mouise, à la parution irrégulière et diffusé par coloportage, diffusion interrompue par la mort du professeur Choron en 2005. Plus récemment, c’est le lancement en 2008 du tout aussi éphémère Siné Hebdo par le dessinateur vétéran Siné qui a scindé l’héritage des années 1960 (même si Siné se rattache à une tradition plus ancienne).

Parmi ses collègues dessinateurs de presse, Luz s’est trouvé une spécialité, en réalité vieille comme la profession : la caricature des personnalités qui composent « l’air du temps », principalement politiques, mais pas uniquement. Il renoue avec une forme de caricature spécifique : la caricature déformatrice, qui base la ressemblance sur une déformation outrée de certains traits physiques. L’un des grands maîtres de ce type de dessin de presse au XIXe siècle était André Gill (1840-1885), qui s’attaqua à l’empereur Napoléon III, mais aussi à de nombreuses personnalités politiques et artistiques de son temps. A côté de cette tradition ancienne, Luz pratique une forme de caricature plus récente, apparue dans le seconde moitié du XXe siècle : l’enlaidissement volontaire du trait et des personnages. Là, je m’avance sur un sujet que je n’ai pas étudié dans le détail, mais il me semble que, si Reiser a été un des premiers à pratiquer ce type de dessin outrée et sale à une époque où dominait la propreté et la sobriété du trait, lui ne pratiquait pas la caricature de personnalités. En revanche, l’enlaidissement graphique est un trait partagé par de nombreux dessinateurs ayant commencé dans les années 1970 ou après, tels Philippe Vuillemin, Tignous, Charb et Lindingre. Ils se situent en cela dans l’héritage de Reiser qui leur a, en quelque sorte, ouvert la voie.
C’est bien à cette double tradition du dessin de presse que se rattache Luz : le XIXe siècle et la puissance libertaire des années 60-70. Le thème même de Rouge Cardinal lui permet de s’en donner à coeur joie dans la représentation de Jean-Paul II, ou encore du cardinal Lustiger. Quant à King of Klub, le second album de mon article du jour, c’est un festival de caricatures de personnalités du monde de la musique (David et Cathy Guetta, Vincent Delerm, Elton John, etc.). Il n’y a pas que le trait qui soit outré chez Luz : il est aussi un adepte de l’humour scatologique ou sexuel excessivement provocateur, là encore à la suite de Reiser et Vuillemin qui popularisèrent ce type d’humour dans le dessin de presse, selon l’esprit du professeur Choron d’Hara-Kiri, grand adepte d’un humour potache violent. L’humour de Luz se veut extrêmement corrosif, n’épargnant aucune institution en place et se permettant absolument toutes les outrances, surtout les plus blasphématoires.

Dessin de Jossot pour L'Assiette au beurre, revue satirique, en 1902

Dans le Vatican de Luz, les cardinaux sniffent des rails de coke en forme de croix et le pape s’exprime uniquement par des flatulences. Ce ton puisamment libertaire, revendiquant un anticléricalisme sans concession et stigmatisant les hypocrises de l’Eglise, prend sa source dans des journaux satiriques de la Belle Epoque, tel L’Assiette au beurre dans les années 1901-1912.

Dessin de Philippe Vuillemin pour une tentative de relancement d'Hara-Kiri en 1993, en mensuel

Dans les années 1960, les revues des éditions du Square ne seront pas en reste, dans une société française où l’Eglise joue encore un rôle important, pour s’acharner sur cette cible décidément privilégiée. Hara-Kiri, Charlie Hebdo, et leurs avatars garderont intacts la tradition de la caricature anticléricale.

Fiction et fantaisie
Là où beaucoup de ses collègues dessinateurs de presse s’emploient principalement à tourner en dérision les personnalités et évènements politiques, à les interpréter à leur manière ou à se faire les observateurs ironiques de la société contemporaine, Luz est plus à l’aise dans le champ de la fiction et, surtout, de la fantaisie la plus débridée, sans pour autant perdre de vue la réalité. Son originalité réside dans ce grand écart : chez lui, l’exagération n’est pas seulement dans le trait, ni dans l’humour, elle est aussi dans le scénario qui distord la réalité avec un grand plaisir destructeur. Sa maîtrise de l’intrigue sur le long terme n’est pas si courante chez les dessinateurs de presse qui préfèrent souvent, lorsqu’ils se lancent dans la bande dessinée, des suites de gags courts, plus proches d’un humour de dessin de presse qui se concentre en quelques cases évocatrices. Dans Rouge Cardinal, Luz parvient à mener et mêler plusieurs niveaux d’intrigue : le garde-suisse et ses chocolats, le complot contre Jean-Paul II, les désirs incontrôlées de soeur Tarama amoureuse de son pape…
Avec King of Klub, le goût pour la fiction se voit encore davantage dans le recours, parodique, aux codes de la science-fiction. David et Cathy Guetta sont transportés en 2097, sur le « King of Klub », la plus grosse boîte de nuit intergalactique du cosmos dirigé par monsieur Jojoba. Les plus grands DJs et chanteurs du passé y sont clônés pour rassasier des millions de clubbers. Rassasier de concerts, bien sûr, mais aussi au sens propre, puisque les clônes servent ensuite de nourriture aux visiteurs. L’entremêlement complexe des intrigues est le même que dans Rouge Cardinal, et on peut même dresser quelques parallèles amusants, qui sont comme des tics d’écriture récurrents de Luz : les deux albums mettent en scène une figure de benêt qui se retrouve pris dans une histoire qu’il ne comprend pas (le garde suisse Malko/David Guetta), il y aussi une figure de savant fou (frère Bolino, le pédophile des Carpates/le professeur Raoul, inventeur de la machine à cloner les chanteurs), il y a aussi un enchevetrement de complots (dans King of Klub, Jojoba est menacé à la fois par le clone d’Elton John et par Kÿst, un groupe de Gospel Métal)…
Le talent de Luz est une facilité non seulement à passer de la réalité à la fantaisie (par l’exagération, ou par le recours à d’autres genres littéraires, comme le polar et la SF), mais en plus à garder cette fantaisie non pas sur un seul dessin (comme Plantu le fait couramment), mais au long de toute une histoire.

De la caricature appliquée à la musique


Parmi les innombrables personnalités caricaturées dans King of Klub, il faut remarquer le producteur Pascal Nègre, qui devient Rascal Pègre, adepte d’une cuisine à base de clones de chanteurs, et spécialistes des oeufs Moby ou des bananes de Dick Rivers. Rappelons que Pascal Nègre est un producteur de musique, le président d’Universal Music depuis 1998. Le représenter comme un cuisinier sadique qui n’aime rien tant que accomoder les artistes est loin d’être vide de sens… Bien d’autres acteurs de l’univers de la musique en prennent pour leur grade, en particulier Vincent Delerm, symbole de la « nouvelle chanson française », déjà épinglé par Luz dans son album J’aime pas la chanson française en 2007 (chez Hoëbeke). En son temps déjà, André Gill épinglait les artistes et représentait Richard Wagner comme un perceur de tympan.

Luz ne s’intéresse pas à la musique, et plus particulièrement à l’univers du clubbing, par hasard. Il est un grand amateur de musique et lui-même est DJ depuis 2003. Son parcours traduit cette tension vers la musique. Il collabore aux Inrockuptibles et King of Klub est d’abord paru dans les pages de la revue musicale Tsugi. Dans les années 2000, il devient chroniqueur-bd musical, si tant est que cette spécialisation existe, pour les différents journaux dans lesquels il travaille, ou pour son propre plaisir. Ces travaux, l’éloignant momentanément de l’actualité politique, lui permettent de partager, en images, sa passion pour la musique : dans Claudiquant sur le dancefloor puis Faire danser les filles (2005 chez Hoëbeke), il relate ainsi son passage de danseur à DJ. On le retrouve également dans un ouvrage sur l’histoire du rock, Rock Strips, dirigé par Vincent Brunner (2009 chez Flammarion). Et puis n’oublions pas J’aime pas la chanson française, un album sorti en pleine vogue de la « nouvelle scène française » qui lui permet de s’attaquer à Delerm, Kyo, Cali, Bénabar, Raphaël. Luz jouait alors aux briseurs d’icônes.
Qui aime bien châtie bien… D’où un King of Klub détonnant. Bien sûr, l’ouvrage sera plus facilement compris par les adeptes du clubbing, parce qu’il accumule références sur références. Mais même au-delà d’un public de connaisseur susceptibles d’identifier tous les clones de célébrité, l’imagination délirante de Luz est un vrai plaisir.

Pour en savoir plus :

Rouge Cardinal, L’Association, 2010
King of Klub, Les Echappés, 2010
Le site de Luz : http://www.stefmeluz.com/
Des dessins de Luz sur le site de Charlie Hebdo : rions un peu avec la burqa
Est récemment paru un ouvrage qui revient sur les éditions du Square et la revue Hara-Kiri : Mes années bêtes et méchantes, aux éditions Drugstore (scénario de Joub et dessin de Nicoby, d’après les souvenirs de Daniel Fuchs). Je ne l’ai pas lu et vous laisse donc vous faire votre propre avis.
Sur l’histoire du premier Charlie Hebdo, se reporter plutôt à l’ouvrage de Stéphane Mazurier, Bête, méchant et hebdomadaire, une histoire de Charlie Hebdo, Editions Buchet-Chastel, 2009
Merci au site http://www.harakiri-choron.com/ pour la couverture de La Grosse Bertha par Vuillemin