Baruthon 10 : L’enragé, Dupuis, 2004-2006

Avec la parution en 2004 de L’enragé chez Dupuis, dans la collection Aire Libre, Baru renoue avec un récit dense et de longue haleine, comme avait pu l’être L’autoroute du Soleil en 1995. Les 140 pages de ce nouveau récit, publiées en deux volumes, interviennent après une phase (1995-2004) plus expérimentale. L’enragé marque le lecteur parce qu’il est un récit de grande ampleur, tant esthétiquement que dans le discours qu’il porte sur notre société actuelle, préoccupation centrale de l’oeuvre de Baru. Mais là où, dans L’autoroute du soleil, primait le jeu narratif de la course-poursuite et de la quête sans but, motif présent chez lui dès les débuts, L’enragé contient un discours plus construit, plus nuancé également, et une structure moins linéaire. Au plaisir de lire une belle histoire vient s’ajouter l’invitation à réfléchir à la France du XXIe siècle.

Remarque liminaire : comme on était en droit de s’y attendre après sa nomination comme Grand Prix du FIBD d’Angoulême 2010, l’année 2010 a été riche en rééditions pour Baru. A titre indicatif, je signale pour ce trimestre la réédition par Dupuis, en un seul volume, de L’enragé dont je vous parle aujourd’hui, et l’activité de la maison d’édition les Rêveurs qui ont réédité La piscine de Micheville en début d’année et qui insistent en ce mois de novembre avec un Villerupt 66 qui réunit quelques uns des premiers albums de Baru liés au cycle de la jeunesse ouvrière dans les années 1960. J’y reviendrais en janvier.

Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Baruthon 6 : L’autoroute du soleil
Baruthon 7 : Sur la route encore
Baruthon 8 : Bonne année et autres récits sociaux
Baruthon 9 : Les Années Spoutnik

Le chemin parcouru : L’enragé comme aboutissement

Je vous ai martelé tout au long de ce Baruthon la cohérence de l’oeuvre de Baru : cohérence esthétique, évidemment (du moins à partir du moment où son trait se stabilise dans les années 1990), mais surtout cohérence des thèmes, puisque chaque oeuvre est comme une nouvelle déclinaison d’obsessions identiques. L’enragé n’échappe à la règle, et peut-être encore moins que les autres. A mon sens, il est plus « classique » que les albums qui le précèdent immédiatement dans la chronologie de la carrière de l’auteur : ils se proposaient comme des exercices de style. Exercice de narration à plusieurs voix pour Sur la route encore, incursion dans le genre de l’anticipation pour Bonne année et Avoir vingt ans en l’an 2000, référence au et appropriation du récit d’enfance dans Les Années Spoutnik. Il marque au retour au récit de formation dont Baru s’était fait la spécialité dès ses débuts dans Pilote.
La proximité avec les albums précédents se lit bien évidemment dans l’intrigue principale, qui s’inspire du Chemin de l’Amérique, paru plus de dix ans auparavant. L’histoire est celle d’Anton Witkowsky, jeune fils d’immigrés polonais vivant dans une cité de la banlieue parisienne. Elève turbulent, il n’a qu’un seul désir, attisé par de petits succès à l’échelle de son quartier : devenir boxeur professionnel. Que son père le lui interdise a bien peu d’effet ; il accomplit son rêve, devient champion d’Europe, et va défier les grands champions américains. Habité par une rage de réussir insupportable, que l’on comprend comme une tentative de sortir de la condition sociale initiale de sa famille, Anton Witkowsky doit cependant affronter de multiples écueils : l’ivresse de la gloire, les pièges dressés par ses adversaires et le mépris de son père et de son ami d’enfance, Mohamed Meddadi, devenu journaliste à L’Equipe. Pour mémoire, Le chemin de l’Amérique raconte aussi l’ascension d’un jeune boxeur, français d’Algérie rattrapé par la guerre d’indépendance de 1954-1962. Si la trame et surtout le caractère des deux personnages sont différents, le point de départ est le même : l’élévation sociale par la boxe et le poids de la condition sociale dans un destin individuel. Le parallèle entre les deux albums peut nous enseigner encore beaucoup sur l’évolution de l’oeuvre de Baru, j’y reviendrais.
Cette construction, au sein de son oeuvre, d’un parallèlisme entre d’un côté l’immigration dans son rapport à la culture des années 1950-1960, particulièrement ouvrière, (Le chemin de l’Amérique) et de l’autre l’immigration dans son rapport à la culture des banlieues des années 1990-2000 (L’enragé) est un acquis de la phase de transition (1995-2002) qui sépare L’autoroute du soleil (se rappeler de la première scène où on assiste à la fin du vieux monde ouvrier) de L’enragé. Après que Baru ait consacré la première partie de sa carrière (1983-1994) à l’évocation de la jeunesse ouvrière et des décennies dites des « Trente Glorieuses », il commence à s’intéresser à la banlieue dès L’autoroute du soleil, puisque les deux héros visitent, le temps d’une émeute, la banlieue lyonnaise. Par la suite, Bonne année vient confirmer que la banlieue HLM, faite barres d’immeuble et souvent traitée dans les médias ou par les hommes politiques comme une France à part où l’insécurité et le chomage règnent sans espoir de renouveau, est le nouveau paysage de prédilection de Baru. En ce sens, Baru rappelle à ses lecteurs que du monde ouvrier historique aux banlieues pauvres modernes se dessine l’histoire des immigrés en France, réduits à la marge économique, sociale et désormais spatiale. Les problématiques d’exclusion, de précarité, de culture exclusive sont les mêmes d’un espace à l’autre et d’une époque à l’autre. Si Baru s’intéresse plus volontiers à la jeunesse de cette culture immigrée (ceux que l’on appelle souvent la « seconde génération ») et non à leurs aînés arrivés en France, c’est pour décrire son aspiration profonde à justement sortir d’une condition originelle insupportable. C’est cette histoire que raconte L’enragé, et sans doute est-elle plus que jamais à méditer. De témoin d’une époque passée qu’il était à ses débuts, Baru en est venu à nous confronter à l’actualité la plus brûlante.

Actualité et « effet de réel »

Chez Baru sont essentiels les « effets de réel » qui rendent l’histoire non seulement vraisemblable, mais crédible par rapport à la réalité du monde. Dans L’enragé, le rapport au réel semble de plus en plus assumé. Dans les albums précédents, les allusions à l’actualité ou à des problématiques politiques ou sociales étaient périphériques par rapport à l’intrigue principale, ou traitées de manière détournées. Dans Bonne année, la transposition dans un univers d’anticipation permettaient de traiter la getthoisation des banlieues : il décrivait alors un réveillon 2010 de fiction où la France était gouvernée par un président ressemblant fort à Jean-Marie Le Pen. Mais le nom du leader du Front National n’était pas mentionné (même si son portrait suffisait à le reconnaître). Cette fois, le traitement du réel est frontal : l’aventure d’Anton Witowski se déroule bien de nos jours, et parfois même au jour le jour.
Par où passent les effets de réel dont Baru s’est rendu maître ? On retrouve bien sûr certains tics d’écriture déjà présents dans d’autres albums, en particulier dans Le chemin de l’Amérique, frère aîné de L’enragé. Je les rappelle, mais les fidèles lecteurs du Baruthon doivent finir par les connaître. Je précise tout de même que, dans L’enragé, ces procédés sont démultipliés, comme s’ils étaient, là encore, davantage assumés. Baru inclut dans l’histoire des articles de journaux (l’un de ses personnages, Mohamed Meddadi est opportunément journaliste), « dessine » des photographies et invente de fausses couvertures de magazines (Rolling Stone, Inrockuptibles, Voici : il parvient à saisir l’esprit de chacun de ces titres). On retiendra celle qui s’inspire d’un portrait de Phil Spector par Guy Pellaert ; par respect pour sa source ou par instruire son lecteur, Baru précise la provenance réelle de l’image.
Et puis, il y a la sensibilité de Baru à l’actualité la plus brûlante. Il explique souvent que ces albums partent d’un ressenti face à un fait de société ou à un événement qui le touche et sur lequel il souhaite s’exprimer. L’effet de réel est tel que la réalité dépase bien souvent la fiction. On ne peut s’empêcher d’être étonné par l’épilogue dans lequel des émeutes se produisent suite à une descente des jeunes de banlieue sur la capitale (ces émeutes fictives sont censées avoir lieu durant l’été 2005). Le second tome de L’enragé paraît au printemps 2006, soit quelques mois après les émeutes de l’automne 2005 survenues après la mort de deux jeunes de Clichy-sous-Bois poursuivis par la police. Les fausses couvertures de journaux imaginées par Baru sont très proches de celles qui paraissent alors, montrant de nombreuses voitures retournées et brûlées. Les résonances entre la fiction et la réalité, quoique frappantes au vu de la concomitance entre la parution de l’album et les émeutes de 2005, ne sont pas si étonnantes. Baru a répondu dans une interview donnée à actuabd qu’il a commencé à concevoir l’intrigue au milieu des années 1990 (ce qui exclut les émeutes de 2005) et que des crises comparables aux émeutes de 2005 avaient pu lui servir de sources d’inspiration (pour mémoire, des émeutes de même type eurent lieu à Vénissieux en 1981 ou à Vaulx-en-Velin en 1990). Et il ajoute : « Il ne fallait pas être devin pour savoir, qu’un jour ou l’autre, cela allait à nouveau péter. Je n’ai rien inventé. ».
Quoi qu’il en soit, les émeutes de 2005 ont en quelque sorte prouvé l’exactitude du propos que Baru tient sur les banlieues, par des fictions, depuis 1995. Au passage, l’épilogue lui sert aussi à introduire, plus discrètement cette fois, des allusions à de célèbres affaires de la présidence de Jacques Chirac : l’affaire Maurice Papon et l’implication du chef de l’Etat dans l’affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris.

En ce sens, et parce qu’il n’hésite plus à affronter l’actualité et les questions politiques à vif et sans détour, Baru montre dans L’enragé qu’il a considérablement évolué, dans son traitement du réel, par rapport aux années 1980. Deux exemples. Dans Cours Camarade, il s’agissait de dénoncer la montée électorale du Front National par une course-poursuite entre deux fils d’immigrés et un groupe de bastonneurs racistes ; mais le parti d’extrême-droite n’était pas cité explicitement et cet enjeu « didactique » de l’album devenait vite un simple pretexte face à l’histoire elle-même. Même chose dans Le chemin de l’Amérique, qui traitait de la guerre d’Algérie : le propos politique était bien présent, mais, à l’image du héros empétré dans ses contradictions, il n’était pas encore pleinement inscrit au sein de l’histoire. Baru y introduit un narrateur qui nous explique les ressorts politiques du destin de Saïd Boudiaf et sépare ainsi la fiction de son explication. L’enragé, à l’inverse, est un des premiers récits de Baru à supprimer la présence du narrateur, remplacé par des commentateurs sportifs ou des manchettes de journaux. En d’autre termes, le « commentaire » de l’action est intégrée à l’action, et non mise à distance par un narrateur externe. Dès lors, c’est au lecteur de faire lui-même le travail de réflexion et d’analyse de l’histoire qu’il vient de lire, par rapport à l’actualité qui le touche. Certes, Le chemin de l’Amérique traitait d’un événement passé et nécessitait peut-être de prendre davantage le lecteur par la main (et je rappelle que le scénario de cet album était cosigné par Jean-Marc Thévenet). Il me semble pourtant que la gestion du propos politique y était plus maladroite que dans L’enragé où elle s’accorde parfaitement avec la narration.

Un héros tout en nuances

Une fois de plus, c’est dans la narration que Baru nous surprend le plus. Et là encore ses « progrès » en la matière son incontestable si on rapporte L’enragé au début du dessinateur. Il faut dire qu’en vingt ans, les conditions de publication de Baru ont considérablement changé. Ses premiers albums paraissaient d’abord en revue (Pilote, L’Echo des savanes), par livraison. En albums, ils ne devaient pas excéder la pagination habituelle (une cinquantaine de pages). Difficile, dans ces conditions, de tenir une narration touffue. Mais depuis, L’autoroute du soleil et ses quatre cent pages sont passées par là, libérant Baru de la contrainte spatiale. Son passage chez Casterman, qui promeut depuis (A Suivre) des albums de bande dessinée aux « ambitions littéraires » a pu jouer également dans cette nouvelle liberté. Les conditions de publications de L’enragé autorisent le déploiement sur 130 pages d’une intrigue complexe, sur plusieurs niveaux et avec de nombreux personnages.
En effet, l’album paraît dans la collection « Aire Libre » de Dupuis. Cette collection, créée en 1988, part du même constat que celui opéré par Casterman lors de la création d’(A Suivre) en 1978 : la tradition de la bande dessinée belge (Tintin et Spirou) est en perte de vitesse et les éditeurs belges doivent sortir du seul domaine enfantin pour aller voir du côté de la BD adulte dont le succès est envahissant. Avec Aire Libre, Dupuis, outre tenter de conquérir un nouveau public, s’inspire des formules de Casterman : pagination plus libre, recherche d’une « densité romanesque », fin du principe de série… Si les premiers albums sont encore signés par des héritiers de l’âge d’or belge (Cosey, Griffo, René Hausman, Hermann, Frank, qui en profitent pour livrer des récits aux ambitions renouvelées), la collection montre vite qu’elle est aussi capable de s’adapter à une nouvelle génération d’auteurs, en accueillant Emmanuel Guibert (Le photographe), Christophe Blain (Le réducteur de vitesse), Blutch (Vitesse moderne), Etienne Davodeau (Chute de vélo), Emmanuel Lepage (Muchacho), Jean-Philippe Stassen (Le bar du vieux français).

J’en viens donc à parler de la narration. Baru se risque vers une narration complexe, loin de la linéarité de L’autoroute du soleil. Le fil du récit, qui relie le début à la fin, est la description du procès d’Anton Witowski durant l’été 2005 pour un crime dont on apprend la nature qu’assez tardivement. A partir du procès démarre, en flash-back, le récit de la vie du boxeur à partir de son adolescence. Il s’arrête sur plusieurs moments importants pour comprendre les enjeux du procès. D’emblée, Baru nous tient en haleine avec un suspens emprunté au genre policier. La suite de l’intrigue nous confirme cette source d’inspiration, que Baru a par ailleurs déjà utilisé dans L’autoroute du soleil ou Sur la route encore. A la fin du tome 1 démarre une intrigue secondaire qui devient centrale dans le tome 2 : l’histoire d’amour entre Anton et Anna, intimement mêlée à l’intrigue policière… Je n’en dirais pas plus. Il vous suffit de savoir que L’enragé contient les ingrédients narratifs du polar : des mystères à percer, des trahisons, des révélations soudaines. La plaidoirie de l’avocat du boxeur est un des motifs typiques. Baru emploie donc la même complexité narrative qu’un récit policier, qui suppose de ne pas tout révéler au lecteur, de cacher l’essentiel pour mieux faire apparaître la surprise.
Un autre raffinement apparaît dans le traitement du personnage principal. Risquons-nous, pour la dernière fois, à une comparaison avec Le chemin de l’Amérique. Le personnage de Saïd Boudiaf y était dépeint comme un héros positif chez qui ressortaient avant tout des qualités : l’honnêteté, l’obstination, le sens de l’honneur… Le dilemme dans lequel il était placé (aider ou ne pas aider les indépendantistes) en devenait d’autant plus cornélien, mais était bien propre à son haut sens de la morale (choisir entre l’illégalité et le rejet des siens). Anton Witowski est bien loin de cet idéal, et Baru s’emploie à nous présenter, avant tout, ses défauts. Il est certes aussi obstiné et courageux que Boudiaf, mais surtout, il est impulsif et orgueilleux, trop pressé de grimper en haut de l’échelle. Sa prétention démesurée le conduit à se donner sans cesse en spectacle, à boxer sans honneur et à nourrir la presse people par ses frasques. Il se brouille avec son meilleur ami Mohamed Meddadi en refusant de renouer le contact avec son père. On lui voit aussi des faiblesses car, dans le fond, « l’enragé » est un être faible, sujet au remord sans pouvoir rien y faire et sans pouvoir se maîtriser. Ce qui était une qualité chez Saïd Boudiaf, l’ambition, se transforme chez Anton Witkowski en un handicap.
On se souvient que, dans une interview donnée à PLG en 2000, Baru indiquait il préférait imaginer des personnages d’immigrés ou fils d’immigrés positifs : « [Les immigrés] souffrent d’une image réelle tellement négative que pour moi, c’est presque un devoir moral de les représenter de manière positive. ». Pourtant, dans L’enragé, le souci de la nuance, de l’effet de réel, semble avoir pris le pas sur ces réticences. Le héros de l’album est rendu plus crédible justement parce qu’il ne se veut pas exemplaire. Il ne défend aucune cause mais péche par égoïsme. Il n’a d’ailleurs pas un caractère entier mais évolue tout au long de l’album, ce qui se traduit graphiquement par de multiples changements physiques. Baru évite ainsi toute naïveté et démontre son savoir-faire de décrypteur de la société.

Pour en savoir plus :

L’enragé, Dupuis, collection « Aire Libre », 2004-2006 (2 volumes). Réédition à l’automne 2010 en une seule intégrale.
Une interview de Baru à l’occasion de la sortie de l’album en 2006 sur actuabd (de nombreuses images)

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