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Bande dessinée et science fiction pré-1945 : Spirou par Rob-Vel

Tout récemment aux Presses Universitaires de Bordeaux est sorti un numéro spécial d’Eidolon, Les dieux cachés de la science-fiction française et francophone, dirigé par Natacha Vas-Deyres, Patrick Bergeron, Patrick Guay, Florence Plet-Nicolas et Danièle André. Cet ouvrage collectif est le résultat d’un projet de recherche mené par le CLARE de l’univerité Bordeaux Montaigne, l’université du Nouveau-Brunswick et l’université de Québec à Chicoutimi. Il constitue les actes d’un colloque international, et francophone, tenu en 2012 à Bordeaux. J’ai rédigé dans ce cadre un article au titre un peu longuet « L’affrontement des traditions dans la science-fiction française pour enfants de l’immédiat après-guerre ». Dans cet ouvrage qui se veut une somme de contributions sur une période (la deuxième moitié du XXe siècle) et une aire linguistique (l’aire francophone), la bande dessinée est représentée par trois autres articles qui reviennent sur des classiques du genre : celui de Jérôme Goffette sur Enki Bilal, celui de Charles Combette sur Blake et Mortimer et celui de Florence Plet-Nicolas sur Valérian.

Le but de mon article, qui venait aussi accompagner une série que j’avais réalisée sur la bande dessinée de science-fiction décennie par décennie, était d’éviter de traiter les « chefs-d’oeuvre » du genre pour une approche plus globale qui s’intéresserait autant à la production mainstream qu’aux œuvres passées à la postérité. Je regrette de n’avoir pas eu le temps de mener le travail jusqu’au bout, vers un traitement de la « masse », d’ordre statistique (peut-être pour un prochain article !). La période qui m’a intéressé était celle de l’immédiat après-guerre (1944-1960), pour l’ère franco-belge, là aussi parce qu’il me semble que c’est une période relativement méprisée de l’histoire du média. On retient plus souvent, en matière de SF, les grandes séries des années 1960-1970 (Barbarella, Lone Sloane, L’Incal, Valerian…) qui correspondent, il faut bien le dire, à une forme d’âge d’or où la bande dessinée de SF française semble « s’aligner » sur les thèmes les plus adultes du genre écrit (?). Mon second regret est de ne pas avoir creusé la question des liens entre la production écrite et la production graphique (encore un sujet d’article!).

De fait, les années 1940-1950 sont généralement considérées comme une période où la science-fiction graphique française copie la production américaine. J’ai cherché, dans cet article, à interroger ce lieu commun et, tout particulièrement, en le confrontant à l’existence d’une tradition européenne de science-fiction graphique, la fantaisie scientifique, ainsi qu’aux enjeux de didactisme et de vraisemblance qui, là aussi, à tort ou à raison, caractérisent la sphère francophone. Le terme « d’affrontement » du titre, bien que porteur d’une dramatisation attirante, ne rendait pas justice à ce qui constitue plutôt la séparation de la science-fiction graphique francophone en deux branches distinctes mais capables de dialoguer : d’une part les héritiers de la fantaisie scientifique, d’autre part ceux du space opera à l’américaine. Des séries comme Valerian et Barbarella auront justement à cœur, dans les années 1960, de synthétiser ces deux tendances.

Je voulais profiter de cette parution pour poursuivre mes réflexions sur la science-fiction graphique d’avant les années 1940. Car si on connaît bien les créations post-1945 (Les Pionniers de l’Espérance, Guerre à la Terre, Blake et Mortimer…), celles qui précèdent sont moins connues, et il me semble utile d’interroger la façon dont la science-fiction pénètre réellement dans la bande dessinée pendant la première moitié du XXe siècle. Mes interrogations portent, notamment, sur la part réelle de l’influence américaine et des séries publiées à partir de 1936 (Flash Gordon, Brick Bradford, Buck Rogers). Il y a là, me semble-t-il, deux questions à soulever : quelle science-fiction graphique lisaient les enfants des années 1920 et 1930 (voire avant), et comment pouvaient-ils intepréter ces œuvres. Je répondrai à ces questions sur le mode du fragment et traitant œuvre par œuvre. Ce texte, et les potentiels suivants, vient donc compléter mon précédent article sur la SF des années 1930 consacré à Alain Saint-Ogan et Pellos.

Les premiers Spirou et la science-fiction

Ce qui m’a amené à revenir à la SF post-1945 est la lecture de la bonne réédition Spirou par Rob-Vel par Dupuis l’année dernière. On trouve dans cette intégrale des premières aventures du jeune groom bruxellois les récits réalisées par Rob-Vel, créateur du personnage, entre avril 1938 et septembre 1943. La série Spirou suit le cheminement de beaucoup de séries de l’époque : après quelques mois comme série à gags, elle devient, à partir d’octobre 1938, un feuilleton d’aventures où chaque « aventure » (en tant qu’unité narrative, avec un début et une fin) est découpée au rythme d’un épisode par semaine, en planches ou strips. La pré-publication n’étant pas systématique à l’époque1, le nombre d’épisodes composant une aventure pouvait être très variable. En cinq ans, Rob-Vel dessine une dizaine d’aventures.

Depuis Harry Morgan (notamment Principe des littératures dessinées, 2003), nous savons que la bande dessinée de la première moitié du XXe siècle est étroitement liée, au moins dans ses thèmes et sa narratologie, à la littérature d’aventures populaire, et particulièrement avec les littératures dites « de l’imaginaire ». Spirou n’échappe pas à la règle. Les aventures du groom reprennent des thèmes traditionnels du roman d’aventures : aventures coloniales, western, piraterie, robinsonnade et, naturellement, science-fiction. Pour être exact, parmi les 12 aventures à suivre de Spirou par Rob-Vel, 3 empruntent en tout ou partie leurs thèmes à la littérature de science-fiction (les titres indiqués sont des titres forgés lors de republications, les aventures n’ayant pas de titres en propre à l’origine) :

  • L’îlot mystérieux/le robot géant (octobre 1938-octobre 1940)
  • Spirou dans la stratosphère (février 1943-juin 1943)
  • Spirou et l’homme invisible (juillet 1943-septembre 1943)

Je vais commencer par les deux plus récents (Dans la stratosphère et L’homme invisible) pour revenir ensuite sur L’îlot mystérieux, de loin le plus singulier des trois récits.

Rob-Vel-Spirou-1943

Spirou sur la planète Zigomus, entre le space opera et le merveilleux féérique : vaisseau spatial à la Buck Rogers, mais lutins-extraterrestres.

L’histoire publiée entre février et juin 1943 est généralement connue sous le nom de Spirou dans la stratosphère. Elle relate les aventures du groom envoyé par erreur sur la planète Zigomus, où il découvre deux races d’humanoïdes, des nains dodus appelés Zigotos et leurs voisins, les maigres Grognons. Bien sûr, les deux races sont en guerre et Spirou se retrouve au milieu du conflit. Il doit se marier avec la princesse des Zigotos, la délivre des Grognons et s’en retourne sur Terre. La structure du récit reprend celle de la plupart des romans d’aventure spatiaux depuis le début du siècle : après un bref voyage dans l’espace, le héros se retrouve dans un autre monde, un univers de fantasy. Ce motif est celui, pour l’aire francophone, du Docteur Omega d’Arnould Galopin (1906) ou du Prisonnier de la planète Mars de Gustave Le Rouge (1908). Il peut aussi rappeler, plus indirectement, Une princesse de Mars de Rice Burroughs (1912) ou Au-delà de la planète silencieuse de CS Lewis (1938). Quelques similitudes existent dans les thèmes avec ces romans : le hasard dans le départ pour l’espace, la présence de deux races antagonistes d’extraterrestres, l’ingérence d’un terrien dans la politique de la planète… Non qu’il fasse en déduire une influence directe, mais Rob-Vel va piocher dans des thématiques de science-fiction spatiale venant du début du siècle. Dans le graphisme, Rob-Vel se situe nettement sur le terrain de la fantaisie scientifique, que ce soit dans la représentation du vaisseau ou dans l’apparence des humanoïdes, sans compter le nom imaginaire de la planète. Il n’est pas question ici de faire une œuvre de science-fiction fondée, même de loin, sur les données de la science, mais au contraire de proposer un récit ressortant davantage d’un merveilleux scientifique. Les « Zigotos » de la planète Zigomus font nettement plus penser à des lutins (ils vivent dans des maisons-champignons et adoptent un style pseudo-médiéval). Sans doute est-ce par son graphisme que le récit diffère le plus de ses modèles littéraires en renforçant un lien iconographique avec l’imaginaire des contes de fées. Enfin, il est remarquable de constater que l’influence américaine n’est pas totalement absente : ainsi le vaisseau qui emporte Spirou sur la planète Zigomus semble directement inspiré des vaisseaux de Buck Rogers, même si le reste de l’histoire n’a qu’un lointain rapport avec ce comic strip. Rob-Vel ayant momentanément travaillé aux Etats-Unis, comme assistant de Branner, il est fort probable qu’il y ait trouvé matière à inspiration.

Spirou et l’homme invisible, comme son nom l’indique, reprend un autre thème traditionnel de la littérature de science-fiction : un savant invente un produit qui rend invisible. La suite du récit n’a rien à voir avec celui de Wells (1897) : le savant s’applique le produit par erreur, et non volontairement, et va trouver Spirou pour le sortir de cette situation. Nous sommes loin de la réflexion tragique sur la figure du savant fou et mégalomane présente dans le roman. La suite de l’aventure est une série de gags et de rebondissements basés sur l’invisibilité. A notre connaissance, c’est le premier exemple, dans la bande dessinée française, de parodie du thème de l’homme invisible. Après guerre, Saint-Ogan avec Zig et Puce et Pierre Lacroix avec Bibi Fricotin reprendront un principe identique.

Ces deux récits témoignent surtout de l’influence pregnante des grands thèmes de la science-fiction de la Belle Epoque sur la bande dessinée des années 1940, et de la façon dont ces thèmes sont detournés vers le burlesque et la fantaisie. En un sens, Rob-Vel parodie Wells et les auteurs du merveilleux scientifique de son temps, à la fois par l’exagération des thèmes et le recours au comique. En outre, la fusion entre des motifs issus du merveilleux scientifique et d’autres issus du merveilleux féérique rappelle, dans le domaine graphique, Alain Saint-Ogan qui s’adonna largement à ce type de mélange, et peut-être, dans le domaine cinématographique, les « fantasmagories » de Méliès (1902), une des matrices visuelles de la science-fiction de la période.

Rob-Vel-Spirou-1938

Découverte de l’îlot mystérieux : en quelques cases, de la science-fiction à l’exotisme égyptophile

L’histoire longue qui paraît entre octobre 1938 et octobre 1940 est nettement plus singulière : elle ne fait plus seulement référence à un type de roman de science-fiction (le voyage spatial merveilleux / l’homme invisible), mais combine des thèmes très différents. Commençons par la trame initiale. Spirou, accompagné du riche américain Bill Money et du notaire Papyrus, part pour un voyage maritime autour du monde. Ils découvrent un mystérieux îlot sous-marin artificiel qui se trouve être la reconstitution d’un temple égyptien plein du machinerie fantasmagorique, et autant de piège, automates, etc… Ils vont y rencontrer le servant unijambiste Biscornu, une armée de robots égyptiens, une princesse à sauver, un lézard géant ainsi que l’écureuil Spip qui devient alors le compagnon de Spirou. Il est difficile de démêler les inspirations de ce récit hétéroclite dont le scénario est très clairement inventé au fur et à mesure (ainsi, il est question lors de leur entrée dans l’îlot de « six épreuves » à traverser, mais une seule nous sera réellement présenté ; de même, le decorum égyptien n’est jamais véritablement expliqué). Il semble surtout que Rob-Vel mélange des thématiques extrêmement variés du roman d’aventures. Ainsi, pour reprendre la catégorisation de Matthieu Letourneux 2, il exploite à la fois l’exotisme géographique (découverte d’une île perdue), historique (l’orientalisme égyptophile a été relancé par l’ouverture de la tombe de Toutankamon en 1921), et fantastique, justement par la présence de la science-fiction.

Essayons de nous y retrouver dans cet écheveau de références, en comprenant bien que le but n’est pas de trouver d’où vient, directement, l’inspiration de Rob-Vel, mais plutôt de souligner la diversité de son approche de la science-fiction et de ses connaissances des stéréotypes de cette littérature :

  • le thème de l’île artificielle est récurrent dans la littérature populaire française des années 1920-1930 (voir Harry Morgan). On peut trouver des similitudes avec les romans de Maurice Champagne (L’île engloutie – 1929) et André Mad (L’île de Satan – 1930) ;
  • la présence d’un lézard géant agressif vient tout droit des récits de monde perdu, depuis Verne, Rice Burroughs et Conan Doyle ;
  • Spirou et ses compagnons affrontent de nombreux robots, androïdes géants ou miniatures composant une véritable armée. Le thème de l’automate est ancien. Ici, la citation explicite du mot « robot » et la présence en masse de ces créatures renvoie plutôt au robot moderne des années 1920 (Karel Capek), même si l’apparence égyptienne et le côté géant peut faire référence au mythe du golem ;
  • le savant fou qui possède l’île utilise des ondes pour contrôler les esprits. Ses dons d’hypnose rappelle en partie le Docteur Mabuse de Norbert Jacques (1921).
Rob-Vel-Spirou-1938

Robots contre robots : exploitation spectaculaire et hyperbolique du motif de l’androïde

Nous trouvons là un concentré des thèmes de la littérature populaire et du merveilleux scientifique tel qu’il se répand dans la culture occidentale par la littérature, la bande dessinée et le cinéma. Plus érudit que moi saurait sans doute repérer des références visuelles ou narratives plus directes. La présence de la science-fiction dans ce récit a donc deux caractéristiques : elle se traduit par la représentation d’une science spectaculaire et non réaliste ou didactique (voir l’épique combat de robots) ; elle fonctionne par l’accumulation désordonnée de références à des stéréotypes du genre, dans sa dimension populaire et non savante ou didactique. Il faut rappeler qu’en plus des bandes dessinées, le journal Spirou publie des romans d’aventures (quoique peu ou pas de science-fiction). Il y a donc une certaine homogénéité des contenus recherchée dans la revue.

Rob-Vel-Spirou-1938

Rob-Vel n’oublie pas, au détour d’une case, les machines comiques de la fantaisie scientifique à la Robida

A travers ce récit, il me semble donc que Rob-Vel déforme la tradition graphique de la fantaisie graphique en s’engouffrant davantage dans la veine du roman d’aventures : le but n’est plus d’imaginer des machineries amusantes mais d’utiliser les motifs de la science-fiction comme un « exotisme fantastique » ou « glissement du possible à l’impossible », pour reprendre les termes de Matthieu Letourneux. La science-fiction graphique française change d’imaginaire : elle passe de celui de l’anticipation à la Robida (création de machines extraordinaires et de la société future) à celui de l’aventure scientifico-fantastique (Le Rouge, Renard, de la Hire, Galopin…). Je constate aussi qu’on retrouve cette évolution dans les mêmes années chez Saint-Ogan (Le Rayon mystérieux en 1937), Pellos et René Thevenin (Futuropolis en 1937), Calvo (La croisière fantastique en 1942). Il semble donc y avoir une demande pour des récits de science-fiction de ce type. Dans L’îlot mystérieux, le fantastique est très présent. Il propose des merveilles surnaturelles en contrepoint des merveilles technologiques.

La question qui, pour moi, reste pendante, est de savoir quelle est l’influence réelle de l’arrivée en France des comic strips de science-fiction que sont Flash Gordon, Buck Rogers, Brick Bradford dans les années 1930. On voit bien dans les aventures de Spirou que l’auteur a tout à fait pu aller chercher ses références dans la littérature populaire francophone qui exploite les mêmes thèmes. Par ailleurs, le space opera dont relève les comic strips importés ne sera exploité en France qu’après la guerre. Les auteurs de bande dessinée semblent rester ici, par leurs références littéraires, dans un paradigme européen, même si ponctuellement le graphisme peut faire référence à la création américaine. C’est là la grande différence entre la science-fiction graphique avant et après 1945 : avant, les références littéraires et graphiques sont encore celles du merveilleux scientifique européen, après, l’influence du space opera et des comics américains est nettement plus direct chez les dessinateurs français.

Enfin, concluons sur la série Spirou elle-même : il est amusant de constater que le rapport de la série à la science-fiction n’a pas changé depuis Rob-Vel. La science-fiction constitue déjà à cette époque un genre qui sert de références en tant qu’il relève d’un récit d’aventures fantastique. La science-fiction chez Spirou a toujours été, et est toujours, une science-fiction fantaisiste.

Références bibliographiques :

Les références suivantes sur la littérature populaire de science-fiction m’ont beaucoup servi pour cet article :

Sur l’autre face du monde : http://www.merveilleuxscientifique.com/

Le roman d’aventures (Matthieu Letourneux) : http://www.roman-daventures.com/

The Adamantine (Harry Morgan) : http://theadamantine.free.fr

1Lire à ce propos Erwin Dejasse et Philippe Cappart, « A la recherche du feuilleton perdu » dans Neuvième art, n°15, 2009

2Dans son ouvrage Le roman d’aventures, 1870-1930, 2010

Le roman graphique comme prescripteur de légitimation culturelle

Fred Paltani-Sargologos, Le roman graphique, une bande dessinée prescriptrice de légitimation culturelle, Master 2 CEI, enssib : Villeurbanne, septembre 2011.

 

C’est une étude au titre trompeur que Fred Paltani-Sargologos nous propose avec Le roman graphique, une bande dessinée prescriptrice de légitimation culturelle (2011).

Débutant sa démonstration par un bref essai d’ego-histoire sur ses pratiques de lecteur de bande dessinée (p. 13-14), qui lui permet d’expliquer son intérêt pour le sujet, l’auteur entreprend de retracer la longue marche vers la légitimation de la bande dessinée : « Un des débats qui revient souvent dans le monde de la bande dessinée est la question de sa légitimation en tant qu’art, média et objet culturel. » (p. 17) Les deux premières parties du mémoire sont consacrées à l’histoire de la bande dessinée, de son développement et de sa censure, à son émancipation dans la seconde moitié du xxe siècle. La dernière partie se penche principalement sur le rôle du roman graphique dans le processus de légitimation culturelle.

Ce travail étant aussi le fruit de trois mois de stage à la Cité de la BD à Angoulême, sept entretiens semi-directifs avec des membres de cette structure et un auteur en résidence sont fournis.

Une brève histoire de la bande dessinée

Les deux premières parties constituent une histoire de la bande dessinée, en France mais aussi à l’étranger (sans que l’ère géographique ne soit explicitement définie), qui doit beaucoup au travail de Thierry Groesteen, que cela soit pour les éléments factuels que pour les analyses. Outre que l’auteur de ce mémoire puise dans les différents catalogues d’exposition édités par ce dernier, il reprend ses cinq thèses sur la BD évoquées dans Un objet culturel non identifié : la bande dessinée (2006). Les citations et les anecdotes évoquées dans ces deux premières parties se retrouvent dans de nombreux ouvrages consacrés à la BD, comme ces extraits de Jean-Paul Sartre, prix Nobel et lecteur de bandes dessinées, comme il le reconnaît dans Les Mots. Les parties chronologiques du mémoires donnent l’impression d’être simplement une synthèse de l’oeuvre de Groensteen, bien documentée et claire mais peu originale.

Les passages les plus intéressants concernent la Cité de la BD et le rôle d’Angoulême dans la montée en légitimité de la BD (p. 62-66), de même que l’analyse des politiques culturelles des années Lang dont la création (ou le soutien à) de ces structures fait partie. Les passages consacrés aux expositions sont encore une fois tirés de l’oeuvre de Groensteen.

Pour résumer, les deux premières parties ne témoignent pas d’une grande originalité et même si on comprend leur place afin de contextualiser l’émergence du roman graphique, elles occupent les deux tiers du mémoire et il faut donc attendre la page 84 pour entrer dans le vif du sujet.

Représentations du roman graphique

L’évocation du roman graphique commence par un état des lieux du paysage éditorial de la bande dessinée contemporaine. Le roman graphique est (enfin) défini en partie à l’aide des entretiens réalisés qui se concentrent sur les représentations que véhiculent ce terme (p. 88) : changement de format mais aussi de contenu (dans les thèmes abordés). Le terme est remis en perspective historiquement grâce à la bonne analyse du livre Maestro de Caran d’Ache. Son origine et sa circulation géographique sont retracés correctement (p. 101). La connotation marketing du roman graphique est malheureusement trop rapidement évoquée alors que c’est vraisemblablement l’une des clés de la compréhension du phénomène (p. 104).

Le dernier chapitre du mémoire est consacré à l’OuBaPo, si toutefois il est possible de qualifier cet inventaire sans aucune analyse ou presque (et elle est encore une fois l’oeuvre de Groensteen) de chapitre. C’est dommage puisque l’OuBaPo, héritier de l’OuLiPo et du surréalisme, contribue au processus de légitimation, par l’appel à des références littéraires mais aussi de par sa visibilité dans certains médias (la parution durant un été dans le quotidien Libération d’exercices oubapiens).

Une introduction plus qu’une réelle contribution ?

Et l’auteur de conclure : « Ainsi, même si des avancées sont toujours possibles quant à sa visibilité, nous pouvons dire qu’aujourd’hui la bande dessinée est considérée comme une pratique culturelle légitime. » Le simple fait que la plupart des auteurs les plus reconnus de bande dessinée migrent vers le cinéma (Sfar, Sattouf, Satrapi) et pour certains ne reviennent plus à la bande dessinée (Satrapi) devrait inciter à la prudence.

Une exploitation plus poussée de certaines références pourtant dans la bibliographie comme les travaux de Boltanski et Maigret (certes un peu datés) aurait permis de nuancer certaines remarques. La notion de champ n’est pas une seule fois évoquée alors que l’auteur cite Pierre Bourdieu à plusieurs reprises sans mentionner son ouvrage fondamental sur les dynamiques de légitimation : Les Règles de l’art. Une référence cruciale est absente du travail de Paltani-Sargologos : Bart Beaty, Unpopular Culture: Transforming the European Comic Book in the 1990s, University of Toronto Press, Toronto, 2007, qui s’intéresse à la bande dessinée que l’auteur range sous le vocable de roman graphique. En particulier Beaty analyse en profondeur et comme il se doit l’OuBaPo.

En annexe, Fred Paltani-Sargologos propose plusieurs entretiens, dont un de François Mitterrand sur la BD, qui n’est pas analysé du tout, ce qui nous amène à nous interroger sur sa présence et son utilité. La présentation des entretiens qu’il a lui même mené est un peu indigeste et donne l’impression qu’il y a d’un côté une histoire de la BD peu novatrice avec un verni d’analyses empruntées et de l’autre des entretiens riches en termes de contenu qui sont à moitié exploités, ce qui est relativement frustrant pour le lecteur.

Les références présentes dans la bibliographie sont conséquentes mais certaines semblent avoir été utilisées avec parcimonie dans le mémoire, comme les travaux de Maigret et Boltanski, qui font passer l’auteur à côté du rôle de la presse dans la reconnaissance – voire l’invention du « roman graphique ». On renverra le lecteur s’il souhaite approfondir la question au très bon article de Xavier Guilbert « La légitimation en devenir de la bande dessinée » (2011) dans la revue Comicalités qui traite du sujet de façon plus poussée.

L’auteur de ce mémoire aurait vraisemblablement gagné à se concentrer sur le rôle des médiateurs dans le processus de reconnaissance de la bande dessinée : comment documentaliste et bibliothécaires contribuent à accroitre la légitimité du médium ? En quoi leurs représentations, leurs relations avec les auteurs, viennent alimenter ce processus ? Est-ce qu’ils sont attirés par le terme de roman à cause de leur formation – bien souvent littéraire ? Le terme passe-t-il plus facilement auprès des tutelles ? Les interrogations possibles sont finalement assez vastes et les données récoltées dans ce mémoire pourraient s’avérer utiles pour prolonger ces réflexions.

Pour conclure, ce mémoire n’apprendra pas grand chose à ceux qui suivent les développements du monde de la BD depuis un certain temps mais il pourra servir de bonne introduction à ceux qui veulent découvrir l’histoire de la BD, en particulier en lien avec la question de sa légitimité et du rôle du roman graphique dans la poursuite de la reconnaissance de ce médium.

Le mémoire de Pierre-Laurent Daures : une analyse des expositions de bande dessinée

Cela faisait un petit moment que je voulais en parler, et voilà enfin le temps d’écrire cet article. L’année dernière, Pierre-Laurent Daures (plus connu sur Internet sous le pseudonyme de Pilau Daures et par son site) a soutenu son mémoire de master 2 à l’université de Poitiers. Le mémoire de Pilau Daures est une réflexion théorique sur la notion « d’exposition de bande dessinée » qui passe à la fois par une analyse historique, par des études de cas précis tirés d’exemples récents et par des entretiens avec des auteurs. Une méthodologie bien complète pour un travail d’analyse qui cherche à être juste et à sortir des habituels clivages « pour ou contre les planches originales » et « expo bd vs musée des beaux arts ».

Je ne vous le cache pas non plus, si j’évoque le mémoire de Pilau Daures c’est aussi parce qu’il cite dans son mémoire les quelques articles que j’ai pu produire ici-même sur la question, à une époque où je trouvais le temps de rédiger deux articles par semaine. En particulier, il utilise pour sa partie historique ma série « Exposer la bande dessinée…. à travers les âges » qui mériterait, je le concède volontiers, de faire l’objet d’une étude plus approfondie que ces quelques aperçus ponctuels, mais qui ouvre des pistes sur ce que pourrait être une histoire de l’exposition de bande dessinée (avis aux amateurs !). Une façon pour moi de lui renvoyer la balle et de approfondir certaines de ses réflexions par ma vision personnelle.

Ah, et j’oubliais le plus important ! Vous pouvez retrouver le mémoire de Pilau Daures dans la base des thèses et mémoires universitaires du CIBDI.

Une vision extensive des problèmes posés par l’exposition de bande dessinée

Le principal intérêt de l’étude de Pilau Daures est de faire le tour des problèmes théoriques que posent l’exposition de bande dessinée, autrement dit de multiplier les angles d’analyse. On trouvera donc dans ce travail une courte histoire des expositions de bd, une typologie des différents objets généralement exposés, des interrogations sur l’espace et sur le catalogue, et, naturellement, l’interrogation métaphysique : pourquoi une exposition de bande dessinée ? C’est peut-être cette dernière partie, « les enjeux de l’exposition de la bande dessinée » qui va le plus loin du point de vue théorique en déclinant trois grands objectifs : le didactique, le documentaire et l’esthétique. Le tout est servi, transversalement, par l’analyse de grandes expositions de ces dix dernières années comme Archi et BD, Moebius Transe-forme, Quintett, Maîtres de la bande dessinée européenne, Vraoum, Etienne Davodeau, dessiner le travail

D’un côté, des problèmes récurrents et connus sont traités et Pilau Daures réalise alors des sortes de synthèses ou de mises en contexte des débats. Ainsi, la fameuse question des « originaux » (la planche originale comme objet canonique de l’exposition de bd) est évidemment abordée, avec un rappel sur l’arrivée assez récente des planches sur le marché de l’art. C’est aussi naturel de retrouver les interrogations autour de la « légitimation » de la bande dessinée que procurerait, ou non, l’exposition, ou encore le rappel des fameuses envolées scénographiques des années 1990.

Globalement, Pilau Daures prend assez peu position dans ces différents débats : son propos n’est pas de trancher, mais d’expliciter et d’analyser. Et puis fort heureusement, ces débats et peu anciens et pour certains un peu vains sont dépassés et d’autres pistes sont ouvertes.

J’ai bien aimé, par exemple, l’étude typologique et fonctionnelle des objets exposés : c’est un regard nouveau qui se pose sur l’exposition de bande dessinée, mais aussi très intéressant, car il rappelle à quel point rien n’est figé et qu’une exposition de bande dessinée peut accueillir des objets bien au-delà de la planche originale ou de l’album (peut-être est-ce là sa difficulté par rapport aux expositions traditionnelles). La question que pose Pilau Daures est de connaître « le rapport que l’objet d’exposition entretient avec l’oeuvre publiée », et la fonction de ces objets. Autrement dit, l’objet exposé renseigne-t-il réellement sur l’album de bande dessinée, ou en donne-t-il une image déformée. Même chose avec son analyse des catalogues, qui tranche avec les habituels critiques d’exposition qui cèdent tous à la tentation (moi y compris !) d’évoquer longuement l’exposition mais de ne pas dire un mot du catalogue, alors que parfois ce dernier peut expliquer et compléter certains manques de l’exposition. Il est par exemple opportunément rappelé que « les catalogues d’exposition ont régulièrement servi de support à l’expression d’un savoir et d’une critique qui ne trouvait pas forcément à s’exprimer ailleurs. ». C’est le cas de beaucoup d’expositions du CIBDI qui, à côté des planches exposées, donnent lieu à des catalogues qui peuvent se lire comme des synthèses essentielles sur le sujet (le catalogue de l’exposition Caran d’ache en 1998 est un bon livre d’analyse sur cet auteur). Récemment, le catalogue de Regards croisés sur la bande dessinée belge, d’après l’exposition au musée des Beaux-Arts de Bruxelles, était une intéressante somme sur ce domaine.

Les entretiens : une deuxième vie après le mémoire

D’un point de vue méthodologique, Pilau Daures a aussi fait le choix de la variété. Bien sûr, l’analyse des expositions est l’élément central de son étude. Il a préféré se concentrer sur des analyses directes plutôt que sur la bibliographie, qui du coup se trouve assez peu fournie : on y trouve surtout des classiques (l’article de Boltanski, les ouvrages théoriques de Groensteen et Peeters…) et des articles et ouvrages très récents cantonnés au sujet. Du coup, on en sait assez peu sur la théorie générale des expositions, et cela aurait pu offrir des passerelles d’analyse intéressantes que de quitter le seul domaine de la bande dessinée et d’aller voir du côté de la scénographie et de la muséographie générale.

Mais ce manque éventuel en terme de bibliographie est fort habilement comblé par les entretiens, qui sont sans doute l’une des matières les plus précieuses du mémoire, qui confirme que l’intention de Pilau Daures était d’aller « à la source » plutôt que de se noyer dans la théorie. En effet, pour réaliser son travail, il est allé interroger des auteurs et des commissaires d’expositions sur leur vision de l’exposition de bande dessinée. Onze entretiens avec des spécialistes des expositions (la galeriste Anne Barrault, Jean-Marc Thévenet commissaire de plusieurs expositions, le théoricien de l’art et de la bande dessinée Christian Rosset, le dessinateur et scénographe Marc-Antoine Mathieu et Dominique Mattéi directrice du festival BD à Bastia) et avec des auteurs ayant déjà été exposés (Etienne Davodeau, Jochen Gerner, Benoît Jacques, Loustal, François Schuiten et Lewis Trondheim). Chaque entretien est retranscrit et on y apprend beaucoup : ce sont des témoignages précieux sur un sujet pas toujours très bien traité par la presse spécialisée.

Surtout, Pilau Daures a eu la bonne idée de republier une partie de ces entretiens dans du9.org. Ces républications sont en cours : Loustal (http://www.du9.org/Jacques-de-Loustal-dessinateur), Schuiten (http://www.du9.org/Exposer-la-bande-dessinee,1434), Dominique Matteï (http://www.du9.org/Exposer-la-bande-dessinee,1433), Davodeau (http://www.du9.org/Exposer-la-bande-dessinee,1439), Jochen Gerner (http://www.du9.org/Exposer-la-bande-dessinee,1440), Benoît Jacques (http://www.du9.org/Exposer-la-bande-dessinee,1432), Christian Rosset(http://www.du9.org/Exposer-la-bande-dessinee,1431). Une seconde vie est ainsi donnée à ces entretiens qui peuvent se lire indépendamment du mémoire.

Il faut aussi citer, dans les annexes, des « fiches techniques » pour chacune des expositions analysées qui offrent une grille de lecture intéressante et des analyses plus détaillées, une mine à conserver précieusement si l’on veut se replonger dans ces expositions, qu’on les ait vu ou non !

Un petit aparté : dans l’entretien avec Jean-Marc Thévenet, Pilau Daures lui pose l’inévitable question des originaux. J’avais pointé dans une critique assez virulente à l’égard de Archi et BD sur ce même blog la présence d’une planche de Franquin qui n’avait que peu de rapport avec le thème vu qu’on n’y voyait pas un élément d’architecture (et il me semble que je n’étais pas le seul à avoir souligné ce fait). Pilau Daures va justement l’interroger sur cette fameuses planche et voici sa réponse :

« Sur les planches de Franquin, ça n’a pas été facile et quand j’ai réussi à récupérer cette planche, je me suis dit que je pouvais faire l’impasse sur Franquin, il y a 350 œuvres, 120 auteurs, il y a suffisamment à donner à voir, mais je me suis souvenu d’interviews qui montraient qu’il était obsédé par la ville, par la dimension du parcmètre, de l’embouteillage, cette récurrence qu’on trouve également dans les Idées Noires, et j’ai décidé de prendre cette planche, parce qu’elle montre aussi cette capacité chez un des grands maîtres de la bande dessinée à évoquer la ville sans la montrer. Ce que j’aimais beaucoup, c’est cette idée de hors champs.  ».

Thévenet confirme implicitement que cette planche a été présentée parce qu’elle a pu être prếtée, comme on le voit plus loin quand il poursuit :

« Faut-il faire l’impasse sur certains auteurs ? Ou bien, profiter des suggestions de collectionneurs prêts à confier telle planche ? C’est là qu’il y a une césure fondamentale entre une exposition grand public et une exposition pour un festival de bande dessinée. Pour une exposition grand public, si je n’ai pas l’original, et que j’ai l’autorisation de l’éditeur, je vais travailler à partir d’un fichier numérique. Par respect pour la bande dessinée, pour l’institution et pour une partie du public, je vais essayer d’avoir des originaux. Mais je vais me décomplexer par rapport à ça. En revanche, il faut avoir une rigueur scientifique dans mes cartels.  »

L’obsession de la planche originale est donc bien réelle, comme objet inévitable de l’exposition de bande dessinée. L’honnêteté de Thévenet aura en effet été de choisir l’agrandissement numérique lorsque l’original n’était pas disponible, et cela avec des résultats plutôt bons, et donc finalement de casser en partie l’obsession. Il a voulu ménager la chèvre et le chou, le collectionneur et le grand public.

Le public des expositions de bande dessinée

Il y a quand même un point sur lequel le mémoire de Pilau Daures n’apporte pas de réponse réelle, et qui me semble pourtant central dans la question des expositions de bande dessinée : c’est la question du public.

Jean-Marc Thévenet aborde la question du public, que Pilau Daures ne traite pas avec autant d’importance que les autres, dans l’entretien. Il dit ainsi : « Mon ambition personnelle par rapport à la bande dessinée, c’est de la montrer au plus grand public ; Mon ambition est de la socialiser, de la valoriser, pour qu’un jour elle soit montrée largement au centre Pompidou, dans ce cas avec surtout des originaux, vraisemblablement, mais dans une scénographie suffisamment riche pour être attractive. ». On en revient finalement à l’opposition traditionnelle entre low art et high art, à cette idée que la bande dessinée devrait être confrontée à l’art contemporain, idée mise en scène par l’exposition Vraoum elle-même, mais aussi, rappelons-la, par la vénérable exposition Bande dessinée et figuration narrative considérée comme fondatrice de l’exposition de bande dessinée moderne. Déjà les commissaires de cette exposition souhaitaient faire porter sur la bande dessinée le même regard que le public portait sur les oeuvres d’art. Les entretiens avec Christian Rosset et avec Jochen Gerner permettent d’approfondir cette question sur des bases moins simplistes, et de rappeler qu’il est peut-être plus important d’exposer un auteur et son oeuvre que d’exposer « de la bande dessinée », et que c’est davantage l’auteur qui peut tendre à être légitimé plutôt que « la bande dessinée » dans son ensemble qui reste objet éditorial. A ce titre, l’une des phrases importantes du mémoire de Pilau Daures, à mes yeux, est dite par Lewis Trondheim : « On sait tous que la bande dessinée est un art moderne, basé sur la reproduction de l’œuvre. Et l’œuvre étant le livre, pas ce qui a permis de composer le livre. ». A quand des expositions de livres de bande dessinée ? L’exemple du musée du manga précédemment évoqué par mon comparse Antoine Torrens sur ce blog en offrait un bon exemple.

La question du public est donc finalement peu abordée dans le mémoire de Pilau Daures : quel est le public d’une exposition de bande dessinée ? S’adresse-t-on à des amateurs du genre ou à un « grand public » que je crains toujours fantasmé ? Il est difficile de le percevoir, mais les entretiens donnent un indice intéressant. Anne Barrault et Jean-Marc Thévenet affirment tous deux que leurs expositions ont l’intention de permettre de montrer de la bande dessinée à des personnes qui n’ont pas l’habitude d’en lire : des amateurs dans le cas de la galerie d’Anne Barrault, le « grand public » dans le cas de Archi et BD. Il y a donc cette piste qui voudrait que l’exposition soit un canal qui permettrait à la bande dessinée de sortir de son lectorat habituel, de faire un peu de prosélytisme pro-bd, comme le faisait déjà les organisateurs de Bande dessinée et figuration narrative ! On en revient aux origines de la bédéphilie, et je me demande si cette intention prosélyte est justifiée : pourquoi ne pas faire des expositions de bande dessinée en premier lieu pour les amateurs de bande dessinée ?

A l’inverse, j’ai toujours l’impression, mais peut-être est-elle fausse, que certaines institutions choisissent de faire une exposition de bande dessinée en pensant qu’elles vont pouvoir faire venir plus de monde que, disons, une exposition sur l’art khmer au Xe siècle. Avec derrière cette idée fausse (lire à ce propos l’intervention de Xavier Guilbert dans Vive la crise, aux Impressions Nouvelles en 2009) que la bande dessinée est un « art populaire » et donc facile à aborder et susceptible d’amener du monde. L’exposition de bande dessinée est devenue un « incontournable » des musées, et, en ce moment, le musée de la Franc-Maçonnerie à Paris (rouvert depuis deux ans) présente une exposition sur Corto Maltese et la franc-maçonnerie. Sans doute est-elle intéressante (je ne l’ai pas vu), mais j’ai toujours cette terrible de crainte de l’exposition-pretexte : la Cité de l’architecture expose Archi et Bd, le musée du judaïsme expose Judaïsme et bande dessinée, le musée de la franc-maçonnerie Corto Maltese et la franc-maçonnerie… Jusqu’à quel point s’agit-il d’expositions « sur la bande dessinée » ? Y apprend-on vraiment quelque chose sur la bande dessinée ? C’est une question à laquelle j’ai du mal à répondre et pour laquelle le mémoire de Pilau Daures n’apporte pas vraiment de réponses…

Pour une histoire sociale de l’auteur de bande dessinée (2)

S’il est un domaine de l’histoire de la bande dessinée peu étudié, et dont l’historien n’a qu’une vision micro-historique et non globale, c’est l’histoire sociale de l’auteur de bande dessinée. On parle souvent des oeuvres et des éditeurs, dont les évolutions sont connues pour l’essentiel, mais derrière il y a aussi des auteurs, ou plutôt une communauté d’individus partageant une même profession ; et dans ce domaine les études les plus représentatives ne sont pas celles qui concerneraient les pointures du métier, dont on fait pourtant des biographies.

Alors m’est venu l’idée de cette série d’articles, un peu spécialisée certes, dont l’objectif est d’ouvrir quelques pistes historiques sur un domaine peu étudié. On pourra se reporter, en introduction, à l’article fondateur du sociologue Luc Boltanski « La constitution du champ de la bande dessinée » (disponible en ligne sur Persée) qui analyse avec précision l’évolution du métier entre 1960 et 1970, et la « création » d’une profession aux contours jusque là mal déterminés. On pourra se reporter aussi, en guise de comparaison, à un récent ouvrage intitulé Vivre des arts du dessin en France, XVIe-XVIIIe de Martine Vasselin qui donne, par son chapitrage, une bonne idée de ce que pourrait être un « Vivre de la bande dessinée en France ». Je me limiterais toutefois au XXe siècle, que je connais le mieux, mais les problématiques sont certainement transposables au XIXe siècle.

 

(1) Piste 1 : la transmission des savoirs 2 / 2 : La notion d’héritage et de filiation chez les auteurs

Dans l’article précédent, j’avais tenté de lister les différentes structures de transmission des savoirs que l’on trouve chez les dessinateurs de bande dessinée au XXe siècle. D’un point de vue plus général, pourquoi s’intéresser à ces structures ? Connaître la façon dont sont transmises les techniques liées à la bande dessinée permettrait d’éclairer, d’un point de vue théorique, la notion d’héritage et de filiation, souvent limitée chez les commentateurs et critiques à de simples observations de styles assez peu pertinentes et mal étayées. Je pense à la notion d’héritages non en tant que vagues arrière-plan partagé par n’importe quel auteur de bande dessinée connaissant ses « classiques », mais plutôt les héritages « actifs », ceux qui participent à la construction et, surtout, à l’évolution des styles successifs de la bande dessinée. C’est un pari et un positionnement d’historien que d’affirmer que l’histoire de la bande dessinée se compose d’une succession de passation de techniques et de styles, d’auteur en auteur. Il y aurait beaucoup à nuancer, assurément, mais dans un premier temps, creusons cette piste d’une histoire de la bande dessinée par les auteurs et leurs pratiques.

Pratiquer la bande dessinée suppose parfois de se positionner par rapport à ceux qui vous ont précédé dans cette voie… Or, il n’y a pas là de preuves scientifiquement mesurables, juste des indices qui permettent de savoir les lignées et les filiations d’auteur, souvent très complexes et qui n’ont rien d’une science exacte dans la mesure où la bande dessinée n’est pas un artisanat de pure imitation. On peut en revanche empiriquement distinguer deux types de circulation des pratiques : les apprentissages d’auteur à auteur, dont j’ai commencé à ébaucher les structures qui assurent cette passation « en direct », et l’appropriation a posteriori d’héritages antérieurs pour des auteurs qui agissent pour ainsi dire en historiens et vont chercher leur inspiration au-delà de la génération immédiatement précédente.

Toujours se pose la question de ce qui est réellement transmis. Des techniques d’écriture et de dessin ? Des structures narratives ? De simples motifs empruntés mais déformés ? Des études comparatives entre plusieurs auteurs pourraient permettre de distinguer la nature de transmission d’héritage bien différentes les unes des autres… On en arrive là à des questions d’intertextualité bien connues des spécialistes de la littérature écrite, qui mêlent interrogations d’ordre esthétique et problèmatiques historiques.

Premier mode de transmission : la filiation linéaire

J’emploie ici le terme de « filiation » pour définir une transmission directe d’auteur à auteur, par exemple dans le cas d’une relation maître/élève, qui implique nécessairement que l’élève acquière par l’imitation des techniques graphiques de son maître avant de trouver son propre style. Ce sont des relations souvent évidentes et même repérables. Les relations maîtres/élèves sont particulièrement prégnantes dans le cas de la formation en studio ( Hergé/Bob de Moor, Jijé/André Franquin) mais peuvent aussi se lire dans les écoles (Claude Renard/François Schuiten). On les retrouve aussi dans le cas de reprises directes où le « maître » a eu le temps de former son repreneur (je pense ici au passage de Peyo à son fils, Thierry Culliford, formé dans l’atelier de son père).

L’identification des structures de transmission des savoirs et, à l’intérieur, l’identification des « maîtres » devient alors une étape importante. Certains auteurs ont décidé de consacrer leur carrière à transmettre un héritage à de jeunes dessinateurs, d’autres non. Mais transmettent-ils une pratique personnelle ou des conseils et soutiens plus généraux où l’individualité des élèves s’exprime sans interférer avec le style propre au maître ? Dans les écoles, en particulier, il peut être difficile de distinguer ce qui ressortit à la personnalité du maître et ce qui ressortit à des techniques graphiques plus générales et partagées par tous les dessinateurs. Ainsi, même en sachant que Gotlib fut l’élève de Georges Pichard à l’Ecole des arts appliqués, est-ce que le style de Pichard peut nous éclairer sur la naissance d’un style chez Gotlib ? Cela serait à étudier plus en détail, oeuvres à l’appui.

On associe souvent les phénomènes de filiation avec la notion « d’écoles », dont on distingue des caractéristiques, comme dans les écoles picturales. Ainsi y aurait-il, en Belgique, « l’école de Bruxelles » et « l’école de Charleroi », les uns tenants d’Hergé et les seconds de Jijé. Une étude habile pourrait mettre en lumière les véritables processus de transmission à l’oeuvre en analysant dans le détail la façon dont ces « maîtres » enseignaient à leurs élèves, et en comparant les oeuvres. Car parfois ces catégorisations faciles en « écoles » s’avèrent douteuses, et prennent le risque de confondre le fonctionnement des filiations avec des réalités purement éditoriales (les auteurs de Tintin vs les auteurs de Spirou). Mais la bande dessinée reste assez peu encline à ce type de catégorisation, me semble-t-il, et, depuis plusieurs décennies s’est développé une obsession de la personnalisation des styles chez certains auteurs, justement comme pour se détacher d’écoles pré-conçues.

Second mode de transmission : l’héritage

L’analyse se corse un peu quand la transmission se fait plutôt par des mécanismes de retour sur le passé de la part d’auteurs dont l’oeuvre comprend une logique d’intertextualité, c’est-à-dire de mise en relation avec une autre oeuvre. A titre de comparaison et pour comprendre un peu cette notion d’héritage, on peut penser à ce qui se passe dans la peinture néo-classique à la fin du XIXe siècle. L’un des éléments qui explique l’essor du mouvement néo-classique (dont le chef de file en France est Jacques-Louis David) est la renaissance d’un goût pour l’antique à la suite des fouilles archéologiques de Pompéi, qui permet notamment de redécouvrir des peintures antiques. La connaissance du passé par les artistes eux-mêmes peut être un phénomène déclencheur de nouvelles pratiques.

Dans le cas de la bande dessinée, l’un des meilleurs exemples de retour sur le passé est le cas épineux de la « ligne claire », qui peut servir de point de départ idéal à la réflexion. Le terme de « ligne claire » naît à la fin des années 1970 autour de quelques auteurs français (Ted Benoît), belges (Ever Meulen) ou néèrlandais (Joost Swarte). Ce dernier participe à une exposition à Rotterdam en l’honneur d’Hergé intitulée De klare lijn, en 1977 première occurrence public du terme. De son côté, Ted Benoît publie en 1980 aux Humanoïdes Associés l’album Vers la ligne claire dans lequel il abandonne explicitement son ancien style pour se rapprocher de celui d’Hergé. Progressivement, d’autres auteurs rejoignent le mouvement et décident eux aussi de s’inspirer des auteurs belges des années 1950 (Hergé, Jacobs, Jijé) : Floc’h et son comparse scénariste François Rivière (Le Rendez-vous de Sevenoaks en 1977) ou encore Yves Chaland (Freddy Lombard, 1981).

Pour simplifier, le mouvement de la ligne claire se caractérise, à ses débuts, par l’intérêt porté par plusieurs auteurs vers leurs aînés, non pas de la génération immédiatement précédente, mais de la génération d’avant (pour mémoire, Jijé, Hergé et Jacobs meurent respectivement en 1980, 1983 et 1987). Ils n’ont pas été leurs élèves mais décident de s’en inspirer ouvertement et explicitement en multipliant les citations. Citations stylistiques de la part d’un Ted Benoît qui calque son trait sur celui d’Hergé, mais aussi emprunts thématiques, comme la récurrence des références au Congo belge et aux années 1950 dans Freddy Lombard de Yves Chaland, ou bien l’ambiance très anglaise des albums de Floc’h et Rivière directement inspirée de Jacobs. Progressivement et par abus de langage, la notion de « ligne claire » historiquement identifiée autour de 1980, en vient à désigner le style d’Hergé et Jacobs eux-mêmes, voire tout style graphique « épuré ».

La ligne claire est parfois vue comme une forme de néo-classicisme en bande dessinée pour plusieurs raisons : d’une part à cause de son goût de l’épure (comme dans le néo-classicisme pictural et architectural autour de 1800) et d’autre part (et cela m’intéresse davantage) parce qu’elle professe une régénération de formes passées et se base sur une forme d’érudition, de connaissance approfondie de l’histoire de l’art par les auteurs. En effet, le mouvement de la ligne claire est indissociable des premières études sur Hergé et de l’émergence, dans le courant des années 1970, de la théorie d’une « école de Bruxelles » qui établit justement les filiations entre Hergé, Jacobs et de Moor (voir notamment de Bruno Lecigne Les héritiers d’Hergé, cité par Didier Pasamonik, ou encore les travaux de François Rivière). On redécouvre les auteurs belges de l’après-guerre en les regroupant au sein d’un « âge d’or » qui sert de réservoir de formes pour les auteurs de la ligne claire. D’une certaine manière, c’est un mouvement d’érudit et de nostalgiques, mais qui donne finalement lieu à des styles très différents en fonction des personnalités de chacun.

Le mouvement de la ligne claire est indissociable de l’émergence d’une conscience historique explicite au sein de la profession. Car ce qui compte n’est pas tant de prendre conscience du passé que de choisir de l’exprimer dans ses propres oeuvres et de jouer avec les lecteurs sur les références et sur une nostalgie partagée.

La ligne claire est un mouvement clairement identifié et même revendiqué par ses auteurs d’appropriation et de réinterprétation d’une partie de l’histoire de la bande dessinée. Ponctuellement, on trouve d’autres attitudes qui peuvent nous éclairer sur la vision que les auteurs de bande dessinée ont de leur propre histoire.

Un exemple récent et intéressant est celui de l’Association qui, dans sa ligne éditoriale (principalement dûe au dessinateur Jean-Christophe Menu), développe un volet patrimonial de rééditions. Outre quelques auteurs et oeuvres marquantes ( plusieurs rééditions de Jean-Claude Forest, Sergent Laterreur de Touïs et Frydman), on trouve un corpus issu des auteurs proches des éditions du Square (Charlie Hebdo, Hara-Kiri) dans les années 1970 et 1980 [citer récent beaucoup sur l’asso en biblio]. D’où une réédition de L’An 01 de Gébé (1972, réédité en 2000), de Gaspation de Charlies Schlingo (1979, réédité en 2009), ou encore la parution d’albums de Willem. Par son approche, L’Association se positionne et affirme une vision de l’histoire de la bande dessinée des années 1970 et 1980. Reste à voir si ces oeuvres nous renseignent sur les auteurs de la maison d’édition, et particulièrement sur Jean-Christophe Menu…

On peut aussi rapprocher ces rééditions des processus des phénomènes de reprises, du moins quand elles ne sont pas le fait d’un passage de relais officiel, comme dans le cas des Schroumpfs. Les reprises, autorisées ou non, renseignent aussi sur une filiation. Quand l’éditeur de Blake et Mortimer décide de relancer la série dans les années 1990, il fait appel à des auteurs dont la filiation avec Jacobs est certaine : le scénariste Jean Van Hamme, les dessinateurs Ted Benoît et André Juillard. Le processus de reprise étant assez fréquent en bande dessinée, il pourrait être intéressant de l’étudier plus en détail, à la fois comme stratégie éditoriale mais aussi comme confrontation entre deux auteurs. On pourrait par exemple essayer de distinguer, dans les reprises de Blake et Mortimer, ce qui tient de l’imitation de Jacobs et ce qui tient de la personnalité des auteurs, en mettant dans la balance l’oeuvre de ces auteurs. Les exemples de reprises sont assez nombreux. Récemment, la collection « Le Spirou de… » lancée par Dupuis, où des auteurs contemporains inventent « leur » album de Spirou, a choisi de jouer sur cette question de la filiation entre des auteurs du passé (Jijé, Franquin) et leurs homologues de notre époque (Emile Bravo, Yann et Olivier Schwartz, Lewis Trondheim et Fabrice Parme, Frank Le Gall, etc…). Dans ces Spirou modernes, quelle est la part d’hommage et le décalage apporté ?

Enfin, certains dessinateurs se sont risqués au genre délicat de l’album-hommage, un type d’oeuvre qu’il serait intéressant d’étudier plus en détail. Je pense ici à deux albums de ces dernières années : Les aventures d’Hergé de Stanislas, sur un scénario de Jean-Louis Fromental et José-Louis Bocquet (2001), et au très récent et fort polémique Gringos Locos de Yann et Schwartz dont la sortie, me semble-t-il est toujours bloquée, mais qui a été prépublié ici et là. Dans les deux cas, des auteurs rendent hommage à des « maîtres » en partageant leur vision de l’histoire de la bande dessinée. Et de fait, la dette de Stanislas envers Hergé est visible dans son trait, de même que Yann et Schwartz sont proches des auteurs de Spirou.

Où l’on finit par se dire qu’il y a héritage et héritage

Car finalement, ce qui m’intéresse avec ces histoires d’héritage et de filiation, c’est moins l’établissement d’arbres généalogiques que la compréhension des phénomènes de transmission, en particulier quand il ne sont pas direct mais traversent les décennies. Les phénomènes décrits plus haut (liens maîtres/élèves, reprises, rééditions, emprunts intertextuels) peuvent être interprétés comme des discours historiques qui traduisent la vision que leur auteur défend de l’histoire de la bande dessinée, et la filiation dans laquelle il se place.

En ce sens, on pourrait d’abord croire que les années 1980 apparaissent comme un moment clé, à cause de ce fameux mouvement de la ligne claire qui est par bien des aspects un mouvement érudit, presque maniaque dans son attachement au passé. Il semble que c’est à cette époque que les auteurs « prennent conscience » qu’ils s’inscrivent dans une discipline qui a une histoire. Mais en réalité, il faudrait creuser un peu et se demander si on ne peut pas trouver, chez des auteurs d’avant 1980, des emprunts et des allusions à d’autres dessinateurs de leur passé.

Par exemple, en 1961, le journal Pilote publie une série d’articles par Remo Forlani (nous sommes encore avant la grande vague d’études historiques sur la bande dessinée) intitulé « le roman vrai des bandes dessinées », où l’auteur retrace, pour ses jeunes lecteurs, l’histoire de la bande dessinée. On y retrouve Töpffer, Rabier, Outcault, Pinchon, Walt Disney, etc… De même, le phénomène de reprises existe dès l’immédiat après-guerre, voire les années 1930 : en 1947, Pierre Lacroix reprend Bibi Fricotin de Louis Forton, en 1948, Pellos reprend Les Pieds Nickelés du même Forton (sur des scénarios de Renaud de Montaubert), en 1962, Greg reprend Zig et Puce d’Alain Saint-Ogan… Donc le jeu de l’analyse comparative pourrait tout autant être valable, et il est certain que ces auteurs avaient aussi une conscience des travaux de leurs prédecesseurs.

Et puis si le cas de la ligne claire est si intéressant, c’est que si on regarde l’usage que ces auteurs font des références au passé, on en découvre toutes les ambiguïtés. Yves Chaland, en reprenant tel quel les clichés sur les « nègres » venus de Tintin au Congo propose une lecture fortement ironique du maître belge qui flirte sans cesse avec la parodie, ou du moins avec une double lecture. Son Freddy Lombard prend au second degré des éléments empruntés à une oeuvre dans laquelle ils étaient au premier degré, comme la réactivité du héros « tintinesque ». De la même manière, Yann et Schwartz, dans Le groom vert-de-gris, leur album-hommage à Spirou, introduisent dans la série des éléments (sexualité, politique) qui sont de l’ordre du détournement parodique, de la transposition burlesque, d’une série originellement destinées aux enfants.

En d’autres termes, l’héritage n’est pas un fil net d’un auteur à l’autre : ce n’est pas de l’imitation pure. D’abord parce qu’il saute des générations, ensuite parce qu’il fonctionne sur le mode de l’emprunt et de la référence, et que toute référence est susceptible de subir des modifications. Si on veut interpréter avec justesse la transmission des pratiques, il faut sans cesse se positionner en équilibre entre la révérence au passé (quelle connaissance du passé l’auteur peut-il avoir) et l’intention finale de l’auteur, qui n’est pas toujours la même.

Deux trois références utiles pour compléter ce qui est dit dans cet article :

Sur la ligne claire et l’importance des années 1980, le chapitre consacré à cette décennie dans La bande dessinée son histoire et ses maîtres de Thierry Groensteen, est tout à fait pertinent. On peut habilement le compléter par les deux articles de Didier Pasamonik [http://www.mundo-bd.fr/?p=1167 ] sur l’histoire du mouvement de la ligne claire sur le site mundo bd. Et signalons une récente réédition des oeuvres de Joost Swarte dans Total Swarte aux éditions Denoël Graphic.

Sinon, dans la synthèse réalisée par le groupe ACME sur L’Association, quelques pages de l’article de Bjorn-Olav Dozo sont consacrées au rapport de cette maison d’édition au patrimoine de la bande dessinée.

Pour une histoire sociale de l’auteur de bande dessinée (1)

S’il est un domaine de l’histoire de la bande dessinée peu étudié, et dont l’historien n’a qu’une vision micro-historique et non globale, c’est l’histoire sociale de l’auteur de bande dessinée. On parle souvent des oeuvres et des éditeurs, dont les évolutions sont connues pour l’essentiel, mais derrière il y a aussi des auteurs, ou plutôt une communauté d’individus partageant une même profession ; et dans ce domaine les études les plus représentatives ne sont pas celles qui concerneraient les pointures du métier, dont on fait pourtant des biographies.

Alors m’est venu l’idée de cette série d’articles, un peu spécialisée certes, dont l’objectif est d’ouvrir quelques pistes historiques sur un domaine peu étudié. On pourra se reporter, en introduction, à l’article fondateur du sociologue Luc Boltanski « La constitution du champ de la bande dessinée » (disponible en ligne sur Persée) qui analyse avec précision l’évolution du métier entre 1960 et 1970, et la « création » d’une profession aux contours jusque là mal déterminés. On pourra se reporter aussi, en guise de comparaison, à un récent ouvrage intitulé Vivre des arts du dessin en France, XVIe-XVIIIe de Martine Vasselin qui donne, par son chapitrage, une bonne idée de ce que pourrait être un « Vivre de la bande dessinée en France ». Je me limiterais toutefois au XXe siècle, que je connais le mieux, mais les problématiques sont certainement transposables au XIXe siècle.

 

(1) Piste 1 : la transmission des savoirs 1 / 2 : évolution et concurrence des structures

Par l’expression un peu pompeusement académique de « transmission des savoirs », j’entends la réponse à cette question simple : comment est-ce que les jeunes auteurs apprennent leur métier et, inversement, comment est-ce que les vétérans transmettent leur « savoir-faire ». Bref, par quels moyens la profession s’arrange pour assurer la transmission d’un héritage de pratiques ?

Sans doute est-ce là le point le plus décisif dans le questionnement sur la transmission des savoirs. Car auteur de bande dessinée, qu’il s’agisse de scénariser ou de dessiner, n’est pas une profession qui nécessite un cheminement balisé, et encore moins un concours ou un diplôme, pour y arriver. Cela s’observe encore de nos jours, au vu de la diversité des parcours de chaque auteur. Globalement, au XXe siècle les auteurs de bande dessinée suivent trois types de formation différentes (qui peuvent d’ailleurs se combiner) :

-les écoles d’arts

-l’apprentissage par les pairs

-l’autodidactie

On peut déjà pointer des structures ou des types de structure récurrentes.

 

Les écoles d’art : chronologie et exemples

Assez logiquement, lorsque des dessinateurs ont suivi une formation, il s’agit d’une formation dans une école d’art. Il faut distinguer alors deux époques : avant et après les années 1970. Avant cette période, il n’existe pas véritablement d’écoles d’art proposant spécifiquement des cours de bande dessinée, ou du moins de dessin conçu sur le mode narratif. Les futurs dessinateurs reçoivent alors une formation artistique généraliste, et ce n’est qu’après, dans la foulée de leur carrière, qu’ils se dirigent, volontairement ou non, vers la bande dessinée. Après 1970 des formations spécialisées apparaissent, soit pour l’illustration livresque d’une façon générale, soit pour la bande dessinée. Une étape importance est franchie lorsqu’en 1968 s’ouvre à l’Institut Saint-Luc de Bruxelles le premier cursus d’enseignement de la bande dessinée en Belgique. Progressivement, d’autres formations apparaissent, mais il n’existe pas à proprement parler « d’école de bande dessinée ». Du moins jusqu’en 2001, avec la création de l’atelier-école L’Iconograf qui délivre, à Paris, à Strasbourg ou à distance, une formation directement orientée vers la bande dessinée. Mais dans la majorité, les cursus de formation en école sont des cursus intégrés à des formations plus généralistes.

 

Passons en revue quelques unes des écoles les plus importantes…

L’Institut Saint-Luc de Bruxelles est la première école des Beaux-Arts du domaine francophone a ouvrir explicitement une section bande dessinée en 1968. Elle est alors dirigée par Eddy Paape, auteur des revues Tintin et Spirou. Lui succède en 1976 son ancien élève et assistant Claude Renard qui, sous le nom « d’Atelier R », ouvre l’enseignement aux nouvelles esthétiques graphiques de l’époque et à davantage d’expérimentation. Depuis, l’Institut Saint-Luc est resté une institution de l’enseignement de la bande dessinée et a formé plusieurs générations de dessinateurs belges.

L’Ecole nationale des arts décoratifs de Paris et, plus récemment, sa petite soeur de Strasbourg ont vu passer un certain nombre d’auteurs de bande dessinée. En apparence, leur priorité ne va pas à la bande dessinée, même si la tendance aux arts appliqués à l’industrie et à la communication peut mener à la bande dessinée. Pourtant, c’est depuis longtemps que ces écoles des arts décoratifs forment des dessinateurs de bande dessinée puisqu’autour de 1911, Alain Saint-Ogan, créateur de Zig et Puce, passe par l’institution parisienne. Dans les générations suivantes, Martin Veyron, JC Denis et Jacques Tardi sont également formés à l’ENSAD dans les années 1970. Parmi les auteurs contemporains qui en viennent (source : Wikipédia), on notera par exemple Denis Bajram, Phillipe Dupuy, Emmanuel Guibert, J-C Denis, André Juillard, Wandrille, Aude Picault, Benoît Preteseille, Matthieu Lauffray et Pénélope Bagieu. A Strasbourg, où l’école a été fondée en 1892, l’ouverture d’un atelier illustration (livre illustré et bande dessinée) par Claude Lapointe en 1972 suscite plusieurs vocations d’auteurs de bande dessinée au sein de cette école plus récente : Simon Hureau, Mathieu Sapin, Lisa Mandel, Boulet, Chabouté, Marjane Satrapi, Blutch, Anouck Ricard.

Pour ce qui des écoles des Beaux-Arts françaises, elles ont pu voir passer des dessinateurs de bande dessinée, mais depuis les années 1990, deux écoles d’art sortent particulièrement du lot par leurs sections dédiées à la bande dessinée.

L’Ecole européenne supérieure de l’image, basée à Poitiers et à Angoulême pour sa section bande dessinée, est fondée en 1995, et fonctionne autour de plusieurs spécialités : bandes dessinées, création numérique, images animées et pratiques émergentes. Une interprétation très contemporaine de l’art pour une école très liée à la bande dessinée puisque partenaire de la Cité de la bande dessinée : l’EESI fait partie des équipements qui ancrent définitivement la ville d’Angoulême comme lieu de référence pour la bande dessinée en Europe (festival, ouverture du CNBDI en 1990…). De plus, le « master bande dessinée » est un vrai diplôme universitaire, validé par l’Université de Poitiers. Beaucoup d’auteurs en viennent, comme Nicolas de Crécy, François Ayroles, mais aussi Fabrice Neaud qui fait d’ailleurs de la ville d’Angoulême le lieu de son Journal. Parmi les professeurs, on trouve Dominique Hérody, Thierry Smolderen et Thierry Groensteen : des théoriciens, donc, car l’école attache une certaine importance à l’enseignement théorique.

Dans une moindre mesure, l’école Emile-Cohl de Lyon, fondée en 1984, est également un lieu important pour la bande dessinée. Il s’agit d’une école spécialisée dans l’enseignement du dessin, sous toutes ses applications professionnelles (dessin animé, infographie, jeu vidéo, animation) dont la bande dessinée. La spécialisation vers la bande dessinée intervient en troisième année, dans une section « Edition ». Y enseigne Jean Claverie, Florence Dupré-Latour, Vincent Dutrait, Yves Got, Jérôme et Olivier Jouvray. Parmi les anciens élèves, on trouve Fred Bernard, Matthieu Blanchin, Hippolyte.

Qu’en retenir ? D’abord que, pendant très longtemps et encore aujourd’hui, la bande dessinée n’est pas vue comme une formation unique, ce qui implique que les dessinateurs passés par les écoles possèdent par ailleurs les rudiments d’autres arts. D’une façon générale, toutefois, les écoles d’arts appliqués sont des lieux privilégiés pour les dessinateurs de bande dessinée dans la mesure où elles débouchent nécessairement sur du dessin « commercial », dans l’édition ou la publicité, contrairement aux Ecoles des Beaux-Arts. Par exemple, de nombreux dessinateurs de bande dessinée passent par l’Ecole des arts appliqués Duperré où a enseigné Georges Pichard : Gotlib, F’Murr, David B., Killofer, Olivier Ledroit, Annie Götzinger…

Et puis les années 1970, puis 1990, voient l’apparition d’écoles pour former les dessinateurs de bande dessinée et transmettre le métier dans des formations diplômantes. Resterait maintenant à analyser plus en détail l’enseignement délivré dans ces écoles, son évolution au cours du temps, et à distinguer les noms de certains professeurs dont la carrière est marqué par l’enseignement sur la bande dessinée plus que par la production d’oeuvres illustres, mais qui demeurent néanmoins des rouages importants de la profession par leur engagement en faveur de la transmission du savoir.

 

Le studio, modèle de l’apprentissage par les pairs

Dessinateur de bande dessinée fait partie de ces professions où la formation par les pairs a toujours été un modèle important d’apprentissage. Mais elle n’a pas toujours été aussi structurée qu’avec les « studios », modèle venu des Etats-Unis qui apparaît en Belgique après la seconde guerre mondiale. Le studio le plus connu, si ce n’est le premier, est le Studio Hergé fondé en 1950 où travailleront Edgar P. Jacobs et Bob de Moor. On pense ensuite, face à Hergé, à Jijé qui forme auprès de lui André Franquin, Morris, Will et Peyo qui travailleront tous les trois à Spirou. Mais par la suite, de générations en générations, le système du studio est choisi par beaucoup d’auteurs belges qui y voient un modèle de transmission des savoirs de pair à pair et de formation dans le feu de l’action. Greg sera à l’origine du studio Greg dans les années 1960, où seront formés Dupa, Hermann, Mitteï, Dany, Bob de Groot et Turk. De la même époque date le studio Peyo où l’on retrouve Walthéry, Derib, Gos, de Gieter et Wasterlain.

Le fonctionnement de base du studio est la hiérarchisation entre un « maître » et différents élèves-assistants. Ces derniers sont formés en aidant le maître sur ses séries en cours, par exemple en ce qui concerne les décors. En échange, ce dernier les aide en leur apprenant le métier, en leur proposant du travail dans une revue, en scénarisant pour eux des séries. Ce fonctionnement est concrètement inséré dans la vie professionnelle. Il varie en effet énormément en fonction de la personnalité du « maître ». Les assistants d’Hergé ont du s’extraire de son influence pour concevoir leurs propres séries, alors que les assistants de Greg étaient au contraire soutenus par ce dernier qui scénarisa Olivier Rameau pour Dany, Chlorophylle pour Dupa, Bernard Prince pour Hermann. On pourrait aussi creuser les conditions d’existence des studios : s’agit-il, comme dans le cas du Studio Hergé, de véritables entreprises institutionnalisées et portées vers la commercialisation d’une franchise, ou d’ateliers collectifs plus informels ? Enfin, le fonctionnement en studio pose bien plus que l’école la question de l’héritage et des influences, dans une formation où l’imitation est le fondement de la transmission des savoirs. Ainsi pourrait-on s’interroger sur la façon dont un auteur se détache ou, au contraire, suit fidèlement son aîné. Des comparaisons entre Jacobs et Bob de Moor par rapport à Hergé, ou entre Hermann et Dupa par rapport à Greg, seraient à ce titre éclairantes pour comprendre, très exactement, les gestes et les pratiques transmises par un auteur à ses élèves.

Entre l’école et le studio, ce sont deux modèles de transmission des savoirs qui s’affrontent : d’une part l’enseignement, où la transmission se fait hors du cadre professionnel, et d’autre part l’apprentissage, où s’imbrique l’acquisition d’un savoir-faire et l’insertion dans un métier. Quelles différences entre ces deux méthodes ? Il faudrait creuser pour savoir si on peut les caractériser, temporellement et géographiquement. Le modèle du studio semble en effet typique de la bande dessinée belge pour enfants des années 1950-1960, alors que le modèle de l’école est plus tardif. Mais cela resterait à vérifier pour éviter les généralités et les erreurs.

 

L’autodidactie

L’autodidactie est un grand mystère de la bande dessinée puisque le plus célèbre dessinateur autodidacte est Hergé, qui, selon ses historiens, n’a pas suivi de cours de dessin et aurait appris « sur le tas » et par l’observation de quelques autres dessinateurs de son époque comme Benjamin Rabier, Alain Saint-Ogan et George McManus. Il demeure donc qu’un certain nombre de dessinateurs de bande dessinée, en particulier avant les années 1950, sont de parfaits autodidactes. Logique à une époque où les écoles d’arts sont peu nombreuses et peu accessibles et où les jeunes dessinateurs commencent à travailler autour de 18-19 ans et pratiquent surtout le démarchage où la formation importe finalement moins que le travail effectif.

L’autodidactie est difficile à évaluer et définir. Elle est souvent le fait d’auteurs ayant commencé par des petits métiers dans la presse illustré (pigiste, chroniqueur, romancier, voire assistant de rédaction), à l’image de Maurice Tillieux, et qui semblent avoir appris le dessin sur le tas. A ce titre, on peut s’interroger sur le rôle pris par certains phénomènes spécifiques dans la transmission du savoir par autodidactie :

  • les manuels « comment devenir dessinateur », qui existent au moins depuis le milieu du siècle, et ont pour objectif de diffuser chez les jeunes un goût du dessin. En 1969 paraît Comment on devient créateur de bandes dessinées par Franquin et Jijé qui, semble-t-il, ouvre de nombreuses vocations
  • certaines revues pour enfants diffusent dans leur page des dessins de leurs jeunes lecteur. Didier Conrad est ainsi publié dans Spirou à 14 ans dans la rubrique Carte blanche. Or, c’est effectivement dans cette revue qu’il fait ses débuts en 1978.

L’autodidactie est probablement beaucoup plus forte chez les scénaristes dans la mesure où il n’existe pas, jusqu’à une date très récente qui voit les formations de bande dessinée inclure des enseignements « scénarios », de transmission des savoirs institutionnalisé. Parmi les premiers scénaristes « professionnels », beaucoup sont des dessinateurs ayant abandonné cette voie (René Goscinny, Jean-Michel Charlier) et ils occupent souvent, dans le même temps, des postes éditoriaux. D’autres sont des romanciers, comme George Fronval qui scénarisa de nombreux westerns en récit complet. Certains, enfins, sont simplement des « amis » de dessinateurs qui poursuivent par ailleurs une carrière de romancer ou d’essayiste, comme Benoit Peeters. Ici, il devient donc très difficile de poser la question de la transmission des savoirs dans la mesure où le scénario est tantôt transmis par une connaissance des mécanismes du dessin narratif, tantôt par l’inspiration venue d’autres domaines artistiques (littérature, cinéma…).

L’autodidactie a-t-elle encore un poids chez les dessinateurs actuels ou est-ce définitivement une caractéristique liée soit au début de siècle, soit aux scénaristes ?

 

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A titre méthodologique, une étude portant sur les structures de transmission des savoirs dans la bande dessinée pourra se baser sur quelques lectures utiles, outre les ouvrages spécialisés et autres biographies. Emmanuel Pernoud a consacré en 2003 un livre à l’enseignement du dessin au début du XXe siècle dans L’invention du dessin d’enfant. On trouve un bon résumé de la situation sur le site d’histoire de l’éducation « Le temps des instituteurs » (http://www.le-temps-des-instituteurs.fr/doc-dessin.html). Ces lectures permettent notamment de comprendre comment se transmettent les modes et les codes graphiques dès le plus jeune âge, et qu’ils correspondent aussi à des représentations du monde. Parmi les écoles citées ci-dessus, peu ont fait l’objet d’études historiques poussées. C’est le cas de l’Ecole nationale des Arts Décoratifs, dans un travail collectif en deux parties par Ulrich Leben, Renaud d’Enfert, Sylvie Martin, Rossella Froissart-Pezone (pour la première, 1766-1941, http://www.ensad.fr/spip.php?article25), et René Lesné et Alexandra Fau pour la deuxième (1941-2011). N’hésitez pas à m’informer si vous avez connaissances d’autres études importantes pour que je mette à jour cette liste.