Pour une histoire sociale de l’auteur de bande dessinée (2)

S’il est un domaine de l’histoire de la bande dessinée peu étudié, et dont l’historien n’a qu’une vision micro-historique et non globale, c’est l’histoire sociale de l’auteur de bande dessinée. On parle souvent des oeuvres et des éditeurs, dont les évolutions sont connues pour l’essentiel, mais derrière il y a aussi des auteurs, ou plutôt une communauté d’individus partageant une même profession ; et dans ce domaine les études les plus représentatives ne sont pas celles qui concerneraient les pointures du métier, dont on fait pourtant des biographies.

Alors m’est venu l’idée de cette série d’articles, un peu spécialisée certes, dont l’objectif est d’ouvrir quelques pistes historiques sur un domaine peu étudié. On pourra se reporter, en introduction, à l’article fondateur du sociologue Luc Boltanski « La constitution du champ de la bande dessinée » (disponible en ligne sur Persée) qui analyse avec précision l’évolution du métier entre 1960 et 1970, et la « création » d’une profession aux contours jusque là mal déterminés. On pourra se reporter aussi, en guise de comparaison, à un récent ouvrage intitulé Vivre des arts du dessin en France, XVIe-XVIIIe de Martine Vasselin qui donne, par son chapitrage, une bonne idée de ce que pourrait être un « Vivre de la bande dessinée en France ». Je me limiterais toutefois au XXe siècle, que je connais le mieux, mais les problématiques sont certainement transposables au XIXe siècle.

 

(1) Piste 1 : la transmission des savoirs 2 / 2 : La notion d’héritage et de filiation chez les auteurs

Dans l’article précédent, j’avais tenté de lister les différentes structures de transmission des savoirs que l’on trouve chez les dessinateurs de bande dessinée au XXe siècle. D’un point de vue plus général, pourquoi s’intéresser à ces structures ? Connaître la façon dont sont transmises les techniques liées à la bande dessinée permettrait d’éclairer, d’un point de vue théorique, la notion d’héritage et de filiation, souvent limitée chez les commentateurs et critiques à de simples observations de styles assez peu pertinentes et mal étayées. Je pense à la notion d’héritages non en tant que vagues arrière-plan partagé par n’importe quel auteur de bande dessinée connaissant ses « classiques », mais plutôt les héritages « actifs », ceux qui participent à la construction et, surtout, à l’évolution des styles successifs de la bande dessinée. C’est un pari et un positionnement d’historien que d’affirmer que l’histoire de la bande dessinée se compose d’une succession de passation de techniques et de styles, d’auteur en auteur. Il y aurait beaucoup à nuancer, assurément, mais dans un premier temps, creusons cette piste d’une histoire de la bande dessinée par les auteurs et leurs pratiques.

Pratiquer la bande dessinée suppose parfois de se positionner par rapport à ceux qui vous ont précédé dans cette voie… Or, il n’y a pas là de preuves scientifiquement mesurables, juste des indices qui permettent de savoir les lignées et les filiations d’auteur, souvent très complexes et qui n’ont rien d’une science exacte dans la mesure où la bande dessinée n’est pas un artisanat de pure imitation. On peut en revanche empiriquement distinguer deux types de circulation des pratiques : les apprentissages d’auteur à auteur, dont j’ai commencé à ébaucher les structures qui assurent cette passation « en direct », et l’appropriation a posteriori d’héritages antérieurs pour des auteurs qui agissent pour ainsi dire en historiens et vont chercher leur inspiration au-delà de la génération immédiatement précédente.

Toujours se pose la question de ce qui est réellement transmis. Des techniques d’écriture et de dessin ? Des structures narratives ? De simples motifs empruntés mais déformés ? Des études comparatives entre plusieurs auteurs pourraient permettre de distinguer la nature de transmission d’héritage bien différentes les unes des autres… On en arrive là à des questions d’intertextualité bien connues des spécialistes de la littérature écrite, qui mêlent interrogations d’ordre esthétique et problèmatiques historiques.

Premier mode de transmission : la filiation linéaire

J’emploie ici le terme de « filiation » pour définir une transmission directe d’auteur à auteur, par exemple dans le cas d’une relation maître/élève, qui implique nécessairement que l’élève acquière par l’imitation des techniques graphiques de son maître avant de trouver son propre style. Ce sont des relations souvent évidentes et même repérables. Les relations maîtres/élèves sont particulièrement prégnantes dans le cas de la formation en studio ( Hergé/Bob de Moor, Jijé/André Franquin) mais peuvent aussi se lire dans les écoles (Claude Renard/François Schuiten). On les retrouve aussi dans le cas de reprises directes où le « maître » a eu le temps de former son repreneur (je pense ici au passage de Peyo à son fils, Thierry Culliford, formé dans l’atelier de son père).

L’identification des structures de transmission des savoirs et, à l’intérieur, l’identification des « maîtres » devient alors une étape importante. Certains auteurs ont décidé de consacrer leur carrière à transmettre un héritage à de jeunes dessinateurs, d’autres non. Mais transmettent-ils une pratique personnelle ou des conseils et soutiens plus généraux où l’individualité des élèves s’exprime sans interférer avec le style propre au maître ? Dans les écoles, en particulier, il peut être difficile de distinguer ce qui ressortit à la personnalité du maître et ce qui ressortit à des techniques graphiques plus générales et partagées par tous les dessinateurs. Ainsi, même en sachant que Gotlib fut l’élève de Georges Pichard à l’Ecole des arts appliqués, est-ce que le style de Pichard peut nous éclairer sur la naissance d’un style chez Gotlib ? Cela serait à étudier plus en détail, oeuvres à l’appui.

On associe souvent les phénomènes de filiation avec la notion « d’écoles », dont on distingue des caractéristiques, comme dans les écoles picturales. Ainsi y aurait-il, en Belgique, « l’école de Bruxelles » et « l’école de Charleroi », les uns tenants d’Hergé et les seconds de Jijé. Une étude habile pourrait mettre en lumière les véritables processus de transmission à l’oeuvre en analysant dans le détail la façon dont ces « maîtres » enseignaient à leurs élèves, et en comparant les oeuvres. Car parfois ces catégorisations faciles en « écoles » s’avèrent douteuses, et prennent le risque de confondre le fonctionnement des filiations avec des réalités purement éditoriales (les auteurs de Tintin vs les auteurs de Spirou). Mais la bande dessinée reste assez peu encline à ce type de catégorisation, me semble-t-il, et, depuis plusieurs décennies s’est développé une obsession de la personnalisation des styles chez certains auteurs, justement comme pour se détacher d’écoles pré-conçues.

Second mode de transmission : l’héritage

L’analyse se corse un peu quand la transmission se fait plutôt par des mécanismes de retour sur le passé de la part d’auteurs dont l’oeuvre comprend une logique d’intertextualité, c’est-à-dire de mise en relation avec une autre oeuvre. A titre de comparaison et pour comprendre un peu cette notion d’héritage, on peut penser à ce qui se passe dans la peinture néo-classique à la fin du XIXe siècle. L’un des éléments qui explique l’essor du mouvement néo-classique (dont le chef de file en France est Jacques-Louis David) est la renaissance d’un goût pour l’antique à la suite des fouilles archéologiques de Pompéi, qui permet notamment de redécouvrir des peintures antiques. La connaissance du passé par les artistes eux-mêmes peut être un phénomène déclencheur de nouvelles pratiques.

Dans le cas de la bande dessinée, l’un des meilleurs exemples de retour sur le passé est le cas épineux de la « ligne claire », qui peut servir de point de départ idéal à la réflexion. Le terme de « ligne claire » naît à la fin des années 1970 autour de quelques auteurs français (Ted Benoît), belges (Ever Meulen) ou néèrlandais (Joost Swarte). Ce dernier participe à une exposition à Rotterdam en l’honneur d’Hergé intitulée De klare lijn, en 1977 première occurrence public du terme. De son côté, Ted Benoît publie en 1980 aux Humanoïdes Associés l’album Vers la ligne claire dans lequel il abandonne explicitement son ancien style pour se rapprocher de celui d’Hergé. Progressivement, d’autres auteurs rejoignent le mouvement et décident eux aussi de s’inspirer des auteurs belges des années 1950 (Hergé, Jacobs, Jijé) : Floc’h et son comparse scénariste François Rivière (Le Rendez-vous de Sevenoaks en 1977) ou encore Yves Chaland (Freddy Lombard, 1981).

Pour simplifier, le mouvement de la ligne claire se caractérise, à ses débuts, par l’intérêt porté par plusieurs auteurs vers leurs aînés, non pas de la génération immédiatement précédente, mais de la génération d’avant (pour mémoire, Jijé, Hergé et Jacobs meurent respectivement en 1980, 1983 et 1987). Ils n’ont pas été leurs élèves mais décident de s’en inspirer ouvertement et explicitement en multipliant les citations. Citations stylistiques de la part d’un Ted Benoît qui calque son trait sur celui d’Hergé, mais aussi emprunts thématiques, comme la récurrence des références au Congo belge et aux années 1950 dans Freddy Lombard de Yves Chaland, ou bien l’ambiance très anglaise des albums de Floc’h et Rivière directement inspirée de Jacobs. Progressivement et par abus de langage, la notion de « ligne claire » historiquement identifiée autour de 1980, en vient à désigner le style d’Hergé et Jacobs eux-mêmes, voire tout style graphique « épuré ».

La ligne claire est parfois vue comme une forme de néo-classicisme en bande dessinée pour plusieurs raisons : d’une part à cause de son goût de l’épure (comme dans le néo-classicisme pictural et architectural autour de 1800) et d’autre part (et cela m’intéresse davantage) parce qu’elle professe une régénération de formes passées et se base sur une forme d’érudition, de connaissance approfondie de l’histoire de l’art par les auteurs. En effet, le mouvement de la ligne claire est indissociable des premières études sur Hergé et de l’émergence, dans le courant des années 1970, de la théorie d’une « école de Bruxelles » qui établit justement les filiations entre Hergé, Jacobs et de Moor (voir notamment de Bruno Lecigne Les héritiers d’Hergé, cité par Didier Pasamonik, ou encore les travaux de François Rivière). On redécouvre les auteurs belges de l’après-guerre en les regroupant au sein d’un « âge d’or » qui sert de réservoir de formes pour les auteurs de la ligne claire. D’une certaine manière, c’est un mouvement d’érudit et de nostalgiques, mais qui donne finalement lieu à des styles très différents en fonction des personnalités de chacun.

Le mouvement de la ligne claire est indissociable de l’émergence d’une conscience historique explicite au sein de la profession. Car ce qui compte n’est pas tant de prendre conscience du passé que de choisir de l’exprimer dans ses propres oeuvres et de jouer avec les lecteurs sur les références et sur une nostalgie partagée.

La ligne claire est un mouvement clairement identifié et même revendiqué par ses auteurs d’appropriation et de réinterprétation d’une partie de l’histoire de la bande dessinée. Ponctuellement, on trouve d’autres attitudes qui peuvent nous éclairer sur la vision que les auteurs de bande dessinée ont de leur propre histoire.

Un exemple récent et intéressant est celui de l’Association qui, dans sa ligne éditoriale (principalement dûe au dessinateur Jean-Christophe Menu), développe un volet patrimonial de rééditions. Outre quelques auteurs et oeuvres marquantes ( plusieurs rééditions de Jean-Claude Forest, Sergent Laterreur de Touïs et Frydman), on trouve un corpus issu des auteurs proches des éditions du Square (Charlie Hebdo, Hara-Kiri) dans les années 1970 et 1980 [citer récent beaucoup sur l’asso en biblio]. D’où une réédition de L’An 01 de Gébé (1972, réédité en 2000), de Gaspation de Charlies Schlingo (1979, réédité en 2009), ou encore la parution d’albums de Willem. Par son approche, L’Association se positionne et affirme une vision de l’histoire de la bande dessinée des années 1970 et 1980. Reste à voir si ces oeuvres nous renseignent sur les auteurs de la maison d’édition, et particulièrement sur Jean-Christophe Menu…

On peut aussi rapprocher ces rééditions des processus des phénomènes de reprises, du moins quand elles ne sont pas le fait d’un passage de relais officiel, comme dans le cas des Schroumpfs. Les reprises, autorisées ou non, renseignent aussi sur une filiation. Quand l’éditeur de Blake et Mortimer décide de relancer la série dans les années 1990, il fait appel à des auteurs dont la filiation avec Jacobs est certaine : le scénariste Jean Van Hamme, les dessinateurs Ted Benoît et André Juillard. Le processus de reprise étant assez fréquent en bande dessinée, il pourrait être intéressant de l’étudier plus en détail, à la fois comme stratégie éditoriale mais aussi comme confrontation entre deux auteurs. On pourrait par exemple essayer de distinguer, dans les reprises de Blake et Mortimer, ce qui tient de l’imitation de Jacobs et ce qui tient de la personnalité des auteurs, en mettant dans la balance l’oeuvre de ces auteurs. Les exemples de reprises sont assez nombreux. Récemment, la collection « Le Spirou de… » lancée par Dupuis, où des auteurs contemporains inventent « leur » album de Spirou, a choisi de jouer sur cette question de la filiation entre des auteurs du passé (Jijé, Franquin) et leurs homologues de notre époque (Emile Bravo, Yann et Olivier Schwartz, Lewis Trondheim et Fabrice Parme, Frank Le Gall, etc…). Dans ces Spirou modernes, quelle est la part d’hommage et le décalage apporté ?

Enfin, certains dessinateurs se sont risqués au genre délicat de l’album-hommage, un type d’oeuvre qu’il serait intéressant d’étudier plus en détail. Je pense ici à deux albums de ces dernières années : Les aventures d’Hergé de Stanislas, sur un scénario de Jean-Louis Fromental et José-Louis Bocquet (2001), et au très récent et fort polémique Gringos Locos de Yann et Schwartz dont la sortie, me semble-t-il est toujours bloquée, mais qui a été prépublié ici et là. Dans les deux cas, des auteurs rendent hommage à des « maîtres » en partageant leur vision de l’histoire de la bande dessinée. Et de fait, la dette de Stanislas envers Hergé est visible dans son trait, de même que Yann et Schwartz sont proches des auteurs de Spirou.

Où l’on finit par se dire qu’il y a héritage et héritage

Car finalement, ce qui m’intéresse avec ces histoires d’héritage et de filiation, c’est moins l’établissement d’arbres généalogiques que la compréhension des phénomènes de transmission, en particulier quand il ne sont pas direct mais traversent les décennies. Les phénomènes décrits plus haut (liens maîtres/élèves, reprises, rééditions, emprunts intertextuels) peuvent être interprétés comme des discours historiques qui traduisent la vision que leur auteur défend de l’histoire de la bande dessinée, et la filiation dans laquelle il se place.

En ce sens, on pourrait d’abord croire que les années 1980 apparaissent comme un moment clé, à cause de ce fameux mouvement de la ligne claire qui est par bien des aspects un mouvement érudit, presque maniaque dans son attachement au passé. Il semble que c’est à cette époque que les auteurs « prennent conscience » qu’ils s’inscrivent dans une discipline qui a une histoire. Mais en réalité, il faudrait creuser un peu et se demander si on ne peut pas trouver, chez des auteurs d’avant 1980, des emprunts et des allusions à d’autres dessinateurs de leur passé.

Par exemple, en 1961, le journal Pilote publie une série d’articles par Remo Forlani (nous sommes encore avant la grande vague d’études historiques sur la bande dessinée) intitulé « le roman vrai des bandes dessinées », où l’auteur retrace, pour ses jeunes lecteurs, l’histoire de la bande dessinée. On y retrouve Töpffer, Rabier, Outcault, Pinchon, Walt Disney, etc… De même, le phénomène de reprises existe dès l’immédiat après-guerre, voire les années 1930 : en 1947, Pierre Lacroix reprend Bibi Fricotin de Louis Forton, en 1948, Pellos reprend Les Pieds Nickelés du même Forton (sur des scénarios de Renaud de Montaubert), en 1962, Greg reprend Zig et Puce d’Alain Saint-Ogan… Donc le jeu de l’analyse comparative pourrait tout autant être valable, et il est certain que ces auteurs avaient aussi une conscience des travaux de leurs prédecesseurs.

Et puis si le cas de la ligne claire est si intéressant, c’est que si on regarde l’usage que ces auteurs font des références au passé, on en découvre toutes les ambiguïtés. Yves Chaland, en reprenant tel quel les clichés sur les « nègres » venus de Tintin au Congo propose une lecture fortement ironique du maître belge qui flirte sans cesse avec la parodie, ou du moins avec une double lecture. Son Freddy Lombard prend au second degré des éléments empruntés à une oeuvre dans laquelle ils étaient au premier degré, comme la réactivité du héros « tintinesque ». De la même manière, Yann et Schwartz, dans Le groom vert-de-gris, leur album-hommage à Spirou, introduisent dans la série des éléments (sexualité, politique) qui sont de l’ordre du détournement parodique, de la transposition burlesque, d’une série originellement destinées aux enfants.

En d’autres termes, l’héritage n’est pas un fil net d’un auteur à l’autre : ce n’est pas de l’imitation pure. D’abord parce qu’il saute des générations, ensuite parce qu’il fonctionne sur le mode de l’emprunt et de la référence, et que toute référence est susceptible de subir des modifications. Si on veut interpréter avec justesse la transmission des pratiques, il faut sans cesse se positionner en équilibre entre la révérence au passé (quelle connaissance du passé l’auteur peut-il avoir) et l’intention finale de l’auteur, qui n’est pas toujours la même.

Deux trois références utiles pour compléter ce qui est dit dans cet article :

Sur la ligne claire et l’importance des années 1980, le chapitre consacré à cette décennie dans La bande dessinée son histoire et ses maîtres de Thierry Groensteen, est tout à fait pertinent. On peut habilement le compléter par les deux articles de Didier Pasamonik [http://www.mundo-bd.fr/?p=1167 ] sur l’histoire du mouvement de la ligne claire sur le site mundo bd. Et signalons une récente réédition des oeuvres de Joost Swarte dans Total Swarte aux éditions Denoël Graphic.

Sinon, dans la synthèse réalisée par le groupe ACME sur L’Association, quelques pages de l’article de Bjorn-Olav Dozo sont consacrées au rapport de cette maison d’édition au patrimoine de la bande dessinée.

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