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Rééditions numériques des oeuvres anciennes et épuisés

(cet article a été publié sur le blog de la revue neuvième art : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?page=blog_neuviemeart#355 )

Inutile pour moi de m’attarder plus avant sur le constat que la bande dessinée est « un art sans mémoire », dressé par Thierry Groensteen il y a de cela six ans dans La bande dessinée, un objet culturel non identifié (éditions de l’an 2) puis questionné lors d’un colloque tenu en juin 2010 à Saint-Cloud. Si la réponse n’est pas simple à apporter, et que l’affirmation de Thierry Groensteen est avant tout l’occasion d’interroger les pratiques de défense et de diffusion du patrimoine de la bande dessinée, il est vrai que le décalage est énorme avec d’autres arts ressortissant pourtant eux aussi de la catégorie des « industries culturelles », comme la littérature et le cinéma, où les oeuvres du passé sont régulièrement rééditées et donc facilement accessibles autant pour l’amateur que pour le grand public. En matière de bande dessinée, les oeuvres anciennes régulièrement rééditées sont généralement les séries encore en cours de publication (Astérix, Spirou) ou celles à la postérité inconditionnelle (Tintin). J’insiste sur le « régulièrement » : des rééditions ont en effet lieu, et de plus en plus, mais elles demeurent toujours ponctuelles et rarement suivies, ce qui rend la réédition elle-même introuvable en librairie après plusieurs années.

Dans un élan d’optimisme, il me semble toutefois indispensable de souligner une voie nouvelle pour la réédition, possiblement idéale pour donner une seconde vie à des oeuvres anciennes, qu’elles soient totalement inconnues, simplement épuisées ou devenues d’importants classiques : la réédition numérique qui se traduit la plupart du temps par une opération de numérisation de fonds anciens, publics ou privés. Depuis le début de la décennie 2000, plusieurs voies se sont affirmées pour la réédition numérique, et j’aimerais en dresser un court bilan chronologique, en pointant les particularités de chaque entreprise, car elles sont toutes fort variées et ne vise pas les mêmes publics, ni les mêmes finalités.

Le Coffre à BD

Vers 1999, Bernard Coulange commence à numériser la fameuse collection de mini-récits parus dans le journal Spirou dans les années 1960 et à le diffuser sur sa page personnelle, et via le forum Bdparadisio. Quand il crée bdoubliees.com, une importante base de données des oeuvres parues dans la presse de bande dessinée d’après 1945, il y intègre naturellement ces mini-récits numérisés. En 2004, alors que bdoubliees.com a grossi et s’est considérablement fait connaître, que les numérisations concernent d’autres oeuvres que les mini-récits, les archives des versions numériques sont rassemblées sur un site dédié, « Le Coffre à BD », et sont vendues (en version numérique) au prix de 2 euros l’album, tandis qu’une partie (un épisode par série) reste visible gratuitement en ligne, après inscription. Bernard Coulange professionnalise, en quelque sorte, son activité de rééditeur numérique.

Historiquement, le Coffre à BD se situe dans la tradition des rééditions opérées par les collectionneurs dans les années 1970-1980 et, plus particulièrement, dans la branche nostalgique de cette tradition, celle qui souhaite retrouver le plaisir des lectures de son enfance. D’où un intérêt particulier porté à des oeuvres réalisées dans la presse francophone pour enfants de l’après-guerre : Spirou, Tintin, Pilote, Coq Hardi tout particulièrement. L’ambition est d’ailleurs affichée sur le site qui cible ainsi son public : « Les lecteurs de cette époque peuvent retrouver ces histoires qui les ont passionnées. ». Les numérisations proposées par le Coffre à BD sont téléchargeables dans un format .pdf. Par ce principe, il répond en partie à des habitudes de collectionneurs pour qui la possession de l’album est important.

Comme l’indique le nom du site, l’objectif est de faire redécouvrir des oeuvres « oubliées », c’est-à-dire les séries jamais éditées en album, à côté des grands succès (Astérix, Spirou, Les Schroumpfs…). La logique est bien de nouer des rapports de complémentarité entre les rééditions papier et les rééditions numériques. A cet égard, il faut souligner l’attention que le fondateur du site porte aux droits d’exploitation, et ce dès le début : c’est pour respecter ce droit d’exploitation, et laisser aux ayants-droits la possibilité de rééditer les oeuvres qu’elles ne sont pas toutes accessibles gratuitement.

Coconino Classics

Le webzine Coconino World naît en 1999 de l’initiative de Thierry Smolderen et de plusieurs jeunes dessinateurs formés à Angoulême (lire à ce propos l’article de Thierry Smolderen, de janvier 2003). Espace d’investissement du Web par des dessinateurs professionnels, il trouve bien vite une identité propre, très marquée, et une esthétique retro pleinement assumée qui nous plonge à la Belle Epoque (le nom du site provenant de l’univers de la bande dessinée Krazy Kat de George Herriman, créée en 1913). Le webzine se divise en plusieurs espaces de publication, dont un « village des auteurs » qui donne accès aux oeuvres et sites personnels des dessinateurs publiés. Dès 2000 apparaît l’idée de rééditer des versions numériques d’oeuvres anciennes. Le lieu de rassemblement de ces oeuvres sera baptisé « Coconino Classics ».

Le champ d’action chronologique de Coconino Classics va des années 1770 aux années 1970, et le champ d’action spatial comprend l’Europe, les Amériques, et le Japon, autant dire une large partie du monde. On y trouvera aussi bien des auteurs amplement connus (Christophe, Winsor McCay, George Herriman, Jean-Claude Forest) que des auteurs moins canoniques, en France du moins (Frank Bellew, Eduard Thony et José Guadalupe Posada). Enfin, il faut souligner l’ouverture d’esprit de Coconino Classics qui ne se réduit pas à une définition restreinte de la bande dessinée, mais accueille toute sorte de dessinateurs de presse. Une entreprise très vaste qui m’intéresse dans son approche si spécifique de la réédition numérique. Contrairement au Coffre à BD où les rééditions se veulent fidèles à l’original, le principe de similarité étant lié à un public d’amateurs nostalgiques, les rééditions de Coconino Classics sont des rééditions de rupture qui semblent vouloir gommer le poids historique de l’oeuvre.

L’intention affichée n’est ni universitaire ni académique, mais obéit à « un regard de dessinateur qui fait fi de l’appartenance supposée des oeuvres à des genres, écoles ou tendances. ». Elle se retrouve dans les rééditions elles-mêmes. Il faut pointer la qualité des numérisations, avec des interfaces de lecture simples qui s’adaptent spontanément au format de l’oeuvre. A travers elle, l’oeuvre numérisée (lisible uniquement en ligne) semble se transformer en une oeuvre originellement numérique, quitte à retravailler la numérisation. Ainsi de la numérisation des dessins d’Antonio Rubino pour le Corriere dei piccoli où l’interface de lecture reprend la page case par case, en repositionnant systématiquement et artificiellement le bandeau-titre du journal. La prise en compte des technologies numériques est d’abord esthétique et les oeuvres numérisées sont transformées pour être de véritables oeuvres numériques que l’on pourrait croire nativement produites pour ce support. Le mimétisme est d’autant plus flagrant quand on observe que la structure du site Coconino Classics reprend la structure du « Village des auteurs » contemporains : même construction triple (auteurs/sites dédiés/albums numériques). L’ambiguïté semble voulue pour faire des auteurs « anciens » les égaux des auteurs contemporains et gommer les frontières du temps. L’ambition n’est pas historique et nostalgique, mais bien au contraire une modernisation d’oeuvres des temps passés.

La Cité de la BD

C’est en 2007 que le CNBDI d’alors, futur « Cité de la bande dessinée », commence à numériser ses fonds de bandes dessinées anciennes. L’intention s’inscrit cette fois dans un plus vaste mouvement de numérisation des fonds anciens des bibliothèques françaises, engagé dès la fin des années 1990 avec la création de Gallica, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France. C’est une vaste opération de numérisation du patrimoine imprimé français qui commence, largement soutenue par des fonds publics, l’Etat essayant de coordonner les différents projets locaux. Les enjeux sont multiples, souvent cumulatifs : tantôt il s’agit de sauver des ouvrages en trop mauvais état pour survivre encore longtemps, tantôt il s’agit de faire connaître à un public varié des livres qui, bien souvent, dorment au fond des réserves des bibliothèques et ne sont vus que par quelques chercheurs opiniâtre, tantôt il s’agit, plus lyriquement, de renouer avec l’idée que le patrimoine est un bien commun librement accessible par tous, une « libération des oeuvres » dans la mouvance d’un idéal (désormais contesté) du réseau Internet comme facteur de démocratisation de l’accès. Car bien sûr, c’est sur Internet que les bibliothèques vont diffuser une partie des oeuvres numérisées ; une petite partie pour des raisons de droits d’auteurs, mais j’y reviendrais…

Le CNBDI, lié depuis sa création à une mission de conservation du patrimoine de la bande dessinée, ne pouvait guère échapper au mouvement de numérisation de fonds ancien. Il commence avec les « cahiers Saint-Ogan », un fonds d’archive qui retrace l’ensemble de la carrière du dessinateur phare de l’entre-deux-guerres, créateur de Zig et Puce. La mise en ligne coïncide avec la sortie d’un beau livre écrit par Thierry Groensteen sur cet auteur, L’Art d’Alain Saint-Ogan (éditions de l’an 2, 2007), justement basé sur lesdits cahiers. D’autres numérisations vont suivre, qui concernent principalement la bande dessinée française de la période 1880-1940 : le fonds Caran d’Ache, l’imagerie populaire de la maison Quantin, le journal Le Rire, et diverses revues pour enfants (Pierrot, Lisette…).

A l’évocation de ces noms, on comprend assez vite que la Cité de la BD ne répond pas à la demande d’un public d’amateurs, comme le Coffre à BD, ni à une recherche d’oeuvres esthétiquement marquantes, comme Coconino Classics. Les numérisations sont de qualité mais simplement téléchargeables en .pdf, ou lisibles directement en ligne avec une interface dédiée. Le public visé (et sans doute le public réel) est clairement un public de chercheurs et spécialistes érudits, le même qui fréquente la salle du centre de documentation du musée de la BD. Il s’agit bien d’oeuvres rares, relativement peu collectionnées, qui permettent à la Cité de poursuivre un travail de réédition des niches les plus méconnues du patrimoine de la bande dessinée tout en encourageant la recherche sur le domaine.

Iznéo et la zone grise

Les fonds numérisés par la Cité de la BD ne posent pas de véritables problèmes de droits d’auteur en raison de leur ancienneté. Ce souci, pourtant, est l’un de ceux qui traverse et interroge les grandes campagnes de numérisation des fonds des bibliothèques ; ou, plus précisément de diffusion des fonds numérisés. Car la loi française dit que toute diffusion d’une oeuvre sous droit ne peut se faire qu’avec l’accord des ayants-droits. Si une entreprise puissante comme Google a tendance à faire fi de ces considérations malgré de nombreux procès pour non-respect du droit d’auteur, pour sa bibliothèque numérique Google Books, les institutions publiques ont plutôt choisi un modèle de prudence qui consiste à numériser « d’abord » les fonds qui garantissent l’absence de procès : ceux dont les auteurs sont morts depuis plus de 70 ans. Ce qui corrrespond, grosso modo, à la fin du XIXe siècle. Le choix reste donc vaste mais, en ce qui concerne la bande dessinée, on remarque assez vite qu’il exclut la plus grosse partie du patrimoine d’un art relativement récent.

Depuis 2008, pour contourner ces problèmes de droits d’auteur, le ministère de la Culture cherche des moyens de négocier avec les éditeurs pour les encourager à produire, parfois avec subvention de l’Etat, des rééditions numériques, et d’encourager de leur part la production de livres numériques. Parmi les e-distributeurs impliqués dans l’accord avec le ministère se trouve justement Izneo, la plateforme de bandes dessinées numériques qui constitue notre quatrième source de rééditions numériques. L’accord avec le ministère permet notamment aux oeuvres numérisées d’être signalées (mais pas accessibles) dans la bibliothèque numérique Gallica qui devient, pour l’occasion, une sorte de librairie en ligne.

Izneo rassemble un grand nombre d’éditeurs de bande dessinée, parmi les plus imposants sur le marché (Casterman, le groupe Medias-Participation, Glénat…). La différence majeure par rapport aux autres sites évoqués ci-dessus est qu’il s’agit de rééditions d’intentions commerciales, sur le modèle de ce qui se pratique pour les rééditions papier : il ne s’agit pas de faire revivre un patrimoine de niche pour des connaisseurs. D’abord fondé sur un principe de « location par albums », le système économique d’Izneo, qui se limite à une lecture en ligne, il s’est transformé tout récemment en une possibilité d’abonnement mensuel qui donne accès au catalogue, à raison de quinze ouvrages par mois.

Certes, Izneo ne concerne qu’indirectement mon problème de rééditions du patrimoine numérique : on y trouve principalement des nouveautés, et non de véritables « rééditions » au sens d’oeuvres introuvables en librairie faisant partie du patrimoine de la bande dessinée. Indirectement, oui et non… Car l’une des actions du ministère à destination de ces éditeurs-partenaires a été justement de pousser à des numérisations dites de la « zone grise ». La zone grise est l’ensemble des oeuvres épuisées qui ne sont plus rééditées par les éditeurs et introuvables dans le commerce. Nous avons vu que, dans le cas de la bande dessinée, cela concerne une assez large partie, voire constitue le principal problème : le patrimoine de la bande dessinée encore sous droits est inaccessible aux lecteurs, y compris moyennant finance. On pourrait éventuellement espérer que les éditeurs membres d’Izneo suivent l’exemple de son confrère Ego comme X qui, en 2010, avait eu l’idée de livrer gratuitement sur son site Internet des versions numériques des albums épuisés de son fonds, en plus de nombreuses archives d’auteurs. L’occasion de relire, par exemple, l’excellent Os du gigot de Grégory Jarry, ou encore les archives des premiers récits d’Aristophane. Le numérique pourrait devenir une belle opportunité de redécouvrir un grand nombre d’oeuvres qui n’ont plus guère d’existence que chez les bouquinistes spécialisés.

 

L’auteur inconnu

Dans La bande dessinée objet culturel non identifié, Thierry Groensteen évoque parmi les facteurs nuisant à une pleine reconnaissance culturelle du médium « l’interchangeabilité des producteurs ». Celle-ci serait particulièrement le fait des éditeurs, comme aux États-Unis, où les personnages appartiennent le plus souvent à des agences (syndicates) et changent de créateur au grè des albums et des stratégies éditoriales. En France, il met le doigt sur le phénomène du « scénariste maison », comme Raoul Cauvin chez Dupuis, qui prête sa célébrité à un jeune dessinateur, qui aurait pu être un auteur complet si la maison d’édition n’avait pas souhaité le voir s’associer à un scénariste reconnu afin de garantir un certain minimum en terme de ventes. L’auteur est donc de facto bridé. Enfin, Groensteen rappelle que de nombreuses séries sont reprises à la mort (ou à la retraite) de leur créateur originel. Les exemples sont trop nombreux pour être tous cités : Lucky Luke par Achdé et Laurent Gerra, Achile Talon par Widenlocher, Cubitus et Clifton par Rodrigue, etc. La seule exception à la règle n’est autre que Tintin, Hergé ayant fait très clairement savoir son refus de voir son personnage lui survivre après sa mort1.

L’une des conséquences de ce trait de la bande dessinée n’est autre que l’absence traditionnelle de biographie de l’auteur en quatrième de couverture des albums. Alors que l’auteur de premier roman, l’historien titulaire d’une maîtrise ou le rédacteur de recettes de cuisine, auront tous le droit à une courte présentation, visant dans le cas des ouvrages relatifs à une connaissance précise à affirmer son droit à parler d’un sujet, les auteurs de bande dessinée ne bénéficient en aucun cas de ce type d’introduction. Même un éditeur comme L’Association, qui œuvre pourtant, à la fois en paroles et en actes, à une meilleure reconnaissance de la bande dessinée – faisant jeu égal avec la littérature – et de ses créateurs, ne prend pas la peine de rédiger une présentation de ses auteurs.

La liste des livres publiés par le même auteur fait finalement office de biographie. La bibliographie se substitue à une réelle présentation de l’auteur et de son œuvre, réduite à l’état d’énumération (parfois incomplète quand un éditeur rechigne à faire mention des albums publiés ailleurs que chez lui). D’autres albums renvoient au site personnel de l’auteur (comme Blast, publié chez Dargaud par Manu Larcenet), ce qui indirectement conduit à une biographie. Autre phénomène intéressant, le Kafka de David Zane Mairowitz et Robert Crumb, qui relève de l’hybride, entre biographie écrite, bande dessinée et illustration, édité par Actes Sud, dans sa collection « Actes Sud BD » ne prend pas le soin de présenter ses auteurs. Quand Actes Sud publie de la « littérature », l’écrivain est bien-sûr introduit, même si cela se résume à sa date de naissance et à la mention que c’est son premier roman. Ici, rien du tout, alors que Robert Crumb est autrement plus reconnu que nombre d’auteurs de romans du catalogue de l’éditeur arlésien.

Une collection, Shampooing (Delcourt), dont le directeur n’est autre que Lewis Trondheim, l’un des fondateurs de L’Association, a pris le parti de présenter chacun de ses auteurs2. Toutefois, cette initiative est ambiguë pour deux raisons : tout d’abord, il s’agit bien souvent d’une fusion entre la biographie de l’auteur et un résumé de l’ouvrage, et ensuite, la biographie prend clairement le parti-pris de la dérision. Il s’agit alors plus d’une caricature que d’une réelle présentation de l’auteur, même si à l’humour des éléments véridiques sont introduits. Il convient certes de contextualiser : la collection Shampooing est humoristique en large mesure, même si certains des titres ont aussi une dimension plus « sérieuse » (semi-philosophique avec Les petits riens de Lewis Trondheim, ou témoignage/reportage avec Le Journal d’un remplaçant de Martin Vidberg).

Deux biographies peuvent servir à illustrer notre propos, celle de Lewis Trondheim dans La Malédiction du parapluie :

« Lewis Trondheim est né durant le millénaire précédent. Aussi, bien qu’aimant les nouveaux gadgets high-tech comme les clefs de voiture qui ouvrent à distance, il continue à apprécier plus particulièrement les petites choses simples qui donnent à la vie tout son sel. Il s’est très vite rendu compte qu’il n’aurait aucune prise sur les guerres à travers le monde, le terrorisme de masse et l’utilisation d’armes bactériologiques. Par contre, un lacet, un paquet de Fingers ou un parapluie sont des outils qu’il maîtrise à la perfection. Quoique… Ça dépend si une malédiction pèse sur l’un d’eux. »

Et celle d’Olivier Tixier pour Croisière Cosmos :

« Lorsqu’il ne surveille pas les rues de Nantes dans son costume de justicier Girafe, et qu’il ne se livre pas (sous l’identité de Michou la Savate) à des combats de Catch de Dessin dans les bars, Olivier Texier travaille au Service Communication d’une petite commune de 15 000 habitants. Le peu de temps qui lui reste (dans les transports en commun, ou lors de ses pauses déjeuner, par exemple), il le consacre à la confection de bandes dessinées, peuplées de petits personnages bizarres et crétins, mais toujours attachants. »

Si le second extrait est plus informatif que le premier (mention d’un métier et d’une pratique qui existe vraiment3), le second ne donne aucune indication sur Lewis Trondheim – qui nécessite certes moins de présentation – si ce n’est le fait qu’il est né au XXème siècle. Le résumé ne sert qu’à présenter l’album d’une façon humoristique. Dans les deux cas, nous avons affaire à une parodie de biographie d’auteur plus qu’à un réel désir d’affirmer la place de l’auteur, même si répétons-le, il s’agit bien d’une collection principalement humoristique.

L’éditeur manolosanctis est peut-être l’un des seuls à offrir une biographie sérieuse pour ses auteurs. L’âge et le cursus du créateur sont présentés, de même que ses incursions précédentes dans le monde la bande dessinée. Enfin, son aventure au sein du site manolosanctis et les réactions des internautes sont rappelées. Cela reste toutefois marginal et le fait d’un éditeur récent dans le monde de la bande dessinée, ayant de de surcroît un modèle semi-participatif.

Pour reprendre les mots de Thierry Groensteen, il y a encore du « complexe du cancre » dans la démarche de la collection Shampooing4. Les auteurs refuseraient in fine de prendre leur art au sérieux de peur d’une récupération culturelle et élitiste d’un art « populaire ». Les ennemis d’une reconnaissance entière du médium ne seraient autres que ses créateurs. Pourtant, des présentations sérieuses d’auteurs existent, comme dans les pays anglo-saxons. L’édition britannique du comic Watchmen (Titan Books) présente en quatrième de couverture, avec une photographie, les deux auteurs, Alan Moore et Dave Gibbons, respectivement scénariste et dessinateur. Dans la petite biographie qui est leur réservée, leurs œuvres principales sont rappelées, ainsi que leur impact dans le monde de la bande dessinée (pour Alan Moore : « As one of the major innovators of comics in the ’80s, he has influenced a generation of comics creators. »), mais aussi leur début d’activité dans le monde de la bande dessinée et dans ce cas particulier, les héros de séries qu’ils ont repris. En outre, même si cela intéresse moins notre sujet, les critiques de la presse sont inscrites au dos de l’album. L’influence d’un Alan Moore explique sûrement le soin porté à une telle présentation, ainsi que le fait que le livre est annoncé comme « One of Time Magazine’s 100 Best Novels ».

Cet exemple a toutefois de quoi faire réfléchir sachant que la France est souvent perçue et décrite par les auteurs étrangers de bande dessinée comme le pays qui honore le plus ses créateurs. Pour aller jusqu’au bout de cette logique, les éditeurs qui disent œuvrer à la légitimation de la bande dessinée se devraient de présenter systématiquement leurs auteurs, même si un certain d’entre eux utilisent encore un pseudonyme (même si cela semble en baisse parmi les auteurs regroupés sous le vocable « Nouvelle bande dessinée »). Après tout, ce n’est parce que Romain Kacew avait pour nom de plume Gary, qu’une biographie ne précédait pas ses romans.

1. GROENSTEEN, Thierry. La bande dessinée un objet culturel non identifié. Editions de l’AN 2, Angoulême, 2006. p. 65-67.
2. C’est la première fois que je remarque un tel dispositif sur un album, mais je serai reconnaissant à tout personne me signalant des pratiques similaires chez d’autres éditeurs.
3. http://catchdessin.blogspot.com/ (consulté le 1 octobre 2011)
4. GROENSTEEN, Thierry. op. cit. p. 129.

Journaux d’hier

Quittons un instant les débats troublés sur la bande dessinée numérique, sur son modèle économique, sur les odieux pirates de l’industrie culturelle, sur l’impossibilité ontologique de nommer cette « chose » qui nous apparaît sous de multiples aspects… Et revenons près de cent ans en arrière. Entre les deux guerres mondiales, pour être précis. Allons gaiement démolir des clichés sur la bande dessinée de ce temps.
Il est un cliché qui a la vie dure, c’est celui qui consiste à dire, dans une double rhétorique, que la bande dessinée française du début du XXe siècle était principalement destinée aux enfants ; et que la bande dessinée américaine n’est connue en France qu’avec l’arrivée du Journal de Mickey en 1934. Et encore, je vous adresse là la version soft du cliché, la version hard conduisant à enlever l’adjectif « français » (et faire d’une exception française une réalité mondiale) et à affirmer que la bande dessinée est née comme media pour enfants. Or, je vais vous donner dans cet article des arguments formidables pour contredire les facheux qui auraient le malheur d’affirmer devant vous, dans les dîners mondains, de telles inepties. J’ajoute qu’en prime je vous explique comment le leur prouver en direct, au moyen d’une simple connection Internet. Mon exposé sera émaillé de liens vers des documents numérisés soit par le CIBDI, soit par la BnF (voir notamment cette page de la Lettre de Gallica, Gallica étant la bibliothèque numérique de la BnF).
Ces deux affirmations ne sont que les deux faces de l’héritage paresseux d’une historiographie de la bande dessinée qui s’est formée dans les années 1960-1970 en portant au pinacle les auteurs américains traduits en France dans les journaux pour enfants des années 1930 et en introduisant l’idée d’une progression de la bande dessinée francophone de l’école belge de l’après-guerre à Pilote, ce dernier titre symbolisant le si fameux mais si faux « passage à l’âge adulte », à cause des titres qu’il engendre dans les années 1970 (Fluide Glacial, Métal Hurlant…). En réalité, ces deux affirmations sont fausses : 1. il existe une bande dessinée de presse pour adulte avant 1945 2. la bande dessinée américaine a pénétré le marché français au moins depuis les années 1900 (mais probablement avant). Les deux, on le verra, sont en partie liés.
Au passage, deux sites à visiter pour ceux qui s’intéresseraient à la bande dessinée de presse d’avant 1945, en France et ailleurs : le vénérable site Coconino World (http://www.coconino-world.com/) ; le blog de John Adcock Yesterday’s papers (http://john-adcock.blogspot.com/), toujours riche en images sur les bandes dessinées des siècles passés.

Un peu d’histoire ne nuit pas

Revenons un peu en arrière. Depuis les travaux de David Kunzle, relayés en France par Thierry Groensteen, Benoît Peeters et Thierry Smolderen, on sait à quel point les années 1890 ont été riches en expérimentations dans le domaine de la narration graphique, en France comme aux Etats-Unis. J’emploie à dessein le terme « narration graphique », mais c’est bien de bande dessinée dont on parle ; ou, plus précisément, l’enjeu est bien de retracer la généalogie de la bande dessinée. « Narration graphique » me permet d’esquisser une réflexion sur les rapports entre bande dessinée et dessin de presse en évitant le piège des catégories prédéfinies.
Dans ces années 1890, deux phénomènes ont lieu. D’une part, l’essor d’une presse satirique à la suite de la loi sur la liberté de la presse en 1881 (associé à des évolutions techniques en matière d’impression) entraine la multiplication de journaux illustrés et, par ricochet, l’adoption définitive de la narration graphique par les dessinateurs de presse, dans des journaux comme Le Rire. Je vous invite ici à feuilleter les exemplaires du Rire numérisés par la CIBDI pour vous rendre compte de la présence d’oeuvres qu’on assimilerait nous à de la bande dessinée. Le phénomène n’a rien de neuf : il était déjà en route depuis plusieurs décennies, mais il me semble que les années 1890 l’entérinent définitivement. En effet, nombreux sont les dessinateurs de presse qui vont mener, dans le domaine de la narration graphique, des expériences relativement inédites : Adolphe Willette et Steinlein dans Le Chat Noir et, surtout, Caran d’Ache, qui se spécialise dans le dessin muet. Là encore, les numérisations de la CIBDI nous renseignent sur l’oeuvre de ce dessinateur qu’on aurait tort de ne traiter que comme un précurseur de la bande dessinée. Ses oeuvres existent pour elles-mêmes, dans le contexte de la presse humoristique de l’époque.

Il arrive que dans ses dessins hebdomadaires pour Le Figaro, Caran d'Ache réalise un dessin en plusieurs séquences, ici le 8 janvier 1900 (extrait).


Le deuxième phénomène m’intéresse moins aujourd’hui, je vais donc me contenter de le citer pour mémoire. La narration graphique s’installe durablement dans la culture enfantine, à travers les titres d’une presse en pleine évolution, qui accueille l’image dans ses pages (Le Petit Français illustré fait paraître La Famille Fenouillard de Christophe en 1893, ce qui sert de jalon symbolique et cette appropriation par la culture enfantine de la narration graphique). De fait, c’est bien dans cette débouché spécifique de l’art du dessinateur qu’elle connaît ses succès les plus visibles (Bécassine de Pinchon, Les Pieds Nickelés de Forton).

Une bande dessinée pour adultes avant 1945
La bande dessinée pour adultes des années 1890 a été bien étudiée par les auteurs cités plus haut et on connaît sa qualité, son originalité et ses maîtres. Toutefois, à partir des décennies 1900-1910, les données sont beaucoup moins bien maîtrisées. Et l’historien doit ici faire le constat d’une méconnaissance de la réelle diffusion des procédés de narration graphique chez les dessinateurs de presse, qui l’oblige à suspendre son jugement. En apparence, aucun « maître » de l’envergure de Caran d’Ache (qui meurt en 1909) ne semble se distinguer. Mais ne se fier qu’aux chef-d’oeuvres n’est pas une bonne façon de faire de l’histoire. Je n’ai ici que des intuitions liées à la compagnie des grands journaux d’avant-guerre, faute de pouvoir étudier la question de près. Il me semble que le phénomène qui se produit dans les premières décennies du XXe siècle est une dilution de la narration graphique en tant qu’un des procédés possibles dans la gamme du dessinateur de presse. Ainsi, la plupart des dessinateurs de presse de cette époque font des bandes dessinées sans saisir l’autonomie propre que l’on peut donner à cette forme de récit par l’image. J’ajoute aussi que cette dilution dans le dessin de presse l’enferme dans le registre comique.
Certes, ce n’est pas le procédé le plus courant. Par la force de la tradition, on lui préfère l’image seule avec dialogue sous l’image. Par la force de la tradition et, sans doute aussi, par les contraintes de place imposées par les rédacteurs des journaux, qui ne laissent que très rarement l’espace suffisant pour dérouler un strip en plusieurs cases. Mais, malgré tout, le cas se trouve, et il est inutile d’arguer toute idée de « progrès » : la narration graphique est un procédé connu et maîtrisé par les dessinateurs depuis le XIXe siècle, il n’y a rien d’étonnant à cela. Tout au plus les conditions éditoriales décident du succès de tel ou tel procédé : après 1918, le succès des hebdomadaires satiriques type Le Rire décline et la plupart des dessinateurs de presse investissent au contraire les grands quotidiens où, justement, on ne leur laisse qu’une case, mais où, au moins, il y a beaucoup de travail. Un véritable mouvement de fond s’amorce à partir de 1920 : les grands quotidiens publient de plus en plus régulièrement des dessins de presse, jusqu’à en faire des rendez-vous hebdomadaires, puis quotidiens, pour leurs lecteurs.

Les aventures de M. Philaphil d'Hervé Baille dans L'Intransigeant, le 10 janvier 1930, une tentative de sérialisation.


Cette croissance du dessin dans les quotidiens (donc promis à une publication à grand tirage et très lue) finit par s’ouvrir à des dessins plus longs, à des « strips », voire à des séries. L’apogée de ce mouvement se situe quelque part autour des années 1950. Ici, il faut lire l’ouvrage malheureusement très difficile à trouver d’Alain Beyrand, De Lariflette à Janique Aimée, dictionnaire des bandes paraissant dans la presse quotidienne française après 1945. Il permet de rompre définitivement l’idée que la bande dessinée pour adulte apparaît dans les années 1970. Je me contenterais ici de citer la question rhétorique et provocatrice posée en introduction par Alain Beyrand : « A quelle époque les français adultes ont-ils lu le plus de bandes dessinées ? Réponse : de 1945 à 1975. ». En effet, la plupart des journaux quotidiens publient parfois jusqu’à une dizaine de séries de bande dessinées (découpées en strips) tous les jours. La pratique a presque entièrement disparu de nos jours et est malheureusement oubliée. Pourtant, et sans même parler des expériences avortées du début des années 1960 (Chouchou, les éditions Eric Losfeld), la bande dessinée pour adulte ne représente pas un progrès qui fait suite à l’évolution de Pilote.
Certes, on trouvera de nombreuses objections fallacieuses pour démontrer que « cette bande dessinée de quotidiens ne vaut pas le coup d’être considérée » : il s’agit de séries de médiocres qualités, souvent des adaptations de classiques de la littérature, ou des déclinaisons de Professeur Nimbus, le grand succès de la presse quotidienne des années 1930. Leurs auteurs eux-mêmes s’identifient avant tout comme des journalistes plus que comme des dessinateurs : ils sont salariés d’une agence de presse qui redistribue les bandes dans la presse, sur le modèle américain. Ils ne se prétendent pas artistes créateurs, non par auto-dénigrement de leur travail, mais pour toucher la sécurité sociale à une époque où les artistes freelance n’ont pas un statut très sûr (je reprends ici des théories d’Alain Beyrand). Cependant, en lisant ces pages remplies de strips, l’historien de la bande dessinée aurait bien tort de les exclure de son champ d’étude.

Le professeur Nimbus d'André Daix, la plus célèbre des bandes d'avant-guerre, est diffusé par l'agence Opera Mundi dans les grands titres de la presse régionale, ici Ouest-Eclair du 20 juillet 1937


L’arrivée des Amériques, entre le monde adulte et l’enfance
De ce premier constat qui permet de briser la première affirmation (pas de bande desinée adulte avant les années 1970), on peut en arriver à un second constat : la bande dessinée américaine est diffusée en France avant 1934, et pas de façon si marginale que ça.
La bande dessinée américaine qui arrive en 1934 en France (dans Le Journal de Mickey, Robinson, Hop là !) correspond en réalité à une évolution de la presse pour enfants qui appelle de nouveau contenus. Elle impressionne par le changement d’échelle dans les importations mais, en réalité, ne fait qu’accélérer un mouvement déjà ébauchée. La différence est que, jusque là, elle ne touchait pas une presse enfantine encore relativement conservatrice et peu encline à diffuser des bandes américaines. En revanche, deux autres supports sont utilisés pour diffuser de la bande dessinée américaine dans l’entre-deux-guerres : l’album et la presse non spécialisée pour enfants.
Je passe vite sur le cas des albums. L’exception connue est celle de Buster Brown de Richard Felton Outcault, qui fait l’objet d’un album chez Hachette dès 1902. Peut-être est-ce une réponse aux albumls d’Albin Michel qui emploie le dessinateur français Christophe. Mais il s’agit d’une sortie relativement isolée, mais Hachette se révèle bien être un précurseur dans l’importation de comic strips américains mis en album. L’éditeur « habitue » en quelque sorte les enfants à l’arrivée massive qui va suivre en publiant dès 1928 la série Winnie Winkle sous le titre Bicot, et dès 1931 les séries Mickey et Félix le chat. Pendant que la maison d’édition Flammarion fait appel, pour sa collection du Père Castor, promue par les militants de l’éducation populaire, à des auteurs russes, Hachette, qui vise un plus large public, va voir du côté des Amériques. Deux stratégies éditoriales en direction de l’enfance se croisent pour un même type de production qui connaît un grand succès à cette époque : l’album.

L’édition des albums d’Hachette est simultanés à des parutions dans la presse, au moins pour les trois séries citées : Bicot, Mickey et Félix. On se trouve déjà face à un phénomène de pré-publication, plus empirique que celui qui va se développer après la guerre. Quels journaux publient ces séries ? Dans le cas de Mickey et de Félix, c’est Le Petit Parisien, quotidien à très fort tirage (1 million d’exemplaires) qui commence à diffuser un strip par semaine de Félix le chat en mai 1930, puis de Mickey en octobre de la même année. Il faut resituer cela dans un grand mouvement qui touche la presse dans l’entre-deux-guerres : diversifier le contenu. La série dessinée est un moyen parmi d’autres (introduction de photographie, pages sportives, pages de la femme…) d’arriver à cette fin. Le Petit Parisien va être imité par ses concurrents directs, mais plus tardivement : Le Matin fait appel à Alain Saint-Ogan pour créer la série Prosper l’ours et Le Petit Journal publie Pat et Piou de Manon Iessel en 1934. La différence fondamentale est que Le Petit Parisien n’hésite pas à importer des séries américaines, là où ses concurrents préfèrent (pour des raisons que je ne prendrais pas le risque de supposer) les productions françaises. A noter que L’Echo de Paris, autre quotidien à grand tirage mais plus conservateur publie dès 1920 la série Frimousset de Pinchon dans ses pages « pour les enfants », signe d’une sensibilité à la production française spécifique d’histoires en images.

La presse quotidienne s'empare des comic strips américains et de leur notoriété déjà existante : ici Mickey dans Le Petit Parisien du 4 décembre 1930.


Dans le cas de Bicot, la série est diffusée dès 1924 dans un hebdomadaire dit « familial » (au sens où il s’adresse à toute la famille et se compose surtout de lectures de divertissement plus que d’information ; le concept est importé des Etats-Unis), Dimanche-Illustré. Il n’est pas le seul : Dimanche-Illustré publie aussi sous le titre La Famille Mirliton la série de Sidney Smith The Gumps. Le concurrent de Dimanche-Illustré, Ric-Rac, prend le pli. En 1933, il commence à diffuser la série Tarzan, tout en continuant à diffuser la série du français Mat Les aventures de Pitchoune fils de Marius (1930). Dans ces choix d’importer des oeuvres américaines et de les mêler aux françaises (le public n’en sait sans doute rien), rien qui sorte de l’ordinaire : Dimanche-Illustré et Ric-Rac imitent consciemment des formules éditoriales américaines et on trouve souvent dans leur page de dessins d’humour des dessins empruntés à des journaux anglais, américains ou allemands (Punch, Chicago Tribune, Fliegende Blätter).

Tarzan de Burne Hogarth est diffusé dès 1933 dans Ric et Rac, un hebdomadaire familial (planche du 2 décembre 1933). Remarquer en dessous le début d'une planche du dessinateur français George Omry.

Pourquoi ces pinaillages de date ? Quelle importance que la bande dessinée américaine soit arrivée en France en 1934 ou avant ? Il y a en réalité un enjeu historique qui permet de mettre en avant la presse généraliste comme vecteur de bandes américaines, et non simplement la presse enfantine spécialisée, dont l’importance exagarée par l’historiographie dominante se trouve alors nuancée. Et surtout, il convient de dire que le lien entre les deux (diffusion dans la presse généraliste avant 1934 et dans la presse spécialisée après 1934) : dans les deux cas, c’est bien l’agence de presse Opera Mundi de Paul Winkler qui importe les comic strips américains. Seulement, à partir de 1934, elle décide de ne plus seulement distribuer les oeuvres à des journaux, mais de créer ses propres publications.
Cette analyse permet aussi de nuancer une autre affirmation. En apparence, c’est par le public enfantin que la bande dessinée américaine pénètre en France. En apparence seulement, et je justifie cette nuance de deux façons.
1. La mention « pour les enfants » n’est pas toujours présente, laissant supposer que le public visé est volontairement flou. Dans le cas de Félix le chat, par exemple, les publicités qui annoncent la série dans Le Petit Parisien parlent des « petits et des grands » qui se « réjouissent ». Et même dans le cas où la série est surmontée d’un bandeau « pour les enfants » (ce qui est la majorité des cas), il n’est pas impossible que des adultes aussi la lisent ; après tout, ils ont l’habitude de lire des dessins d’humour et ont donc un usage proche. Quelques témoignages de l’époque vont dans ce sens : originellement diffusée pour les enfants, certaines séries ne sont pas négligées par les adultes.
2. Il existe une exception que j’ai découvert au hasard de mes pérégrinations, comme une tentative sans lendemain de diffuser un comic strip pour adultes en France. Dès 1923, Le Petit Parisien (encore lui!) fait paraître Mutt and Jeff de Bud Fischer. Le cas est d’autant plus intéressant qu’on en saisit toute la mesure expérimentale : les journalistes ne savent trop que faire de ce curieux objet. Au début, les bulles sont conservées mais sous forme de dialogue, le nom de chaque personnage apparaissant dans sa bulle. Les strips sont diffusés de façon assez aléatoire, la périodicité hebdomadaire n’étant pas toujours respectée à la lettre. De fait, dans les années 1920, le modèle du comic strip américain pour adultes est encore un objet étranger à la presse française qui préfère un dessin isolé à une sérialisation qui automatise le rendez-vous avec le public. Le phénomène de sérialisation n’arrive que dans les années 1930, l’exemple le plus célèbre étant celui du Professeur Nimbus d’André Daix diffusé dans Le Journal à partir de 1934.

Un exemple étonnant : dès 1923, Le Petit Parisien tente de diffuser un comic strip américain en France. C'est Mutt and Jeff de Bud Fischer, ici le 19 juin 1923. Remarquer le curieux dispositif de dialogue dans la bulle.



BD et dessin de presse : un enjeu à penser

Dans les deux cas, les postulats de départ que j’ai essayé de démonter (la bd avant 1960 est destinée aux enfants et la bd américaine arrive en 1934) repose sur un sous-entendu méthodologique qui restreint le champ de la bande dessinée aux journaux spécialisés (dont les principaux contenus sont des bandes dessinées), modèle en effet dominant après guerre. Or, le fait est que c’est hors de ces journaux spécialisés que l’on déniche des contre-exemples.
Pour moi, les erreurs et préjugés qui demeurent encore sont liés à une impossibilité de penser simultanément « bande dessinée » et « dessin de presse ». Les deux catégories sont jugées comme des catégories étanches, d’un côté comme de l’autre. D’où un point aveugle qui empêche de percevoir les exemples de narration graphique diffusée dans les mêmes conditions que du dessin de presse : dans des quotidiens et hebdomadaire généralistes.

Les sources des images à retrouver sur Gallica :

Caran d’Ache dans Le Figaro
Hervé Baille dans L’Intransigeant, Les aventures de M.Philaphil
André Daix dans Ouest-Eclair : Le professeur Nimbus
Tarzan dans Ric et Rac
Mutt and Jeff dans Le Petit Parisien

(7) Les expositions scientifiques de bande dessinée

Avant de commencer mon article, une petite publicité pour le colloque organisé par les étudiants du master bande dessinée de l’Ecole européenne supérieure de l’image d’Angoulême. Elle a pour titre Spectres ! et s’intéresse donc à la représentation du spectre dans la bande dessinée. C’est à Angoulême, et on trouve parmi les intervenants Thierry Groensteen et Thierry Smolderen.

Mais revenons à nos propres fantômes…

J’avais décrit, il y a quelques semaines, l’exposition en cours au Centre d’histoire de la Résistance Traits résistants comme une exposition « d’un genre nouveau », arguant du fait qu’elle fasse appel à des méthodes assez originales dans le cadre des expositions de bande dessinée, en particulier l’appel à des universitaires et la publication d’un catalogue scientifique. C’est que j’avais en tête l’article d’aujourd’hui qui, dans le cadre de ma série « exposer la bande dessinée à travers les âges », s’intéresse cette fois aux expositions scientifiques, avec comme titre-choc : les expositions scientifiques, grandes oubliées des discours sur la bande dessinée.
L’occasion de voir un peu ce qu’on peut entendre par « exposition scientifique », pourquoi ce type d’exposition manque, et ce qui la différencie des autres. Juste une précision préalable : mon propos n’est pas du tout de transformer toutes les expositions de bande dessinée en expositions scientifiques, mais simplement de questionner un type de présentation présent dans d’autres arts, absent dans le nôtre.

Exposition scientifique : un modèle extérieur à la bande dessinée
Qu’est-ce que j’entends par « exposition scientifique », me direz-vous ? Je l’envisage ici comme un type d’exposition (comme j’ai défini lors de mon précédent article « l’exposition hyperscénographiée ») qui comporte quelques caractéristiques spécifiques, identifiées par référence à des expositions assez courantes dans le milieu des Beaux-Arts notamment. Un certain nombre d’expositions que l’on trouve au Louvre, au Centre Pompidou, au museum d’histoire naturelle de Paris, au musée de la Renaissance d’Ecouen, pour ne citer que quelques exemples dans des domaines assez variés, peuvent être qualifiées d’expositions scientifiques. Elles contiennent, dans leur intention et leur réalisation, une double caractéristique que n’ont pas d’autres types d’expositions.
D’abord sont-elles guidées par un objectif pédagogique qui vient se superposer voire surpasser le seul objectif « esthétique » de la rencontre avec une oeuvre. L’approche pédagogique a des conséquences sur la tenue de l’exposition : la progression d’un espace à l’autre se fait dans une cohérence intellectuelle forte, avec peu d’artifices scénographiques, sous-tendue par une problématique annoncée au début, à la manière d’une dissertation ; le texte est souvent abondant, avec trois degrés de lecture (une panneau général pour chaque espace, des panneaux intermédiaires, un cartel documenté qui ramène chaque objet exposé à la problématique). L’exposition scientifique se propose (aussi, mais pas uniquement) comme un cours géant sur un thème donné. Ce discours pédagogique qui façonne le parcours de l’exposition ne signifie pas forcément 1. que l’enjeu de pur émerveillement esthétique est complètement oublié (disons que l’éveil cognitif est privilegié) 2. que l’exposition ne s’adresse qu’à un public averti. On peut penser aux expositions de vulgarisation scientifique de la Cité des Sciences et de l’Industrie, ou celle du Palais de la découverte, dans la même veine, qui s’adresse au grand public. Les musées scientifiques et techniques ont souvent moins de mal que les musées des Beaux-Arts à franchir le pas vers la vulgarisation dans la construction de leur discours : la plupart des expositions présentées dans les museums d’histoire naturelle des grandes villes de France sont à dominantes pédagogiques, mais ne poussent jamais vers la complexité réelle des travaux de la recherche scientifique.
La seconde caractéristique est plus ou moins présente selon les expositions, mais reste une donnée fondamentale : l’exposition scientifique s’inscrit et s’appuie sur l’état de la recherche sur le sujet. Là encore, cette caractéristique a une influence sur la conception de l’exposition : le commissaire fait appel à des chercheurs et des spécialistes du sujet qui sont déjà, par ailleurs et par divers biais, des producteurs d’un discours pédagogique et scientifique (par « chercheurs et spécialistes », je n’entends pas forcément des universitaires : certains champs d’étude, et en particulier la bande dessinée, demandent de s’adresser à des non-universitaires). Le choix du thème est alors dicté par le contexte des études menées sur le sujet : soit l’exposition fait la synthèse des connaissances sur un thème bien connu, soit elle aborde un thème novateur que quelques études auront récemment mis en lumière. Deux exemples d’expositions où la donnée scientifique est prépondérante dans le choix et le traitement du sujet : l’exposition Dans l’ombre des dinosaures présentée au museum d’histoire naturelle de Paris depuis le 14 avril 2010 s’inscrit dans une évolution de la paléontologie qui, après s’être abondamment intéressée aux dinosaures, déporte son regard vers les mammifères entre l’ère secondaire et l’ère tertiaire ; l’exposition Claude Le Lorrain : le dessinateur face à la nature correspond à des études menées sur la peinture du paysage, thèmatique qui a fait l’objet de plusieurs autres expositions ces derniers temps.
L’une des conséquences de l’articulation entre la recherche et l’exposition est que cette dernière est l’occasion de diverses manifestations scientifiques : des colloques, et, surtout, un catalogue scientifique auquel vont contribuer des spécialistes du sujet, et qui a vocation à servir de référence. Par nature, l’exposition scientifique s’appuie sur l’existence d’une communautés de spécialistes et d’érudits capables d’écrire sur le sujet. Elle est un trait d’union entre les recherches à haut niveau et le grand public, auquel on restitue un savoir neuf.

Qu’en est-il de la bande dessinée ? Les expositions scientifiques sont en général assez rares ou, du moins, beaucoup moins ambitieuses que ce que l’on trouve dans d’autres disciplines. Elles doivent parfois composer avec l’attitude anti-intellectuel parfois présente chez les amateurs de bande dessinée, qui apprécient qu’on « intellectualise » leur passion dans les disciplines traditionnelles que sont l’histoire, l’esthétique, la sociologie, etc. Elles ont pourtant une forme d’antériorité : Bande dessinée et figuration narrative, à sa manière, est une exposition scientifique, puisqu’elle s’appuie sur une communauté d’érudits et sur leurs travaux. Il me faudrait fouiller un peu la question, étudier plus en détail les expositions proposées dans les festivals de bande dessinée, pour savoir si la logique d’expositions scientifiques, à contenu dense et pédagogique, fruit d’études précises et indépendantes de l’exposition elle-même, ont été maintenu. J’aurais tendance à dire que l’importance de l’enjeu promotionnel et commercial a poussé à remplacer la visée pédagogique par un simple discours laudatif et non-critique, mais cela resterait à vérifier. Certaines expositions du FIBD 2011 pouvaient correspondre à ma définition de l’exposition scientifique, dans des domaines très différents : d’une part l’exposition sur la jeune bande dessinée belge, qui portait la problématique de l’existence ou non d’un nouveau courant homogène d’auteurs belges ; d’autre part l’exposition plus grand public sur les Peanuts, série de Charles Schultz qui fêtait ses soixante ans. Elle s’appuie en partie sur une récente biographie du dessinateur paru en 2007 chez HarperCollins, sous la plume de David Michaelis. Toutefois, pas de publication de catalogue ici.
Evidemment, on serait tenté de dire que le déficit en exposition scientifique sur la bande dessinée est proportionnelle à la forme encore embryonnaire des recherches universitaires sur la bande dessinée. C’est en partie juste si on prend comme point de référence les expositions d’autres disciplines qui sont souvent directement liées à la recherche en histoire de la peinture, en archéologie, etc. Mais c’est ignorer que le discours savant sur la bande dessinée n’a pas attendu l’université pour se construire, et pour se constituer en communautés de chercheurs susceptibles d’être mobilisés pour une exposition… J’en veux pour preuve l’exposition Maîtres de la bande dessinée européenne

Maîtres de la bande dessinée européenne : les chercheurs à la manoeuvre

Malgré les précautions ci-dessus, une exposition fait date dans l’histoire des expositions scientifiques sur la bande dessinée : Maîtres de la bande dessinée européenne, présentée en 2000-2001 à la Bibliothèque nationale de France. Elle se distingue par son ambition, tant au niveau du thème (un panorama de la bande dessinée européenne) que du lieu : la prestigieuse BnF. Dans cet établissement public, centre bibliographique français, la plupart des expositions présentées ont une ambition scientifique affirmée. La BnF est une bibliothèque de recherche et accompagne la recherche dans de nombreux domaines par des expositions et des colloques. Alors que plusieurs expositions ont prouvé ces dernières années que programmer une exposition sur la bande dessinée permettait de s’affranchir de la même ambition scientifique que dans d’autres manifestations la BnF n’a pas fait ce choix en 2000 et a préféré rester fidèle à sa politique culturelle exigeante (il est vrai que la « mode » de la bande dessinée n’était pas à son apogée comme maintenant).
Dans quelle mesure Maîtres de la bande dessinée européenne est-elle une exposition scientifique ? En prenant le quatrième de couverture du catalogue comme déclaration principe, on retrouve une rhétorique pédagogique : des problématiques sont posées (quelle particularité des bandes dessinées européennes par rapport à leurs voisins mondiaux ? Quelles divergences des traditions nationales ?), et il est bien précisé que la bande dessinée européenne sera « étudiée » : le choix du mot est important, il diffère d’un simple « présenté ». Elle offre sur le thème des hypothèses savantes. En outre, si on cherche à lui appliquer les critères retenus plus haut, l’exposition de 2000 se révèle imiter les expositions scientifiques d’autres disciplines. Elle fait l’objet d’un catalogue assez conséquent (environ 200 pages), avec bibliographie et notice des pièces exposées ; elle vient conclure à un tournant important des études sur la bande dessinée européenne : le moment où la figure de Rodolphe Töpffer émerge clairement comme « inventeur » de la bande dessinée, en réponse à l’idée d’une naissance américaine. Les recherches d’une dizaine d’années sur les origines de la bande dessinée aboutissent à travers elle auprès du grand public (en 1996 paraît un numéro spécial du Collectionneur de bandes dessinées sur « Les origines de la bande dessinée », dirigé par Thierry Groensteen). En même temps, la notion même de « bande dessinée européenne », assez neuve dans les discours sur le medium ouvre un chantier intéressant. La scénographie est relativement sobre et très structurée, comme une représentation en trois dimension de la pensée. Pour les objets exposées, on trouve mêlées des planches originales et des oeuvres imprimées, façon de se démarquer d’une exposition de collectionneur où seul compterait la contemplation de pièces rares. Surtout, l’exposition s’appuie sur un groupe de spécialistes et chercheurs sollicités pour l’occasion et regroupés autour de Thierry Groensteen, directeur scientifique. La plupart participent ou ont participé à des revues comme Les Cahiers de la bande dessinée ou Neuvième art ; pour la plupart, leurs écrits et publications relèvent de l’étude critique plus que du journalisme d’actualité, qu’il s’agisse de critiques (Gilles Ciment, Pierre Sterckx), de membres du CNBDI (Jean-Pierre Mercier, Jean-Philippe Martin), de chercheurs (Annie Renonciat, Laurent Gerbier, Vincent Baudoux, Philippe Videlier). Tous sont dirigés par Thierry Groensteen, dont l’activité scientifique (organisation de colloques, d’expositions, direction scientifique de revue, ouvrages d’étude en histoire et en esthétique de la bande dessinée…) n’est pas à prouver. Il est d’ailleurs amusant de retrouver dans l’équipe de Maîtres de la bande dessinée plusieurs de ses complices des Cahiers de la bande dessinée qu’il a dirigé de 1983 à 1988 (Harry Morgan, Gilles Ciment, Pierre Sterckx).
Le même Thierry Groensteen raconte dans La bande dessinée, un objet culturel non identifié les difficultés qu’il a pu avoir pour monter l’exposition. Il dévoile notamment que c’est faute d’experts-maisons capables de monter une exposition sur la bande dessinée que la BnF s’était adressé à lui (Thierry Groensteen est alors directeur du musée de la bande dessinée d’Angoulême). Il va jusqu’à en parler comme un « fait du prince », le prince étant Jean-Pierre Angremy, président de l’établissement. L’anecdote prouve que la mise en place d’une telle exposition n’est pas évidente, et plutôt vécue comme un changement, mais aussi qu’il existe une solide communauté de chercheurs sur laquelle s’appuyer (la remarque est toujours valable).

(on peut consulter l’exposition virtuelle de Maîtres de la bande dessinée européenne)

Quelle posterité ?
On peut s’interroger sur la posterité réelle de Maîtres de la bande dessinée européenne comme exposition scientifique. Thierry Groensteen en parle en 2006 comme d’une « exposition de troisième génération – jusque là sans posterité ». En décembre 2006 surgit au Centre Pompidou l’exposition Hergé, qui sonne comme une réponse décalé à Maîtres de la bande dessinée européenne. Elle fait le bilan des (très nombreuses) études sur Hergé, s’accompagne de conférences, complète les planches originales par des documents d’archives (correspondances, documentation, croquis…), tend à une exhaustivité scientifique (en abordant une chronologie de l’oeuvre, puis une partie sur les méthodes de travail d’Hergé), s’accompagne d’un catalogue de 1 000 pages. Certes, le catalogue n’est pas constitué d’articles, mais reproduisant des pièces exposées et les commissaires ne sont pas à proprement parler des chercheurs spécialistes de la discipline (Laurent Le Bon, conservateur du Centre Pompidou et Nick Rodwell, des éditions Moulinsart).
En réalité, Hergé interroge les limites de l’exigence scientifique d’une exposition de bande dessinée. Par « exigence scientifique », j’entends sa capacité à rendre compte des discours d’études historiques, esthétiques, sociologiques sur le sujet, à structurer le propos en problématiques et hypothèses, et à s’inscrire dans une dynamique de recherche indépendante à l’exposition. Cette exigence passe-t-elle avant les impératifs de contemplation d’oeuvre ou de prestige des pièces exposées ? Dans le cas d’Hergé, l’une des intentions affirmées étaient de submerger le visiteur sous les originaux (un original d’Hergé étant le Graal des collectionneurs d’un point de vue émotionnel). Ainsi, d’autres expositions ont adopté dans une mesure plus ou moins forte une démarche scientifique : Archi et BD déploie une réflexion organisée et ébauche quelques hypothèses ; elle propose un épais catalogue. Même chose pour De Superman au chat du Rabbin au musée d’art et d’histoire du judaïsme, dirigée par Didier Pasamonik : la problématique était de réfléchir à la présence de l’identité juïve dans la bande dessinée. Si les éventuelles conclusions de ces expositions peuvent être discutées, il n’en demeure pas moins qu’elles prennent à bras le corps un propos structuré. Durant les années 2000, l’ambition intellectuelle des expositions de bande dessinée a augmenté, sans imiter autant que ne l’avait fait Maîtres de la bande dessinée européenne les structures d’exposition scientifique d’autres disciplines (car, il faut le redire, ce modèle me semble en partie étranger à la tradition des expositions de bande dessinée).

S’il y a une structure qui peut bénéficier d’une équipe et d’une logistique idéale pour la conception d’expositions scientifiques, c’est la CIBDI. Durant les années 2000, l’établissement, qui porte une mission nationale de conservation et de valorisation de la bande dessinée et s’appuie sur un fonds patrimonial qui attire des chercheurs, a participé à la multiplication d’expositions scientifiques, combinant une exposition grand public mais avec beaucoup de textes et un propos scientifique, et un catalogue à destination des chercheurs. Le duo formé par Jean-Pierre Mercier (conseiller scientifique) et Thierry Groensteen (qui n’est cependant plus directeur du musée) fonctionne bien et les expositions organisées depuis la réouverture de 2009 correspondent à des obsessions scientifiques de Thierry Groensteen et lui permettent de faire le point sur la question de la bande dessinée animalière (Plumes, poils et pinceaux) et la parodie (Parodies : la bande dessinée au second degré). Les catalogues sont l’occasion de solides réflexions. En ce sens, le CIBDI (ex-CNBDI) a su tenir son rôle auprès de la recherche en bande dessinée en relayant quelques travaux.
Avec Traits résistants, l’exposition scientifique s’est détachée du seul CIBDI tout en respectant les caractéristiques mises au jour plus haut. Pour le catalogue, plusieurs spécialistes ont été contactés, mêlant là encore critiques (Didier Pasamonik) et chercheurs (Sylvain Lesage). C’est un bon signe, assurément, celui d’une diversification des expositions de bande dessinée. Une exposition est prévue à la BnF sur Astérix en 2013 à la suite du don Uderzo : ce sera la seconde exposition sur la bande dessinée dans ces murs, et elle pourra manquer de se positionner sur le plan scientifique.

Traits résistants au CHRD de Lyon : une exposition d’un genre nouveau ?

De retour de notre table ronde sur la bande dessinée numérique, j’en profite pour faire un peu de publicité au prochain évènement qui aura lieu dans les locaux de l’enssib à Villeurbanne, lui aussi organisé par des collègues conservateurs de bibliothèque. Autour du récent vote de la loi sur le prix unique du livre débattront plusieurs acteurs du circuit de la création littéraire, représentants du syndicat des gens de lettres, de l’interassociation des bibliothécaires et documentalistes, du syndicat de la librairie française et du ministère de la culture. L’occasion d’aborder un autre aspect, législatif celui-là, des évolutions numériques de l’édition. Plus d’information sur le site de l’enssib.

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Dans le flot des expositions de bande dessinée qui fleurissent depuis quelques années dans des institutions non-dédiées au medium, mon actuelle résidence lyonnaise m’a permis d’aller voir Traits résistants qui est présentée depuis le 31 mars, et jusqu’au 18 septembre, au Centre d’histoire de la résistance et de la déportation (14 rue Berthelot, métro Jean Macé).
Le moment est venu d’en livrer un petit compte-rendu subjectif. Etant en plein dans la rédaction de ma série d’articles sur « exposer la bd à travers les ages », mon fil directeur sera de démontrer à quel point cette exposition récente est une rupture (bénéfique, à mon sens) dans l’histoire des expositions de bande dessinée.
Juste une précision : je n’évoque ici que l’exposition, et pas son catalogue, qui vient peut-être contredire certaines de mes remarques, ou répondre à certaines de mes attentes.

Parcours
Quelques détails pratiques, avant tout. L’exposition a été réalisée conjointement par le Centre d’histoire de la résistance et de la déportation à Lyon (http://www.chrd.lyon.fr/chrd/) et le Musée de la résistance nationale à Champigny-sur-Marne (http://www.musee-resistance.com/). C’est l’archiviste du MRN, Xavier Aumage, qui est le commissaire de l’exposition. Les deux structures, comme leur nom l’indique, sont dédiées à l’histoire de la résistance et conservent des collections de documents d’archives. Sauf erreur de ma part (et n’hésitez pas me corriger là-dessus) elles sont d’origine associative, et non de l’Etat, même si le réseau des MRN est labellisé « musée national » et travaille en partenariat avec les ministères et les archives nationales.
A première vue, l’exposition Traits résistants s’inscrit dans la vogue de l’intérêt croissant des musées et fondations privées pour la bande dessinée. Je me contenterais ici de rappeler les expositions les plus récentes : Les voyages imaginaires d’Hugo Pratt à la Pinacothèque de Paris, Archi et BD à la Cité de l’architecture et du patrimoine, Astérix au musée de Cluny, Moebius Transeformes à la fondation Cartier. Depuis le milieu des années 2000, de nombreuses institutions ont livré à leur public au moins une exposition sur la bande dessinée, l’exercice semblant presque être devenu un passage obligé, parfois pleinement assumé comme un moyen d’attirer un public moins restreint que leurs expositions habituelles (déclaration qui me semble un peu vexante pour la bande dessinée… mais enfin). Ces expositions se succèdent sans pour autant se ressembler, et Traits résistants constitue une nouvelle modalité de l’appropriation de la bande dessinée par une institution culturelle à travers une exposition.

La visite de l’exposition est relativement courte, ce qui n’est pas un défaut à mes yeux, et se déroule sur deux niveaux. Au premier niveau, la traditionnelle grande frise chronologique reprenant les dates importantes du thème : l’image de la Résistance dans la bande dessinée jusqu’à nos jours. Est également présenté à cet étage un « making of » d’un album qui paraît conjointement à l’évènement, Résistances par Jean-Christophe Derrien et Claude Plumail, au Lombard (sorti en juin 2010). Si le CHRD « mime » ici la récente collection « Louvre/Futuropolis », où les albums étaient le fruit d’une collaboration éditoriale entre un musée et une maison d’édition, les liens sont ici moins matériels. L’album s’est nourri des échanges entre le scénariste Jean-Christophe Derrien, à la recherche de documentation pour sa nouvelle série sur la Résistance, et l’archiviste du MRN, Xavier Aumage. C’est à ce titre, comprenons-nous, que l’album figure en bonne place dans l’exposition : le personnel du MRN y a indirectement participé en exhumant tel ou tel document d’archive, ou en apportant un regard scientifique sur les faits évoqués dans la série.
C’est au sous-sol que se situe l’essentiel de l’exposition. Elle est déclinée selon huit axes : un premier axe directement historique : l’image du résistant dans la bande dessinée produite sous l’Occupation, puis sept axes thématiques : l’édification d’un panthéon de héros à la Libération à travers l’image, le traitement du mythe de l’unité de la Résistance, le thème central du « maquis », le thème de la violence, le thème de l’aide aux personnes pourchassées, le thème de la parole libre, la continuation du thème de la Résistance dans des récits de science-fiction. Si le titre précise qu’il sera question de la bande dessinée « jusqu’à nos jours », la majeure partie de l’exposition se concentre sur la production des années 1940-1950 (probablement parce qu’il s’agit d’un moment de forte production autour du thème de la Résistance), même si des bandes dessinée ultérieures viennent occasionnellement ponctuer les grands thèmes. Ce n’est qu’au passage qu’est traité, par exemple, le thème de la remise en cause du mythe résistancialiste à partir des années 1970, dont Le Sursis de Jean-Pierre Gibrat est un excellent exemple, certes un peu tardif (1997), avec son héros ni résistant ni collabo.

A rebours

D’emblée, il me semble utile de préciser que cette exposition n’est pas une exposition sur la bande dessinée [nota : le catalogue, en revanche, est davantage axé sur la bande dessinée]. C’est une exposition sur « l’image de la résistance dans la bande dessinée ». Vous me direz : le titre l’indique d’une façon suffisamment claire. Mais si je le précise, c’est que le fil directeur de l’exposition est bien « l’image de la Résistance », ce que traduit le choix des thèmes. On se trouve ici dans une situation exactement inverse à celle d’Archi et BD, pour donner un exemple que j’ai déjà traité sur ce blog. Dans Archi et BD, le thème était avant tout la bande dessinée, la majorité des objets proposés était de la bande dessinée, et l’architecture n’était qu’incidemment exposée (par quelques croquis d’architectes, en l’occurence). Le découpage choisi se faisait en fonction de l’histoire de la bande dessinée (les années 1920, puis « l’âge d’or belge » des années 1950, puis les auteurs contemporains), ce qui n’était pas sans créer une sorte de confusion, d’ailleurs. L’exposition Traits résistants traite elle d’une parcelle de l’histoire de la Résistance (ou plutôt de l’histoire de l’image de la Résistance), la bande dessinée n’étant qu’un filtre spécifique.
Je serais bien tenté d’expliquer cette approche par les contextes d’élaboration respectifs des deux expositions. Archi et BD est dirigée par Jean-Marc Thévenet, acteur du monde de la bande dessinée aux multiples casquettes depuis les années 1980 (scénariste, rédacteur en chef, scénographe, directeur de collection, directeur scientifique du festival d’Angoulême…). Si Jean-Marc Thévenet a pu compter sur le soutien de François de Mazières, président de la Cité de l’architecture, et sur la collaboration de Francis Rambert, directeur de l’Institut français de l’architecture, l’exposition est à l’origine un projet externe à l’institution qui l’accueille. Cette externalité se traduisait, à mes yeux, par des lacunes en terme d’histoire de l’architecture : il y avait davantage juxtaposition que dialogue entre les deux parties du titre, comme si les conservateurs de la Cité de l’architecture n’avaient pas voulu participer et « jouer le jeu » à ce qui allait être leur meilleur score de la saison en terme d’entrées. Traits résistants est au contraire dirigée par un archiviste, Xavier Aumage qui est d’abord un historien de la Résistance, même s’il s’est intéressé dans son parcours universitaire à la littérature pour la jeunesse. Il n’est qu’incidemment amateur de bande dessinée, et ne s’en prétend pas spécialiste. En revanche, l’exposition qu’il réalise est interne aux deux centres (CHRD et MRN) et à leurs préoccupations : dresser l’histoire de l’image de la Résistance (un choix qui fait écho à l’exposition permanente du CHRD). Mine de rien, et même s’il faudrait préciser cette remarque, il s’agit d’un cas unique dans l’histoire des expositions de bande dessinée. Jusque là, elles étaient le fruit d’acteurs extérieurs aux institutions qui les abritaient, l’exemple emblématique étant celui de la Bibliothèque nationale de France qui, en 2000, doit faire appel à Thierry Groensteen et à l’expertise du CNBDI pour diriger l’exposition sur les Maîtres de la bande dessinée européenne. Cette fois, c’est enfin un membre de l’institution qui prend en charge l’exposition. A ce titre, j’irais jusqu’à dire que Traits résistants fait date, à une échelle certes réduite mais essentielle, puisqu’elle est le signe d’une intégration de moins en moins artificielle de la bande dessinée aux institutions muséales.

Ce retournement de perspective se traduit concrètement dans l’exposition, qui diffère sur plusieurs points des codes traditionnels des expositions de bande dessinée.
La rupture la plus nette tient aux objets exposés. Là où les commissaires d’expositions de bande dessinée ont en général toutes les peines du monde à trouver des objets et doivent aller piocher dans les fonds de collectionneurs privés, cette source, sans être ignorée, est limitée dans Traits résistants. La conséquence directe est que les amateurs de planches originales risqueront fort d’être déçus : il n’y en a quasiment pas, à l’exception notable de celles de La bête est morte de Calvo, ainsi que celles de l’album Résistances qui accompagne indirectement l’exposition. Ainsi est pris à rebours une quarantaine d’années d’expositions de bande dessinée érigeant la planche originale comme objet privilégié. On sent ici que le commissaire d’exposition n’est pas issu du monde de la bande dessinée, ce qui est profondément rafraîchissant et permet de rompre avec une pratique ancienne et à mon sens peu rationnelle car relevant d’un rapport émotionnel à la bande dessinée (proche en cela du fétichisme de la dédicace ; le règne de la planche originale toucherait-il à sa fin ?). Mais qu’est-ce qui est exposé, alors, me demanderez-vous ? On trouvera principalement deux types d’objets. Soit des bandes dessinées prises dans leur matérialité, en revue ou en album, soit des fac-similés de planches. La provenance des pièces est le MRN, le CIBDI, ou la bibliothèque municipale de Lyon. Il est heureux de prouver qu’on peut faire une exposition de bande dessinée sans en appeler aux collectionneurs. Le MRN a la chance de posséder dans ses fonds de nombreuses revues d’époque publiant des bandes dessinées, et cette richesse a été exploitée ici. En outre, beaucoup d’objets présentés ne sont pas des bandes dessinées mais servent à mettre les productions graphiques en regard du reste des documents de l’histoire de la Résistance.
Une seconde rupture tient à la nature même de l’exposition. Traits résistants appartient à une catégorie rare : l’exposition scientifique de bande dessinée. A l’exception de Maîtres de la bande dessinée européenne, les expositions de bande dessinée au contenu scientifique pointu étaient rares en-dehors du CIBDI (qui peut faire appel à son équipe de chercheurs et spécialistes). La traduction de cette ambition scientifique est son catalogue qui propose plusieurs études sur le sujet. Un comité scientifique a été réuni et l’exposition est là pour mettre en valeur des fonds d’archives, plutôt que des oeuvres d’art. Si son sujet est l’image de la Résistance, l’histoire de la bande dessinée transparaît de façon périphérique mais sérieuse. Fort heureusement, la plupart des idées reçues sur la bande dessinée sont soigneusement évitées (ouf, il n’est question nulle part du « passage à l’âge adulte » des années 1960 !) et des sujets d’étude peu courants sont abordés (les petits formats notamment, parents pauvres de l’histoire de la bande dessinée) ou abordés d’une manière originale qui évite le passage obligé par des chefs-d’oeuvre (pour le domaine belge, on s’intéresse à Wrill plutôt qu’aux habituels Tintin et Spirou). On recherche la pertinence des exemples plutôt que les grands exemples que tout le monde connaît. Surtout, l’ambition scientifique se lit dans les analyses d’image proposées. Elles font appel aux méthodes d’analyse par mise en contexte de la production jusqu’à la réception, soulignant qu’une oeuvre d’art n’est pas une création immanente et géniale détachée de tout contexte. D’ailleurs, on voit ici que la bande dessinée n’est pas considérée en terme de « chef d’oeuvre », selon ses qualités plastiques, mais comme un document historique comme un autre, pour sa capacité à refléter les attentes de la période. Cela aussi est rafraîchissant dans une exposition de bande dessinée.

Bon… A lire cet article, on aurait l’impression que je n’ai pas de reproches à faire à cette exposition… Un petit, tout de même : paradoxalement, l’exposition elle-même propose une vision parfois un peu trop univoque de la Résistance. Je signalais au début que la période de remise en cause du résistancialisme était peu abordée. Cela pouvait s’expliquer par le fait que la bande dessinée a finalement assez peu ressenti ce choc (beaucoup moins que le cinéma), ou l’a ressenti avec beaucoup de retard. Mais il est amusant de constater que le mot de « propagande » n’est jamais utilisé à propos des oeuvres relevant justement du mythe résistant, La bête est morte étant l’exemple le plus flagrant. « Propagande » est pourtant employé quand il s’agit de parler des oeuvres produites au service de l’occupant nazi, ou du gouvernement de Vichy, avec cette distinction de « propagande officielle » qui laisse supposer qu’il existerait une propagande « non-officielle ». C’est justement celle de la Résistance, qui utilise des principes proches de son homologue allemande, et notamment la stigmatisation outrancière de l’adversaire : dans La bête est morte, on explique au lecteur que les allemands sont par nature des êtres barbares. Les thèmes mis en avant dans les illustrés pour enfants après la Libération, glorifiant la Résistance, sont aussi le fruit d’une propagande qui tente de construire, après la guerre, ce qui relève d’un mythe, en inculquant aux jeunes l’image manichéenne de gentils résistants luttant contre d’infâmes et stupides allemands. Ce simple fait, qui conditionne pourtant la création de séries comme Fifi gars du maquis ou Les trois mousquetaires du maquis n’est pas clairement exprimé, m’aura-t-il semblé.
C’est un reproche qui reste limité et je vous encourage, amis lyonnais, à vous rendre au CHRD pour aller voir Traits Résistants.