L’auteur inconnu

Dans La bande dessinée objet culturel non identifié, Thierry Groensteen évoque parmi les facteurs nuisant à une pleine reconnaissance culturelle du médium « l’interchangeabilité des producteurs ». Celle-ci serait particulièrement le fait des éditeurs, comme aux États-Unis, où les personnages appartiennent le plus souvent à des agences (syndicates) et changent de créateur au grè des albums et des stratégies éditoriales. En France, il met le doigt sur le phénomène du « scénariste maison », comme Raoul Cauvin chez Dupuis, qui prête sa célébrité à un jeune dessinateur, qui aurait pu être un auteur complet si la maison d’édition n’avait pas souhaité le voir s’associer à un scénariste reconnu afin de garantir un certain minimum en terme de ventes. L’auteur est donc de facto bridé. Enfin, Groensteen rappelle que de nombreuses séries sont reprises à la mort (ou à la retraite) de leur créateur originel. Les exemples sont trop nombreux pour être tous cités : Lucky Luke par Achdé et Laurent Gerra, Achile Talon par Widenlocher, Cubitus et Clifton par Rodrigue, etc. La seule exception à la règle n’est autre que Tintin, Hergé ayant fait très clairement savoir son refus de voir son personnage lui survivre après sa mort1.

L’une des conséquences de ce trait de la bande dessinée n’est autre que l’absence traditionnelle de biographie de l’auteur en quatrième de couverture des albums. Alors que l’auteur de premier roman, l’historien titulaire d’une maîtrise ou le rédacteur de recettes de cuisine, auront tous le droit à une courte présentation, visant dans le cas des ouvrages relatifs à une connaissance précise à affirmer son droit à parler d’un sujet, les auteurs de bande dessinée ne bénéficient en aucun cas de ce type d’introduction. Même un éditeur comme L’Association, qui œuvre pourtant, à la fois en paroles et en actes, à une meilleure reconnaissance de la bande dessinée – faisant jeu égal avec la littérature – et de ses créateurs, ne prend pas la peine de rédiger une présentation de ses auteurs.

La liste des livres publiés par le même auteur fait finalement office de biographie. La bibliographie se substitue à une réelle présentation de l’auteur et de son œuvre, réduite à l’état d’énumération (parfois incomplète quand un éditeur rechigne à faire mention des albums publiés ailleurs que chez lui). D’autres albums renvoient au site personnel de l’auteur (comme Blast, publié chez Dargaud par Manu Larcenet), ce qui indirectement conduit à une biographie. Autre phénomène intéressant, le Kafka de David Zane Mairowitz et Robert Crumb, qui relève de l’hybride, entre biographie écrite, bande dessinée et illustration, édité par Actes Sud, dans sa collection « Actes Sud BD » ne prend pas le soin de présenter ses auteurs. Quand Actes Sud publie de la « littérature », l’écrivain est bien-sûr introduit, même si cela se résume à sa date de naissance et à la mention que c’est son premier roman. Ici, rien du tout, alors que Robert Crumb est autrement plus reconnu que nombre d’auteurs de romans du catalogue de l’éditeur arlésien.

Une collection, Shampooing (Delcourt), dont le directeur n’est autre que Lewis Trondheim, l’un des fondateurs de L’Association, a pris le parti de présenter chacun de ses auteurs2. Toutefois, cette initiative est ambiguë pour deux raisons : tout d’abord, il s’agit bien souvent d’une fusion entre la biographie de l’auteur et un résumé de l’ouvrage, et ensuite, la biographie prend clairement le parti-pris de la dérision. Il s’agit alors plus d’une caricature que d’une réelle présentation de l’auteur, même si à l’humour des éléments véridiques sont introduits. Il convient certes de contextualiser : la collection Shampooing est humoristique en large mesure, même si certains des titres ont aussi une dimension plus « sérieuse » (semi-philosophique avec Les petits riens de Lewis Trondheim, ou témoignage/reportage avec Le Journal d’un remplaçant de Martin Vidberg).

Deux biographies peuvent servir à illustrer notre propos, celle de Lewis Trondheim dans La Malédiction du parapluie :

« Lewis Trondheim est né durant le millénaire précédent. Aussi, bien qu’aimant les nouveaux gadgets high-tech comme les clefs de voiture qui ouvrent à distance, il continue à apprécier plus particulièrement les petites choses simples qui donnent à la vie tout son sel. Il s’est très vite rendu compte qu’il n’aurait aucune prise sur les guerres à travers le monde, le terrorisme de masse et l’utilisation d’armes bactériologiques. Par contre, un lacet, un paquet de Fingers ou un parapluie sont des outils qu’il maîtrise à la perfection. Quoique… Ça dépend si une malédiction pèse sur l’un d’eux. »

Et celle d’Olivier Tixier pour Croisière Cosmos :

« Lorsqu’il ne surveille pas les rues de Nantes dans son costume de justicier Girafe, et qu’il ne se livre pas (sous l’identité de Michou la Savate) à des combats de Catch de Dessin dans les bars, Olivier Texier travaille au Service Communication d’une petite commune de 15 000 habitants. Le peu de temps qui lui reste (dans les transports en commun, ou lors de ses pauses déjeuner, par exemple), il le consacre à la confection de bandes dessinées, peuplées de petits personnages bizarres et crétins, mais toujours attachants. »

Si le second extrait est plus informatif que le premier (mention d’un métier et d’une pratique qui existe vraiment3), le second ne donne aucune indication sur Lewis Trondheim – qui nécessite certes moins de présentation – si ce n’est le fait qu’il est né au XXème siècle. Le résumé ne sert qu’à présenter l’album d’une façon humoristique. Dans les deux cas, nous avons affaire à une parodie de biographie d’auteur plus qu’à un réel désir d’affirmer la place de l’auteur, même si répétons-le, il s’agit bien d’une collection principalement humoristique.

L’éditeur manolosanctis est peut-être l’un des seuls à offrir une biographie sérieuse pour ses auteurs. L’âge et le cursus du créateur sont présentés, de même que ses incursions précédentes dans le monde la bande dessinée. Enfin, son aventure au sein du site manolosanctis et les réactions des internautes sont rappelées. Cela reste toutefois marginal et le fait d’un éditeur récent dans le monde de la bande dessinée, ayant de de surcroît un modèle semi-participatif.

Pour reprendre les mots de Thierry Groensteen, il y a encore du « complexe du cancre » dans la démarche de la collection Shampooing4. Les auteurs refuseraient in fine de prendre leur art au sérieux de peur d’une récupération culturelle et élitiste d’un art « populaire ». Les ennemis d’une reconnaissance entière du médium ne seraient autres que ses créateurs. Pourtant, des présentations sérieuses d’auteurs existent, comme dans les pays anglo-saxons. L’édition britannique du comic Watchmen (Titan Books) présente en quatrième de couverture, avec une photographie, les deux auteurs, Alan Moore et Dave Gibbons, respectivement scénariste et dessinateur. Dans la petite biographie qui est leur réservée, leurs œuvres principales sont rappelées, ainsi que leur impact dans le monde de la bande dessinée (pour Alan Moore : « As one of the major innovators of comics in the ’80s, he has influenced a generation of comics creators. »), mais aussi leur début d’activité dans le monde de la bande dessinée et dans ce cas particulier, les héros de séries qu’ils ont repris. En outre, même si cela intéresse moins notre sujet, les critiques de la presse sont inscrites au dos de l’album. L’influence d’un Alan Moore explique sûrement le soin porté à une telle présentation, ainsi que le fait que le livre est annoncé comme « One of Time Magazine’s 100 Best Novels ».

Cet exemple a toutefois de quoi faire réfléchir sachant que la France est souvent perçue et décrite par les auteurs étrangers de bande dessinée comme le pays qui honore le plus ses créateurs. Pour aller jusqu’au bout de cette logique, les éditeurs qui disent œuvrer à la légitimation de la bande dessinée se devraient de présenter systématiquement leurs auteurs, même si un certain d’entre eux utilisent encore un pseudonyme (même si cela semble en baisse parmi les auteurs regroupés sous le vocable « Nouvelle bande dessinée »). Après tout, ce n’est parce que Romain Kacew avait pour nom de plume Gary, qu’une biographie ne précédait pas ses romans.

1. GROENSTEEN, Thierry. La bande dessinée un objet culturel non identifié. Editions de l’AN 2, Angoulême, 2006. p. 65-67.
2. C’est la première fois que je remarque un tel dispositif sur un album, mais je serai reconnaissant à tout personne me signalant des pratiques similaires chez d’autres éditeurs.
3. http://catchdessin.blogspot.com/ (consulté le 1 octobre 2011)
4. GROENSTEEN, Thierry. op. cit. p. 129.

3 réflexions au sujet de « L’auteur inconnu »

  1. Xavier Guilbert

    Il me semble que Cornélius fait l’effort (au moins pour ses auteurs japonais) de proposer sur les rabats de ses livres une présentation rapide assortie d’une mise en contexte de la publication originale. De plus, la quasi-totalité de ses publications de manga ressortissant du patrimoine est accompagnée d’un appareil critique. Il me paraît important de souligner cette approche, qui est effectivement assez rare de ce côté-ci de l’Atlantique.

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  2. Joseph Béhé

    Ça se faisait un peu dans les années 70, non?
    Je me souviens d’albums du Lombard avec des photos NB et un court texte…

    Récemment, je l’ai quand même vu sur le Ulli Lust (Ça et Là), le dernier Micheluzzi et sur l’intégrale Marzi chez Dupuis ou encore le Hureau à la Boite à Bulles…
    Et effectivement, ça manque sur le Brecht Evens chez Actes Sud BD ou sur le Jeanine de Picard à l’Asso…

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  3. lewis trondheim

    Franchement, je ne vois pas l’intérêt de bien présenter les auteurs à notre époque.
    Pour légitimer la valeur culturelle de la bande dessinée ?… Au secours.
    Il y a longtemps, les éditeurs le faisaient parce qu’il n’y avait pas internet et quasi aucun moyen de savoir rapidement et efficacement qui est l’auteur. On n’en est plus là.

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