Particularités de la lecture de bande dessinée numérique

La bande dessinée numérique, un phénomène difficile à circonscrire ?

Depuis deux ans, Phylacterium tente régulièrement de mettre en évidence la richesse de la bande dessinée présente sur le web, cette bande dessinée qui connaît un certain succès depuis une dizaine d’années même si les offres commerciales n’existent que depuis deux ou trois ans. Le rapport 2011 de l’ACBD évalue le nombre total de webcomics et blogs BD à environ 15 000. On sait par ailleurs que certains blogs BD rassemblent un grand nombre de lecteurs et parviennent à une certaine notoriété au-delà du cercle des initiés, mais il est difficile de trouver des statistiques sur l’audience de ces blogs et sur l’ampleur du phénomène qu’ils représentent. Ce flou ne se limite pas aux blogs et touche également le reste de la bande dessinée en ligne, notamment les plates-formes d’hébergement et de diffusion (si quelqu’un sait où l’on peut trouver des chiffres un peu sérieux, ça m’intéresse).
En tout cas, le phénomène est d’une ampleur suffisante pour mériter que l’on s’arrête un moment sur ce que le passage du papier au numérique change concrètement en termes de pratiques de lecture.

La page, procédé séquentiel et contrainte matérielle

Un aspect essentiel de la BD papier que la BD numérique ne reprend pas : la page. On pourrait penser que la publication en pages ne change pas grand chose : c’est une simple contrainte matérielle due au fait qu’il faut bien mettre les cases quelque part. Et puis la page a des fondements historiques : depuis le IVe siècle (quand on est passé progressivement du volumen au codex), pour diverses raisons pratiques, le livre est divisé en feuillets, chaque feuillet comportant deux pages (un recto et un verso). Or le format des pages web, que l’on fait généralement défiler du haut vers le bas, ressemble fortement au format du volumen, le rouleau de papyrus qu’on enroulait autour d’un axe en bois et que l’on déroulait au fur et à mesure de la lecture. On pourrait penser que le retour du codex au volumen ne change pas grand chose à la lecture, en particulier en bande dessinée, où la séparation la plus forte est entre les cases et non entre les pages ; toutefois, les amateurs de Tintin (entre autres) connaissent bien l’importance des cliffhangers, ces moments où le lecteur est obligé de tourner avidement la page s’il veut savoir ce qui va advenir du héros maintenant qu’il a été assommé par un des hommes de main de Mitsuhirato (ou d’Olrik, ne soyons pas sectaires).

Les offres commerciales proposant des numérisations d’albums papier, apparues ces dernières années, disposent souvent d’une interface de consultation qui reconstitue le fonctionnement par page. En revanche, du côté des bandes dessinées nativement numériques, la situation est plus nuancée : si certaines œuvres reprennent la structure d’une bande dessinée traditionnelle, d’autres mettent à profit les possibilités du web pour proposer de nouveaux modes de lecture. Le défilement horizontal et surtout vertical permet une lecture étendue et presque infinie. Le 12 septembre dernier, Al Boulet al Kabir, dans la note publiée à l’occasion du nouvel habillage de son blog, donnait un exemple de ces problématiques :

Les avantages de cette version plus sobre : elle est plus légère, la page n’est plus tronquée par le cadre et je ne suis plus limité en hauteur pour les images (…). Et puis la fenêtre Flash était limitée en hauteur. Du coup, je ne pouvais pas mettre plus de trois pages, et encore, il fallait des marges sur le côté. Maintenant je peux coller vingt pages d’affilée si je veux.

Ce qui est un peu surprenant dans ce propos, c’est que le raisonnement se fait toujours en nombre de pages mais que l’auteur aspire à pouvoir en mettre autant qu’il veut et se réjouit que ce ne soit plus une contrainte.

Page par page ou case par case ?

Lire de la bande dessinée, c’est toujours interpréter une succession d’images (souvent accompagnées de texte). Pour cela, les écrans d’ordinateur, les liseuses et les tablettes permettent de conserver le principe traditionnel de la planche ou au moins du strip. Dans ces formats, c’est l’œil du lecteur qui réalise la séquentialité à partir des différentes cases présentées simultanément à son regard.

En revanche, le développement des smartphones a conduit les fournisseurs de contenu à développer des applications où les cases sont automatiquement présentées l’une après l’autre. Les auteurs s’y adaptent : Bludzee, dessiné par Lewis Trondheim et édité par Avecomics/Aquafadas, est une série de strips conçus spécialement pour la lecture sur téléphone. Ce changement important rapproche en partie la lecture d’une BD numérique du visionnage d’un dessin animé. Certains éditeurs en sont conscients et élaborent actuellement des projets de format hybride bande dessinée/dessin animé, en particulier Aquafadas et Ankama.

 

Lecture et supports de lecture

L’avenir de la lecture de bande dessinée numérique est également lié aux supports de lecture qui s’imposeront dans les prochaines années. Après des années et des années d’hésitations et de tâtonnements, il est vraisemblable que l’on se dirige vers une stabilisation des supports et une cristallisation des pratiques de lecture. En France, c’est encore la lecture sur écran d’ordinateur qui domine et il est possible que cela dure : le format web est sans conteste le plus durable depuis des décennies et il présente pour le moment l’avantage d’une offre gratuite pléthorique. La lecture de bande dessinée sur liseuse est très rare dans nos contrées mais tout à fait répandue aux États-Unis, où elle fait d’ailleurs l’objet de tensions économiques réelles : l’éditeur DC Comics a récemment conclu avec Amazon un contrat d’exclusivité sur une centaine de titres majeurs de son catalogue pour les diffuser sur la nouvelle tablette d’Amazon, ce qui a déclenché l’ire des concurrents d’Amazon, en premier lieu Barnes&Noble. Quant aux Japonais, selon une récente étude, ils lisent depuis plusieurs années des mangas sur leur téléphone portable et ce marché du keitai manga est évalué à 350 millions d’euros par an. Au dernier Salon du Livre, Xavier Guilbert avait esquissé un rapprochement intéressant entre ces choix de supports et les modes de transports préférentiels dans les différents pays concernés : la lecture sur téléphone portable est en effet particulièrement pertinente dans les endroits où l’on passe de nombreuses heures par semaine dans les transports en commun…

Jusqu’à une date très récente, les liseuses n’affichaient pas les couleurs. L’apparition de nouveaux modèles de liseuses et l’équipement en tablettes vont bientôt changer la donne.

Antoine Torrens

3 réflexions au sujet de « Particularités de la lecture de bande dessinée numérique »

  1. Belzaran

    Je pense que la notion de « page » reste très ancrée chez les auteurs qui travaillent sur papier (et donc sur des pages !) avec une vision globale de la planche. Ce qui fait dire à Boulet qu’il veut mettre plusieurs « pages » l’une en-dessous de l’autre. En revanche, ceux qui dessinent directement sur tablette sont par essence même moins cloisonnés et assujettis à cette limitation spatiale.

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  2. TroyB

    « notamment les plates-formes d’hébergement et de diffusion (si quelqu’un sait où l’on peut trouver des chiffres un peu sérieux, ça m’intéresse). »

    Effectivement c’est difficile à estimer.
    A défaut d’informations précises, je vous propose quelques pistes de d’estimations approximatives à prendre avec des pincettes… et mes petites réflexions :).

    Je travaille dans le web depuis 2005, et il est d’usage d’utiliser Alexa.com pour estimer le traffic d’un site. Ce n’est pas un outil parfait car il dépend du taux d’installation de barres Alexa, qui est différend pour chaque pays.
    Ceci étant, vu qu’ici nous analysons le traffic de sites sur le net francophone, avec les mêmes contraintes… partons du principe que les résultats sont fiables.

    Si vous allez voir la page « Top 500 sites Fr » d’Alexa
    alexa.com/topsites/countries/FR
    Vous y verrez donc un classement des 500 sites les plus fréquentés en France.

    Chaque page affiche 25 sites… lisez attentivement ce top 500.

    Ce que j’y ai lu : sauf erreur, il n’y a AUCUN site de Bd ou webcomic dans le top 500.
    Même pas de site illégal de scan manga… même les énormes mangafox ou animestory se classent autour de 2000 :).

    Par contre, dans le top 10 il y a Facebook. Top 50 il y a Flickr, et classé 185ème, il y a DeviantArt. Ces 3 énormes sites hébergent des tonnes de BDs en ligne.

    Où je veux en venir ?

    Je pense que « la masse crée les standards ».
    Donc si on veut parler de BD en ligne, parler d’habitudes du lecteur… il faut regarder du coté de ces sites en priorité… car ce sont ces sites qui forgent la génération d’aujourd’hui et demain ;).

    Je m’arrête là pour pas tourner en rond, j’espère avoir apporté un petit caillou à l’édifice :).

    Troy

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  3. Gipo

    « Ce que j’y ai lu : sauf erreur, il n’y a AUCUN site de Bd ou webcomic dans le top 500.(…) Par contre, dans le top 10 il y a Facebook. Top 50 il y a Flickr, et classé 185ème, il y a DeviantArt. Ces 3 énormes sites hébergent des tonnes de BDs en ligne. »

    Pour une vraie comparaison, il faudrait définir l’audience réelle de la partie « bande dessinée » de ces très gros sites 😉 … Même pour Deviant-Art, principalement spécialisé « illustration » et non spécifiquement BD, on descendrait vite au-delà du 1000ème rang, en terme de visibilité. Quant à Facebook, on n’y « publie » pas une BD, on montre à ses amis/fans son dernier travail graphique.

    Enfin, on ne peut pas espérer sur le net une audience supérieure à la popularité de la BD traditionnelle par rapport à d’autres médium. Popularité qui est extrêmement faible, contre toute attente : 6ème rang à peine des loisirs des Français avec une proportion entre le premier et le 6ème de 41 Millions (musique) pour 6 Millions (BD) :
    http://www.bdgest.com/forum/quelques-chiffres-t3192.html#p145411

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