Nouvelles voix de l’humour graphique

Depuis quelques années, plusieurs jeunes dessinateurs de bande dessinée composent des œuvres comiques singulières. Ils ont pour nom Gad, Geoffroy Monde et Antoine Marchalot. De plus en plus présents dans les revues traditionnelles du genre (Psikopat, Fluide Glacial) ou dans des productions plus personnelles, il me semblait utile de leur rendre hommage dans cet article…

Gad

Collectif - Glory Owl, Même pas mal éditions, 2014

Collectif – Glory Owl, Même pas mal éditions, 2014

 

Gad avait déjà fait l’objet d’un précédent « Parcours de blogueurs ». Il s’est fait connaître sur le web à travers son blog Ultimex et Steve, le faire-valoir prodige. Aux éditions Lapin et Vraoum, il a déjà publié sept albums des aventures de ce personnage exagérement amoral et violent, amateur de filles faciles, de vodka et de chansons salaces dont la caractéristique principale est d’avoir un œil unique à la place de la tête. A ceux qui découvriraient cette série en cours de route, je vous conseille l’intégrale Ultimate Ultimex qui reprend les trois tomes parus aux éditions Vraoum. Ultimex est, depuis maintenant près de sept ans, le personnage fétiche de l’oeuvre de Gad, pour des gags courts ou des histoires plus longues (Le Duel, Les Artistes…), la plupart ayant été prépubliées sur son blog. Si l’on sait apprécier l’humour trash, violent, et le style graphique underground, très lâché, Ultimex est un petit bijou de comédie noire souvent plein d’action et de rebondissements. Le duo formé par le héros, Ultimex, et son faire-valoir, Steve (un jeune cadre qui réussit l’exploit d’être à la fois naïf et malsain, et dont les tendances pédophiles sont un gag récurrent de la série), s’avère très efficace. Gad parvient à ranimer la flamme d’un humour gratuitement provocateur auquel il apporte une sorte d’élégance moderne dans le trait et un sens de l’action qui renouvelle le genre. On ne s’étonnera pas dans une interview donnée en 2011 qu’il avoue comme sources d’inspiration l’influence anglo-saxonne d’auteur de comics (Garth Ennis), d’écrivains (Bret Easton Ellis, Chuck Palahniuk) et de cinéastes (Quentin Tarantino) qui ont en commun, outre un goût pour la violence outrancière, un humour où l’efficacité comique vient de la transgression désinhibée de toutes les barrières de la bienséance.

Un strip de Gad sur le site Glory Owl

Un strip de Gad sur le site Glory Owl

Le grand mérite de Gad est d’avoir réussi à s’échapper de la sphère des blogs bd pour commencer une vraie carrière d’auteur, y compris en faisant des infidélités au personnage qui l’a fait connaître. Il publie en 2011 Fol argent contre la créature de l’atome, sa première bande dessinée sans Ultimex, et initie la même année le fanzine Laudanum qui en est à son deuxième numéro. Il participe à partir de 2013 au blog à strips Glory Owl, inspiré par les webcomics américains trash, blog dont un recueil vient de sortir aux éditions Même pas mal. Ces deux aventures collectives ont permis de rassembler autour de Gad d’autres auteurs, venus ou non des blogs bd. On appréciera ainsi notamment dans Laudanum NR, Geoffroy Monde (voire ci-dessous), Maadiar, 20th Century cow-boy et Thomas Mathieu et dans Glory Owl Mandrill Johnson et Bathroom Quest. Il semble donc que la veine transgressive, lointainement issue de la bande dessinée underground, connaisse un certain renouveau dans l’humour graphique français.

 

Geoffroy Monde

Geoffroy Monde, Serge et demi-serge, Vide Cocagne, 2014

Geoffroy Monde, Serge et demi-serge, Vide Cocagne, 2014

Là encore les anciens lecteurs de Phylacterium retrouveront l’un de mes favoris des « Parcours de blogueurs ». Geoffroy Monde est de l’aventure Laudanum et, tout comme Gad, est publié aux éditions Lapin (dont l’importance dans le renouvellement de l’humour graphique français ne sera jamais assez souligné !) et Vraoum. Lui aussi commence à bloguer en 2007 et a à son actif sept albums, publiés aux éditions Lapin, Jarjille, Vraoum et Vide Cocagne. Il a largement diversifié ses activités depuis le temps des blogs bd en participant à de nombreuses revues, papier ou numérique : Psikopat, Papier, Professeur Cyclope, Alimentation Générale, Vents contraires sans compter de multiples fanzines dont il est parfois l’éditeur comme Le Tigre mondain et La cacahuète.

Papa sirène et Karaté Gérald, les deux héros récurrents de Geoffroy Monde

Papa sirène et Karaté Gérald, les deux héros récurrents de Geoffroy Monde

Néanmoins, sa ligne est bien différente de celle de son collègue blogueur. Geoffroy Monde travaille sur toutes les nuances de l’humour absurde, aussi bien graphiquement, en donnant naissance à des images surréalistes, que verbalement, en jouant sur le comique de l’à-peu-près, et enfin narrativement, par l’invention de situations proprement improbables. Si l’on ne peut s’empêcher de penser à Goossens, Geoffroy Monde prend bien soin de ne pas s’intéresser au même obsession (peu ou pas de parodies, de références littéraires), voire de creuser la veine surréaliste avec plus d’attention aux images. Ses dessins posent bien la question de l’irruption de l’absurde à partir du réel, comme l’explique le résumé qui ouvre son site web : « Lorsqu’on réalise l’insignifiance absolue du réel, il devient difficile, voire impossible, d’investir son corps ou son esprit dans une activité dont on sait les principes artificiels et créés par l’esprit humain. (…) C’est par le langage de l’absurde qu’on peut le mieux évaluer et jeter aux regards l’écart tragi-comique séparant la nullité de signification du réel de la géniale boursouflure sémantique de notre monde. En présentant des scènes d’un burlesque prononcé, d’un ridicule plat et d’une idiotie obstinée, je détourne simplement l’impuissance désolante de nos vies face au réel, en jeu d’une égale inconséquence. ».

Et puis Geoffroy Monde n’est pas qu’un dessinateur de bande dessinée : on trouvera sur son site web la diversité de ses créations, de la peinture numérique à la vidéo (Fanfan Modeste et Hein !). Son travail marque ainsi comme un retour à un « art humoristique », où le comique abolit la hiérarchie entre les Beaux-Arts traditionnels et les arts « mineurs » que sont le dessin et l’audiovisuel ; une tendance qui parcourt les XIXe et XXe siècle depuis les arts incohérents jusqu’à Roland Topor en passant les surréalistes et les dadaïstes. Dans ce domaine du comique aussi la bande dessinée a repris le flambeau.

 

Antoine Marchalot

Antoine Marchalot, Une vie de famille agréable, Les requins marteaux, 2014

Antoine Marchalot, Une vie de famille agréable, Les requins marteaux, 2014

Tout comme Geoffroy Monde, Antoine Marchalot est un représentant de l’absurde graphique, mais son efficacité vient moins d’une recherche de l’image surréelle que de l’efficacité comique du strip. Comme l’explique Maël Rannou, c’est en quelques cases, et généralement avec peu de textes, qu’il est capable de mettre en place une situation dont la logique défie l’esprit humain. Son comique est moins un comique de l’absurde qu’un comique de la gêne : gêne d’un dessin sale et de personnages et paysages informes, gêne d’histoires courtes où l’humour ne se contente pas d’être dans la chute mais flotte tout au long du gag. On y retrouve le charme rare d’un Pierre La Police. C’est bien par son style graphique et sa capacité à générer des monstres humanoïdes survivant dans un univers dépourvu de logique qu’Antoine Marchalot se singularise.

Antoine Marchalot dans Professeur Cyclope.

Antoine Marchalot dans Professeur Cyclope.

Il n’a publié qu’un seul album, Une vie de famille agréable aux Requins Marteaux. Mais cela ne saurait résumer son activité qui s’avère très prolifique. Il participe à de nombreux fanzines, dont Arbitraire qu’il a fondé, mais aussi dans des institutions de l’humour graphique comme Fluide Glacial. Il réalise des œuvres numériques de plus grand format et des sérigraphies où l’on peut voir son sens de la couleur et de la composition sur de plus grandes surfaces. C’est à chaque fois un même travail sur la informe du dessin et l’absurde des situations.

 

 

Réflexions subsidiaires…

Le point commun des auteurs cités dans cet article est leur année de naissance, mais on admettra que cela est tout à fait contingent à mon sujet. Que nous disent-ils sur l’humour graphique des années 2010 ?

Ils nous disent d’abord que le fanzinat et la création underground est toujours l’un des moyens les plus efficaces de composer des œuvres originales et de renouveler les canons du genre. Ils nous disent aussi que les éditeurs traditionnels de la bande dessinée d’humour que sont Fluide Glacial, Psikopat, les Requins Marteaux, sont capables de saisir ces évolutions et d’inviter de jeunes auteurs dans leurs pages. C’est une bonne chose, car le comique est un domaine où la bande dessinée s’est toujours merveilleusement illustrée, avec des propositions et des styles très différents. Il est donc nécessaire que l’humour graphique se poursuive et se renouvelle.

Ils nous apprennent aussi que certaines tendances propres au comique du XXe siècle perdurent : l’humour noir, la transgression, l’à-peu-près, l’absurde. Gad, Geoffroy Monde et Antoine Marchalot semblent toutefois aller encore plus loin que leurs aînés. En effet, ce qui différencie Gad de Winshluss, Geoffroy Monde de Goossens et Antoine Marchalot de Pierre La Police, c’est l’absence d’un humour directement référentiel, que ce soit aux stéréotypes de la culture nord-américaine (Winshluss), aux classiques de la littérature et du cinéma (Goossens), ou à l’imagerie de la publicité et de la presse (Pierre La Police). Ils échappent ainsi à la parodie, procédé dominant de la bande dessinée d’humour depuis Gotlib, mais aussi à la satire sociale, et à la place recherchent un comique plus absolu, qui vaut pour lui-même et non en référence à des faits culturels ou sociaux. Dans le même temps, ils sont aussi aux antipodes d’un comique de la connivence avec le lecteur : au contraire, le rire vient comme un réflexe face à des idées ou un graphisme dérangeant. Ils semblent ainsi avoir entrepris un travail de démolition du réel et de l’humain qu’ils dépouillent de toute convenance morale, chez Gad, de toute forme stable, chez Antoine Marchalot, et même de tout sens, chez Geoffroy Monde.

Une réflexion au sujet de « Nouvelles voix de l’humour graphique »

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