Ce billet va porter sur le dessinateur Alain Saint-Ogan, mort en 1974, auteur mémorable de Zig et Puce et maître avoué d’Hergé. Saint-Ogan va me permettre à la fois d’évoquer l’actualité de la critique savante disponible sur le web et de glisser deux trois mots sur l’intérêt de connaître l’histoire de la bande dessinée pour en éclairer le présent.
Pour ceux qui ne connaîtraient pas Saint-Ogan, un petit rappel biographique : né en 1895, soit une petite dizaine d’années avant Hergé (1907) Saint-Ogan appartient à une génération de dessinateurs ayant débuté avant la première guerre mondiale, et s’avère, dans ses méthodes et sa façon d’envisager son métier, plus proche d’un Benjamin Rabier ou d’un Joseph Pinchon. C’est la création en 1925 de la série Zig et Puce dans les pages de l’hebdomadaire familial Dimanche-Illustré qui conditionne sa célébrité posthume en tant que dessinateur de bande dessinée pour enfants, sa véritable profession étant dessinateur de presse. Les bédéphiles des années 1960 vont bâtir autour de lui un mythe de fondateur de la bande dessinée européenne moderne en s’appuyant sur son usage précoce de la bulle à une époque où ses collègues emploient encore largement le texte sous l’image. De fait, Zig et Puce contribue à populariser cette technique narrative qu’il emprunte à l’américain Martin Branner dont le Bicot est publié en vis à vis de Zig et Puce.
Dessinateur dilettante et mondain, célibataire parisien, artiste touche-à-tout, conservateur ayant momentanément flirté avec l’extrême-droite, Saint-Ogan est aussi l’auteur de séries comme Prosper l’ours, Monsieur Poche, Trac et Boum, Mitou et Toti, et le co-animateur de l’émission de radio pour enfants Les Jeudis de la Jeunesse dans les années 1950.
Régulièrement oublié, Saint-Ogan ressort dans l’actualité de la critique savante de ce mois de janvier par deux occasions. La première me concerne directement puisqu’il s’agit de la mise en ligne de ma thèse soutenue en septembre 2014 et entièrement consacrée à Saint-Ogan. Dans ce travail, dirigé par Annie Renonciat, spécialiste de l’image pour enfants, je propose tout d’abord une relecture de la carrière de Saint-Ogan de ses premiers dessins vers 1913 à ses dernières activités au seuil de sa mort en 1974, en insistant sur l’éclectisme de ses activités. Puis, dans les deux parties suivantes, je tente de démontrer (je l’espère avec succès), que les va-et-vient qu’il réalise tout au long de sa carrière entre dessin de presse pour adultes et bande dessinée pour enfants sont l’occasion de rencontres fécondes entre ces deux modalités des arts graphiques, proches cousines qui tendent parfois à se confondre. Plus précisément, j’entends prouver que l’oeuvre de Saint-Ogan, et peut-être celle d’autres dessinateurs de sa génération, constitue un chaînon manquant entre deux périodes de l’histoire de la bande dessinée : un XIXe siècle marqué, pour reprendre les termes de Thierry Smolderen, par une bande dessinée évoluant « dans le laboratoire du dessin de presse », et une seconde moitié du XXe siècle où le média, sous l’impulsion d’auteurs comme Hergé ou Goscinny, se consolide pour prendre, esthétiquement et éditorialement parlant, la forme classique et normée qui sera dominante jusqu’aux évolutions éditoriales des années 1990, mais qui perdure encore maintenant. J’espère ainsi réhabiliter une période souvent considérée comme limitée à une bande dessinée pour enfants archaïque, alors même que pour moi ce passage de la bande dessinée par le public enfantin constitue l’un des moteurs de sa maturation et de son autonomisation du dessin de presse.
Cette mise en ligne accompagne la publication d’un dossier consacré à Saint-Ogan sur Neuvième art 2.0. Le dossier, coordonné par Thierry Groensteen, reprend anciens et nouveaux articles. On y trouvera notamment deux commentaires de planches, par Thierry Groensteen et Annie Renonciat, un ancien article de Thierry Groensteen intitulé « Hergé débiteur de Saint-Ogan », une analyse d’Harry Morgan sur la reprise par Greg de la série Zig et Puce dans les années 1960 et un article rédigé par mes soins sur la question de la création intergénérationnelle chez notre auteur, Enfin, le dossier est pertinemment complété par deux autres articles un peu à part : une description par Thierry Groensteen des documents concernant Saint-Ogan conservés dans un récent don d’Emmanuel Guibert à la CIBDI, et un article-souvenir de Jean-Christophe Bourragué, qui a connu étant enfant notre dessinateur et évoque son souvenir avec amusement et nostalgie.
Je ne reviendrais pas sur mon article que je vous laisse découvrir mais je voulais dire quelques mots de l’ensemble du dossier. Il me semble que ce dossier évoque un artiste et son oeuvre en allant à l’encontre de l’idée d’une création artistique avançant par chef-d’oeuvres successifs. Il refuse en cela la construction hagiographique autour de Saint-Ogan qui fut celle des premiers historiens du média, à la recherche d’un « inventeur » français à exhiber et interroger. Le dossier montre les fêlures et hésitations d’un artiste et d’une oeuvre, dans ce qu’elle a de vivant, et non comme un chef-d’œuvre éternel. De fait, quiconque connaît l’oeuvre de Saint-Ogan sait qu’il est difficile de le considérer comme un « maître » de la bande dessinée. Certes Zig et Puce rencontra un très grand succès, mais il semble que Saint-Ogan fut incapable de capitaliser sur ce succès plus d’une vingtaine d’années, et dès 1945 son activité de dessinateur de bande dessinée diminue. Nombreux sont les traits de sa personnalité qui vont à l’encontre de l’idée qu’on se fait d’un créateur : il est un adepte du réemploi, n’hésitant jamais à réutiliser un dessin ou une idée à quelques années d’intervalle ; il improvise la plupart du temps, se souciant assez peu de continuité et de construction narrative ; son dessin, certes propre et élégant, n’est pas dépourvu d’imperfections ; son usage de la documentation est très limitée ; solitaire, il se montre finalement incapable de transmettre réellement son savoir à des élèves, et encore moins à la rationaliser. Et la bande dessinée ne fut qu’une part, marquante mais limitée d’une activité très diversifiée allant du dessin de presse à la radio en passant par la publicité et le dessin animé. Il touche à tout sans vraiment approfondir. Il se présente un peu comme une sorte d’anti-Hergé, à la fois moins remarquable en tant que dessinateur, mais aussi bien plus humain.
Ainsi, lire l’article de Groensteen sur les relations entre Saint-Ogan et Hergé permet d’en apprendre beaucoup sur le passage des dessinateurs de bande dessinée d’une forme de dilettantisme bohème et artistique à un professionnalisme intransigeant et méthodique. La comparaison est parfois cruelle pour Saint-Ogan, mais elle l’est aussi pour un Hergé qui, finalement, apparaît comme l’homme qui parvient à rationaliser les intuitions inabouties mais pertinentes de Saint-Ogan, et donc en un sens à rompre avec une certaine poésie de l’approximation. À l’autre bout de la chaîne historique, l’article de Morgan sur les relations entre Saint-Ogan et Greg permet de caractériser le « style » franco-belge des années 1950-1960 par opposition à celui du Saint-Ogan des années 1930, justement dans son efficacité moderne et sa normalisation de règles qui en feront un canon efficace pour les décennies à venir.
Quant au bel article de Jean-Christophe Bourragué, il montre encore un autre visage de Saint-Ogan. Il y est finalement peu questions de dessins : Saint-Ogan est ici un homme dans son temps, dans un contexte historique troublé par deux guerres mondiales. Avec une nostalgie qui n’empêche pas la pertinence, l’auteur de l’article, fils d’une famille dont Saint-Ogan était très proche, dépeint un homme ordinaire aimant aussi, à côté de ses activités parisiennes, le repos et la tranquillité d’une retraite toulonnaise.
Si j’ai aimé étudier Saint-Ogan, c’est justement pour ce côté presque non-professionnel et, finalement, pour l’image d’anti-créateur qu’il s’est toujours plu à donner. L’histoire de Saint-Ogan est une histoire de réussites (Zig et Puce) mais aussi d’échecs (le dessin animé Prosper l’ours), et de compromissions avec deux forces que l’on exclut généralement, naïvement, de l’analyse esthétique : le politique et le commercial. Le politique parce que Saint-Ogan a réalisé de nombreux dessins pour des journaux d’extrême-droite et a travaillé pour la propagande du gouvernement de Vichy à destination de l’enfance. Le commercial parce qu’il a toujours eu d’étroites relations avec le monde de la publicité et des marques et que parmi ses personnages les plus populaires de l’époque, mais aussi les plus oubliés, se trouvent Mitou et Toti, mascottes de la marque Ovamaltine. Il sera aussi dans les années 1950 un de dessinateurs officiels de la Vache qui rit qui sponsorisera certaines de ses émissions radiophoniques.
En un sens, l’exemple de Saint-Ogan révèle ce qu’on essaye généralement de masquer quand on évoque un artiste : ses hésitations, ses échecs, ses considérations purement commerciales et financières, ses compromissions politiques, son incapacité à aller jusqu’au bout de son art. Or, tout cela me semble extrêmement intéressant quand on veut connaître une profession. Le risque est grand de n’en rester qu’aux « maîtres » ayant effectivement eu un rôle important dans l’évolution du média, à l’instar d’Hergé, Goscinny, Gotlib ou, pour notre époque, Chris Ware, Lewis Trondheim, Joann Sfar et Étienne Davodeau. Ils sont certes tout à fait intéressants à connaître, et leur œuvre à analyser, mais j’ai tendance à penser qu’on en apprend plus sur la profession si on se penche sur la masse des dessinateurs moins connus, sans doute moins révolutionnaires et sûrs de leur art, mais finalement, par leurs hésitations, témoins des fractures mêmes de la profession.
Car la profession de dessinateur de bandes dessinées connaît actuellement d’importantes difficultés : la tenue des États généraux de la bande dessinée lors du festival d’Angoulême, dans quelques jours, essaiera de faire le point sur cette profession. Ce qui me paraît intéressant avec cette manifestation est qu’elle met en lumière une profession d’artiste en l’extrayant de la tour d’ivoire dans laquelle les commentateurs ont parfois tendance à la mettre à force d’hagiographies et de louanges. Y a-t-il, d’ailleurs, un profil type du dessinateur de bandes dessinées ? Je ne crois pas, et c’est bien là toute la difficulté à laquelle devront s’atteler des États Généraux voulant rassembler une profession et identifier ses problèmes. Qu’est-ce qu’être un dessinateur de bandes dessinées ?
Saint-Ogan a vécu à une époque où le terme de « bande dessinée » n’existait pas et où la profession n’avait pas d’existence autonome. Certains étaient dessinateurs de presse, d’autres dessinateurs pour enfants… Si la bande dessinée, comme pratique et moyen d’expression graphique, existait bel et bien, il n’y avait pas de dessinateurs de bande dessinée qui en faisaient leur activité principale et revendiquée. À son époque, on ne pouvait pas vraiment se consacrer uniquement à la bande dessinée, à la fois pour des raisons artistiques (la « pratique » de la bande dessinée n’était pas réellement distincte du dessin de presse ou du dessin pour enfants) et financières.
En tant que premier président du syndicat des dessinateurs de journaux pour enfants, qui, en 1946, préfigure à bien des égards les syndicats et rassemblements à venir d’auteurs de bande dessinée, Saint-Ogan a participé à la définition de cette profession, mais n’en a pas réellement profité. Il faut le dire : Saint-Ogan a pratiqué la bande dessinée mais n’était pas un « dessinateur de bande dessinée » professionnel.
Sans forcément me faire prophète, il me semble qu’après une soixantaine d’années de tranquillité relative, la profession de dessinateurs de bande dessinée en revient à une situation assez proche de celle qui précède les années 1940. D’un côté, il devient évident qu’à quelques exceptions près il n’est pas réellement possible de vivre uniquement de la bande dessinée. Il est nécessaire de s’intéresser aussi à l’illustration, à la publicité, etc…, pour gagner sa vie. En la matière la profession se précarise de la même manière que celle des romanciers, dont bien peu vivent de leur écriture. D’un autre côté, la multiplication de nouveaux médias de l’image (cinéma, dessin animé, jeu vidéo, art numérique…) semble remettre en question l’autonomie de la bande dessinée qui se trouve de plus en plus liée à des licences d’exploitation, ou à des adaptations sur d’autres supports. Plus que jamais le dessinateur doit se montrer polyvalent, connaître d’autres moyens d’expression visuelle que la seule bande dessinée, et la création numérique ne fait qu’accentuer ce phénomène. Je n’ai pas à juger ici s’il s’agit d’un bien ou d’un mal ; je sais que beaucoup d’éditeurs utilisent aussi le prétexte de ces nouveaux médias pour pousser les auteurs à se diversifier, justifiant ainsi les excès d’une politique éditoriale qui ne permet pas toujours à un auteur de vivre correctement de son art. Je souhaitais simplement montrer, avec l’exemple de Saint-Ogan, que cette profession de dessinateur de bandes dessinées est finalement bien récente, construit sur des bases fragiles, et a déjà connu une forme de précarité. Reste maintenant aux auteurs et aux éditeurs à savoir comment ils envisagent l’avenir de la profession…
Ping : Alain Saint-Ogan, un « maître » de la bande dessinée ? | HOMMAGE À ALAIN SAINT-OGAN
Bonjour
J’ai mis un court extrait de votre article ainsi qu’un renvoie sur celui-ci sur le très modeste blog hommage à Alain Saint-Ogan : http://zigpucealfred.baylot.org/
En vous remerciant pour cet article, tout ce travail et ces liens
chaleureusement
Frédéric
Merci de votre message.
J’avais remarqué votre blog qui permet de raviver le souvenir de Zig et Puce ! Ce n’est jamais inutile, il y a beaucoup à découvrir chez cet auteur.
Parmi les autres sites web consacré à Saint-Ogan, j’aime beaucoup ce blog : http://alainsaintogan.blogspot.fr/ qui recense des objets dérivés de ses oeuvres.