Entretien jeune recherche en bande dessinée : Marion Lejeune

Entretien avec Marion Lejeune mené par Julien Baudry le 18 décembre 2014, à Paris

Peux-tu présenter en quelques étapes ton parcours jusqu’à la thèse ?

J’ai fait trois ans de prépa à Fénelon et quatre ans d’ENS à Lyon. À l’ENS j’ai fait un master de littérature comparée et j’ai passé l’agrégation de lettres modernes.

En M1 j’ai travaillé sur la science-fiction en littérature jeunesse. En M2 j’ai changé, j’ai travaillé sur les reprises et les boucles dans la bande dessinée muette.

Et l’inscription en thèse ?

À l’université de Poitiers, en 2013 sous la direction de Denis Mellier, en littérature comparée. Je suis doctorante contractuelle : j’ai une mission d’enseignement à Poitiers et Angoulême.

L’inscription en littérature comparée est seulement circonstancielle ?

Pas forcément, parce que je travaille à la fois sur la bande dessinée et la littérature. À l’ENS, les étudiants qui travaillaient sur la bande dessinée étaient principalement dirigés par Henri Garric, en littérature comparée. Il poussait ses étudiants à comparer la littérature à d’autres formes d’art : il y avait des mémoires sur la danse, la peinture, le cinéma…

C’est lui qui m’a encouragé à faire une thèse où j’allais inclure la littérature, parce que c’était intéressant, et aussi pour des raisons stratégiques. Faire une thèse uniquement sur la bande dessinée est louable mais peut-être risqué, au vu du peu de place qu’a la bande dessinée à l’université. A priori, je n’avais pas pensé à inclure la littérature. Plus j’avance, plus je me rends compte que c’est l’image narrative qui m’intéresse, à travers le cinéma, la bande dessinée, la peinture…

Peux-tu présenter ton sujet de thèse ?

Le titre provisoire de ma thèse est assez énigmatique : « Peintures et dessins manipulés en littérature et bande dessinée contemporaines ». Je travaille sur les œuvres d’art internes à la diégèse, qui vont susciter une enquête ou une interprétation de la part des personnages. Concrètement, j’étudie comment, en littérature et en bande dessinée, un tableau ou un dessin devient matriciel pour le récit. Comme il est trop vaste de traiter en général de la présence d’œuvres d’art intradiégétiques, j’ai été amenée à réduire un peu mon champ d’étude. Pour l’instant, je me concentre donc sur le tableau et le dessin comme objets d’interprétation de la part des personnages. C’est un objet codé, un objet énigmatique, qui va se développer en narration. Le tableau devient le récit à travers l’enquête, l’interprétation qu’il provoque.

Pourquoi le choix d’étudier la bande dessinée ?

C’est à partir du M2 que la bande dessinée m’a vraiment intéressée et que j’ai voulu travailler là-dessus. En M1 j’ai suivi un cours d’Henri Garric sur le récit muet. Il parlait de bande dessinée muette et ça m’a ouvert des horizons. Je me suis aussi rendu compte que c’était possible de travailler sur la bande dessinée à l’université.

Pour le doctorat, je me suis d’abord tournée vers Paris 3 mais le contact n’a pas été très bon. J’ai fini par contacter Denis Mellier que m’avait conseillé Henri Garric et qui m’a dit oui. L’élaboration du sujet, je l’ai faite seule et Denis Mellier m’a acceptée en thèse sans retoucher mon projet (la date de remise des projets était imminente). Je l’avais déjà rencontré lors du colloque L’engendrement des images en bande dessinée. On avait eu un bon contact et on me l’avait souvent recommandé. Il a un petit groupe d’étudiants qui travaillent sur la bande dessinée.

Quelles œuvres t’ont orientée vers ce sujet ?

Je suis partie de Prosopopus de Nicolas de Crécy, où se confrontent des niveaux de représentations différents. Comment représenter la peinture, des images filmées en bande dessinée ? Après, il y a eu Le Portrait de Dorian Gray, une adaptation radicale du roman de Wilde par Thomas Ott, un auteur que j’aime beaucoup. Le roman de Wilde est synthétisé en une seule planche à travers la transformation du portrait de Dorian. Il n’y a aucun texte, juste la succession des portraits d’un Dorian de plus en plus repoussant. Je trouvais qu’il y avait des choses très intéressantes qui se nouaient entre la bande dessinée et la peinture au niveau du récit. La lecture du Dessin, de Marc-Antoine Mathieu, m’a confirmé ça par la suite.

Quelles sont les pistes que tu souhaites soulever à travers ce sujet ?

Dans le cadre de la bande dessinée, je suis partie de l’idée que la peinture est soi-disant une ennemie pour la bande dessinée. C’est quelque chose qui revient régulièrement sous la plume des théoriciens : la peinture est antithétique à la bande dessinée en tant qu’elle est close sur elle-même, non séquentielle, unique. Ça s’est traduit par une animosité de la bande dessinée à l’égard de la peinture au niveau thématique : des musées qui sont cambriolés, des peintures qui sont détruites…

Si c’est un repoussoir, pourquoi est-elle aussi présente ? Je voulais montrer que, en bande dessinée, la peinture est certes toujours engagée dans un récit, et que donc, en un sens elle est « détruite », mais que cela va moins de pair avec une provocation à l’égard des institutions traditionnellement plus élevée dans la hiérarchie des arts qu’une sorte d’apaisement. L’animosité est moins présente, c’était mon postulat de base. Ne serait-ce parce que maintenant la nouvelle génération d’auteurs de bande dessinée est passée par les écoles d’art.

Il y a un second plan à la fois narratologique et esthétique qui consiste à voir comment un tableau existe dans une diégèse. Dans le cas de la bande dessinée, sur le plan formel, il est souvent morcelé, fragmenté… La bande dessinée tend à isoler les détails des images ou à les multiplier. C’est d’ailleurs un des points qui permet de faire le lien entre la littérature et la bande dessinée : dans l’herméneutique du tableau, on dissèque l’œuvre, on isole ses détails.

Dans ce lien que tu traces entre littérature et bande dessinée, quelle place donnes-tu à l’un et à l’autre dans ton travail ?

Normalement, ça doit être équitable. C’est ce que j’aimerais arriver à faire à terme mais je ne suis pas sûre d’y parvenir. J’ai trouvé davantage d’exemples en littérature qui correspondent à mon sujet. La littérature risque donc de prendre davantage de place.

Par exemple, j’ai été amenée à travailler sur l’ésotérisme en littérature et notamment dans les polars (par exemple chez Umberto Eco et plus récemment Dan Brown). La bande dessinée a suivi le mouvement mais pour l’instant elle ne compte pas forcément beaucoup d’exemples où des tableaux suscitent des interprétations ésotériques.

Dans l’idéal, j’aimerais réussir à équilibrer entre littérature et bande dessinée. Par passion, j’ai commencé par creuser les problématiques en bande dessinée puis j’ai accordé plus de temps à la littérature.

La comparaison entre bande dessinée et littérature est à la base de ma thèse : montrer comment le thème sur lequel je travaille va se développer différemment dans un medium et dans l’autre, avec les spécificités de chacun. En bande dessinée, on va par exemple avoir des problématiques d’hétérogénéité des styles : comment représente-t-on un tableau par rapport au style du reste du récit ? En littérature je n’ai pas forcément ces problèmes de présence directe. Ce sont plutôt les descriptions que je vais interroger.

La bande dessinée peut-elle s’étudier pour elle-même ? Qu’est-ce qu’apporte la confrontation entre littérature et bande dessinée ?

La bande dessinée peut être un objet d’étude en lui-même, je n’ai aucun doute là-dessus. Mais la littérature peut apporter un éclairage, enrichir ce qui est dit, ne serait-ce que parce qu’on voit comment les thèmes peuvent circuler d’un medium à un autre à travers la courroie du récit, qui rassemble bande dessinée et littérature en temps qu’arts narratifs.

Travailler uniquement sur la bande dessinée, je l’avais fait en M2 et ça m’avait passionnée. C’était plus simple que d’avoir à construire une comparaison avec la littérature, ce qui est compliqué à justifier quand on ne travaille pas sur des adaptations où le lien de l’un à l’autre est évident. C’est d’autant plus compliqué que comme je travaille sur la peinture, je dois en fait croiser trois médias.

As-tu un avis sur la place de la bande dessinée à l’université ?

Je suis partagée. À la fois j’ai trouvé des interlocuteurs très disposés à m’écouter, et en même temps, je trouve que ça cache une absence : par exemple, il n’y a pas de postes dédiés à la bande dessinée. Je ne pense pas que la bande dessinée soit partout prise au sérieux. Je crois que j’ai eu de la chance à l’ENS comme à Poitiers, de rencontrer les bonnes personnes.

À l’ENS il y a eu le laboratoire junior Sciences dessinées qui s’est créé, c’était un bel élan. Maintenant qu’Henri Garric est parti de l’ENS et que l’expérience du laboratoire est terminée, j’espère qu’on va continuer à parler de bande dessinée à l’ENS.

Quelles oeuvres composent ton corpus ?

Je n’étudie pas un auteur de façon exhaustive : c’est un thème qui me guide.

En bande dessinée : L’Horloge de José Roosevelt, Le dessin et Les sous-sols du révolu de Marc-Antoine Mathieu, La débauche, de Tardi, deux aventures de Dick Hérisson où interviennent des tableaux, Chambre obscure de Cyril Bonin, L’expert de Frank Giroud. J’ai aussi des bandes dessinées mainstream à thème ésotérique : L’héritage du diable de Félix et Gastine, Vinci de Convard et Chaillet.

En littérature : Perez-Reverte, Le tableau du maître flamand ; Serge Brussolo, Conan Lord, carnets secrets d’un cambrioleur ; Georges Perec, Un cabinet d’amateur, Peter Watson Un paysage de mensonges, Peter Ackroyd Chatterton. En matière d’ésotérisme : Javier Sierra, La Cène secrète ; Eva Prudhomme, Le testament du Titien. J’ai aussi des romans non policiers axés sur des questions d’iconologie : La tempête de Juan Manuel de Prada et Tête baissée de Michael Frayne. Je ferai aussi référence au Da Vinci Code de Dan Brown ainsi qu’à la flopée de livres qui l’ont suivi et qui engagent des questions d’interprétation picturale.

J’ai des bandes dessinées très mainstream comme j’ai des choses plus pointues, moins connues.

Je travaille sur la bande dessinée policière, tout comme j’étudie des romans policiers. C’est d’ailleurs un axe de ma thèse de voir comment le paradigme policier est utilisé dans l’herméneutique du tableau, et ce dans des romans qui ne sont pas forcément des polars.

Tous ces titres font partie d’un corpus restreint. Je serai amenée à mentionner un nombre d’œuvres plus important.

C’est un choix volontaire de faire appel à du mainstream, alors que c’est peu fréquent dans les études littéraires ?

J’avais cette envie de sujet et j’ai constaté qu’il y avait à la fois du mainstream et de l’indépendant qui répondait à mes questions.

Je suis prête à l’assumer, même si ce ne sont pas toujours des lectures gratifiantes et intéressantes. Je suis censée mettre ça de côté en tant que chercheuse. Je l’assume parce qu’il y a des thèmes qui m’intéressent dedans : voir, par exemple, comment un best-seller comme le Da Vinci Code va générer une véritable niche éditoriale, à la fois en littérature et en bande dessinée, avec les thèmes qui vont avec (dont celui du tableau codé).

Mon directeur est bienveillant à cet égard. Lui-même a fait une thèse militante sur le roman policier. Mais on m’a reproché déjà, en M1, sur la science-fiction jeunesse, d’avoir surestimé mes objets de recherche, et je me demande si ça ne me menace pas aussi en thèse.

Sur le plan méthodologique, quels sont les outils que tu utilises ? As-tu eu besoin d’outils spécifiques pour la bande dessinée ?

J’utilise la sémiologie de Groensteen pour la bande dessinée (Système de la bande dessinée). Quand je l’ai lu, ça a été déclencheur : j’ai eu envie de travailler sur la bande dessinée. Ça m’a aidé à comprendre comment les récits en bande dessinée sont construits, à travers les notions de tressage, de solidarité iconique. Benoît Peeters et Harry Morgan ont également compté. Le système posé par Groensteen et Peeters est vraiment séduisant, il fonctionne et permet de nombreuses analyses.

Je suis aussi allée vers Eric Maigret et Matteo Stefanelli dans La bande dessinée, une médiaculture.

Un autre titre fondamental dans la constitution de mon projet de thèse a été La BD s’attaque au musée. C’est un catalogue d’exposition, très important ne serait-ce que pour le remettre en question.

Après, je fais appel à d’autres outils, venus de la narratologie et de la littérature.

Sinon, pour ce qui est de la comparaison entre littérature et bande dessinée, c’est quelque chose qu’il faut élaborer soi-même. Les outils sont là de part et d’autre et on peut les rapprocher. Mais la comparaison est un champ vierge pour l’instant. On a beaucoup étudié les adaptations : ce sont les rapports littérature/bande dessinée qui sont les plus creusés. Mais sur le plan thématique, je n’ai pas rencontré beaucoup de choses. On travaille sur un champ qui est peu défriché. Je suis loin d’avoir posé les enjeux de la comparaison. Il y a encore beaucoup de travail à faire et d’outils à trouver.

As-tu des lectures dans d’autres domaines ?

Comme je suis à la croisée des médias, j’ai lu des livres d’histoire de l’art. Beaucoup d’oeuvres de mon corpus utilisent des savoirs et des motifs qui viennent de l’histoire de l’art (comme le tableau dans le tableau) et j’ai donc besoin de les décrypter.

En littérature, une lecture fondatrice a été celle de Nella Arambasin dans Littérature contemporaine et histoires de l’art. Son axe de travail est épistémocritique : elle étudie comment la fiction remet en jeu des éléments de savoir qui viennent d’autres disciplines. Son postulat de base est que l’histoire de l’art aurait tout intérêt à tenir compte des productions littéraires contemporaines qui offrent de nouvelles pistes pour comprendre l’art. La fiction contemporaine peut par exemple donner voix à des oubliés de l’histoire de l’art : qui étaient les modèles des peintres ? Un des points qui m’intéresse le plus est l’influence des travaux de Daniel Arasse sur la littérature : comment un roman peut-il naître d’un détail pictural, notamment dans le roman policier ?

Dernièrement, j’ai fait pas mal de lectures sur l’ésotérisme. C’est un champ un peu à part qui est apparu au cours de mon travail. Il commence à prendre une place de plus en plus importante du point de vue thématique, parce que le travail d’interprétation des personnages sur les tableaux engage souvent des questions d’occultisme.

As-tu l’impression de t’inscrire dans une approche particulière partagée par d’autres ?

Peut-être que la spécificité serait de croiser les médias, de ne pas rester forcément dans son champ. A Poitiers, on est en contact avec des doctorants de Limoges qui croisent les champs : littérature, bande dessinée, cinéma…

Étais-tu une lectrice de bande dessinée avant de te lancer dans ta thèse ?

Oui, depuis toute petite. C’était des bandes dessinées surtout franco-belges. Franquin et Macherot sont les deux auteurs qui m’ont le plus passionnée petite. Après j’en ai moins lu. J’ai recommencé à en lire à l’ENS, des choses différentes. J’ai découvert Thomas Ott et ça m’a tellement plu que j’ai eu envie de travailler dessus en M2. Aujourd’hui, j’aime beaucoup Vincent Vanoli, Frédéric Bézian, Tardi…

Tu avais déjà lu les bandes dessinées qui composent ton corpus ?

Marc-Antoine Mathieu, je l’avais lu avant. Ça a été la première pierre de mon corpus. J’avais aussi lu des Dick Hérisson. Par contre, le reste du corpus s’est constitué après. Il y a eu des surprises. Je ne pensais pas travailler sur des bandes dessinées à thème ésotérique, ça s’est imposé au cours de mes recherches.

Bibliographie indicative – communications

Publiée :

Marion LEJEUNE : « Les reprises dans les bandes dessinées sans paroles », dans Henri GARRIC dir., L’engendrement des images en bande dessinée, Presses Universitaires François-Rabelais, 2013, p. 115-126 – Colloque à l’ENS de Lyon, 3-5 octobre 2012.

Non publiées :

Marion LEJEUNE : « L’autre du style : citations de peintures en bande dessinée », CRAS (Colloque de recherche en arts séquentiels) de Montréal, 25 mai 2014

Marion LEJEUNE : « Les tableaux de La Tour de Schuiten et Peeters : aux origines du Continent obscur », Journées d’étude Bande dessinée et intermédialité, Université de Poitiers, 9-10 octobre 2014.

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