La satire à hauteur d’enfant : de Raoul Guérin à Riad Sattouf

Vainqueur une fois de plus du prix du meilleur album au FIBD pour L’arabe du futur, Riad Sattouf construit une carrière de dessinateur et cinéaste où surnage toujours une forme de satire sociale, voire politique. Il s’inscrit ainsi dans une fort longue tradition du dessin de presse à la française qui, au moins depuis Daumier, s’amuse à dépeindre les contemporains.

Mais ce n’est ni de L’arabe du futur, ni de Pascal Brutal dont j’aimerais vous parler ; c’est d’une autre de ses créations actuelles, Les cahiers d’Esther, une série hebdomadaire publiée dans Le Nouvel Obs. Il entretient de nombreuses similitudes avec une des oeuvres d’un auteur peu connu de la bande dessinée de presse des années 1930 : Raoul Guérin.

Riad Sattouf e(s)t Esther

Il est sans doute inutile de présenter Riad Sattouf en 2015, mais pour ceux de mes lecteurs qui ne le connaîtraient pas, il est l’auteur de La vie secrète des jeunes, une chronique de l’adolescence des années 2000 parue dans Charlie Hebdo et le double lauréat du prix du meilleur album au FIBD, en 2010 pour Pascal Brutal et en 2015 pour L’Arabe du futur. Depuis 2009, il mène aussi une carrière de réalisateur, toujours dans sa même veine satirique.

En marge de ses travaux de plus grande ampleur que sont ses séries, ses films ou ses albums, il commence en octobre 2014 une série régulière dans Le Nouvel Obs intitulée Les cahiers d’Esther. Il est amusant de constater que cet hebdomadaire historique du centre-gauche français renoue avec ce qui avait pu faire toute sa modernité dans les années 1960-1980 : la bande dessinée comme outil d’analyse sociale. Le Nouvel Obs, c’est la découverte en France de l’Argentin Copi dans les années 1960, c’est les débuts de Claire Brétécher comme dessinatrice de presse (Les Frustrés en 1973), c’est Reiser au début des années 1980… Toutes ces signatures font partie de l’héritage direct de Sattouf, qui ajoute au Cahiers d’Esther sa patte personnelle puisque cette nouvelle série peut se lire comme une poursuite de La vie secrète des jeunes transposée dans les années 2010.

A cet égard, la qualité d’observateur du dessinateur est admirable : il semble tout connaître des chanteurs qui plaisent aux pré-adolescents, des expressions à la mode, des attitudes et des coiffures des cours de récrés… Il y a toujours dans la démarche de Sattouf quelque chose de presque ethnologique.

Esther au retour des attentats de Charlie Hebdo : "Cette semaine il s'est passé quelque chose de grave."

Esther au retour des attentats de Charlie Hebdo : « Cette semaine il s’est passé quelque chose de grave. »

Pour revenir aux Cahiers d’Esther, Riad Sattouf y met en scène la jeune Esther, en CM1, petite fille de la classe moyenne fréquentant un lycée privé du 17e arrondissement de Paris qui va lui servir de terrain d’observation. Elle commente les attitudes de ses camarades, les modes en cours, les professeurs, ses parents… Si de nombreux gags sont purement enfantins, décrivant des jeux de cours de récré ou les rapports familiaux du quotidien, d’autres viennent faire écho à l’actualité. Car, par l’intermédiaire de ses camarades, Esther est confronté à de nombreux sujets d’actualité qui, pour le lecteur adulte, évoquent bien autre chose que des jeux enfantins : l’homosexualité, le retour des religions, le rapport aux médias, les différences de classe sociale et l’attraction de la richesse… C’est une société contemporaine en miniature qui se retrouve dans les dessins en bichromie, parfois rehaussés de couleurs vives.

La planche parue à la suite des attentats de Charlie Hebdo joue très justement sur ce décalage. Car, pour Esther « Cette semaine il s’est passé quelque chose de grave : ma meilleure amie Eugénie a dit que j’étais chiante. » Alors bien sûr, il y a la minute de silence, l’air grave du directeur, la leçon sur les religions, mais finalement tout se termine bien quand Eugénie rend à Esther son collier « BFF ». Elle nous invite à nous interroger sur le sens des attentats, et sur la façon dont les jeunes générations ont pu le ressentir, sujet ô combien traité par les médias.

Le plus intéressant chez Esther, et le plus subtil, c’est que, si elle sert de relais à la satire de Sattouf sur notre société, elle est elle-même ambivalente, et rejoint ici un personnage comme Pascal Brutal qui oscille entre excès et héroïsme.

Raoul Guérin e(s)t Toto Guérin

Raoul Guérin (1890-1984) est un dessinateur de presse de la première moitié du XXe siècle relativement tombé dans l’oubli. Il commence à dessiner pendant la Première Guerre Mondiale, poursuit une carrière active dans la presse politique et quotidienne de l’entre-deux-guerres (L’Intransigeant, Le Matin, Le Canard enchaîné, Gringoire). Il arrive donc dans le métier durant cette période cruciale, décrite par Christian Delporte, qui voit une partie des dessinateurs dits « humoristes » se réintéresser au dessin politique dans un contexte de fortes tensions politiques en France, qui poussent aux extrêmes et aux expressions de la satire.

Lui-même figure de la « République de Montmartre », vivier des « dessinateurs humoristes » de la Belle Epoque,, il crée, sans doute vers 1934, un personnage qu’il continuera d’animer jusqu’aux années 1950, « Toto Guérin », sorte d’alter ego enfantin. Delporte, dans Les Crayons de la Propagande (p.200), décrit Toto Guérin comme un nouvel avatar du « Gavroche » ou du « Poulbot », le gamin des rues gouailleurs et à la « répartie mordante ». J’ai essayé de retracer le parcours de ce petit personnage en fouillant du côté des ventes et base de données de livres anciens. Il semble qu’il commence sa vie dans l’hebdomadaire Gringoire en 1934 : un recueil est publié en 1935 aux éditions Mappemonde, tiré à seulement 200 exemplaires, et qui contient, semblerait-il à la fois des dessins mettant en scène Toto Guérin, et d’autres dessins de presse de Raoul Guérin, « hors série ». En juillet 1935, une série intitulée Les actualités par Toto Guérin apparaît dans l’hebdomadaire familial Ric et Rac créé quelques années plus tôt. La série y reste, probablement, jusqu’à l’interruption du journal en 1940. Il est ensuite transporté en zone Sud et continue de paraître, mais j’ignore si Raoul Guérin y participe toujours. Après la guerre, il continue de dessiner son personnage fétiche, par exemple pour des publicités comme ici, pour un buvard publicitaire pour un fleuriste parisien, conservé au musée de l’éducation.

La grève vue par Toto Guérin (1937)

La grève vue par Toto Guérin (1937)

 

Regardons de plus près la série Les actualités par Toto Guérin… Sur le plan du style, Raoul Guérin se situe bien dans le graphisme classique des dessinateurs de cette époque : un dessin au trait, d’apparence assez rapidement exécuté et destiné à une impression de qualité moyenne dans la grande presse. Par rapport à d’autres dessinateurs, certaines caractéristiques distinguent Guérin : son trait est sommaire, il laisse une grande place au blanc entre les traits (comme par la suite Reiser, ou plus récemment Catherine Meurisse) et ses personnages, brièvement esquissés, peuvent rappeler ceux d’Hervé Baille ou d’André Daix. La mode est au dessin de presse rapide peuplé de « petits bonshommes », français moyens et moustachus portant melon et veste noire. Guérin travaille dans cette veine somme toute banale. Sur le plan humoristique, ses dessins de presse traditionnels sont sans grande originalité : une gentille ironie du quotidien qui ne va guère aussi loin dans l’excès qu’un Dubout, dans l’intelligence acerbe d’un Bofa, ou dans la poésie et l’absurde qu’un Maurice Henry ou Jean Effel, pour le comparer avec des dessinateurs de sa génération.

Pour bien des raisons, ce qui caractérise le trait de Guérin, et j’en viens là au vif du sujet, est son caractère presque « enfantin » qui confine au minimalisme. Ces traits inachevés, ces personnages avec des points en guise d’yeux, ces postures archétypales dépourvues de décors élaborés… On est dans le registre de ce que Thierry Groensteen a pu appeler « L’enfance de l’art » (Neuvième art n°9, 2003) : des faux dessins d’enfant. La méthode est connue et durable. Récemment, on l’a vu à l’oeuvre dans l’excellent La vie du lutin, blog bd d’Allan Barte (http://laviedulutin.over-blog.com). Guérin va approfondir cet aspect de son dessin avec Toto, puisque la série dont il est le héros se présente comme une sorte de journal de bord rédigé par l’enfant lui-même, et aux dessins rapides s’ajoutent les fautes d’orthographe. Il est amusant de constater que ce dessinateur transforme ce qui aurait pu être vu comme un handicap ou une négligence en force dans une série qui s’avère beaucoup plus caustique et subtile que sa production habituelle.

Un peu de géopolitique par Toto Guérin : Hitler, Mussolini, Chamberlain et Daladier. Mais pourquoi donc les Français n'achètent pas de bonbons anglais alors qu'ils sont d'accord avec eux ?

Un peu de géopolitique par Toto Guérin : Hitler, Mussolini, Chamberlain et Daladier. Mais pourquoi donc les Français n’achètent pas de bonbons anglais alors qu’ils sont d’accord avec eux ?

Le principe des Actualités par Toto Guérin est simple : le jeune Toto, alter ego du dessinateur, commente à sa façon naïve l’actualité politique, culturelle ou sportive. Quelques notions d’histoire vous laissent deviner que quand on parle d’actualité politique entre 1935 et 1940, il s’agit d’événements à l’importance cruciale : Front Populaire, montée d’Hitler au pouvoir, échecs de la SDN… Les parents qu’observe Toto sont des français moyens, obsédés par les impôts et les prix qui augmentent. L’humour de la série oscille entre commentaires potaches sans grande impertinence et remarques qui, sous leur innocence, se moquent des pouvoirs, des luttes politiques, de la société. On appréciera ainsi le dessin du 23 mars 1938, quelques jours après l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne, où le jeune Toto trouve que « y a rien que des truqe embetant » et se plaint de devoir réapprendre sa géographie et se demande si l’Auvergne ne va pas « anchloussé » la Normandie. Les années 1938-1940 voient progressivement Toto se mêler de politique internationale, et la tonalité se teinte d’une amertume un peu désabusée quant aux folies du monde. La gouaille de Toto se transforme en ironie sur la folie du monde que même un enfant est capable de démonter.

Même si la lecture de cette bande d’actualité, qui reprend le genre classique de la « semaine comique » ou un dessinateur croque les événements de la semaine en cinq ou six vignettes, nécessite parfois quelques connaissances du contexte de l’époque, c’est une lecture surprenante, étonnamment moderne, à la fois dans son principe de satire sociale par l’enfance et dans son graphisme entièrement dessiné qui rompt avec les traditionnels « dessins à légende » des journaux des années 1930.

 

La société par l’enfant

Sans doute me faut-il dire un mot sur la bande dessinée de presse dans les années 1930 : contrairement à une idée reçue, la bande dessinée pour adultes existe depuis fort longtemps sous la forme de dessins de presse. Entre 1900 et 1930, toutefois, la bande dessinée de presse connaît un important déclin au profit du « dessin unique », à légende ou sans légende, qui tend à devenir le modèle du dessin de presse et qui triomphera dans les années 1950 avec des auteurs comme Sempé ou Chaval. Pourtant, dès les années 1930 on assiste à un retour de la bande dessinée de presse sous la forme de série de strips dont Les actualités par Toto Guérin est un exemple. On peut citer aussi Le professeur Nimbus d’André Daix et Pitche d’Aleksas Stonkus. Dans les années 1940-1950, cette nouvelle bande dessinée de presse sérialisée connaîtra elle aussi un très grand succès en s’organisant soit par « rédaction » d’auteurs rattachés à un journal, soit par des systèmes d’agences de presse distribuant les dessins et salariant les dessinateurs, selon le modèle des syndicates américains. Dans les années 1930 ce système est encore balbutiant et le strip de Guérin a, sur le plan de la forme, quelque chose de profondément original.

Car l’enfance a une importance cruciale dans le redéploiement de cette bande dessinée de presse. En effet, les titres de presse, quotidiens et hebdomadaires, commencent à publier dès la deuxième moitié des années 1920 des strips pour enfant (Mickey dans Le Petit Parisien est sans doute le plus connu). Progressivement, cette forme de bande dessinée sérialisée semble « contaminer » les dessinateurs de presse pour adultes qui vont réutiliser la formule et redécouvrir une séquentialité oubliée. Ainsi, je me permets une hypothèse : quand Raoul Guérin utilise une forme de bande dessinée entièrement manuscrite, sans légende typographique, dans ses Actualités par Toto Guérin, ce choix même, qui paraît transparent à un lecteur d’aujourd’hui qui la voit d’emblée comme une bande dessinée, est le choix d’un style de dessin de presse rattaché à l’univers visuel de l’enfance. Il faut alors l’interpréter au même titre que les fautes d’orthographe qui parsèment le texte, comme un « marqueur » d’un faux dessins d’enfants. En un sens, Toto Guérin dessine sur le modèle des histoires en images qu’il lit dans la presse enfantine.

Et on comprend dans ce cas que le traitement du « sérieux » sous une forme « triviale » à quelque chose de provocateur en soi, et la satire de la société passe aussi par cette transgression formelle, par l’emploi d’un genre graphique où le rejet de toute typographie participe à tourner en ridicule les attitudes sérieuses des adultes et des hommes politiques devenues, pour un temps, des personnages d’histoires en images pour enfants.

 

Les contradictions d'une société multiculturelle vu par un collégien...

Les contradictions d’une société multiculturelle vu par un collégien…

Près de 70 ans plus tard, avec Riad Sattouf, les temps ont changé. La bande dessinée documentaire s’est complètement assumée et constitue un genre journalistique à part entière. C’est bien dans ce genre, familier pour Sattouf, que Les cahiers d’Esther s’inscrit. Chaque page est en effet terminée par la phrase « D’après une histoire vraie racontée par Esther A., 10 ans », et l’auteur semble confirmer, dans des interviews, que son inspiration lui vient directement d’un enfant.

Il n’est plus désormais utile d’en passer par le faux dessin d’enfant : Esther est bien le personnage principal et le narrateur de l’histoire, et l’énonciation peut passer par elle tout en s’adressant à un adulte sans que ce choix semble déplacé. Pourtant, si Esther ne dessine pas elle-même ses cahiers, Sattouf joue quand même sur cette narratrice bien particulière : les images sont commentées par des flèches précisant certains éléments, le plus souvent de façon redondantes avec le dessin, comme si Esther annotait les planches. Le regard enfantin est donc bel et bien présent, par petites touches…

Les Cahiers d’Esther se veut donc bien plus ancré dans le réel, il n’y a pas le détachement ironique de Toto Guérin, au contraire : Sattouf nous donne à voir les réactions d’un enfant en limitant le jugement des adultes. Ainsi, Esther semble pourvu de nombreux défauts : sous son allure de petite fille modèle, elle peut être cruelle avec ses camarades et ses professeurs, est aveuglément sensible à la mode et vénère la célébrité qui « rend beau ». Ses défauts peuvent bien sûr être lus, en sous-texte, comme ceux de la société française dont la série dévoile les points de rupture et les excès.

 

Sattouf et Guérin sont bien les héritiers de la la satire de moeurs, vieille tradition français datant du XIXe siècle. Sans retracer ici toute l’histoire du comique de moeurs depuis Gavarni et Daumier, il faut bien se dire que les formules comiques n’ont pas changé : il s’agit à chaque fois d’osciller entre la connivence avec le lecteur (les familles d’Esther et de Toto sont des familles « normales », sans aspérités) et la dénonciation des défauts de la société. Le jeu fonctionne grâce à la mise en place de deux degrés de lecture, une lecture « littérale », qui est ancrée dans le quotidien et ne paraît pas s’en extraire, et une lecture plus décalée qui veut faire passer un discours plus subversif et amener le lecteur à se moquer, ou à réfléchir, sur son objet.

Avec le comique de moeurs le dessinateur se fait réellement sociologue : il met en scène une situation de la vie de tous les jours pour attirer le regard du lecteur sur ce qu’elle a d’incongru. En un sens, et si on met l’humour de côté (qui est ici un moyen de l’analyse sociale) on peut relier certaines oeuvres de Sattouf au travail d’Honoré de Balzac qui, dans ses « Physionomies » cherche à faire le portrait de la société bourgeoise, sans concession.

Dans les deux oeuvres présentées ici, c’est le regard de l’enfant qui apporte ce décalage, cette double lecture. Passer par le double prisme de l’humour et de l’enfance permet d’éviter de marcher avec de trop gros sabots. On peut lire Les cahiers d’Esther et Les actualités de Toto Guérin comme des chroniques enfantines ou l’objet de l’humour est l’enfant et la naïveté de ses remarques, comme on peut les lire comme des représentations de nos sociétés dans des moments critiques. L’Europe du jeune Toto, avec ses leçons de géographie qu’il faut sans cesse réapprendre ou ses « députés qui se son mit dacort pour allé en vacances » (à une époque ou l’antiparlementarisme est au plus fort) est pleines de contradictions que le regard de l’enfant met en lumière. Les cahiers d’Esther peut, à mon sens, être lu avec ce même recul sur notre société contemporaine, et ses (très) nombreuses contradictions.

2 réflexions au sujet de « La satire à hauteur d’enfant : de Raoul Guérin à Riad Sattouf »

    1. mrpetch Auteur de l’article

      Bonjour.

      A ma connaissance, la série n’a pas fait l’objet d’un recueil. Il faut donc les consulter dans les numéros hebdomadaires du Nouvel Observateur.
      Riad Sattouf en publie de très courts extraits sur son compte twitter.

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