Notes pour une histoire de la bande dessinée en ligne

D’abord, quelques nouvelles des évolutions toutes récentes et importantes en matière de BD sur internet :
Thierry Groensteen, spécialiste de la bande dessinée et de son histoire, a ouvert un blog disponible sur le site de la CIBDI sous le nom de Neuf et demi. Il y livre des réflexions personnelles sur la bande dessinée qui viennent éclairer sous un autre jour la passion qui anime ce travailleur acharné dont le site, au sein de celui des éditions de l’an 2, http://editionsdelan2.com/groensteen/, présente l’étendue de ses recherches et de ses ouvrages. J’en profite aussi pour signaler aux poitevins qu’une exposition se tient jusqu’au 27 février à la Médiathèque François Mitterrand sur le parcours de Thierry Groensteen. Je n’ai malheureusement pas encore pu la voir, mais ce programme a l’air fort alléchant !
Plus proche du sujet qui nous occupe aujourd’hui, l’association Pilmix son site http://www.pilmix.org/ (une BD de présentation conçue par les fondateurs à lire juste en-dessous). Elle se donne pour but de réfléchir sur la bande dessinée numérique, la soutenir, la faire connaître, et l’améliorer. Il y a encore beaucoup à construire, mais ce début d’année 2010 apparaît comme une date importante pour la BD numérique : Manolosanctis a crée un observatoire de la BD numérique, qui se donne pour but d’effectuer une veille dans le domaine (http://www.observatoire-bd-numerique.com/).

Après avoir lu chez Julien Falgas un compte-rendu de la place de la BD numérique à Angoulême (http://blog.abdel-inn.com/), j’approuve sa conclusion : s’il est bien que les médias s’intéressent à la BD numérique, il est dommage qu’ils occultent les réelles évolutions datant d’avant les blogsbd, phénomène certes médiatique, mais non unique. J’aimerais donc, dans cet article, rétablir quelques vérités historiques sur l’évolution de la BD numérique. Mon regard est celui d’un historien de la bande dessinée qui a la chance d’assister à la naissance de « quelque chose » de nouveau dans ce secteur. Je dis « quelque chose » car la BD numérique reste en grande partie à construire, et son évolution, dans les années qui vont suivre, pourra être décisive de la place qu’elle finira par prendre dans le monde de la bande dessinée. Je suis donc tout ça à la fois en tant que spectateur passionné et en tant qu’historien sensible aux évolutions annonciatrices de l’avenir. Or, affirmons-le, pour comprendre l’avenir, il convient de revenir sur le passé de la création de bande dessinée sur internet…

La bande dessinée numérique au début des années 2000
L’idée de créer des bandes dessinées en ligne est né chez des précurseurs anglo-saxons : les Etats-Unis connaissent, à partir de 1985 et surtout dans les années 1990, un mouvement dans ce sens. De nombreux webcomics sont mis sur le réseau, pour l’essentiel des fictions ; dans la foulée naissent les portails de webcomics et une économie de la BD en ligne se développe. Autre aspect essentiel du début des années 2000 : Scott McCloud, dessinateur et théoricien du médium, publie son Reinventing comics dans lequel il soutient la BD en ligne en théorisant l’idée d’infinite canvas qui veut que le support numérique fait éclater l’espace de la page et amplifie les potentialités de la narration séquentielle (auteur dont je ne cesse de parler dans d’autres articles, mais il est toujours bon de le rappeler, http://scottmccloud.com/…). L’oeuvre de McCloud me semble essentielle en ce qu’elle théorise l’idée de création originale (et non plus de seule mise en ligne) de BD sur Internet, prouvant que ce nouveau média peut être source d’innovation pour des dessinateurs.
Je résume pour mémoire à grands traits l’évolution d’Internet comme moyen de communication : les premiers grands réseaux apparaissent aux Etats-Unis au milieu des années 1985, d’abord utilisés principalement pour la communication des entreprises et des universités. L’invention du lien hypertexte en 1991 est souvent vu comme le coup d’envoi mondial de l’ouverture à un public beaucoup plus large et l’apparition de nouvelles habitudes domestiques. Ce qui nous intéresse ici est de savoir que la France connaît un retard de la diffusion d’internet dans les foyers durant les années 1990 ; ce retard est imputé, entre autre chose, au succès précédent du minitel qui ralentit l’arrivée d’Internet dont le véritable boum ne se produit en France que dans les années 2000.

Ce rappel pour expliquer pourquoi la bande dessinée en ligne ne se développe que plus tardivement en France, à un moment où les Etats-Unis sont en avance, tant du point de vue créatif que théorique. L’autre raison souvent invoquée est que, contrairement à un secteur du comics en pleine crise, le marché de la bande dessinée papier francophone des années 1990-2000 est suffisamment dynamique pour qu’il n’y ait pas d’attentes concernant Internet. Il faut donc attendre la toute fin des années 1990 pour que la BD en ligne connaissent ses premiers développements sur le web francophone. Deux directions sont prises. La première est celle de la bande dessinée interactive, c’est-à-dire une bande dessinée sur laquelle le lecteur peut agir, et qui intègre du son ou de l’animation ; un genre à la frontière du jeu vidéo, du dessin animé et de la bande dessinée qui n’est pas substantiellement lié à internet mais qui y prend racine. L’apport de la technologie d’animation flash (http://fr.wikipedia.org/wiki/Adobe_Flash) permet des expérimentations nouvelles. La série John Lecrocheur (Jérôme Mouscadet et Gallien Guilbert) qui naît en 1999 en est un exemple qui attire l’attention de l’éditeur Dupuis qui y investit de l’argent, jusqu’à ce que la société I/O Interactif, en charge de John Lecrocheur, disparaisse. Il s’agissait d’une série innovante présente sur Internet où le clic du lecteur fait avancer le récit, et qui intègre son et animation (plus d’infos dans cet article).
L’autre direction, plus pérenne, est l’apparition de sites et de portails se chargeant de diffuser des bandes dessinées en ligne, généralement l’oeuvre d’auteurs amateurs. C’est le cas dans un premier temps du site Coconino World (http://www.coconino-world.com/) qui s’ouvre en 1999 et permet à de jeunes dessinateurs venus des formations d’Angoulême d’être publiés en ligne (Coconino World est liée à Thierry Smolderen, professeur à Angoulême). L’année 2000 voit le lancement, à l’initiative de Julien Falgas, d’un annuaire de BD en ligne qui prend en 2002 le nom d’Abdel-INN (http://www.bd-en-ligne.fr/stories). Il se donne pour but de rassembler les projets de webcomics français existants. Il ne s’agit pas d’édition en ligne, bien sûr, mais ce type de sites est essentiel au sein d’un média tel qu’Internet dont le fonctionnement est basé sur l’accès le plus efficace possible aux données du réseau. Une bande dessinée en ligne ne peut exister qu’à travers les portails qui en réunissent les auteurs.
Car en effet, dans les années 2000, plusieurs webcomics apparaissent. Le comic strip en ligne Lapin, toujours en publication au rythme d’un strip par jour, est crée en 2000 et son créateur, Phiip, s’engage pour la développement de la bande dessinée en ligne en lançant en 2001 le portail Lapin qui héberge des BD en ligne. Le portail Lapin (http://www.lapin.org/) tente aussi de faire connaître la production anglo-saxonne en la traduisant, dont deux célèbres webcomics, Les céréales du dimanche matin (http://cereales.lapin.org/index.php) et Red meat (http://redmeat.lapin.org/). Des projets de webcomics français naissent sur la toile, hors ou au sein de ces portails, parfois prenant la forme de webzine, parfois prenant la forme de blogs. (sur la création du portail Lapin)
L’une des caractéristiques de cette première production est bien sûr sa gratuité d’accès, l’une des bases de la création sur Internet pendant la première moitié des années 2000. L’autre, contrepartie logique, est son aspect encore amateur, puisque les dessinateurs qui y participent ne sont pas des professionnels, même si certains aspirent à se professionnaliser. Outre les BD en flash, beaucoup de ces webcomics sont des scan de planches réalisées sur papier, parfois retouchée par ordinateur. Le terme d’édition en ligne ne correspond pas exactement au modèle de l’édition traditionnelle et certains sites, comme webcomics.fr (lancé en 2007), se définissent avant tout comme des hébergeurs, qui ne gèrent pas les questions de droits d’auteur mais servent de tremplin à la création en ligne. Dans la seconde moitié des années 2000 apparaissent de véritables maisons d’édition qui, souvent font à la fois un travail d’éditeur en ligne et d’éditeur papier. Le lancement en 2005 par Phiip des Editions Lapin, maison d’édition pour vendre en albums papier les auteurs présents sur Internet, est un exemple de cette importante évolution. Une dernière caractéristique qui me semble intéressante est que cette BD en ligne française se sert d’Internet essentiellement comme d’une plate-forme de diffusion et ne l’interprètent pas encore comme un outil de création innovant. Il est manifeste, cependant, que la première moitié des années 2000 a vu apparaître sur Internet des acteurs précurseurs qui sont toujours présents en cette fin de décennie, ainsi qu’une communauté d’utilisateurs. Depuis 2000, Julien Falgas mène sur son blog une réflexion personnelle sur la BD numérique, qu’il met à profit sur Abdel-INN par les auteurs qu’il y promeut. Ces projets de BD en ligne, tout comme certains qui les suivront, se rattachent bien souvent au concept de « communauté internet » régis par les principes suivants : tout le monde peut présenter son travail sans sélection préalable et le lecteur est aussi commentateur voire « améliorateur » (le néologisme n’est pas idéal…) de l’oeuvre proposée.

Les premiers blogs bd français et la bande dessinée numérique

La bande dessinée en ligne existait donc avant qu’en 2004 et surtout 2005, n’ait lieu la vague de création de blogs bd qui, grâce à sa notoriété et sa visibilité très rapidement acquises dans la presse spécialisée ou non et au sein d’institutions comme le FIBD, a attiré l’attention du public sur la bande dessinée sur internet. Or, il y a là une confusion à éviter et qui consisterait à dire que la forme du blog bd a été l’avènement de la bande dessinée sur internet, exception française notable par rapport au modèle anglo-saxon du webcomic. C’est en partie faux (je dis « faux » du point de vue de l’évolution historique, des relations de cause à effets qui provoquent les évolutions culturelles). La première raison, je l’ai énoncée : l’existence d’une bande dessinée en ligne, certes encore amateure, au début des années 2000. La seconde raison est qu’il n’y a pas, nécessairement, de relation entre les blogs bd et la bd en ligne, même si l’évolution de la blogosphère bd a conduit à un rapprochement entre les deux. Je m’en explique.
Dans son statut initial, le blog bd appartient d’abord au registre de la communication plutôt que de la création, par rapport au webcomic qui se présente d’emblée comme une fiction. Le blog bd est « blog » avant d’être bd, c’est-à-dire un espace où un dessinateur présente ses projets, son humeur, en choisissant le dessin séquentiel comme mode de dialogue avec ses amis et ses fans. D’ailleurs, les premiers blogs bd connus et présentés par la critique (ou édité en album) sont l’oeuvre de dessinateurs et illustrateurs déjà professionnels pour qui la blogosphère a constitué un tremplin davantage qu’une rampe de lancement (Laurel et Cha, Boulet et sa bande, Obion, Guillaume Long, Pénélope Jolicoeur…) ; le phénomène des blogs bd, c’est aussi l’arrivée de professionnels sur un créneau où dominaient jusque là les amateurs. Certes, le blog bd peut être conçu comme une forme très amateure d’auto-édition en ligne. Mais le webcomic se différencie du blog en ce qu’il est une fiction (ou à la rigueur une autofiction) et qu’il se présente souvent à son public comme un rendez-vous régulier, avec des personnages et un style récurrents. Ce qui se passe, dans ces années 2004-2006, et qui est d’autant plus intéressant, c’est qu’une zone intermédiaire se formé entre d’un côté le blog bd-outil de communication et le webcomic-outil de création. Cette zone intermédiaire est nourrie soit par le choix du format blog utilisé, par facilité, pour publier des webcomics au lieu de vrais sites, soit par des fausses autofictions dont la fortune critique et matérielle est connue lorsqu’elles sont publiées en album : le blog de Frantico de Lewis Trondheim en 2005, le blog d’une grosse de Gally en 2008 (prix du public au FIBD), Chicou-Chicou en 2008… Là est la véritable particularité française dans la création de BD en ligne.
Autre remarque qui a son importance : les blogueurs bd restent attachés à la publication papier et il n’y a pas de systématisme qui voudrait qu’un blogueur bd se tourne, pour être publié, vers l’édition en ligne. On voit en quelque sorte réapparaître le systême de la prépublication qui avait fait le succès de la BD franco-belge des années 1950-1960, sauf que la revue est remplacée par le blog bd ou le webcomic ; mais l’album demeure un but indétrônable. Même, on pourrait se dire que les jeunes auteurs non encore publiés se tournent d’abord vers l’édition en ligne ; mais il existe des contre-exemples comme M. le chien, connu grâce à son blog mais qui publie son premier album, Paris est une mélopée, sur papier.
Un site comme 30joursdebd, fondé par Shuky et Karine en 2007 (un historique ici) se présente comme une passerelle entre les blogueurs bd et une forme d’édition en ligne qui vise explicitement à se faire remarquer par des éditeurs et qui prend appui sur les liens entre blogueurs. Makaka éditions est là encore la structure éditoriale d’appui du site. On y trouve davantage de blogueurs bd qui, alors qu’ils publient presque exclusivement des « anecdotes de vie » sur leur blog, propose ici des fictions.

Cet article a été réalisé à partir de ces sources que je vous invite à consulter pour en savoir plus :
Jean-Noël Jeanneney, Une histoire des médias, 2001
http://en.wikipedia.org/wiki/Webcomic
http://fr.wikipedia.org/wiki/Webcomics
http://blog.abdel-inn.com/

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