Jean-Yves Ferri, Les Fables autonomes, Fluide Glacial, mars 2010 ; Jacques Lob, Marcel Gotlib et Alexis, Superdupont, Fluie Glacial, 1975-2008

Cela fait 35 ans que le magazine de bande dessinée Fluide Glacial paraît et édite des albums aux éditions AUDIE… A travers deux séries d’albums, une ancienne, Superdupont, et une plus récente, les Fables autonomes de Jean-Yves Ferri, voici un petit parcours dans ce laboratoire de l’humour en bande dessinée qu’est Fluide. Des récentes rééditions d’intégrales de séries marquantes de la revue sont en cours, soit en format classique, soit, dans une collection particulière, en format réduit, et donc à prix réduit. Nouvelle occasion de se replonger dans l’univers de Fluide Glacial.

Fluide Glacial ou le laboratoire de l’humour graphique

Fluide Glacial, c’est en quelque sorte l’aboutissement et le développement des recherches menées en matière d’humour par Marcel Gotlib avant 1975. Le célèbre dessinateur, né en 1934 est non seulement à l’origine de la revue, mais aussi de sa ligne éditoriale qui a guère évoluée en 35 ans. Il commence sa carrière dans la presse pour enfants dans les années 1960 en créant Nanar et Jujube pour Vaillant (qui deviendra Gai-Luron) et en dessinant les Dingododossiers sur des scénarios de Goscinny dans Pilote avant de poursuivre cette expérience en solo dans la Rubrique-à-brac en 1968. Dans ces premières séries, il développe des outils humoristiques encore peu utilisés dans la presse pour enfants ; il systématise le recours à la parodie et à des références culturelles modernes ainsi que la recherche d’une complicité avec le lecteur par tous les moyens (gag récurrent de Newton, rôle de la coccinelle, adresse directe au lecteur), quitte même parfois à transgresser joyeusement le dispositif de la narration graphique et de la planche. Il n’hésite pas non plus à varier son style, passant avec facilité, selon les besoins, de l’hypperréalisme à l’outrance grotesque. Enfin, il fait passer en force l’humour absurde anglo-saxon qui fera recette par la suite en France dans le domaine de la bande dessinée.
Rien d’étonnant, donc, que Gotlib fasse partie du trio qui mène une fronde contre Goscinny qui souhaite que Pilote reste un journal pour enfants et adolescents ; en 1972 est fondé par Gotlib, Nikita Mandryka et Claire Brétécher L’Echo des savanes, première revue de bande dessinée « réservée aux adultes ». Cette expérience rencontre malheureusement quelques difficultés : Brétécher part travailler pour Le Nouvel Observateur et Gotlib décide de fonder sa propre revue, Fluide Glacial, pour y mettre les histoires qu’il aime. Il s’associe à un vieil ami à lui, Jacques Diament, pour la gestion financière.

Dans Fluide Glacial, Gotlib et son équipe vont explorer les territoires encore relativement vierges du comique en bande dessinée. L’apport principal de la revue à la bande dessinée aura été de développer, diversifier, et élever au rang d’art de haut niveau un « genre » qu’on ne saurait sous-estimer, l’humour. La ligne éditoriale de la revue se définit clairement dans la lignée des travaux de Gotlib : Fluide Glacial est ouverte aux histoires humoristiques. Selon Jacques Diament, interviewé en 1985 par Les Cahiers de la bande dessinée, les récits complets sont largement privilégiés sur les histoires à suivre, avec cette idée que le lecteur doit pouvoir rater quelques numéros sans être perdu. C’est là aussi un héritage de Goltib qui pratiquait dans Pilote ce type de rubriques de quelques pages autonomes. L’humour parodique et référentiel trouve un terrain propice pour se développer alors que le créneau du dessin de presse ou de la satire politique et sociale est plutôt pris par Charlie Hebdo. Dans Fluide, il s’agit donc de pratiquer l’humour pour l’humour. Une telle doctrine conduit très souvent au délire absurde, à l’outrance graphique, au dépassement du second degré, avec comme enjeu (conscient ou non), d’inventer un humour pour adulte. La création d’une maison d’édition, AUDIE, permet de publier les albums des auteurs prépubliés dans la revue selon le dispositif désormais canonique dans l’édition de bande dessinée.
Fluide Glacial n’a pas véritablement constitue une « école », mais on peut difficilement ignorer le fait qu’un grand nombre de dessinateurs s’y sont formés au genre comique. L’un des atouts étant la diversité des approches, que ce soit dans les thèmes, dans le style, ou dans l’humour. Il serait faux d’affirmer que Fluide Glacial n’a formé que des imitateurs de Gotlib. Pour s’en persuader, il suffit de se pencher sur les auteurs publiés. On y trouve d’abord des anciens de Pilote qui ont suivi Gotlib dans sa rupture avec la création pour enfants : Alexis, Solé, Jacques Lob… Plusieurs auteurs ont vu leur carrière lancée dans les années 1980 au sein de Fluide : Daniel Goosens, Binet, Lelong, Maëster… De vénérables auteurs ayant déjà une carrière derrière eux y sont également passés : André Franquin publie ses Idées Noires de 1977 à 1983, l’espagnol Carlos Gimenez fait connaître sa série autobiographique Paracuellos.
Ce dynamisme se poursuit dans les années 1990 et 2000. On y decouvre les jeunes auteurs qu’étaient alors Manu Larcenet, Blutch, Edika, Dupuy et Berberian. En 1999 est lancé sur Internet, en marge de Fluide Glacial, le webzine gratuit @Fluidz animé par Ju/CDM et Vincent Solé (les deux fils de Jean Solé). Par l’intermédiaire de ce webzine décapant (qui, à ma connaissance, s’arrête en 2005), Fluide Glacial se met en contact avec une partie de la toute jeune blogosphère et accueille des auteurs comme Libon, Capucine, Kek et Pixel Vengeur. Une nouvelle manière d’évoluer en même temps que son époque, en se liant à la profusion de la production de bande dessinée en ligne. Depuis 2009, Fluide Glacial a aussi un blog qui succède au site, quelque peu délaissé (http://www.fluideglacial.com/blog/).

Le plus étonnant est sans doute que la revue soit parvenue à conserver, durant plus de trente ans, la même capacité à faire éclore des carrières d’humoristes graphiques très diversifiées ; une grande distance sépare le nonsense glacial de Goosens et la débauche provocatrice d’Edika. D’une certaine manière, Fluide Glacial est un laboratoire des formes de l’humour, genre essentiel à la vie et à la création artistique qu’il ne faut jamais négliger car il demande une précision d’horloger et un incontestable talent.
Démonstration avec deux séries de Fluide Glacial : Superdupont, série collective initiée par Gotlib, Solé et Alexis en 1975 et les Fables autonomes de Ferri, auteur de ces deux dernières décennies qui mériterait d’être mieux connu et apprécié.

Superdupont aux sources de Fluide Glacial


Qui mieux que Superdupont, le superhéros 100% français, peut incarner les débuts de Fluide Glacial ? Le personnage, parodie des comics de superhéros, consiste en une sorte de Captain America français, défendant les valeurs de la France éternelle contre les infâmes étrangers de « l’anti-France ». L’expression est volontairement reprise du vocabulaire de l’extrême-droite nationaliste française qui, sous le régime de Vichy, désigne par cette expression les prétendus ennemis de la France (juifs, communistes, étrangers en particulier). D’où l’incroyable décalage provocateur de la série qui parvient à garder un cap entre la parodie d’un genre pleinement américain et la dérision gratuite du chauvinisme bien français, dans toutes ses ambiguités politiques. Dans la série, les méchants, forcément ridicules, de l’anti-France s’en prennent à des symboles français essentiels comme le mètre-étalon ou la tour Eiffel. La richesse de la série, et ce qui inspirera d’autres auteurs par la suite, est le degré de dérision qu’elle se permet, dépassant les apparences d’une simple satire sociale et politique.
A l’origine, Superdupont est crée dans Pilote, sur un scénario de Jacques Lob et dessinée par Gotlib, pour deux histoires en 1972. Tous deux sont alors des auteurs réguliers de Pilote, puisque Gotlib y dessine depuis 1965 et Lob y scénarise depuis 1963. Lob est un scénariste né en 1932 qui a déjà fréquenté des revues « classiques » comme Tintin, Spirou et Vaillant et, une fois entré à Pilote, il s’associe fréquemment à des dessinateurs comme Gotlib, Brétécher et Alexis, qui partiront avec la création de L’Echo des savanes. Superdupont réapparaît dès le second numéro du tout nouveau Fluide Glacial puisque Lob a suivi Gotlib dans l’aventure. Mais lorsque la série se fait régulière et devient, jusqu’au milieu des années 1980, une série majeure de la revue, c’est d’abord au tour du dessinateur Alexis de prendre le relais de Gotlib, avant que sa mort à la fin de l’année 1977 n’oblige à faire appel à Jean Solé, dont le profil est aussi celui d’un transfuge de Pilote.
Parce qu’elle passe de Pilote à Fluide, et de Gotlib à Alexis puis Solé (respectivement nés en 1946 et 1948), Superdupont est à bien des égards une série de transition générationnelle, une série-relais entre les expériences humoristiques de Gotlib, encore timides et désordonnées, des années 1960, et l’explosion vers un humour adulte épanoui que rendent possibles, dans les années 1970, les créations successives de Charlie Hebdo (1970), L’Echo des savanes (1972) et Fluide Glacial (1975). Son importance vient aussi du fait qu’elle sort du schéma du début des années 1970 où le passage de l’humour à l’âge adulte était bien souvent synonyme d’outrance scatologique et sexuelle ; dans Superdupont, l’humour fait appel à des références nouvelles et surtout à un second degré très adulte. Lorsqu’Alexis reprend la série en 1977, elle acquiert alors une autre tournure : son style graphique très réaliste convient davantage que celui de Gotlib au type de parodie voulu. Par le choix de ce dessinateur est également affirmée le fait qu’une série comique n’attend pas forcément un dessin caricatural. A l’exception du scénario, rien ne différencie Superdupont d’un comic de superhéros, et l’effet comique n’en est que plus frappant.

Jean-Yves Ferri, la poétique de l’absurde

Je termine en vous présentant Jean-Yves Ferri : depuis mars dernier se trouvent rééditées ses Fables autonomes, autrement dit ses toutes premières contributions à Fluide Glacial entre 1993 et 1998. Ferri fait partie de ces nombreux auteurs que Fluide a fait découvrir : il y anime sa série solo Aimé Lacapelle depuis 1999 et y a commencé une solide collaboration avec Manu Larcenet qui donnera lieu, entre autre, à la série Le retour à la terre publiée dans la collection Poisson Pilote de Dargaud de 2002 à 2008, mais aussi à un charmant album intitulé Correspondances publié chez Les Rêveurs. Les Fables autonomes avaient connu une première publication en deux tomes, en 1996 et 1998.
Les Fables autonomes correspondent à cet idéal de publication défendu par Fluide Glacial sur le modèle des Dingodossiers de Gotlib : des histoires courtes et publiées en une fois qui peuvent se lire indépendamment les unes des autres. Elles conservent toutefois une cohérence propre : personnages récurrents, mêmes lieux et mêmes ambiances. La plupart de ces Fables se situent dans un Ouest américain peuplé, en lieu et place des cow-boys héroïques, de paysans placides et d’indiens philosophes. Derrière le détournement parodique des drames holywoodiens, elles préparent déjà la forme d’humour que Ferri développera par la suite : un humour absurde mais poétique, extrêmement léger. Il tendra ensuite vers un minimalisme humoristique particulièrement visible dans Le retour à la terre et De Gaulle à la plage, sa dernière série en date. Mais dans cet album, Ferri reste encore proche du Manu Larcenet de la même époque, qui commence sa carrière dans Fluide Glacial au même moment. Tous deux basent leur humour sur le détournement par l’absurde de références communes. Le pseudo-langage métaphorique des indiens de cinéma est poussé aux limites de la compréhension, les héros américains sont confrontés à des paysans benêts. Larcenet commence en 1999 la série Bill Baroud qui s’appuie elle aussi sur les lieux communs du cinéma américain.
Et puis il y a le trait de Ferri. Lui aussi se radicalisera ensuite pour devenir de plus en plus léger. Dans les Fables autonomes, Ferri recherche d’abord l’impact caricatural, à la manière de Goosens. Mais il déploie également une souplesse du trait et de la composition, tout en courbes et en mouvement. C’est un humour calme, sans outrances mais non sans folie que nous propose Ferri. Ses fables ont un parfum de mystère, font sourire plutôt que rire et gagnent ainsi une façon de poésie élégante qu’il est un des rares auteurs à véritablement maîtriser.

Pour en savoir plus :

Jean-Yves Ferri, Les Fables autonomes, AUDIE, 1996-1998, réédition intégrale en mars 2010
Marcel Gotlib, Jacques Lob, Alexis, Jean Solé et autres, Superdupont, AUDIE, 6 tomes, 1975-2008 ; rééditions en 2008.
Le site internet de Marcel Gotlib
Le blog de l’équipe de Fluide Glacial

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