Jean-Yves Ferri, Les Fables autonomes, Fluide Glacial, mars 2010 ; Jacques Lob, Marcel Gotlib et Alexis, Superdupont, Fluie Glacial, 1975-2008

Cela fait 35 ans que le magazine de bande dessinée Fluide Glacial paraît et édite des albums aux éditions AUDIE… A travers deux séries d’albums, une ancienne, Superdupont, et une plus récente, les Fables autonomes de Jean-Yves Ferri, voici un petit parcours dans ce laboratoire de l’humour en bande dessinée qu’est Fluide. Des récentes rééditions d’intégrales de séries marquantes de la revue sont en cours, soit en format classique, soit, dans une collection particulière, en format réduit, et donc à prix réduit. Nouvelle occasion de se replonger dans l’univers de Fluide Glacial.

Fluide Glacial ou le laboratoire de l’humour graphique

Fluide Glacial, c’est en quelque sorte l’aboutissement et le développement des recherches menées en matière d’humour par Marcel Gotlib avant 1975. Le célèbre dessinateur, né en 1934 est non seulement à l’origine de la revue, mais aussi de sa ligne éditoriale qui a guère évoluée en 35 ans. Il commence sa carrière dans la presse pour enfants dans les années 1960 en créant Nanar et Jujube pour Vaillant (qui deviendra Gai-Luron) et en dessinant les Dingododossiers sur des scénarios de Goscinny dans Pilote avant de poursuivre cette expérience en solo dans la Rubrique-à-brac en 1968. Dans ces premières séries, il développe des outils humoristiques encore peu utilisés dans la presse pour enfants ; il systématise le recours à la parodie et à des références culturelles modernes ainsi que la recherche d’une complicité avec le lecteur par tous les moyens (gag récurrent de Newton, rôle de la coccinelle, adresse directe au lecteur), quitte même parfois à transgresser joyeusement le dispositif de la narration graphique et de la planche. Il n’hésite pas non plus à varier son style, passant avec facilité, selon les besoins, de l’hypperréalisme à l’outrance grotesque. Enfin, il fait passer en force l’humour absurde anglo-saxon qui fera recette par la suite en France dans le domaine de la bande dessinée.
Rien d’étonnant, donc, que Gotlib fasse partie du trio qui mène une fronde contre Goscinny qui souhaite que Pilote reste un journal pour enfants et adolescents ; en 1972 est fondé par Gotlib, Nikita Mandryka et Claire Brétécher L’Echo des savanes, première revue de bande dessinée « réservée aux adultes ». Cette expérience rencontre malheureusement quelques difficultés : Brétécher part travailler pour Le Nouvel Observateur et Gotlib décide de fonder sa propre revue, Fluide Glacial, pour y mettre les histoires qu’il aime. Il s’associe à un vieil ami à lui, Jacques Diament, pour la gestion financière.

Dans Fluide Glacial, Gotlib et son équipe vont explorer les territoires encore relativement vierges du comique en bande dessinée. L’apport principal de la revue à la bande dessinée aura été de développer, diversifier, et élever au rang d’art de haut niveau un « genre » qu’on ne saurait sous-estimer, l’humour. La ligne éditoriale de la revue se définit clairement dans la lignée des travaux de Gotlib : Fluide Glacial est ouverte aux histoires humoristiques. Selon Jacques Diament, interviewé en 1985 par Les Cahiers de la bande dessinée, les récits complets sont largement privilégiés sur les histoires à suivre, avec cette idée que le lecteur doit pouvoir rater quelques numéros sans être perdu. C’est là aussi un héritage de Goltib qui pratiquait dans Pilote ce type de rubriques de quelques pages autonomes. L’humour parodique et référentiel trouve un terrain propice pour se développer alors que le créneau du dessin de presse ou de la satire politique et sociale est plutôt pris par Charlie Hebdo. Dans Fluide, il s’agit donc de pratiquer l’humour pour l’humour. Une telle doctrine conduit très souvent au délire absurde, à l’outrance graphique, au dépassement du second degré, avec comme enjeu (conscient ou non), d’inventer un humour pour adulte. La création d’une maison d’édition, AUDIE, permet de publier les albums des auteurs prépubliés dans la revue selon le dispositif désormais canonique dans l’édition de bande dessinée.
Fluide Glacial n’a pas véritablement constitue une « école », mais on peut difficilement ignorer le fait qu’un grand nombre de dessinateurs s’y sont formés au genre comique. L’un des atouts étant la diversité des approches, que ce soit dans les thèmes, dans le style, ou dans l’humour. Il serait faux d’affirmer que Fluide Glacial n’a formé que des imitateurs de Gotlib. Pour s’en persuader, il suffit de se pencher sur les auteurs publiés. On y trouve d’abord des anciens de Pilote qui ont suivi Gotlib dans sa rupture avec la création pour enfants : Alexis, Solé, Jacques Lob… Plusieurs auteurs ont vu leur carrière lancée dans les années 1980 au sein de Fluide : Daniel Goosens, Binet, Lelong, Maëster… De vénérables auteurs ayant déjà une carrière derrière eux y sont également passés : André Franquin publie ses Idées Noires de 1977 à 1983, l’espagnol Carlos Gimenez fait connaître sa série autobiographique Paracuellos.
Ce dynamisme se poursuit dans les années 1990 et 2000. On y decouvre les jeunes auteurs qu’étaient alors Manu Larcenet, Blutch, Edika, Dupuy et Berberian. En 1999 est lancé sur Internet, en marge de Fluide Glacial, le webzine gratuit @Fluidz animé par Ju/CDM et Vincent Solé (les deux fils de Jean Solé). Par l’intermédiaire de ce webzine décapant (qui, à ma connaissance, s’arrête en 2005), Fluide Glacial se met en contact avec une partie de la toute jeune blogosphère et accueille des auteurs comme Libon, Capucine, Kek et Pixel Vengeur. Une nouvelle manière d’évoluer en même temps que son époque, en se liant à la profusion de la production de bande dessinée en ligne. Depuis 2009, Fluide Glacial a aussi un blog qui succède au site, quelque peu délaissé (http://www.fluideglacial.com/blog/).

Le plus étonnant est sans doute que la revue soit parvenue à conserver, durant plus de trente ans, la même capacité à faire éclore des carrières d’humoristes graphiques très diversifiées ; une grande distance sépare le nonsense glacial de Goosens et la débauche provocatrice d’Edika. D’une certaine manière, Fluide Glacial est un laboratoire des formes de l’humour, genre essentiel à la vie et à la création artistique qu’il ne faut jamais négliger car il demande une précision d’horloger et un incontestable talent.
Démonstration avec deux séries de Fluide Glacial : Superdupont, série collective initiée par Gotlib, Solé et Alexis en 1975 et les Fables autonomes de Ferri, auteur de ces deux dernières décennies qui mériterait d’être mieux connu et apprécié.

Superdupont aux sources de Fluide Glacial


Qui mieux que Superdupont, le superhéros 100% français, peut incarner les débuts de Fluide Glacial ? Le personnage, parodie des comics de superhéros, consiste en une sorte de Captain America français, défendant les valeurs de la France éternelle contre les infâmes étrangers de « l’anti-France ». L’expression est volontairement reprise du vocabulaire de l’extrême-droite nationaliste française qui, sous le régime de Vichy, désigne par cette expression les prétendus ennemis de la France (juifs, communistes, étrangers en particulier). D’où l’incroyable décalage provocateur de la série qui parvient à garder un cap entre la parodie d’un genre pleinement américain et la dérision gratuite du chauvinisme bien français, dans toutes ses ambiguités politiques. Dans la série, les méchants, forcément ridicules, de l’anti-France s’en prennent à des symboles français essentiels comme le mètre-étalon ou la tour Eiffel. La richesse de la série, et ce qui inspirera d’autres auteurs par la suite, est le degré de dérision qu’elle se permet, dépassant les apparences d’une simple satire sociale et politique.
A l’origine, Superdupont est crée dans Pilote, sur un scénario de Jacques Lob et dessinée par Gotlib, pour deux histoires en 1972. Tous deux sont alors des auteurs réguliers de Pilote, puisque Gotlib y dessine depuis 1965 et Lob y scénarise depuis 1963. Lob est un scénariste né en 1932 qui a déjà fréquenté des revues « classiques » comme Tintin, Spirou et Vaillant et, une fois entré à Pilote, il s’associe fréquemment à des dessinateurs comme Gotlib, Brétécher et Alexis, qui partiront avec la création de L’Echo des savanes. Superdupont réapparaît dès le second numéro du tout nouveau Fluide Glacial puisque Lob a suivi Gotlib dans l’aventure. Mais lorsque la série se fait régulière et devient, jusqu’au milieu des années 1980, une série majeure de la revue, c’est d’abord au tour du dessinateur Alexis de prendre le relais de Gotlib, avant que sa mort à la fin de l’année 1977 n’oblige à faire appel à Jean Solé, dont le profil est aussi celui d’un transfuge de Pilote.
Parce qu’elle passe de Pilote à Fluide, et de Gotlib à Alexis puis Solé (respectivement nés en 1946 et 1948), Superdupont est à bien des égards une série de transition générationnelle, une série-relais entre les expériences humoristiques de Gotlib, encore timides et désordonnées, des années 1960, et l’explosion vers un humour adulte épanoui que rendent possibles, dans les années 1970, les créations successives de Charlie Hebdo (1970), L’Echo des savanes (1972) et Fluide Glacial (1975). Son importance vient aussi du fait qu’elle sort du schéma du début des années 1970 où le passage de l’humour à l’âge adulte était bien souvent synonyme d’outrance scatologique et sexuelle ; dans Superdupont, l’humour fait appel à des références nouvelles et surtout à un second degré très adulte. Lorsqu’Alexis reprend la série en 1977, elle acquiert alors une autre tournure : son style graphique très réaliste convient davantage que celui de Gotlib au type de parodie voulu. Par le choix de ce dessinateur est également affirmée le fait qu’une série comique n’attend pas forcément un dessin caricatural. A l’exception du scénario, rien ne différencie Superdupont d’un comic de superhéros, et l’effet comique n’en est que plus frappant.

Jean-Yves Ferri, la poétique de l’absurde

Je termine en vous présentant Jean-Yves Ferri : depuis mars dernier se trouvent rééditées ses Fables autonomes, autrement dit ses toutes premières contributions à Fluide Glacial entre 1993 et 1998. Ferri fait partie de ces nombreux auteurs que Fluide a fait découvrir : il y anime sa série solo Aimé Lacapelle depuis 1999 et y a commencé une solide collaboration avec Manu Larcenet qui donnera lieu, entre autre, à la série Le retour à la terre publiée dans la collection Poisson Pilote de Dargaud de 2002 à 2008, mais aussi à un charmant album intitulé Correspondances publié chez Les Rêveurs. Les Fables autonomes avaient connu une première publication en deux tomes, en 1996 et 1998.
Les Fables autonomes correspondent à cet idéal de publication défendu par Fluide Glacial sur le modèle des Dingodossiers de Gotlib : des histoires courtes et publiées en une fois qui peuvent se lire indépendamment les unes des autres. Elles conservent toutefois une cohérence propre : personnages récurrents, mêmes lieux et mêmes ambiances. La plupart de ces Fables se situent dans un Ouest américain peuplé, en lieu et place des cow-boys héroïques, de paysans placides et d’indiens philosophes. Derrière le détournement parodique des drames holywoodiens, elles préparent déjà la forme d’humour que Ferri développera par la suite : un humour absurde mais poétique, extrêmement léger. Il tendra ensuite vers un minimalisme humoristique particulièrement visible dans Le retour à la terre et De Gaulle à la plage, sa dernière série en date. Mais dans cet album, Ferri reste encore proche du Manu Larcenet de la même époque, qui commence sa carrière dans Fluide Glacial au même moment. Tous deux basent leur humour sur le détournement par l’absurde de références communes. Le pseudo-langage métaphorique des indiens de cinéma est poussé aux limites de la compréhension, les héros américains sont confrontés à des paysans benêts. Larcenet commence en 1999 la série Bill Baroud qui s’appuie elle aussi sur les lieux communs du cinéma américain.
Et puis il y a le trait de Ferri. Lui aussi se radicalisera ensuite pour devenir de plus en plus léger. Dans les Fables autonomes, Ferri recherche d’abord l’impact caricatural, à la manière de Goosens. Mais il déploie également une souplesse du trait et de la composition, tout en courbes et en mouvement. C’est un humour calme, sans outrances mais non sans folie que nous propose Ferri. Ses fables ont un parfum de mystère, font sourire plutôt que rire et gagnent ainsi une façon de poésie élégante qu’il est un des rares auteurs à véritablement maîtriser.

Pour en savoir plus :

Jean-Yves Ferri, Les Fables autonomes, AUDIE, 1996-1998, réédition intégrale en mars 2010
Marcel Gotlib, Jacques Lob, Alexis, Jean Solé et autres, Superdupont, AUDIE, 6 tomes, 1975-2008 ; rééditions en 2008.
Le site internet de Marcel Gotlib
Le blog de l’équipe de Fluide Glacial

Science-fiction et bande dessinée : années 1950

Les oeuvres que j’avais choisi pour mes deux précédents articles sur les rapports entre science-fiction et bande dessinée (Le rayon mystérieux de Saint-Ogan, Futuropolis de Pellos ; Le Rayon U de Jacobs et Les Pionniers de l’Espérance de Poïvet et Lecureux) relevaient spécifiquement du « genre » science-fiction. Autrement dit ils faisaient intervenir, dans la narration comme dans le dessin, un ensemble de codes permettant de les rapprocher d’autres oeuvres avec lesquelles ils partagaient aussi des thèmes. Leur principal point commun était la projection dans un univers alternatif ou futuriste mettant en oeuvre une science fantasmée. Dans les années 1950, le genre « science-fiction » est clairement établi comme tel et ses développements littéraires américains sont de mieux en mieux connus en France ; un fandom se constitue progressivement, notamment autour du magazine Fiction à partir de 1953.

Un Tintin sur la Lune

Quand on pense à Tintin, la mythique série de Hergé, et à la science-fiction, le premier titre qui vient à l’esprit est On a marché sur la Lune. Titre unique pendant la prépublication dans Le Journal de Tintin de mars 1950 à décembre 1953, il paraît en deux albums chez Casterman, successivement Objectif Lune en 1953 et On a marché sur la Lune en 1954. Le projet d’envoyer Tintin sur la Lune semble avoir émergé dans l’esprit du dessinateur dès la fin des années 1940 mais ne se concrétise qu’en 1950, après qu’Hergé ait achevé la publication de Tintin au pays de l’or noir, son album resté inachevé en 1939. Le moment, à bien des égards, est idéal pour donner à la série une fresque grandiose d’une ampleur nouvelle. Le Journal de Tintin, fondé en 1946, connaît un honnête succès, y compris en France où il est distribué depuis 1948. Tintin se décline en produits dérivés et en publicité et en 1947, les albums antérieurs à 1943 ont tous été redessinés et mis en couleurs pour une meileur homogénéité. Le récit en deux parties Le Secret de la Licorne / Le Trésor de Rackham le Rouge a ouvert la voie, au début des années 1940, à des aventures de plus longue haleine qui ont fait entrer Tintin dans un cycle nouveau que vient clore On a marché sur la Lune, qui sera la dernière histoire en deux parties. En avril 1950 sont fondés les Studios Hergé qui permettent à Hergé de s’entourer d’assistants dont le fidèle Bob de Moor qui se verra refusé la reprise de la série à la mort du maître malgré plus de trente ans dans son ombre. Le rôle de Bob de Moor dans On a marché sur la Lune est central : il se charge tout particulièrement des somptueux décors lunaires. Il faut dire que la dépression guette alors Hergé qui supporte assez mal la pression que fait peser sur lui le succès de son personnage. D’où de fréquentes interruptions lors de la publication de On a marché sur la Lune qui s’étend sur près de trois ans.

Que Hergé s’attaque à un thème de science-fiction, le voyage spatial, ne pouvait donner lieu à une oeuvre anodine. Comme il l’explique lui-même dans les entretiens donnés en 1975 à Numa Sadoul, il n’est pas question de faire du « merveilleux scientifique », c’est-à-dire de peupler la Lune et de livrer au lecteur des « surprises fabuleuses ». Tout se passe comme si d’emblée, le caractère extraordinaire du thème en lui-même poussait Hergé à renforcer encore davantage l’exigence de réalisme qui sous-tend son travail au moins depuis Le Lotus Bleu au milieu des années 1930. Pas question de s’inscrire dans la tradition qui assimile, depuis Cyrano de Bergerac au XVIIe siècle, le voyage spatial à un voyage merveilleux, tradition reprise, entre autres, par Wells, Meliès et par Fritz Lang ; pas d’extrapolation qui n’ait pas de fondement scientifique, telle est la règle qu’il se fixe.
Alors, où en est justement la recherche scientifique ? Le lancement de la fusée allemande V2 (qui inspire graphiquement la fusée X-FLR 6 de Hergé) en 1942 a engagé la course à l’espace, dans le contexte de guerre froide qui voit s’affronter Etats-Unis et URSS, contexte qu’Hergé reprend à une échelle plus réduite dans l’album. Au début des années 1950, l’envoi d’hommes dans l’espace, bien que lointain, est envisagé comme probable dans les décennies à venir. Il faut attendre 1957 pour que le satellite artificiel Spoutnik soit lancé dans l’espace par les Russes, 1961 pour qu’un premier vol habité ait lieu, toujours sur impulsion des Russes, et 1969 pour que soit envoyé, par les Etats-Unis cette fois, le premier homme sur la Lune. Il y a donc bien un esprit d’anticipation dans On a marché sur la Lune, une part de rêve qui, sûrement participe à sa réussite. Mais il faut pas sous-estimer la capacité de documentation d’Hergé.
Le secret d’Hergé, qui n’est d’ailleurs plus guère un secret, est sa manie de la documentation et du travail préparatoire dont le but est, pour chaque album, de l’ancrer au maximum dans la réalité. Avec On a marché sur la Lune, l’enjeu était d’autant plus grand. Hergé s’inspire et demande conseil, pour son histoire, à deux spécialistes sur voyage spatial, Bernard Heuvelmans et Alexandre Ananoff. L’ouvrage de ce dernier, L’Astronautique, a servi de base scientifique à l’histoire, tandis que l’esthétique est en partie empruntée au film américain Destination…Moon qui, en 1950, s’appuie également sur les progrès de la science. Pour renforcer la cohérence visuelle de son oeuvre, Hergé utilise plusieurs moyens. La longue introduction que constitue, avant le départ, Objectif Lune, assure le sérieux de l’expédition en détaillant la démarche scientifique dirigée par Tournesol. Hergé se sert de prototypes existant véritablement pour dessiner le matériel de la fusée et ne se détourne pas des connaissances sur l’aspect de l’espace et de Lune. Il fait réaliser une maquette détaillée de la fusée lunaire pour lui et ses collaborateurs, afin de suivre les déplacements des personnages lors de l’aventure lunaire. La préparation de cet épisode est sans doute la plus complexe jamais mise en oeuvre par Hergé.

Une science-fiction fidèle aux connaissances scientifiques actuelles n’est pas sans rappeler le poids de l’héritage vernien sur le genre. N’oublions pas que, comme les romans de Verne à leur époque, les histoires d’Hergé sont d’abord destinées à des enfants. Au cours de l’histoire, Hergé explique au jeune lecteur le fonctionnement de la fusée et certains détails sur l’espace ; il résout la question de la propulsion (atomique), prend en compte l’apesanteur, etc. La fusée X-FLR 6 est représentée en coupe, comme dans un ouvrage scientifique. En 1865, Verne avait déjà imaginé un voyage vers la Lune dans De la Terre à la Lune et sa suite Autour de la Lune. Comme Hergé, il détaillait alors la préparation de l’expédition, mais les voyageurs se contentaient de tourner en orbite autour du satellite. On a marché sur la Lune ressemble parfois davantage à un reportage scientifique qu’à une véritable histoire : toute trace de fiction est gommée pour accentuer le réalisme, à tel point que l’intrigue réelle (la tentative d’appropriation de la fusée par un groupe d’individus) ne se dévoile vraiment qu’au milieu de la seconde partie, après quelques avertissements, cependant. Hergé lui-même avoue dans les entretiens que dans l’espace et sur la Lune, bien peu de choses sont susceptibles d’arriver. L’esprit d’aventure qui caractérisait jusque là la série s’infléchit avec cette aventure.
Benoît Peeters fait toutefois remarquer que le dessinateur sait équilibrer le discours scientifique au moyen de l’humour, utilisant à très bon escient les ressources comiques de Haddock et des Dupont. Pour preuve, la découverte de l’apesanteur par le capitaine est l’occasion d’une longue scène burlesque.

S’il fallait rattacher On a marché sur la Lune à de la science-fiction, nous serions dans de la hard science-fiction, ce sous-genre qui accentue la plausibilité scientifique et décrit les moindres détails de l’extrapolation scientifique mise en oeuvre.

Quand la science devient de la magie

Changement total de registre avec la série Spirou et Fantasio. Pour être exact, il faut attendre les années 1970 et plus encore 1980 pour que les thèmes de science-fiction se multiplient au sein de la série, dans des albums comme Du cidre pour les étoiles (1976 – les extraterrestres), La ceinture du grand froid (1983 – le complot de scientifique), Qui arrêtera Cyanure (1985 – l’androïde), L’horloger de la comète (1986 – le voyage temporel)… Mais avant cette date, la science-fiction sert souvent de toile de fond à des intrigues mêlant aventures et humour. Dès les premières aventures de Spirou et Fantasio certains motifs sont pleinement exploités, comme le voyage dans le temps dans une aventure dessinée en 1944. Quand Franquin reprend la série en 1947, il crée aussi Radar le robot pour une courte histoire, ou bien encore invente le loufoque Fantacoptère dans Spirou et les héritiers en 1952.
L’aventure sur laquelle je vais m’arrêter plus en détail est Le Dictateur et le champignon. Cette histoire paraît à l’automne 1953 dans le journal Spirou mais il faudra attendre 1956 pour voir paraître l’album, aux éditions Dupuis. Franquin, qui a repris la série de Jijé, l’a dès le départ engagé dans des histoires longues s’étendant sur plusieurs numéros : celle du Dictateur et le champignon dure 38 semaines. En introduisant le Marsupilami, le comte de Champignac, Seccotine, Zantafio, il a peuplé la série de personnages récurrents. Le Dictateur et le champignon ne se démarque pas tellement des autres aventures qu’elle poursuit logiquement : Spirou et Fantasio décident de ramener le Marsupilami en Palombie. Mais le pays est sous la coupe d’un terrible dictateur considéré comme un héros révolutionnaire (de fait, l’Amérique du Sud connaît réellement des troubles révolutionnaires à cette époque). Ce dictateur n’est autre que Zantafio, le maléfique cousin de Fantasio rencontré dans Spirou et les héritiers, qui projette de conquérir un pays voisin, le Guaracha. Pour l’arrêter, les deux héros se laissent enroler comme colonel dans son armée et utilisent ensuite une invention du comte de Champignac, le métomol, pour mettre hors d’état de nuire l’armée de Zantafio.

Le Dictateur et le champignon est assez symptomatique de la place accordée à la science-fiction dans les premières histoires de Spirou dessinées par Franquin. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un récit de science-fiction, mais un thème est repris, celui de l’invention extraordinaire, en l’occurence le métomol, capable de faire fondre n’importe quel métal. Il est au coeur de l’aventure : on assiste dans les premières pages à son invention par le comte de Champignac, il est la cause de l’expulsion du Marsupilami qui provoque, en l’utilisant, une série de catastrophes, et le métomol sert finalement à arrêter Zantafio et résoudre l’aventure. L’invention est à la fois utilisée comme source de gags, dans la première partie qui voit le Marsupilami s’échapper dans Champignac avec le produit, et comme moteur de l’intrigue. Le premier usage est assez courant dans la bande dessinée humoristique de la première moitié du XXe siècle : Spirou s’inscrit dans une tradition de science-fiction qui se rapproche de la « fantaisie », c’est-à-dire une science-fiction amusante sans contenu scientifique. La série garde longtemps par la suite cette idée que la science-fiction ne sert pas pour elle-même mais comme source de gags : ainsi dans l’aventure Du cidre pour les étoiles, les extraterrestres n’ont rien d’effrayants ni de mystérieux, mais sont plutôt des personnages comiques.
Le comte de Champignac, personnage essentiel dans cette aventure, porte d’ailleurs en lui toute l’ambiguité de la science-fiction chez Franquin qui, par ailleurs, affectionne les « inventions extraordinaires » (il peuplera la série Gaston de créations loufoques du même type). Son modèle est celui du savant fou qui imagine sans cesse de nouvelles inventions aux effets catasrophiques. Mais il est aussi en partie vu comme un alchimiste, et le titre de l’aventure par laquelle il apparaît en 1950, Il y a un sorcier à Champignac, appuie encore cette ambiguité. Il y invente un produit appelé le X1, appellation qui semble en effet tiré d’un récit de science-fiction, mais son art se rapproche autant de la magie que de la science, ses inventions n’ayant, dans le fond, aucune assise scientifique.

Franquin s’inscrit là dans la lignée du « merveilleux scientifique » pour enfants qu’un auteur comme Alain Saint-Ogan pratique énormément dans les années 1930. Il s’agit d’une sorte de compromis européen entre d’une part la tradition solide des contes de fées dans la littérature pour enfants et d’autre part le renouvellement de l’imaginaire extraordinaire qu’apporte, dans les années 1930, la science-fiction graphique à l’américaine. Dans de telles oeuvres, la magie et la science se confondent, comme si la science fantasmée était une sorte de déclinaison moderne de la magie traditionnelle dans un monde de progrès. On emprunte alors des thèmes de science-fiction (le savant fou, le voyage dans le temps, le voyage spatial), sans forcément les asseoir sur une base scientifique. Là aussi, il faut se souvenir que Spirou s’adresse aux enfants et veut leur livrer des aventures extraordinaires. La science-fiction permet de renouveler l’émerveillement apporté par les contes de fées.
Sans le savoir, Franquin introduit dans la bande dessinée une façon fantaisiste et humoristique de traiter la science qui aura une descendance dans d’autres oeuvres belges où la science-fiction fusionne avec l’humour pour se faire plus fantaisiste, à des degrés plus ou moins importants (Les petits hommes de Pierre Seron ou encore Le Scrameustache de Gos).

Esprit de Bruxelles et esprit de Marcinelle
Le découpage que j’ai choisi pourrait sembler accréditer l’habituelle opposition entre l’Ecole dite de Marcinelle du journal Spirou et l’Ecole de Bruxelles du journal Tintin. Le premier serait moins sérieux et plus fantaisiste et humoristique, tandis que le second serait plus sérieux, préférant des récits d’aventure réaliste. Dans les grandes lignes, cette remarque est vraie même si, comme le montre Hugues Dayez dans Le duel Tintin-Spirou, certains itinéraires tranversaux (Raymond Macherot, Eddy Paape, Albert Uderzo) viennent la nuancer. Il demeure que la transformation subie par la science-fiction dans l’une ou l’autre série-phare reste assez significative.
Du côté de Tintin, la science-fiction abandonne sa parure merveilleuse pour s’ancrer, le plus profondément possible, dans la réalité, alors que du côté de Spirou sont justement privilégiées ses potentialités comiques au détriment des aspects techniques. A chaque fois, pourtant, ce sont bien des thèmes venus de la tradition de la science-fiction qui sont métamorphosés par les dessinateurs pour s’adapter, en quelque sorte, à l’esprit de la série : d’un côté le voyage spatial, de l’autre le savant fou et l’invention extraordinaire. Apparaissent là deux orientations de l’aventure graphique pour la jeunesse qui, insensiblement, perdurent encore de nos jours, par exemple dans l’opposition entre un Titeuf ancré dans le quotidien enfantin et un Kid Paddle qui s’évade dans un imaginaire loufoque.

Au-delà des oppositions Tintin / Spirou, j’ai aussi choisi ces deux exemples parce qu’ils montrent l’imprégnation de la science-fiction dans la bande dessinée belge des années 1950 qui marque longtemps la bande dessinée pour enfants, et même pour adulte, puisqu’elle est parvenue à occulter la production française de l’immédiat après-guerre. Les thèmes encore timides dans l’entre-deux-guerres sont désormais parfaitement exploitables et même, signe de leur intégration, parfaitement malléable et adaptable aux besoins de séries humoristiques. Tintin et Spirou ont d’ailleurs l’énorme avantage d’être des séries extrêmement perméables aux différents genres. N’ayant pas réellement de rattachement propre qui interdirait l’emploi de certains thèmes, elles sont un support idéal et d’une très grande souplesse ; les aventures de deux plus célèbres héros belges hésitent entre l’aventure exotique, le roman policier, la science-fiction, le fantastique, l’humour pur, empruntant tantôt à l’un, tantôt à l’autre. Sans doute est-ce là un des secrets de leur succès !

A suivre dans : années 1960, Barbarella de Jean-Claude Forest et Les Naufragés du temps de Forest et Paul Gillon.

Bibliographie :
Hergé, Objectif Lune / On a marché sur la Lune, Casterman, 1954 (d’innombrables rééditions depuis !)
André Franquin, Le dictateur et le champignon, Dupuis, 1956 (idem)
Benoît Peeters, Le monde d’Hergé, Casterman, 1983
Hugues Dayez, Le duel Tintin-Spirou, les éditions contemporaines, 1997
Michael Farr, Tintin, le rêve et la réalité, les éditions Moulinsart, 2001

Parcours de blogueur : Erwann Surcouf

Avant-propos : je pars me terrer pour une semaine dans un recoin de France où, ô miracle, Internet n’existe pas encore… Un peu de patience, donc, pour le prochain article. En attendant, j’ai remis à jour l’index du blog, si vous souhaitez explorer le blog en retrouvant d’anciens articles.

Cela faisait longtemps que je n’étais pas revenu, dans mes parcours de blogueurs, sur la première génération, celle par qui le phénomène des blogs bd a connu une expansion inattendue au milieu des années 2000 ; pour la plupart de jeunes dessinateurs et illustrateurs, dont beaucoup commençaient alors leur carrière dans le dessin pour enfants. Parmi eux il s’en trouve un, peut-être plus discret que des Boulet, Cha, Obion et Vivès, mais qu’il serait bien injuste d’ignorer. Après la tête rouge de Lommsek, la tête noire d’Erwann Surcouf…

Un univers visuel à explorer : la littérature pour la jeunesse


Comme de nombreux blogueurs déjà cités dans ces pages, Erwann Surcouf, originaire de Laval, a appris l’illustration à l’Ecole des Arts Décoratifs de Strasbourg. Il a même été, nous apprend sa notice wikipédia, dans la même promotion que d’illustres blogueurs de la première heure : Boulet, Lisa Mandel et Nicolas Wild. Il complète toutefois son cursus à l’Ecole des Gobelins, à Paris, et c’est à partir de 2002 qu’il commence son travail d’illustrateur.
Là encore, je dois faire un parallèle avec ses camarades dessinateurs sortis des Arts Déco de Strasbourg : il passe par la case du dessin pour la jeunesse, de la même manière que Boulet et Lisa Mandel font leurs débuts dans Tchô !. Mais à la différence de ces derniers, Surcouf s’intéresse d’abord davantage à l’illustration proprement dite plutôt qu’à la bande dessinée, l’image « fixe », en quelque sorte, plutôt que la séquentialité. C’est ainsi qu’on le retrouve en couverture ou à l’intérieur de plusieurs cycles de romans pour la jeunesse : la série des Sally Lockhart, de l’anglais Philip Pullman, traduits chez Folio Junior (2002-2004), la série des Lapoigne, de Thierry Jonquet toujours chez Folio Junior (2005-2006), plusieurs romans policiers chez les éditions Rageot (2004-2005), pour ne citer que quelques exemples. A quoi il faut ajouter plusieurs travaux pour le magazine Je lis des histoires vraies dans les années 2002-2003. Autant de supports pour lesquels il développe déjà un style lisible et habilement coloré.

Projets nés du web


Dans le même temps, il s’inscrit dans le mouvement des blogs bd avec un léger décalage puisque son blog s’ouvre en décembre 2005, moment où le phénomène a déjà bien émergé, ayant même donné naissance, cette même année 2005, au premier festiblog. La communauté commence à se rassembler, et les camarades des Arts Déco d’Erwann Surcouf en font partie. Rien de plus normal, donc, d’accueillir une nouvelle tête ; le jeu de réseau et de mise en lien qui gouverne Internet fonctionne bien. Les formules classiques du blog bd se mettent rapidement en place sur ce blog intitulé doubleplusbon, en particulier la création d’un avatar ayant des traits reconnaissables (en l’occurence une étrange tête noire qui dissimule habilement les véritables traits du blogueur).
Toujours dans la logique des blogs bd, Surcouf emploie internet à la fois comme réseau d’échanges avec les autres dessinateurs, et comme espace concret de création graphique. Certes il n’a pas réellement besoin du « tremplin » internet : beaucoup des premiers blogueurs bd qui ouvrent leur blog dans les années 2003-2005 sont déjà des dessinateurs professionnels (la majeure partie, mais pas tous); mais la perception de l’intérêt renouvelé de ce moyen de communication moderne est bien là, et des projets naissent de sa présence sur Internet.

Il dispose d’abord de sa propre page Internet qui lui permet de présenter ses travaux, en marge de son blog (http://erwann.surcouf.free.fr/). Surtout, on va le retrouver dans quatre expériences originales nées du phénomène des blogs bd et de la bande dessinée en ligne.
Il intervient lors de la deuxième saison du faux-blog bd Chicou-Chicou, qui met en scène, à la manière d’un blog bd, une bande d’amis mayennais (projets conduit en 2006-2007 par Aude Picault, Lisa Mandel, Domitille Collardey et Boulet). Il y interprète le rôle de Fern, étrange personnage venu d’un obscur pays d’Europe centrale et venant troubler le quotidien de Juan, Ella, Claude et Frédé. Ce personnage lunaire et décalé, jaillissant lors d’une mémorable arrivée enrichit le blog d’un regard nouveau.
En 2007, Erwann Surcouf livre un album pour la deuxième saison de la collection « Miniblogs » des éditions Danger Public, collection dirigée par la blogueuse Gally. Cet album s’intitule Un soir d’été. Le principe de cette éphémère collection distribuée lors du festiblog est simple : l’album, court et à prix réduit, trouve un développement sur un site internet auquel on peut accéder par un code présent sur l’album. Un exemple de dialogue entre le support papier et les possibilités d’Internet.
Toujours en 2007, Surcouf participe aux 24h de la bande dessinée, une expérience initiée par Lewis Trondheim lors du festival d’Angoulême qu’il préside cette année-là. Là aussi, un principe simple : les 26 auteurs présents doivent réaliser une histoire de 24 pages en 24h, partant d’une contrainte donnée (en l’occurence cette année : la première et la dernière planche doivent comporter une boule de neige). Certes m’objecterez-vous à raison, l’évènement n’est pas lié à Internet : cette première édition se déroule dans la maison des auteurs d’Angoulême. On y retrouve toutefois quelques blogueurs, et les éditions suivantes offrirent la possibilité de mettre en ligne les planches.
Enfin, lorsque se monte, au début de l’année 2010, le projet de bande dessinée quotidienne en ligne Les autres gens, Erwann Surcouf est de la partie. J’évoquais dans un précédent article ce feuilleton-bd qui fonctionne par abonnement.
Je précise que trois de ces quatre projets donnent lieu à des albums : il y a bien sûr l’album pour la collection Miniblogs ; un recueil du blog Chicou-Chicou paraît en 2008 chez Delcourt ; un recueil intitulé Boule de neige chez Delcourt rassemble les planches des 24h de la BD. Les autres gens, plus récent, annonce peut-être une époque où la publication en ligne tend à s’émanciper du format papier.

Et puis, il faut bien l’avouer, le blog d’Erwann Surcouf déroge bien souvent aux « codes » du genre (si tant est qu’il y en ait…). Si l’on admet que le développement classique d’un blog bd, tel qu’il s’est développé dans la majorité des cas, en fait un espace pour raconter des anecdotes personnelles en image, et poster de temps en temps des planches, des croquis et des essais, Surcouf ne s’est pas véritablement aventuré dans cette voie là. On trouvera peu sur doubleplusbon d’anecdotes du quotidien transformées en gag désopilant. On se situe peut-être plus dans la logique du « carnet d’expériences » qui correspond mieux à ce que pourrait être, dans l’idéal, un blog de dessinateur qui ne soit pas que outil de communication ; un espace pour laisser courir le dessin, sans aucune contrainte de publication. Le trait souple, polymorphe de Surcouf se prête tout particulièrement à ce type d’exercice de style. A côté des « classiques » du blog bd (le compte-rendu de festival, l’anecdote-gag, la mise en ligne d’une radio-blog pour écouter les notes en musique), certaines rubriques se démarquent, comme l’étrange et parfois surréaliste « Imagier », tenu en 2006, où Surcouf nous fait pénétrer à l’intérieur de son quotidien par l’évocation des objets qui l’entourent sous la forme canonique de l’imagier pour enfants (une case, un dessin, un mot).
Autre façon intéressante de détourner les codes du blog bd pour en faire des expériences graphiques : le carnet de croquis détournés. Comme de nombreux blogueurs, Surcouf publie des croquis de passants réalisés sur le vif ; mais il y ajoute des dialogues pour les transformer en des saynètes cocasses.
Et puis surtout, rien de mieux que sa rubrique « sur la table de chevet », exercice de style oubapien qui consiste à mettre en images, mot pour mot, la première page d’un roman (généralement mauvais), ou encore de redessiner les premières pages d’une bande dessinée tout en gardant le texte. A voir par exemple cette relecture du prologue d’Anatomie de l’éponge, l’excellent album de Guillaume Long. Frappent souvent, dans ses adaptations, l’extraordinaire jeu sur les couleurs et les expériences calligraphiques où le texte devient image, comme dans cette relecture expressive du Da Vinci Code.

A l’assaut de la narration séquentielle (et au-delà !)

Illustration pour la jeunesse, blog… Il faut encore ajouter une corde à l’arc d’Erwann Surcouf (cette expression est on ne peut plus étrange…), puisqu’il a également publié plusieurs bandes dessinées.
Dans l’univers du fanzinat et de la presse spécialisée, tout d’abord, dans le fanzine Soupir de l’association Nekomix. Il publie également régulièrement des planches dans le Psikopat, revue de Carali née en 1985, toujours à cheval entre le fanzinat non-rémunérateur et la revue installée, qui, depuis 1989, s’attache à faire découvrir de jeunes dessinateurs. Et puis depuis 2009, Erwann Surcouf est régulièrement au sommaire de la mythique revue trimestrielle Lapin de l’Association (qui vit commencer les membres fondateurs de la maison d’édition et de nombreux autres dans les années 1990). Elle aussi cherche, en cette fin des années 2000, à intégrer dans son équipe du sang neuf : on retrouve donc, dans cette quatrième série de la revue, les noms de Ruppert et Mulot, Alex Baladi, Anne Simon, et j’en passe, beaucoup. En 2009, il dessine une histoire courte pour le recueil des éditions Asteure Histoires fantastiques d’Edgar Allan Poe, adaptant Le diable dans le beffroi.
Erwann Surcouf s’est surtout affirmé comme auteur de bande dessinée par des collaborations avec Joseph Béhé et Amandine Laprun. La figure de Béhé m’intéresse tout particulièrement, et pas seulement parce qu’il est professeur à la fameuse Ecole des Arts Décoratifs de Strasbourg. Auteur accompli (il a dessiné entre 1989 et 1999 la série Péché mortel, une bande dessinée d’anticipation scénarisée par Toff et a participé au Décalogue de Frank Giroud), il s’est investi pour sa profession de dessinateur. Il ouvre en 2001 le site atelierbd.com, une école de bande dessinée sur internet, et participe en 2007 au lancement du syndicat des auteurs de bande dessinée. Amandine Laprun, la plus jeune des trois, diplômé des Arts Déco de Strasbourg, poursuit également un travail d’illustratrice et a travaillé comme professeur dans l’atelierbd de Béhé. De leur collaboration (Surcouf au dessin, Béhé et Laprun au scénario) sont donc nés deux albums, Erminio le milanais en 2006 et Le chant du pluvier en 2009, le premier chez Vents d’Ouest et le second chez Delcourt. Il s’agit de deux histoires de famille et de village très touchantes et au ton très juste. Ce sont aussi deux voyages : le premier se passe dans la Sicile des années 1960 et le second au Groenland, à notre époque. Erwann Surcouf y fait des merveilles, donnant, par son graphisme, un charme particulier aux deux univers, bien loin d’un exotisme tapageur. A noter que les deux albums ont investi Internet sur deux sites qui leur sont dédiés (http://erwann.surcouf.free.fr/erminio/) et (http://www.lechantdupluvier.com/). Si le premier est plus anecdotique, le second site est extrêmement complet, proposant, au-delà des aspects promotionnels (extraits, revue de presse…) une plongée photographique et sonore au Groenland qui complète la lecture de l’album.

Parler de style pour Erwann Surcouf est peut-être délicat tant son travail d’illustrateur se veut souvent expérimental et donc polymorphe, naviguant d’un style à l’autre. Tout de même, certaines constantes apparaissent, notamment dans ses travaux publiés.
Le trait de Surcouf est marqué par un fort cloisonnisme des figures qui les rend plus lisibles. Dans ses albums Erminio le Milanais, Le chant du pluvier et Le diable dans le beffroi, ce style est poussé vers une bonne maîtrise des clair-obscur et des ombres, très contrastées, qui produit finalement un expressionnisme simple mais efficace. Le noir domine largement dans ces histoires, s’accordant ainsi avec des ambiances soit douces-amères, soit carrément sombres, comme pour l’adaptation de Poe. Peut-être sent-on ici l’esprit d’un illustrateur avant tout qui privilégie la clarté et la beauté graphique (autrement dit ce que le dessin apporte comme sens et comme sensation) à la narration proprement dite. Dans Erminio le milanais, la présence de hachures noires donne un grain particulier à l’image, grain rugueux qui rappelle une pellicule de film. J’en viens même à me demander s’il n’a pas été réalisé par un procédé de gravure (sur bois ?) qui expliquerait les hachures et l’aspect ancien. Après tout, il avait bien expérimenté la linogravure dans Le diable dans le beffroi… Malheureusement, je n’ai pu trouver la réponse nulle part.
Autre trait que j’attribue au savoir graphique de l’illustrateur : la gestion de la couleur. Dans les albums cités domine une bichromie subtile, entre le noir et une seconde couleur servant à gérer les ombres et les grisés, une couleur sépia. Mais Surcouf démontre que la bichromie ne signifie en rien une exclusion des couleurs qui, ici, ont du sens, soit qu’elles donnent un cachet ancien justifié par le scénario, soit qu’elles servent à exprimer deux espaces dans Le chant du pluvier, entre le Groenland et les Pyrenées. Ce qui me fait dire cela est que sur son blog, le dessinateur a déjà montré son goût pour les coloris rares (nuances, mélanges, teintes inattendues) dans des compositions beaucoup plus exubérantes.
Enfin, quand Erwann Surcouf scénarise, il peut déployer son sens de l’expérimentation où l’idée graphique domine sur la narration. C’est le cas dans Le diable dans le beffroi, ou l’espace des planches est divisé en trois registres. Chaque registre assure, indépendamment de l’autre, une partie de la narration de l’histoire : le premier au rythme des douze coups du beffroi, le second avec un narrateur qui se dévoile petit à petit, le troisième par une suite de grands panoramas muets. Les trois registres se retrouvent bien sûr à la fin. Ce dispositif particulier, qui fonctionne très bien à l’échelle d’une histoire courte, lui permet d’adapter une nouvelle sans passer par une transcription littérale case à case, comme on le voit trop souvent : l’adaptation est uniquement graphique, ce qui est, après tout, le propre de la bande dessinée !

Pour en savoir plus :
Bibliographie (bandes dessinées):
Erminio le milanais (scénario de Joseph Béhé et Amandine Laprun), Vents d’ouest, 2006
Boule de neige (collectif) Delcourt, 2007
Chicou-Chicou, (avec Lisa Mandel, Aude Picault, Domitille Collardey et Boulet) Delcourt, 2008
Le chant du pluvier (scénario de Joseph Béhé et Amandine Laprun), Delcourt, 2009
Histoires fantastiques d’Edgar Allan Poe (collectif), Asteure, 2009
Webographie :
Blog Doubleplusbon
Page personnelle d’Erwann Surcouf (pas mise à jour récemment, semble-t-il)
Interview d’Erwann Surcouf au festiblog 2009
Site des Chicou-Chicou
Le site d’atelierbd

Science-fiction et bande dessinée : années 1940

Hé oui, je n’ai pas pu m’en empêcher, après mon premier article sur la bande dessinée de science-fiction dans les années 1930, j’en ai fait une série… Tant pis pour vous, et à voir où ça me menera ! Comme précédemment, ce sont des oeuvres que les merveilles de la réédition vous permettent de trouver encore aujourd’hui chez votre libraire ou dans votre bibliothèque.
Les années 1940 sont une date charnière importante pour l’histoire de la bande dessinée française en général, et plus particulièrement pour le sujet qui nous intéresse : la bande dessinée de science-fiction. C’est en effet durant cette décennie que, pour plusieurs raisons que je vais développer, des dessinateurs de bande dessinée pour la jeunesse commencent à concevoir des séries de science-fiction, d’abord largement inspirées par les modèles américains des années 1930, puis davantage émancipées de ces modèles. Dans mon article sur la science-fiction graphique dans les années 1930 les deux exemples que j’évoquais, Le Rayon mystérieux d’Alain Saint-Ogan et Futuropolis de Pellos étaient des expériences isolées : elles ne s’inscrivaient pas dans une série à suivre, ni ne poussaient leurs auteurs à approfondir la question de la science-fiction. Avec mes deux exemples du jour, Le rayon U d’Edgar Pierre Jacobs et Les Pionniers de l’espérance, de Raymond Poïvet et Roger Lecureux, la situation change, que ce soit dans le cas de Jacobs, qui poursuit dans le domaine de la science-fiction avec sa série Blake et Mortimer, ou dans le cas des Pionniers de l’espérance, véritable série de science-fiction au long cours.

Le rayon U ou le chaînon manquant


Ce récit de Jacobs, l’un de ses premiers (il a pourtant déjà 39 ans lorsqu’il la commence en 1943), est sans doute une oeuvre mineure au regard du reste de sa carrière, marquée par le succès inconditionnel de Blake et Mortimer. Mais si Le Rayon U m’intéresse aujourd’hui, c’est qu’il constitue une sorte de chaînon manquant entre les modèles de Jacobs (les grandes séries d’aventures épiques d’anticipation venues d’Amérique) et sa série principale dans laquelle il développera une vision de la science-fiction toute différente, en une voie purement « européenne ».
Pour comprendre cela, il faut en revenir au contexte de publication. Jacobs travaille pour la version francophone de l’hebdomadaire belge Bravo depuis 1940. Vous souvenez-vous de Junior, que je citais dans l’article précédent ? Bravo se base sur les mêmes principes éditoriaux, mêlant d’abord bandes américaines et bandes françaises ou belges. Or nous sommes en pleine seconde guerre mondiale et la censure de l’occupant allemand, anti-américaine dans la mesure où les Etats-Unis sont entrés en guerre contre l’Allemagne hitlérienne, interrompt l’arrivée des bandes qui traversaient l’Atlantique depuis le milieu de la décennie précédente… Il faut alors trouver un moyen de contenter le jeune public, devenus friands de récits d’aventure à l’américaine, entre autres choses de séries de science-fiction. Jacobs est d’abord sollicité pour continuer Flash Gordon, la série d’Alex Raymond présente en France et en Belgique depuis 1936. Ce relais ne dure que deux semaines : les autorités allemandes interdisent la série ; à nouveau, une solution doit être trouvée pour contenter à la fois les autorités et le public…
Cette solution est simple, et ce sera celle que choisiront beaucoup de journaux pour enfants et adolescents, en France et en Belgique, pendant les quatre années de guerre : il faut et il suffit que les dessinateurs français et belges imaginent des séries en français imitant les grands modèles américains de la décennie précédente. Pour la science-fiction, le principal modèle est donc le Flash Gordon d’Alex Raymond, auquel on peut ajouter Brick Bradford de Clarence Gray et William Ritt. Le Rayon U n’est donc, d’une certaine manière, qu’une continuation nouvelle du Flash Gardon interrompu par la guerre.

De Flash Gordon, Jacobs reprend plusieurs éléments. L’ambiance de guerre dans un univers d’anticipation est un classique du space opera : une intrigue dominée par l’aventure feuilletonnesque inspirée en partie par les romans d’aventure exotiques aux péripéties incessantes, mettant en valeur l’héroïsme face à des dangers de plus en plus grands. Jacobs n’hésite donc pas, suivant son modèle, à juxtaposer dans Le Rayon U des thématiques en apparence éloignées, mais que les premiers comics d’anticipation ont contribué à rapprocher ; l’anticipation n’est qu’un pretexte à cette juxtaposition des espaces de l’aventure. Il devient donc possible de croiser en même temps des vaisseaux spatiaux, une cité mystérieuse d’inspiration vaguement précolombienne, un peuple d’hommes-singes et bien sûr d’inévitables lézards géants. Ainsi, on trouve dans Le Rayon U de nombreuses réminiscences du Monde perdu d’Arthur Conan Doyle (1912 ; les hommes-singes, le combat contre les dinosaures, la jungle…), ce qui confirme la faculté de cette science-fiction en images à assimiler d’autres types de récits d’aventure. L’accumulation est un trait caractéristique du genre qui peut peut-être rebuter le lecteur contemporain. Les héros de Jacobs ne sont pas non plus sans rappeler ceux de Raymond : un scientifique est à la tête de l’expédition (Zarkov chez Raymond, Marduk chez Jacobs) accompagné d’un couple de héros (Flash Gordon et Dale Arden chez Raymond, Lord Calder et Sylvia Hollis chez Jacobs). Enfin, dernier point commun, de taille : la narration est en grande partie assurée par d’assez longs récitatifs. En revanche, le trait de Jacobs est moins souple que celui de Raymond, mais il excelle dans les vastes décors exotiques de jungle et de temple, qui semblent venir tout droit des magazines de voyages.
Je ne peux m’empêcher de voir dans le scénario que propose Jacobs des références au contexte historique : le groupe de héros mené par le professeur Marduk doit trouver un minerai, l’uradium, pour faire fonctionner une arme ultime qui mettra fin à la guerre contre l’Austradie, le « rayon U » en question… Le nom du héros principal sonne bien britannique (on connaît la fascination de Jacobs pour la Grande-Bretagne), et la course à la bombe atomique entre l’Allemagne hitlérienne et les Etats-Unis fut un des enjeux de la seconde guerre mondiale… Jusqu’à quel point le contexte a-t-il pu être connu et exploité par Jacobs dans un genre, le space opera, qui est de toute façon un genre de récit de guerre, et cela avant 1940 ? Je ne saurais pas vraiment m’avancer sur la question…

Pour terminer sur Le Rayon U : après sa publication dans Bravo, le récit reste inédit en album. Jacobs commence à travailler pour Hergé à partir de 1944 lors de la refonte des premiers albums de Tintin, puis commence en 1946 sa propre série, Blake et Mortimer, justement dans Le Journal de Tintin. Il faudra donc attendre 1974 pour qu’il reprenne ce récit de jeunesse et le retravaille en vue d’une édition chez Dargaud (entre temps, il aura tout de même été publié dans la revue Phénix en 1966, et en album chez RTP en 1967 ; c’est toutefois la version de 1974 qui est depuis régulièrement réédité par Dargaud, Le Lombard, ou les éditions Blake et Mortimer).

Les Pionniers de l’Espérance, ou l’école française du récit d’aventure


Passons à présent les années de guerre et cheminons outre-quiévrain : nous sommes en décembre 1945 et commence dans Vaillant, un hebdomadaire français issu de la Résistance et proche du PC, une aventure de science-fiction scénarisée par Roger Lecureux et Raymond Poïvet intitulée Les Pionniers de l’Espérance. La série ne prend fin qu’en septembre 1973 au 81e épisode, Vaillant étant alors devenu Pif Gadget. Les histoires ont été, dans le même temps, régulièrement publiées en albums (l’histoire de la parution est très bien racontée sur le site Pressibus, http://www.pressibus.org/bd/polis/p/pionniers.html).
Une fois de plus, il faut revenir au contexte de publication pour comprendre comment une bande dessinée de science-fiction est possible dans la presse française, dessinée et scénarisée par des français.
Vaillant trouve son origine dans des journaux pour enfants clandestins de la Résistance. En 1945, il se cherche une place au milieu des innombrables journaux illustrés pour enfants créés dans l’immédiat après-guerre. Quoi de mieux, pour attirer le public, que de se tourner vers l’Aventure et à ses multiples déclinaisons popularisées par les bandes américaines : le western, l’épopée médiévale, la science-fiction, l’exotisme de la jungle, le feuilleton policier. Vaillant se dote naturellement d’une série pour chacun de ces genres, ajoutant aussi l’héroïsme aérien. L’explosion, dans les années 1940, de cette diversité de l’aventure graphique donnera naissance à différents sous-genres qui connaîtront par la suite, dans la bande dessinée franco-belge, de multiples déclinaisons, chaque journal devant posséder au moins un récit pour chaque « décor ».
Revenons à la science-fiction. Je ne vous étonnerai pas en vous disant que l’inspiration des deux auteurs, Lecureux et Poïvet, est une fois de plus le Flash Gordon de Raymond. Dans un futur maîtrisant le voyage spatial, un groupe d’explorateurs galactiques intrépides se rendent sur la planète Radias pour stopper la menace qu’elle représente pour la Terre. Au fil des épisodes, les héros explorent des mondes inconnus, allant, comme dans le space opera, de péripéties en péripéties et d’univers en univers, luttant contre toute sorte de dangers. Comme chez Raymond et chez Jacobs, les récitatifs sont importants pour la conduite de l’histoire, et le style se veut réaliste et très précis dans la représentation des mouvements.

Mais Groensteen, citant Jean-Pierre Mercier, note avec justesse que Lecureux retourne l’idéologie américaine de Flash Gordon, celle du « héros sûr de sa force et de son bon droit » pour lui donner des accents humanistes plus européens, fidèle à l’esprit de la Résistance : « un groupe soudé de spationautes représentant toutes les races humaines qui porte aux confins de la galaxie un message d’émancipation et de révolte contre ce qu’on peut appeler l’oppression impérialiste. ». Les « pionniers » du vaisseau « l’Espérance » transmettent d’univers en univers des valeurs de fraternité et de paix. Ce retournement est très important : il aurait été peu concevable qu’un journal proche du militantisme communiste publie des bandes américaines. Idéologiquement, on peut percevoir ici, comme en arrière-plan, une évolution du communisme français issu de la Résistance qui tente de renouer avec la propagation des valeurs humanistes de la Révolution française. Cela reste du divertissement, pas de la propagande et ce qui m’intéresse ici n’est pas de savoir si les jeunes lecteurs de Vaillant ont bel et bien décidé de devenir communiste. Les Pionniers de l’Espérance constitue une première étape durable d’adaptation des normes graphiques et narratives américaines à une culture française. Les dessinateurs qui suivront dans la voie de la science-fiction iront souvent dans le même sens d’une plus grande « européanisation » des thèmes américains.
Comme pour Le Rayon U, il y eut des rééditions. La série de Poïvet et Lecureux a profité d’un certain retour en force de la science-fiction dans la bande dessinée pour adulte des années 1970. Futuropolis, dans sa logique de réédition des classiques, en a publié l’intégrale à partir de 1984, relayé par Soleil. Plus récemment, les éditions Taupinambour, liées au site du coffre-a-bd.com, ont réédité une partie des épisodes parus dans Vaillant.

L’esprit de l’Aventure

Le Rayon U et Les Pionniers de l’Espérance ne sont pas les seules séries de science-fiction nées, dans les années 1940, de la plume d’auteurs français et belges. Dans un autre journal apparu en 1945, Coq Hardi, le scénariste Marijac (par ailleurs fondateur du journal) et le dessinateur Auguste Liquois livrent au public Guerre à la Terre, un récit d’aventure racontant l’invasion de l’Occident par des extraterrestres alliés aux Japonais (le souvenir de la guerre mondiale n’est pas loin). Exactement dans les mêmes dates (1946-1948), Jacobs (encore lui !) offre aux lecteurs du Journal de Tintin un récit assez proche, Le secret de l’Espadon. La science-fiction est parfaitement intégrée comme genre graphique par les auteurs de la génération qui débute dans les années 1940.
Paradoxalement, les restrictions des autorités allemandes ont facilité l’émergence de ces dessinateurs qui privilégient l’aventure à l’américaine en empêchant l’importation de comics américains dont le jeune public était toujours friand. Après la guerre, la pression des auteurs français inquiets de la concurrence américaine sur les éditeurs rend possible le succès des Marijac, Auguste Liquois, Raymond Poïvet et Roger Lecureux, pour ne citer que quelques noms.
L’influence des comics de l’avant-guerre est un des traits dominants de l’école de la bande dessinée française qui émerge dans les années 1940. Dans le scénario domine l’aventure, dans le dessin un réalisme précis friand de décors et de costumes exotiques. Ils puisent également leur inspiration dans le cinéma, hollywoodien mais pas seulement. C’est donc toute une culture populaire riche qui est sollicitée dans ces histoires.

Les débuts de Jacobs comme continuateur francophone d’Alex Raymond vont marquer sa propre carrière : avec Blake et Mortimer, il réalise une synthèse entre l’aventure scientifique à l’américaine et une scientificité exigeante et didactique typiquement européenne, dans la tradition vernienne (souvenez-vous des longs pavés d’explication scientifique dans les histoires de Jacobs), le tout le plus souvent mêlé à des intrigues policières. Les deux auteurs des Pionniers de l’Espérance sont tout autant marqués par la science-fiction américaine et, contrairement à Saint-Ogan et Pellos, ils poursuivent dans cette voie. Le changement de génération est très nette.
Roger Lecureux, le scénariste, est né en 1925. Il fait partie des premiers véritables scénaristes de bande dessinée avec Marijac ou, plus tard, René Goscinny, Jean-Michel Charlier et Greg. Prolifiques, sachant passer sans difficulté d’un genre à l’autre tout en imprimant leur marque personnelle, ils inventent le métier de scénariste de bande desinée tel qu’on le connaît actuellement.
Raymond Poïvet, le dessinateur (né en 1910), est passé par l’Ecole des Beaux-Arts. Son trait élégant et précis doit autant à cette formation qu’à la lecture des maîtres américains. Mort en 1999, il fonde avec d’autres dessinateurs dont Paul Gillon un style de narration graphique qui associe l’aventure avec le réalisme dans une classicisme durable. Mort en 1999, il fut considéré comme un maître et forma de nombreux dessinateurs dans son atelier. A la différence du Rayon U, surpassé par Blake et Mortimer, Les Pionniers de l’Espérance a acquis un statut presque mythique, comme un modèle classique de la bande dessinée de science-fiction.

A suivre dans : années 1950, Objectif Lune de Hergé et Le dictateur et le champignon d’André Franquin.

Pour en savoir plus :
Certaines remarques sont tirées de Astérix, Barbarella et Cie de Thierry Groensteen, qui consacre tout un chapitre à l’école française des années 1940, généralement assez mal connue.

Projets d’éditeurs dans la bande dessinée en ligne : Ego comme X et Manolosanctis

Retour en 2010, après cette escapade dans les années 1930, et à la bande dessinée numérique, pour un court article sur les actualités du moment. Où l’auteur de ce blog s’interroge, à son humble niveau, sur les rapports entre édition numérique et édition papier…

Revue de presse : quelques actualités sur la bande dessinée en ligne

Pour ceux qui voudraient approfondir les sujets d’actualité de ces deux derniers mois en matière de bande dessinée numérique, je les laisse avec une foule de liens et d’articles qui continuent, inlassablement, à analyser le phénomène de la bande dessinée numérique, tant dans ses aspects esthétiquues, éditoriaux, qu’économiques.
Du pas très chaud, d’abord : Julien Falgas nous signalait tout d’abord, en avril dernier, le lancement de Séoul district, une manga à la lisière entre la bande dessinée et le dessin animé puisqu’il mêle des cases de BD et séquences d’animation, le tout avec des effets sonores. Et ce n’est pas le léger scepticisme de JiF (pour ceux qui ne connaîtraient pas son site, http://julien.falgas.fr/, visitez-le pour en apprendre beaucoup sur la BD numérique ; il est aussi l’administrateur de Webcomics.fr, une plate-forme de diffusion de BD en ligne) qui doit vous empêcher de vous faire un avis par vous-même avec la bande-annonce. Séoul district est diffusé par Avecomics!, qui est déjà à l’origine du projet Bludzee de Lewis Trondheim. Et puisqu’on parle de dessin animé, on apprend par le site du Festiblog que Maliki, du blogueur Souillon, est adapté en dessin animé après avoir été publié en albums ces dernières années par Ankama. Maliki est donc le premier personnage français né sur Internet à connaître un passage sur une autre forme d’écran… Rien de très étonnant quand on sait que Maliki est très proche graphiquement de l’univers de manga, univers où les liens entre les différents médias sont très minces.

Une série d’articles du site d’informations actuabd analyse, sous le clavier de Didier Pasamonik la situation économique actuelle de la BD en ligne en posant d’emblée la question : « Bande dessinée numérique, la France est-elle dans une impasse ». De vraies questions y sont soulevées sur la difficulté à prendre en compte, au sein du marché français de la bande dessinée, les éléments venant d’Internet. Des questions d’autant plus présente qu’aucun accord n’a été trouvé entre les éditeurs et les auteurs concernant la gestion des droits numériques (lire mon précédent article pour retrouver les traces de cette affaire). Ajoutez à cela que la question de la place de l’éditeur se pose d’autant plus que la principale grande expérience de BD payante diffusée en ligne, Les autres gens, est une pure initiative d’auteurs qui évitent des structures de diffusion intermédiaires au moyen d’Internet. (Pour lire cette synthèse, surtout économique sur la BD numérique, commencez avec la partie 1, puis suivez les liens). Les articles, certes bien faits et très didactiques, ont cependant tendance à se limiter aux enjeux économiques qui sont certes le nerf de la guerre, mais enfin…

N’ayez pas peur après avoir lu les articles d’actuabd : la BD en ligne, ce n’est pas que des problèmes économiques, c’est aussi de réjouissantes innovations esthétiques et les réflexions qui vont avec. Tony, dont je vous avais déjà parlé pour sa BD numérique interactive Prise de tête, et le mémoire qui l’accompagnait, poursuit sa pensée et son analyse esthétique de ce qu’est (ou pourrait être) la BD en ligne. Cela dans un article dense publié sur le site du9, intitulé « Des clics et du sens ». Il tente tout particulièrement de définir ce qu’est l’intéractivité, ses apports à la bande dessinée et ses différents degrés de présence dans des exemples concrets de bande dessinée numérique. Qu’il puisse se baser sur des exemples existants, mis en texte facilement par des liens hypertexte, montre bien que la bande dessinée numérique existe, non plus seulement au sens de « diffusée numériquement », sens où l’entend Didier Pasamonik, mais aussi de « créée en prenant en compte les apports du support numérique ».

Entre édition en ligne et édition papier : un aller et un retour
Après cette revue de presse, je vais maintenant m’intéresser plus en détail à deux actualités toute brûlantes. D’une part, l’arrivée en librairie de l’éditeur communautaire Manolosanctis qui diffusait jusque là ses albums via son site, soit sous forme numérique, soit en vente par correspondance sous forme papier ; d’autre part le choix de l’éditeur « papier » Ego comme X de diffuser gratuitement en ligne une partie de son catalogue. Les deux mouvements, qui interviennent à quelques jours d’intervalles (le 17 mai pour Ego comme X, le 3 juin pour Manolosanctis), semblent presque se répondre : d’un côté un éditeur en ligne, qui est véritablement né et a grandi sur Internet et qui se tourne vers des modes de diffusion traditionnels de l’édition papier ; de l’autre côté un éditeur papier installé qui franchit le pas vers la diffusion en ligne de manière radicale, c’est-à-dire par la gratuité.

Manolosanctis, tout d’abord. J’avais déjà consacré un article, en décembre 2009, à cette maison d’édition en ligne à l’occasion de la sortie de l’album collectif Phantasmes, qui réunissait plusieurs blogueurs et jeunes dessinateurs (lien). Un petit rappel, donc, sur ce qu’est Manolosanctis. Apparue sur le net fin 2009, cette maison d’édition remplit deux objectifs : avant tout, c’est une plate-forme de publication de webcomics pour de jeunes auteurs qui souhaitent se faire connaître (pour reprendre une expression de Julien Falgas qui me semble assez juste : « un Youtube de la bande dessinée ») ; Manolosanctis garantit aux auteurs qu’elle publie une licence Creative Commons qui assure les droits de propriété et d’exploitation sur Internet. A côté de cela, c’est aussi une éditeur plus traditionnel qui publie en albums papier les auteurs les plus plébiscités par les internautes. Car c’est aussi sur cet aspect « communautaire » que Manolosanctis fonde sa politique éditoriale : les lecteurs votent et donnent leur avis. Jusque là, les albums n’étaient disponibles que sur le site, mais à partir du 3 juin, il sera possible de les trouver en librairie. J’ai tendance à voir ça, de mon côté, comme une expansion normale : le nombre d’albums publiés augmente, et être diffusé en librairie permet beaucoup pour une jeune maison d’édition de bande dessinée, et dans un contexte où le marché de la bande dessinée en ligne n’est pas encore pleinement constitué. Le site nous apprend que la diffusion se fera par l’intermédiaire de la filiale de diffusion Volumen du groupe La Martinière, c’est-à-dire un des plus gros groupes de l’édition française.
C’est évidemment une bonne nouvelle pour l’éditeur qui, jusque là, comptait surtout sur sa communauté de lecteurs pour l’achat des albums, alors que les albums diffusés en ligne restent, eux, gratuits. Une chance aussi pour les auteurs qui, pour la plupart, n’ont jamais été édités, et peuvent ainsi sortir du seul cadre de la diffusion en ligne. La nouvelle a été grandement médiatisée par Manolosanctis qui sait profiter des potentialités de diffusion propres à Internet. Une alléchante bande-annonce circule depuis quelques jours sur leur site, présentant en de courtes séquences quelques uns des auteurs maisons. On se souviendra que le principe de la vidéo de lancement avait déjà été utilisé pour le feuilleton-bd Les autres gens, et que d’une façon générale, de nombreux éditeurs font connaître certains de leurs albums par des « bandes-annonces » diffusées via les plate-formes comme Dailymotion. Une preuve de plus, s’il fallait en douter du pouvoir d’amplification d’Internet.

Venons-en maintenant à Ego comme X. Le scénario s’inverse : la maison d’édition Ego comme X fait partie de la vague de création d’éditeurs indépendants dans les années 1990. Créée à Angoulême en 1994, elle se fait notamment connaître grâce au Journal de Fabrice Neaud qui reçoit en 1996 un prix au FIBD. Neaud est par ailleurs cofondateur de la maison dont la ligne éditoriale est tournée en grande partie vers l’exploration du genre autobiographique en bande dessinée, mais si elle publie aussi, parfois, de la littérature non-graphique.
Ce qui est étonnant n’est pas de voir un éditeur « traditionnel » investir Internet. Après tout, la plupart des gros éditeurs ont leur site sur lequel ils diffusent des aperçus d’albums, des bandes-annonces, des infos… Ce qui surprend est qu’Ego comme X franchissent directement le pas de la lecture en ligne gratuite. Une démarche qui me semble à saluer à bien des égards, au moment où d’autres maisons d’édition se réunissent sur le portail en ligne Iznéo pour faire payer des albums en ligne à l’unité, autrement dit reproduire le schéma commercial traditionnel sur Internet. D’autre part, le site nous apprend que les albums ainsi mis en ligne répondent à des critères particuliers : ce sont soit des ouvrages épuisés ou difficiles à trouver en librairie, soit des archives des auteurs jamais publiées. On comprend par là que la volonté d’Ego comme X est de mieux faire connaître les auteurs de son catalogue et parfois de donner une seconde vie à des albums. Appréciez par exemples les archives autobiographiques du dessinateur Pierre Druilhe, jusque là parues dans des fanzines, ou encore L’os du gigot, fameux ouvrage de Grégory Jarry qui remettait à l’honneur en 2004 le genre trop méprisé du roman-photo. Pour aller voir par vous mêmes, cliquez ici. Certes, le lecteur numérique n’est pas parfait, mais la numérisation reste bonne et tout à fait lisible.

Le mouvement opéré par Ego comme X et par Manolosanctis est intéressant, parce qu’il me semble qu’il montre deux choses. 1. Il confirme l’intérêt porté à la diffusion en ligne par les éditeurs et par les distributeurs ; la diffusion de bande dessinée en ligne acquiert, petit à petit, un statut au sein d’une politique éditoriale. 2. Diffusion papier et diffusion en ligne ne se concurrencent pas dans ces deux modèles, mais se complètent. Sur le second point, rien de nouveau, en réalité. Dès le milieu des années 2000, des passerelles étaient apparues entre l’univers en pleine évolution des webcomics et des blogs bd. Elles étaient d’autant mieux apparues qu’elles étaient très diverses. Il a pu s’agir de blogs publiés en papier (Le blog de Frantico en 2005 chez Albin Michel, pour citer l’un des plus célèbres), mais aussi d’auteurs découverts sur Internet et publiant chez un éditeur papier un album inédit (Monsieur le Chien et Hommes qui pleurent et walkyries). Certains auteurs bien installés ont su investir les possibilités du blog bd, que l’on pense à Maëster, à Manu Larcenet, à Frederik Peeters et à Lewis Trondheim. Enfin, on aurait tort d’oublier que certaines maisons d’éditions se sont fait connaître dans le sillage des succès de la BD en ligne, soit en publiant des blogueurs bd, comme Diantre ! et, dans une moindre mesure, Warum ; soit en naissant comme hébergeur de webcomics avant de devenir une maison d’édition à part entière. Je pense là, bien sûr, aux éditions Lapin, à 30joursdebd/Makaka, Café Salé pour l’illustration, mais aussi à Manolosanctis, justement. Le double événement que je cite aujourd’hui n’est donc qu’une confirmation du mouvement qui s’opère depuis près de cinq ans : l’entrée dans le jeu de l’édition de bande dessinée des projets et des auteurs nés sur Internet et des pratiques éditoriales qui leur sont associées. La phase de pure « adaptation de blogs bd » qui faisait de la BD en ligne un phénomène essentiellement promotionnel pour l’édition traditionnelle semble, de plus, s’achever lentement.
Je nuancerai quand même mon enthousiasme en notant qu’il y a tout de même encore une hiérarchisation nette entre la diffusion papier en librairie, payante et rémunératrice et la diffusion en ligne, forcément gratuite. Le support dominant reste le papier, Internet restant pour le moment réservé à « faire découvrir », et s’adressant donc aux lecteurs suffisamment curieux.

Lecteurs curieux dont vous faites partie, je ne me permettrais pas d’en douter…