Mythe français et imaginaire japonais : La Rose de Versailles (Riyoko Ikeda)

La venue de Riyoko Ikeda au dernier festival d’Angoulême est l’occasion de revenir sur l’œuvre qui a fait son succès, La Rose de Versailles. C’est aussi l’occasion de commencer à effleurer le domaine du manga, bien peu présent jusqu’ici sur Phylacterium, il faut l’avouer.

Les mangas tiennent une place énorme dans le paysage français de la bande dessinée ; à l’inverse, la bande dessinée européenne est totalement absente du paysage culturel japonais. On peut légitimement s’interroger sur les raisons de cette relation à sens unique : inadaptation du format européen aux pratiques de lecture des lecteurs japonais ? timidité du côté des éditeurs français ? Protectionnisme de l’édition japonaise ? Cette question fort vaste ne sera pas traitée ici.

 

Tintin en japonais, une exception

 

Si les Japonais ne lisent pas les bandes dessinées occidentales, en revanche ils reprennent parfois des motifs occidentaux pour les adapter aux formats japonais : on peut s’étonner du caractère franchement occidental des villes de certains dessins animés japonais, au hasard celles de Cardcaptor Sakura (du collectif CLAMP) ou même des films de Hayao Miyasaki (Kiki la petite sorcière, ou même Le château ambulant). Il arrive aussi que le manga adapte à l’usage japonais des thèmes narratifs occidentaux : c’est ce qui se passe dans La Rose de Versailles, qui adapte aux codes et aux thèmes du manga l’histoire bien connue de Marie-Antoinette. La Rose de Versailles (en japonais ベルサイユのばら, Berusaiyu no bara) a été publié dans le magazine Margaret (マーガレット) en 82 épisodes, du printemps 1972 à l’automne 1973. Il a remporté rapidement un vif succès et a fait de son auteur, qui avait alors 25 ans, une mangaka reconnue. La Rose de Versailles a connu, dans sa version de poche, un tirage à 12 millions d’exemplaires et a été adaptée au théâtre par la troupe Takarazuka. La série télévisée qui en a été tirée, Lady Oscar a été diffusée entre 1979 et 1980 au Japon, puis dans le monde entier, mais Riyoko Ikeda n’a pas pris part à sa réalisation.

L’histoire de Marie-Antoinette comme mythe français

L’histoire de Marie-Antoinette peut à bon droit être considéré comme un mythe national français. Cette histoire n’est pourtant pas comptée au nombre des Lieux de mémoire1 et elle possède un statut ambigu, à la fois mythe républicain anti-monarchiste et expression d’une fascination certaine pour la vie de cour à la fin de l’Ancien Régime : à bien des égards, la figure de Marie-Antoinette est une anti-Marianne de la même façon qu’Ève est une anti-Marie (et vice versa).

Ce mythe est fait à la fois d’un fondement historique et de développements fictionnels. La réalité historique de cette période a été dépeinte par une multitude d’historiens et de manuels scolaires, même si la limite entre la réalité et la fiction est floue sur de nombreux points : si l’on a plus ou moins élucidé aujourd’hui les tenants et aboutissants de l’affaire dite du collier de la reine, en revanche bien des doutes subsistent sur la relation entre la reine et le comte de Fersen, sur les intentions de Louis XVI à différentes étapes de la Révolution, sur le rôle des Polignac et sur bien des acteurs de la cour de l’époque. Les événements eux-mêmes possèdent des côtés profondément littéraires. La fuite à Varennes, notamment, correspond exactement au schéma de la tragédie : dénouement connu et poutant attendu, personnages de rang élevé, rôle du destin, sentiment de terreur et de pitié, etc.

Autour de ce noyau d’événements historiques attestés, des motifs ont été inventés à l’époque, puis développés et élargis progressivement. Ces motifs tournent autour de l’intimité de la reine : amours avec Axel de Fersen, turpitudes autour de l’affaire du collier de la Reine, intrigues de la Polignac… Souvent sont ajoutés des personnages supplémentaires, comme le comte de Cagliostro dans la pentalogie des Mémoires d’un médecin2 d’Alexandre Dumas ou Oscar François de Jarjayes dans La Rose de Versailles. La trentaine de films qui se sont attachés à décrire l’histoire de Marie-Antoinette ont eux aussi leur lot de personnages secondaires inventés, à commencer par Lady Oscar, le film que Jacques Demy a tiré de La Rose de Versailles en 19783.

L’écriture de La Rose de Versailles

Riyoko Ikeda, en 1972, s’est appuyée sur la documentation qu’elle avait à sa disposition. Le 29 janvier dernier, à Angoulême, elle expliquait qu’elle avait d’abord reçu, à l’école, une vision assez simpliste de l’histoire de Marie-Antoinette, puis qu’elle avait eu à lire sa biographie par Stefan Zweig quand elle était en classe de 1re. Il faut rappeler que cet ouvrage de Zweig, sobrement intitulé Marie-Antoinette4, n’est pas un roman, contrairement à ce que prétend la préface de l’édition française du manga ; parmi les nombreuses biographies écrites par Zweig (Fouché, Magellan, Érasme…), Marie-Antoinette est l’une des plus rigoureuses, des plus exactes et des mieux documentées. Pour l’écriture du manga, Riyoko Ikeda s’est appuyée sur d’autres documents, dont nous ne connaissons pas le détail. Elle reprend tels quels de nombreux aspects du mythe, en particulier dans la première partie du manga : le règne de la Du Barry à Versailles, l’insouciance de la jeune Marie-Antoinette, la maladresse de Louis XVI, les dépenses excessives au jeu, l’affaire du collier de la Reine, les intrigues du duc d’Orléans contre son frère, les amours de la reine avec le comte de Fersen, etc.

Apports japonais au mythe français

Toutefois, la reprise par le manga ne va pas sans des modifications. De la même manière que la vision des villes européennes dans les films de Miyazaki, ou même la représentation des gâteaux français dans les pâtisseries tokyoïtes, ont de quoi étonner l’oeil occidental, la cour de Versailles décrite ici paraît bien caricaturale et bien étrange à la fois, comme si l’on avait plaqué sur le mythe d’origine des caractères qui habituellement ne lui appartiennent pas.

Le premier fantasme plaqué sur la cour de Versailles est celui de la duplicité, du double visage. Oscar François de Jarjayes, le personnage principal à la double identité de femme dans l’uniforme d’un général, en constitue peut-être le paroxysme, mais bien d’autres personnages du manga illustrent cet aspect : la duchesse de Polignac, Jeanne de la Motte, et de manière générale toutes les représentations du courtisan habile à couvrir ses aspirations les plus basses derrière un masque d’urbanité. Surtout, l’évolution du caractère de Marie-Antoinette, d’abord jeune femme futile et ensuite reine responsable, montre que cette dualité peut aussi avoir vocation à recouper la dualité entre Ancien Régime et Révolution. Ce caractère binaire convient bien à la forme du manga, qui donne généralement à chaque personnage deux expressions graphiques : la principale est plutôt statique et calme tandis que l’autre, aux traits simplifiés et aux expressions accentuées, est utilisée pour dénoter la colère, la surprise, la peur ou le trouble amoureux. Les bulles elles-mêmes, dans le manga possèdent deux formes principales : l’une est la bulle la plus banale, ronde et lisse, l’autre est hérissée de piquants et dénote une parole moins maîtrisée.

Un autre élément par lequel l’histoire de Marie-Antoinette se prête bien au format du manga est le découpage en épisodes. Le mythe français autour de la période pré-révolutionnaire se compose d’une certaine quantité d’épisodes que l’on peut choisir de traiter ou de ne pas traiter et qui peuvent faire l’objet d’un volume de type manga : entrée de la dauphine en France, conflit avec la comtesse Du Barry, déboires sexuels du couple royal, affaire du collier de la reine, amours avec Axel de Fersen, convocation des états généraux, fuite à Varennes, etc. Cette division en épisodes se retrouve dans la division des mangas en volumes assez courts, même si l’édition française estompe cette division puisqu’elle ne comporte que deux tomes épais5. Il est à noter que pour La Rose de Versailles, Riyoko Ikeda a fait la même chose qu’Alexandre Dumas en choisissant d’aller de l’arrivée de Marie-Antoinette en France en 1770 jusqu’à son exécution en 1793. Le choix de poursuivre le récit jusqu’à la mort de la reine même après la mort du personnage principal se retrouve également chez Dumas : le cinquième et dernier des volumes de la série, Le chevalier de Maison-Rouge – en réalité paru juste avant les autres, ne reprend pas les personnages des livres précédents et constitue une histoire à part.

Le thème le plus typiquement japonais de La Rose de Versailles est sans doute toutefois l’ambiguïté de genre. Le personnage d’Oscar peut faire penser à la figure historique du chevalier d’Éon, qui d’ailleurs vivait à cette même époque, mais il s’en distingue fortement. Oscar est une femme élevée comme un homme pour occuper des fonctions militaires et elle ne se distingue pas graphiquement de des personnages masculins à l’apparence androgyne que l’on trouve dans nombre de bandes dessinées japonaises. Toutefois, ses relations amoureuses se limitent à l’autre sexe et s’il arrive que des femmes s’éprennent d’elle, c’est uniquement lorsqu’elles la prennent pour un homme ou décident de la voir comme un homme. L’ambiguïté sexuelle est un thème qui se retrouve dans énormément de mangas, en particulier dans ceux qui relèvent du shôjo (manga pour jeune fille). Dans ces mangas, les héros présentent souvent une apparence androgyne et le dessin estompe au maximum les éléments qui permettraient de les différencier des jeunes filles. Des pans entiers du manga pour jeunes filles (principalement le shônen-ai) mettent en scène des amitiés ambiguës entre garçons, dépassant ou non la limite qui sépare la relation platonique de la relation charnelle. Si ces motifs sont récurrents aujourd’hui, il n’en était pas forcément de même en 1972 et La Rose de Versailles avait clairement quelque chose de transgressif.

Dans le même ordre d’idée, la littérature japonaise regorge d’amours repoussées, hésitantes, d’amours impossibles condamnés à demeurer perpétuellement platoniques. Ce motif se matérialise ici en une chaîne amoureuse : Rosalie et André aiment Oscar, qui aime Fersen, qui aime la Reine, qui lui rend son amour, mais cet amour partagé est interdit par la position sociale des amants. Les amours de La Rose de Versailles sont une série d’impossibilités qui aboutissent à une impossibilité d’un autre type.

C’est la richesse de La Rose de Versailles que d’ajouter à l’intérêt de l’histoire d’amour, marque traditionnelle du shôjo manga, l’intérêt historique. Ce livre, connu en France surtout grâce à son adaptation télévisée, a été d’une importance capitale pour faire connaître la culture européenne aux jeunes japonaises ; par la suite, Riyoko Ikeda a d’ailleurs continué dans cette veine en racontant les suites de la révolution dans son manga sur Napoléon, 栄光のナポレオン (Eikô no Naporeon, ou Napoléon le Victorieux), qui n’a pas encore été publié en français.

 

Antoine Torrens

 

1. Les lieux de mémoire, sous la direction de Pierre Nora, Paris, Gallimard, 1984-1990.

2. Mémoires d’un médecin, cycle de cinq romans publiés par Alexandre Dumas entre 1846 et 1855 : Joseph Balsamo (1846-1849), Le Collier de la Reine (1849-1850), Ange Pitou (1850-1851), La comtesse de Charny (1851-1855), Le chevalier de Maison-Rouge (1846). Le chevalier de Maison-Rouge fait suite aux volumes précédents d’un point de vue chronologique mais il fut publié avant eux et fait intervenir des personnages différents.

3. Lady Oscar, film de Jacques Demy, 1978.

4. Stefan Zweig, Marie-Antoinette, 1933.

5. La Rose de Versailles a été publié pour la première fois en français par les éditions Dargaud-Kana entre 2002 et 2005.

(1) 1920-1950 : quand les dessinateurs s’exposaient

Pour tenter de remédier au ralentissement du rythme des articles de ce blog, voilà que votre serviteur se lance dans une nouvelle série d’articles à suivre, après une suite chronologique sur la bande dessinée et la science fiction, et les explorations thématiques de ce qu’aurait pu être l’exposition « Archi et BD ». Je reste justement sur cette idée « d’exposition » avec un thème qui tend à devenir de plus en plus pregnant : comment exposer la bande dessinée ? Plutôt que d’apporter au débat mes propres réponses (d’autres sauront le faire mieux que moi en d’autres lieux), je vais me livrer à un petit jeu de retour sur le passé, pour connaître les enseignements que l’on peut tirer des différentes tentatives d’exposer la bande dessinée…
Et d’abord, une plongée plusieurs décennies en arrière, dans la première moitié d’un XXe siècle désormais défunt, à une époque où les auteurs utilisaient les expositions pour promouvoir leur travail auprès du public, sur le modèle des salons du XIXe siècle. Deux expériences m’intéressent ici : les salons des dessinateurs humoristes et les expositions liées au Grand Prix de l’Image Français dans les années 1946-1949.

Quand les dessinateurs de presse s’exposaient : les salons de dessinateurs humoristes

La bande dessinée moderne est cousine proche du dessin d’humour : leurs deux histoires se trouvent entremêlées au cours du XIXe siècle et ce n’est qu’à partir de la fin de ce même XIXe siècle que la production d’histoires en images « narratives » (par opposition à des dessins uniques, ou en quelques cases) se diversifie considérablement et acquiert, au siècle suivant, une autonomie certaine. Pour cette raison, il me semble logique d’invoquer comme un « grand ancêtre » des manifestations qui ont plus à voir avec le dessin de presse qu’avec la bande dessinée à proprement parler. Après tout, il s’agit bien des principales expositions d’artistes dessinateurs au XXe siècle.
La décennie 1920 est l’âge d’or des salons de ceux qui s’appellent les « dessinateurs humoristes », terme qui désigne alors les dessinateurs et caricaturistes travaillant tout particulièrement dans la presse hebdomadaire humoristique (Le Rire, L’Assiette au beurre, Le Chat Noir, Le Journal amusant), mais aussi, plus occasionnellement, dans la presse quotidienne. Il s’agit d’une profession solidement organisée puisqu’il existe depuis 1907 une « Société des humoristes » qui est, au moins jusqu’aux années 1930, un passage obligé pour les jeunes dessinateurs qui y trouvent le soutien de leurs aînés. L’organisation purement institutionnelle de la profession de dessinateur humoriste fait suite au dynamisme de cette même profession à la fin du XIXe siècle : les journaux humoristiques se multiplient, les techniques de gravure évoluent et l’art de dessinateur prend des chemins nouveaux. Ces humoristes se nomment Caran d’Ache, Jean-Louis Forain, Abel Faivre, Jossot, Hermann-Paul, Gus Bofa, Charles Léandre… En 1907, Félix Juven, directeur du journal Le Rire, décide d’organiser un premier « salon des humoristes ». Après la première guerre mondiale, la Société des Humoristes prend définitivement le contrôle de la manifestation et en fait sa vitrine.
En quoi que consiste ce « Salon des Humoristes » ? Les dessinateurs humoristes y exposent, dans des formats plus larges, les meilleurs dessins parmi ceux qu’ils publient régulièrement dans la presse. Un comité est chargé de la sélection, et chaque dessinateur expose entre une à quatre oeuvres, réparties dans des sections telles que : « dessin », « sculpture », « peinture », « art décoratif », le salon étant ouvert aux autres formes d’art. Cette organisation avec comité de sélection s’inspire directement des grands salons artistiques du XIXe siècle. Non pas du vénérable « Salon de peinture et de sculpture » qui existe depuis 1725 et est contrôlé par l’Académie des Beaux-Arts, mais du modèle qui se diffuse durant la Troisième république : celui de salons artistiques gérés par des sociétés d’artistes. En 1881, le Salon de l’Académie des Beaux-Arts est placé sous le contrôle d’une « Société des artistes français » (sous le nom de « Salon des artistes français ») ; le Salon des Indépendants est créé en 1884 et le Salon d’automne en 1903, tous deux pour des artistes insatisfaits de l’organisation du salon « officiel », celui des Artistes Français. Le parallèle entre salons des humoristes et salons des Beaux-Arts est parfaitement assumé et même revendiqué. Les dessinateurs humoristes se considèrent eux-mêmes comme des artistes à part entière, la plupart poursuivant à côté une carrière de peintre, de sculpteur ou d’artiste décoratif, et ils interviennent dans les débats artistiques.
Les salons de dessinateurs humoristes connaissent la même diversification que leurs homologues des Beaux-Arts durant les années 1920. Le Salon des Humoristes, premier du nom, est une manifestation mondaine très couru dont le nombre d’exposants, d’oeuvres et de visiteurs, augmente chaque année durant la décennie. Mais des accusations d’académisme apparaissent au sein de la profession et plusieurs salons rivaux sont créés : le Salon de l’Araignée, en 1920 par Gus Bofa, le Salon des dessinateurs parlementaires en 1926 par Gassier et Sennep et, plus tardivement, le Salon Satire en 1935. A chacun de ces salons correspond une vision de l’art de dessinateur de presse ou une nouvelle génération qui tente de s’émanciper de l’ancienne. L’objectif est de montrer des oeuvres refusées au Salon des Humoristes, qui apparaît vite comme une manifestation archaïque dont le succès s’éteint progressivement. De fait, les vénérables « humoristes » ne parviennent pas à intégrer les évolutions esthétiques du dessin de presse de l’entre-deux-guerres (rapprochement avec le journalisme, éclosion de l’humour absurde, fin de la « vieille gaieté française »…) et leurs institutions cessent d’être incontournables. Néanmoins, les années 1920 ont été riches en expositions régulière d’artistes dessinateurs.
Durant la seconde guerre mondiale, le modèle du Salon est encore celui qui prévaut dans la sociabilité des dessinateurs de presse : en 1941 et 1942 sont organisés deux salons « Humour » en zone libre à l’initiative de Carrizey et Max Favalleli de Ric et Rac, l’un des rares hebdomadaires humoristiques (avec Candide) à paraître encore dans le contexte de guerre.

Bien sûr je n’oublie pas ici les spécificités propres au dessin d’humour, qui sont fort différentes des problématiques de l’exposition de bande dessinée. Ici, l’image unique préexiste à l’exposition : nulle besoin de couper un album en morceaux ou d’isoler une « case remarquable » pour la mettre en valeur sur un mur. Au début du XXe siècle, une grande partie des dessins d’humour fonctionnent sur le modèle d’un dessin en une case avec légende (mais pas uniquement : Caran d’Ache est un maître du dessin en plusieurs cases). L’exposition d’un dessin d’humour est un passage direct d’un support à l’autre, de la presse à l’encadrement mural. Ainsi, le mode de lecture de l’image s’en trouve modifié (on ne la lit plus comme un rendez-vous hebdomadaire ou quotidien, mais comme une oeuvre isolée entourée par d’autres oeuvres de même nature) mais le nouveau mode de lecture n’est pas contradictoire avec la forme initiale.

Le prix de l’image française, ou la défense d’une « qualité française »

Passent à présent quelques années et une seconde guerre mondiale pour arriver en 1946. A cette date, le paysage de la presse pour les enfants, l’un des supports de publication des bandes dessinées, se recompose doucement au gré des autorisations de publications délivrées par les autorités politiques, elle-même en recomposition. Les titres parus pendant la guerre sont supprimés, ceux qui sont nés au sein de la presse résistante ont plus de chance (et Le Jeune Patriote devient Vaillant). Surtout, la fin de l’occupation allemande signifie le retour sur le sol français des bandes américaines, interdites pendant quatre années. Les dessinateurs ont pleinement perçu le problème et décident, pour mieux s’organiser (également face aux éditeurs) de se regrouper en 1946 au sein d’un Syndicat des Dessinateurs de Journaux pour Enfants, présidé par Alain Saint-Ogan, figure symbolique de la création française qu’il défend farouchement face à « l’invasion » américaine, et initié par Auguste Liquois, dessinateur et militant communiste. Dans le même temps, des débats s’organisent entre éditeurs, éducateurs et dessinateurs pour pousser les parlementaires à rédiger et voter une loi pour contrôler les publications destinés à l’enfance, au prétexte d’une « démoralisation » de cette dernière (ce sera la loi de juillet 1949, jamais abolie depuis alors qu’elle n’a jamais fait la preuve de son efficacité et s’affirme comme une des quelques lois autorisant la censure légale). L’un des credos du SDJE, qui participe au débat public par la presse, notamment, est de faire passer en même temps que la loi une obligation donnée aux journaux paraissant en France de publier au moins 75% de dessins français (ce qui n’aura finalement pas lieu).
C’est dans ce contexte que le SDJE ci-dessus présenté imagine le « Grand Prix de l’Image Française », accompagné par une exposition de dessins (en 1946, elle a lieu dans les locaux du Bon Marché à Paris). Les deux sont indissociables et remplissent les mêmes objectifs, l’un concernant le passé de la profession, l’autre concernant l’avenir. L’exposition est partagée entre différents stands représentant les journaux pour enfants de l’époque. Sont exposées des planches parues, mais aussi des dessins inédits ou des jouets sculptés. L’enjeu est de montrer le travail actuel que font les dessinateurs français, avec, comme sous-entendu, de démontrer au public, à la presse, et aux éditeurs, que des talents français existent, bien égaux aux importations américaines. Le prix de l’Image Française est remis par un jury de sept membres constitués en une « Académie de l’Image Française » (Saint-Ogan, Liquois, Le Rallic, Marijac, Puncho, Calvo, Jöel Hammam) et se donne pour but d’encourager des vocations de dessinateurs français. Comme dans le cas du salon des humoristes, on comprend que le Grand Prix de l’Image Française a vocation à devenir une récompense incontournable de la profession qui puisse mettre en valeur le syndicat et son combat pour les dessins français. Ce à quoi s’ajoute le fait que le Grand Prix est soutenu par l’Education nationale.
Malheureusement pour le SDJE, son initiative ne rencontre le succès voulu et les éditeurs ne suivent pas suffisamment la remise des prix pour la rendre attractive aux yeux des jeunes dessinateurs. Seuls trois prix seront remis, successivement à Jean Trubert (1946), Raoul Auger (1947) et Lempereur (1948). L’échec du combat syndical pour les 75% achève de briser l’élan né au sortir de la guerre.

La prise en main par les dessinateurs : enjeux idéologiques et académisme

Salons des dessinateurs humoristes et Grand Prix de l’Image Française ont un point commun essentiel : elles émanent directement d’associations professionnelles de dessinateurs qui poursuivent, statutairement, un objectif de valorisation de leur profession. Cet objectif intervient pourtant dans deux contextes complètement différents.
Dans le cas des salons humoristiques, c’est un contexte de dynamisme du dessin de presse (de plus en plus de débouchés, de plus en plus de jeunes dessinateurs) qui amènent naturellement les dessinateurs à se construire une légitimité artistique. En calquant l’organisation et la gestion du salon sur celui des salons artistiques du XIXe siècle (le terme même de « salon » est connoté), les humoristes cherchent à revendiquer leur talent propre de dessinateurs, et ce n’est pas un hasard si les salons des Humoristes et de l’Araignée accueillent également peintres et sculpteurs : les liens entre les deux milieux ne sont pas si tenus. Nombre de peintres ont d’ailleurs commencé dans le dessin de presse (Kees Van Dongen, Juan Gris…).
Je m’arrête un instant sur l’avis de Francis Carco, observateur éclairé de la vie parisienne de l’entre-deux-guerres. Dans son ouvrage Les humoristes (1921), il écrit à propos des salons de dessinateurs humoristes que « Les progrès que les Salons firent accomplir à l’art humoristique est incommensurable. (…) Le Salon a sauvé l’Humour de la besogne quotidienne et l’a rendu à ses premières et naturelles destinées. ». Selon Carco, les salons permettent de sortir le dessin d’humour du support éphémère et trivial qu’est la presse pour le transformer en oeuvre d’art, le sacraliser le temps d’une exposition. Ils en modifient le statut et révèlent le véritable travail du dessinateur. Il est vrai que dans un salon comme celui de l’Araignée, de Gus Bofa, l’exigence esthétique est très forte. L’entre-deux-guerres voit se développer un débouché pour les dessinateurs : le livre d’art et l’illustration, voie que Gus Bofa lui-même va explorer et qui participe à cet éloignement de la presse, vue comme un support qui favorise la répétition, le stéréotype, et qui bride l’originalité et les expérimentations graphiques.
Dans le cas du Grand Prix de l’Image Française, j’ai déjà explicité le double contexte : celui de la lutte contre « l’invasion » étrangère propre au SDJE et intégrée aux débats sur la loi pour le contrôle des publications destinées à la jeunesse. Certains membres du SDJE essayent, lors des débats, d’appuyer le fait que les publications américaines sont celles qui « démoralisent » le plus la jeunesse. L’exposition et le prix sont dans la parfaite continuité de cette action et ce n’est pas innocent s’ils disparaissent tous deux en 1949, une fois la loi est votée. La rhétorique déployée par le SDJE est intéressante en ce qu’elle essaye de survaloriser la production française soit par un changement de vocabulaire (le terme d’« image » au lieu de dessin permet d’opposer à la « science-fiction », vue à tort comme américaine et néfaste, la tradition du conte merveilleux, vu comme faisant partie de « l’imaginaire » et de « l’imagerie » françaises), soit par des références à des spécificités culturelles françaises (le terme « d’Académie » semble annoblir l’initiative du syndicat en le comparant à la tradition académique maintenue depuis XVIIe siècle). Comme dans le cas du salon des humoristes, le recours à une exposition est peut-être un moyen de sortir du cadre de la presse.

Organisée par des associations professionnelles (la Société des Humoristes n’est pas un syndicat), les deux événements sont fortement prescripteurs et présentent le risque de l’académisme : qu’un groupe d’artistes se prétendent être les principaux représentants de la profession et qu’ils imposent aux autres leur modèle esthétique. C’est ce qui a eu lieu dans le cas du Salon des Humoristes, rattrapé par d’autres salons et vite déserté pour péché d’archaïsme, incapable qu’il fut d’entraîner de nouvelles générations de dessinateurs. Les expositions annuelles du SDJE n’ont sans doute pas eu suffisamment d’éditions pour qu’on puisse tirer des conclusions évidentes, mais leur combat protectionniste pour « l’image française » n’était pas sans contradictions internes. Les dessinateurs français étaient nombreux à s’inspirer directement des bandes américaines, Liquois et Marijac en tête. Or, le rapport au passé du syndicat se situait bien au niveau de la défense d’une tradition, essence même de l’académisme artistique. Que l’initiative du SDJE n’ait pas été suivie alors même que le syndicat était le seul de la profession montre peut-être que ses revendications étaient peu applicables à la situation réelle de la bande dessinée pour enfants.
Dans les deux cas également, le fait d’être exposé (ainsi que la remise d’un prix pour le SDJE) permet de mimer les gestes des arts majeurs, à une époque où la distinction majeur/mineur a encore une valeur forte, et par là de légitimer la profession sur le plan artistique. Le dessin de presse est, sur les cimaises, l’égal de la peinture ; les dessinateurs pour enfants deviennent des imagiers, terme moins trivial et plus poétique. J’émets l’hypothèse que les deux manifestations ne sont pas sans parentés : les dessinateurs Saint-Ogan et Le Rallic, les plus anciens parmi les membres du SDJE, ont exposé avant la guerre aux Humoristes et ont pu s’inspirer de cette forme d’affirmation héritée des salons artistiques. La question de la légitimation par le recours aux méthodes des autres arts reviendra dans les expositions de bande dessinée de la seconde moitié du XXe siècle. Mais, à la différence de ce qui se passera par la suite, elle est ici orchestrée par la profession elle-même qui est justement à la recherche de cette reconnaissance. Il y a une sorte d’arc entre ces premières expositions de dessinateurs et, dans les années 1990-2000, un renouveau des expositions où le dessinateur est son propre commissaire, ou du moins participe activement, voire initie, sa propre exposition. Entre les deux périodes, ce seront d’autres acteurs du monde de la bande dessinée, ou d’ailleurs, qui s’empareront de la question de l’exposition de bandes dessinées. Mais nous verrons ça dans de prochains articles…

Pour en savoir plus :
Je donne ici des références bibliographiques qui ont largement contribué à la rédaction de cet article.
Les salons de dessinateurs humoristes ont été particulièrement explorés par l’historien des médias Christian Delporte. Outre sa thèse de doctorat Dessinateurs de presse et dessin politique en France des années 20 à la Libération dont la version publiée sous le titre Les crayons de la propagande (CNRS éditions, 1993) ne rend pas bien compte des questions de salons et d’expositions, je vous invite à consulter son article sur la sociabilité des dessinateurs de presse sur le site Caricaturesetcaricature : http://www.caricaturesetcaricature.com/article-10460836.html.
Concernant le Grand Prix de l’Image Française, le champ a été investi par un autre historien, Thierry Crépin, connu pour ses travaux sur la presse enfantine au XXe siècle. La question est évoquée dans son ouvrage Haro sur le gangster !, (CNRS éditions, 2001). Il a traité plus spécifiquement le sujet du Grand Prix lors du colloque « La bande dessinée, un art sans mémoire » en juin 2010 ; mais, ne m’y trouvant pas, j’ignore le contenu exact de cette intervention (et espère ne pas avoir trop dit de bêtises sur le sujet !).

Terreur Graphique, Rorschach, Six pieds sous terre, 2011

Parmi les nouveautés fraîches d’une année 2011 qui ne fait que commencer, un album édité chez Six pieds sous terre a pu se faire remarquer des lecteurs assidus de blogs bd. Rorschach, du dessinateur-blogueur graphique Terreur Graphique, est loin d’être une énième mise en papier d’un carnet numérique. C’est un album complet, inédit et au scénario original, qui éclaire d’une manière neuve le travail de Terreur Graphique, fort connu, jusque là, sur la toile. Et qui confirme la capacité à révéler de jeunes dessinateurs que le phénomène de l’autopublication sur internet porte depuis plusieurs années maintenant.
Fidèle à la méthode éprouvée lors des débuts du blog Phylacterium, j’ai choisi de profiter de Rorschach pour mettre en avant une oeuvre plus ancienne mais proche, ici plutôt dans ses thèmes et dans son contexte éditorial. Ce sera Les Contures, recueil publié en 2004 à l’Association, qui constitue une étape essentielle pour comprendre l’univers de son auteur, Mattt Konture, connu et reconnu au moins depuis le milieu des années 1990 pour son travail autobiographique. C’est sous le signe de l’hallucination graphique et des bienfaits de l’auto-édition que sera placée la comparaison entre les deux albums, pour une navigation entre les obsessions dérangeantes de Terreur Graphique et la mythologie personnelle, mais tout autant obsessionnelle et psychédélique, de Matt Konture.

Terreur Graphique, du blog à l’album


J’entends d’ici les remarques des éventuels fidèles du blog Phylacterium (pour les autres, inutiles de lire ce qui suit, passez directement à la phrase suivante) : j’aurais pu faire un Parcours de blogueur sur Terreur Graphique, tout de même ; certes, mais, à l’instar de Tanxxx, Terreur Graphique fait partie des nombreux blogueurs bd que je n’ai découvert que tardivement. Rorschach constitue donc d’une certaine manière mon premier contact avec son travail, et ce n’est que pour cet article que je me suis penché plus en détail sur ses trois blogs, Terreur Graphique, le blog musical en collaboration avec Dampremy Jack, La musique actuelle pour les nuls, sur le site des Inrockuptibles ; et, depuis janvier 2011, Niveau caché. Il n’en sera question que de façon périphérique.

Rorschach
n’est pas le premier album de Terreur Graphique, comme l’indique habilement la dernière page de l’album. Il a déjà publié deux ouvrages, tous deux collaboratifs : avec Gwenole Le Dors, il a dessiné Retiens la nuit chez Vide Cocagne éditions (2010) et il est l’auteur d’une des histoires du recueil On dit de Lyon publié par Quenelles graphiques. Toutefois, il s’agit dans les deux cas d’édition relativement confidentielles : exclusivement papier dans le cas de Vide Cocagne (basée sur Rezé depuis 2003), davantage numérique dans le cas de Quenelles graphiques (qui a mis au point son propre agrégateur de blog, Petit Format, qui rassemble un grand nombre de blogs bd de qualité). Ainsi, avec Rorschach, Terreur Graphique quitte le domaine foisonnant mais peu visible de la petite édition pour une maison de taille importante et à la solide tradition éditoriale, Six pieds sous terre. Pour mémoire, Six pieds sous terre est une maison d’édition qui émerge justement du monde du monde du fanzinat : d’abord entraînée par le fanzine Jade à partir de 1991, qui devient une revue professionnelle diffusée en kiosque à partir du milieu de 1995, Six pieds sous terre finit par se concentrer sur l’édition d’albums, tout en restant en contact avec de jeunes auteurs ainsi qu’avec l’auto-édition. Six pieds sous terre a vu débuter, et continuer de publier Pierre Duba, Guillaume Bouzard, et plus récemment James et la tête X. On reste donc dans l’édition alternative, celle qui, née d’initiatives d’auteurs et passionnés dans les années 1990 (Ego comme X, l’Association, Les Requins Marteaux, Cornélius, Frémok, Atrabile) a confirmé, à l’aube du XXIe siècle, sa capacité à motiver la jeune génération et à passer le relais.
Qu’elle aille voir dans la pépinière de l’auto-édition en ligne (James et la tête X se sont eux aussi fait connaître par un blog) est significatif d’une capacité d’adaptation bienvenue. Elle est d’autant plus pour des auteurs comme Terreur Graphique dont l’univers, très affirmé et original, cherchant ouvertement à susciter le malaise chez son lecteur, auraient eu bien du mal à trouver sa place au sein de plus grosses maisons. Cet univers, on le voit naître progressivement sur son blog, lancé en mai 2006. Il y développe ses personnages caractéristiques, difformément épais et suant sans cesse, semblant toujours au bord du malaise, qui suffisent à déclencher une impression d’incongruité chez le lecteur, comme face à d’étranges freaks trop ressemblants pour nous être totalement étranger. C’est là ce qui fait la force de ce qu’on peut proprement appeler un style.

Style qui s’accorde parfaitement avec la tonalité de l’album, que l’on pourrait lire comme une recherche expressive des effets les plus sordides de la psychanalyse. Le héros de Rorschach est un jeune dessinateur névrosé qui, au cours d’une séance chez son psy, reste captivé par un de ces tests dites « de Rorschach » (du nom du docteur qui le conçut en 1921) censé révéler le portrait psychologique inconscient du patient. Sa vie va en être changée puisque les fameuses tâches deviennent une obsession, envahissent progressivement son champ de vision, et, surtout, l’entraînent périodiquement dans des cauchemars plus vrais que nature au cours desquels il revit les traumatismes les plus horribles de son existence.
L’idée de départ de Terreur Graphique, ingénieuse, est d’exploiter le caractère graphique des tâches graphiques pour leur donner vie. Masses informes, elles se changent en d’étranges monstres organiques. Le style même du dessinateur est un écho aux tâches : adepte de déformations expressives, de formes organiques en tout genre (plantes carnivores, racines, tentacules) ou de différents types de suintement et d’écoulement, il trouve ici un sujet idéal. Au-delà de cette astuce visuelle qui lui permet de s’adonner à quelques expérimentations graphiques, Terreur Graphique tisse un scénario plutôt habile en plusieurs séquences fonctionnant autour des hallucinations du héros. Si le début est un peu long à se mettre en place, hésitant entre humour noir et introspection, et quelque peu téléphoné dans ses interprétations psychanalytiques, un rythme est vite trouvé jusqu’à un climax final très éprouvant pour le lecteur. Terreur Graphique s’affirme, par cet album, comme un digne représentant de ce qu’on pourrait appeler, par une comparaison avec le cinéma, de la bande dessinée d’horreur. Si cet aspect était déjà présent sur quelques notes de blog, le retrouver sous la forme d’un album et d’une histoire longue est une excellente nouvelle qui permet aussi à Terreur Graphique de singulariser d’emblée son univers auprès de lecteurs de passage qui n’auraient jamais vu son travail en ligne.

La naissance des Contures, où l’émergence d’une mythologie personnelle hallucinée

Certes, les différences entre Rorschach de Terreur Graphique et Les Contures de Mattt Konture sont nombreuses en apparence. Le second se situe explicitement dans le registre autobiographique et le premier dans la fiction. A la sensibilité délicate de Mattt Konture s’oppose l’exubérance cynique de Terreur Graphique. Et pourtant, il n’est pas si difficile, me semble-t-il, de tisser des liens.
Sur le plan du contexte éditorial, tout d’abord. Reprenons. L’album dont il est question, Les Contures, paraît en 2004 à l’Association, maison d’édition dont Mattt Konture est l’un des fondateurs. L’histoire de l’Association est sensiblement identique de celle de Six pieds sous terre : partie du fanzinat dans les années 1980 (Le Lynx et Nerf), elle commence à éditer des albums à partir de 1990 et publie la revue Lapin qui voit débuter de jeunes auteurs, là encore de façon renouvelée sur vingt ans, non sans des tensions internes (dont le tout dernier rebondissement est une grève du personnel suite à plusieurs licenciements). En tant que fondateur, Mattt Konture reste très lié à l’Association, qui est son principal éditeur. Les Contures n’est pas un album original mais un recueil regroupant plusieurs récits courts parus dans Lapin entre 1991 et 2001.
Le travail de Mattt Konture, dispersé en plusieurs fanzines, revues et albums depuis 1986, est essentiellement autobiographique. Les Contures n’échappe pas à la règle, même s’il frôle la fiction sans jamais s’y arrêter réellement. Ces fameux « contures » sont les monstres personnels de l’auteur, d’où il tire son pseudonyme. Croisement improbable entre des lampadaires de jardins et des poulets sans plume (et aussi un peu des Shadoks), ils l’obsèdent tout au long de sa vie. Tout comme le héros de Rorschach voit sans cesse les tâches, Mattt Konture voit sans cesse les contures dans ses rêves et ses souvenirs. Bien que regroupant des histoires parues à près de dix ans d’intervalle, le recueil se présente comme un tout cohérent, une recherche personnelle de l’origine d’un pseudonyme. Mattt Konture propose au lecteur un parcours dans ses souvenirs, là encore de la même manière que le héros de Rorschach, la seule différence étant que ce dernier ne contrôle pas le jaillissement des souvenirs en question et que ces derniers sont beaucoup plus dérangeants. D’autres thèmes sont proches mais traités différemment, en particulier le rapport au souvenir d’enfance, géré pacifiquement chez Konture, comme une recherche volontaire et comme une invasion très agressive et subie chez Terreur Graphique.
Enfin, nos deux auteurs, chacun à leur manière, portent une partie de l’héritage de la bande dessinée underground qui émerge dans les années 1960-1970. Chez Konture, la rapport est direct, lui-même se revendiquant de la mouvance underground qui, ne l’oublions pas, fut l’une des premières à promouvoir l’autobiographie dessinée. Son trait libre, son inspiration punk, fait de Konture une juste figure de l’underground français. Quant à Terreur Graphique, il capte l’héritage underground dans sa recherche d’une esthétique trash où plane sans cesse une obsession sexuelle qui peut aller jusqu’au dégoût.

Mais c’est sur le plan des choix graphiques, que les liens sont les plus évidents et les plus intéressants. Tous deux prennent comme sujet d’expérience graphique (visuelle autant que graphique, même), des hallucinations née de l’inconscient, Terreur Graphique dans le registre de l’horreur, Mattt Konture dans celui de la fantaisie enfantine. Il y a derrière les deux oeuvres un même projet de mise en dessin d’entités abstraites et immatérielles qui sont de pures créations de franges lointaines de l’imaginaire. Ce qui donne dans les deux cas des planches ou des cases qui, muettes, n’ont d’autre but que d’être « regardées » (contempler serait plus juste) en profondeur par le lecteur et interprétées selon des biais symboliques. Chez Terreur Graphique, la « grille de lecture » symbolique se rapporte aux thèmes classiques de la psychanalyse : patricide, représentation utérine et vaginale, vision des parents faisant l’amour… Chez Konture, la lecture est plus subtile, puisque les clés de déchiffrement sont liées aux souvenirs propres à l’auteur, et, à la façon d’un sous-texte, il nous les énonce au fur et à mesure qu’il les redécouvre lui-même : les lampadaires de jardin deviennent des monstres, la mairie de Creil devient un château disneyen, une tante charmante devient une fée.
Toujours sur le plan des expériences graphiques, les deux dessinateurs, prenant toujours pour pretexte une quête psychanalytique, font montre d’une belle virtuosité graphique. Ils s’inscrivent dans une esthétique psychédélique, que l’on peut faire remonter aux années 1960 et à la découverte des psychotropes, qui met en avant la qualité décorative abstraite des hallucinations. Ce sont autant de formes aléatoires proliférantes ou se répétant à l’infini, tournoyant sur elle-même, bouleversant et contaminant leur environnement, qui jaillissent des pages. Konture explore surtout la puissance du trait et de ce qui peut en jaillir : un vieux pavillon en ruines se change en un amas illisible de traits où toute perspective est faussée. Terreur Graphique s’intéresse plutôt à la tâche (forcément !) et à son potentiel de métamorphose constante, à sa malléabilité. Tous deux pratique une écriture ou le dessin est image à voir autant que langage à comprendre.

Fanzinat et blogs bd : évolution et complémentarité de l’auto-édition

Burp, fanzine piloté par Mattt Konture


Mattt Konture, on l’a vu, est ici du milieu du fanzinat. C’est dans des publications artisanales et auto-éditées qu’il a débuté et la naissance même de l’Association, on l’a vu, est indissociable de la matrice fanzinesque. Nombre de dessinateurs qui se sont fait connaître dans les années 1990 ont connu un parcours identique, passant ainsi d’une pratique amateure à une pratique professionnelle (Jean-Christophe Menu, Guillaume Bouzard, Pierre Druilhe, Carali, Stéphane Blanquet, Alex Baladi…). Tout comme Alex Baladi, Mattt Konture fait partie des rares auteurs qui, bien qu’ayant à présent un statut professionnel indéniable, continuent d’auto-éditer artisanalement des fanzines, brisant le cliché qui voudrait que le fanzine n’est qu’une étape vers la professionnalisation : il est aussi un espace de création à part entière, certes centrée sur une pratique amateure (ou si l’on préfère non-rémunératrice).
Pour résumer à grand trait l’histoire du fanzinat, il n’est pas lié uniquement à la bande dessinée, mais plutôt, plus largement, à une production de revues par des passionnés en marge de l’édition traditionnelle, dans des domaines où le fandom est très organisé, tels que le rock, la science-fiction, le cinéma. Pour certains, cette marginalisation est simplement liée à des nécessités financières, pour d’autres, elle est une véritable philosophie de la publication libre indépendemment des lois du marché et des médias mainstream, la pratique amateure ayant, dans ce dernier cas, tout autant de valeur que la pratique professionnelle. Des « graphzines », fanzines accueillant des bandes dessinées, se multiplient en France dans les années 1970, soit dans le cadre de la diffusion d’une contre-culture contestataire liée au mouvement punk et à l’underground, soit au sein des écoles d’art, comme une première expérience éditoriale. Dans le secteur de la bande dessinée, les fanzines sont très tôt reconnus comme un secteur à part entière de la production : depuis 1981, un prix du fanzine est remis à Angoulême (même si leur traitement dans les médias ou leur des festivals reste encore très marginal). Et, au cours des années 1990, des fanzines comme Le Psikopat, Jade, Le Goinfre, PLGPPUR finissent par devenir des revues essentielles de l’histoire de la bande dessinée dans leur capacité à faire émerger des auteurs et des styles neufs, quitte à se professionnaliser davantage pour certains d’entre eux.
Or, l’apparition des blogs bd au cours de la décennie suivante a fait jaillir une seconde source d’autopublication qui a progressivement émergé, à son tour, comme un tremplin efficace vers l’édition papier. Faudrait-il se mettre à penser que, un mode de publication chassant l’autre, le blog bd se soit substitué au fanzinat ? Point du tout, et ce n’est en rien notre intention ; les deux ne sont pas entièrement comparables et, plutôt que de substitution, il faut remarquer la complémentarité qui a finit par s’installer entre les deux modes d’autopublication amateure.

Le fanzinat porte en lui deux différences essentielles avec le blog bd : son caractère collectif et le maintien, en son sein, d’un « esprit artisanal » presque libertaire bien particulier que l’on ne retrouve pas dans le blog bd. En tant qu’espace collectif, le fanzine astreint ses participants à une certaine rigueur qui les rapproche encore davantage de la professionnalisant. A la rigueur, le fanzinat comme pratique pourrait se comparer à certains cousins des blogs bd : les blogs collectifs, fruit d’une collaboration entre plusieurs dessinateurs avec comme objectif d’oeuvrer pour un projet hors de toute contrainte éditoriale ; parmi ses blogs collectifs, le plus durable est certainement le blog Damned qui réunit Goupil Acnéique, Clotka, Olgasme et Flan, au moins depuis 2005. Chicou-Chicou avait constitué, en 2005-2006, un autre projet organisé par Boulet, Aude Picault, Lisa Mandel, Domitille Collardey, Erwann Surcouf. Plus certainement, les fanzines ont trouvé leur extension sur Internet sous la forme de webzines (El Coyote, Numo, Puissance maximum). Là où les blogs collectifs conservent la periodicité de publication propre au format blog, le webzine explore souvent d’autres organisations de la publication : par rubriques, par auteurs, par grands thèmes déclinés au fil des pages.
Et n’oublions pas non plus que beaucoup de blogueurs ont aussi un fanzine et jouent ainsi sur les deux tableaux (internet se révélant alors un formidable moyen de faire connaître le fanzine). La célèbre blogueuse Cha participe par exemple au fanzine Speedball. Le blogueur Unter est l’un des fondateurs, avec Filak et Radi, du fanzine Onapratut devenu maintenant maison d’édition. Comme l’atelier, le fanzine reste un espace de sociabilité professionnelle important pour les dessinateurs de bande dessinée. Terreur Graphique est certes blogueur, mais il participe aussi à plusieurs fanzines (Kronik, Bévue !!!…) ou publie chez des micro-éditeurs (Vide Cocagne, Quenelles graphiques).
Une dernière chose : il faut considérer les fanzines et les blogs bd en eux-mêmes, avec leur esthétique propre, leurs codes propres, et pas seulement en tant qu’antichambres d’une édition papier classique qui serait forcément le point d’aboutissement. Les études menées sur le phénomène du fanzinat bd et de l’auto-édition restent extrêmement réduites, même si une bibliothèque leur est consacrée, la fanzinothèque de Poitiers.

Pour en savoir plus :

Terreur Graphique, Rorschach, Six pieds sous terre, 2011
Le blog de Terreur Graphique
Mattt Konture, Les Contures, L’Association, 2004
Sur Mattt Konture, je vous invite à lire la monographie que lui consacre Pacôme Thiellement, parue à l’Association en 2006. Comme je ne l’ai honteusement pas compulsée pour cet article mais que je n’ignore pas son existence, je vous enjoins à faire ce que je dis plutôt que ce que je fais !
Un site fort intéressant consacré aux fanzines bd
Site de la fanzinothèque de Poitiers

Le FIBD 2011 sur Phylacterium

Pour accompagner, ou prolonger (ou même suppléer, soyons audacieux !), la programmation du festival international de la bande dessinée et de l’image d’Angoulême (http://www.bdangouleme.com/), le blog Phylacterium vous propose de vous replonger dans ses archives…

Cela ne vous aura pas échappé, le Grand Prix du FIBD 2010, subséquemment président du FIBD 2011, est le dessinateur Baru. Depuis février dernier, je me livre à un « Baruthon » qui consiste à chroniquer tous les mois un album de cet auteur peu connu du public, et pourtant essentiel témoin du monde contemporain. Pour les plus courageux qui veulent avoir un solide aperçu de son oeuvre : avanti, Baruthon !

Bien sûr, le concours Révélation blog, dont le prix sera remis vendredi a lui aussi eu droit à un récent article, qui revient sur les trois lauréats.

Au bar Le Cinq sens sera exposé plusieurs planches originales du collectif Les Nouveaux Pieds Nickelés édités pour Onapratut comme un hommage à l’oeuvre de Forton qu’on ne cesse de ranger dans les « classiques » du neuvième art. Prémonitoirement, je l’avais chroniqué dès sa sortie en mai 2010 : Des anciens aux nouveaux Pieds Nickelés

Une exposition sur l’Egypte et la bande dessinée au musée des Beaux-Arts d’Angoulême… L’exposition se concentre sur trois séries d’Isabelle Dethan : Le Tombeau d’Alexandre dessinée par Maffre, Sur les terres d’Horus et Khéti, fils du Nil par Mazan et J’avais déjà rédigé quelques chroniques apéritives sur ce thème en décembre : La mystérieuse pyramide d’Edgar P. Jacobs, l’aventure didactique de De Gieter, l’épopée napoléonienne de Jacques Martin et André Juillard et les milles et une nuits de Golo.

Enfin, dans la sélection officielle se trouvent deux albums que je vous recommande ardemment : Pour l’Empire de Bastien Vivès et Merwann Chabanne et Château de sable de Frederik Peeters et Pierre Oscar Lévy. Je vous invite à lire, pour en savoir plus sur ces auteurs, le Parcours de blogueurs sur Bastien Vivès et l’article consacré au suisse Frederik Peeters (sobrement intitulé Pourquoi lire Frederik Peeters ?).

Bon festival à tous !

Mise à jour le 30 janvier : le palmarès du FIBD 2011 : (source : Lemonde.fr)

Grand Prix de la Ville d’Angoulême
: Art Spiegelman

Fauve d’or du meilleur album
: Cinq mille kilomètres par seconde (Atrabile), par Manuele Fior

Prix spécial du jury : Asterios Ployp (Casterman), par David Mazzucchelli

Prix de la série
: Il était une fois en France, tome 4 : Aux armes, citoyens ! (Glénat), par Fabien Nury (scénario) et Sylvain Vallée (dessin)

Prix révélation : Trop n’est pas assez (Cà et Là), par Ulli Lust et La Parenthèse (Delcourt), par Elodie Durand

Prix Regards sur le monde
: Gaza 1956 (Futuropolis), par Joe Sacco

Prix de l’audace
: Les Noceurs (Actes Sud BD), par Brecht Evans

Prix Intergénérations
: Pluto (Kana), par Naoki Urasawa et Osamu Tezuka

Prix du Patrimoine
: Bab El Mandeb (Mosquito), par Attilio Micheluzzi

Prix de la bande dessinée alternative : L’arbitraire, volume 4 (périodique édité à Lyon)

Prix Jeunesse : Les Chronokids, tome 3 (Glénat), par Zep, Stan & Vince

Prix du public : Le bleu est une couleur chaude (Glénat), par Julie Maroh

Parcours de blogueurs : Tanxxx

Dans le foisonnement que furent les années 2004-2005 en matière de blogs bd, j’ai toujours regretté de passer à côté d’une blogueuse qui a su démontrer par la suite au public que son blog n’était qu’une partie de son talent : Tanxxx. Faisant mon pain quotidien de Frantico, Boulet, Ga, Cha, Lovely Goretta, Laurel, Miss Gally, Mélaka, Pénélope Jolicoeur, la discrète niche dans laquelle se situait Tanxxx est passée dans mon angle mort. Cette petite introduction pour expliquer deux choses : le temps que j’ai mis avant de consacrer un « parcours de blogueurs » à Tanxxx, et les éventuelles imperfections de cet article, écrit par quelqu’un qui ne découvre que maintenant le blog de Tanxxx (mais qui, fort heureusement, avait déjà su s’enquérir de ses autres travaux).

Tanxxx dans la foule des premiers blogueurs bd


Le parcours de Tanxxx ne commence pas directement par la bande dessinée, partie de son travail qui émerge au moment de la création de son blog vers 2005 (indépendamment de ce même blog, d’ailleurs). Tanxxx, née en 1975, étudie aux Beaux-Arts d’Angoulême en section Art, période pendant laquelle elle dit n’avoir que très peu dessiné, et commence véritablement une carrière de dessinatrice vers 2003, se spécialisant tout particulièrement dans l’affiche rock. Elle collabore notamment avec le sérigraphiste Brazo Negro pour réaliser de belles affiches de concerts, ou de films de série B. Cette activité reste d’ailleurs l’activité professionnelle principale de Tanxxx, et je vous laisse admirer sur son site, http://www.tanxx.com/, le reste de ses réalisations dans le domaine de l’affiche.
Avant tout illustratrice, Tanxxx ne se destine pas d’abord à la bande dessinée. Mais, en lançant son blog autour de 2004, elle se risque à quelques trips. Même si j’ai quelques doutes sur la date, il est certain que Tanxxx fait partie de la première vague de blogs bd, celle qui voit commencer, dès 2003-2004, de futurs « célèbres blogueurs » tels que Pénélope Jolicoeur, Boulet, Laurel, Miss Gally ou Cha, c’est-à-dire avant l’apparition éclair du blog de Frantico, puis la création du Festiblog, deux évènements qui, en 2005, lanceront définitivement le phénomène auprès d’un public de plus en plus large. Et comme la grande majorité des blogueurs de la première génération, elle est d’abord une dessinatrice investissant la toile comme espace d’expression. D’abord sur un site free, à présent fermé, puis sur un blog appelé « Des croûtes au coin des yeux » ; http://tanxx.com/bloug/.
En feuilletant les archives du blog de Tanxxx, on retrouve le plaisir encore naïf des temps où la « blogosphère bd » ne se composait que de quelques dessinateurs discrets, se connaissant tous entre eux, et dont il était facile, en tant que lecteur, de faire le tour. Quelques strips qui semblent griffonnés sur un coin de table, des anecdotes personnels, de brefs textes lors des temps de disettes graphiques. Le blog lui permet aussi de s’affranchir du format serré de l’illustration, qui impose un dessin unique, pour aller vers la narration et utiliser son crayon d’une autre manière, peut-être plus décontracté et plus prolixe.

BD rock, affiche rock


L’une des composantes du mouvement des blogs bd a été une forme de résurgence de ce qu’on appelle parfois la « BD rock », notion très vague plus que réel projet esthétique, mais qui permet de replacer Tanxxx au sein d’une communauté de blogueurs partageant les mêmes passions. La blogosphère a compté plusieurs blogs bd dont les auteurs revendiquaient un intérêt pour le rock, en particulier dans ses formes punk et hardcore, particulièrement propices, par leur marginalité, à l’apparition d’une fan-culture underground : Cha (Ma vie est une bande dessinée), Slo (Sombrebizarre), Louna (Au donjon joyeux), qui font tous trois partie du collectif Humungus (http://collectifhumungus.free.fr/), rassemblant actuellement neuf dessinateurs autour d’un fanzine (Speedball, depuis 2007) et de réalisations de fresques lors de festivals ou concerts (les blogs n’ont bien sûr pas été le moteur de leur rassemblement, mais servent au moins de caisse de résonnance pour leurs réalisations). Tanxxx, sans faire partie du collectif, a participé au premier numéro de Speedball. Quelques blogs bd incarnent une déclinaison de la « BD rock » sur la toile.
Un petit point sur ce que j’entends par « BD rock », notion éminemment floue (et même moi, je ne suis pas bien sûr de comment l’utiliser). J’y pense par comparaison avec un mouvement analogue qui a amené à la fondation de Métal Hurlant dans les années 1970 et qui a porté, dans les décennies suivantes, une partie du monde du fanzinat (Guillaume Bouzard, Pierre Druilhe, Jean-Christophe Menu, Mattt Konture, Max, Luz, font partie des auteurs récents qui ont su mêler dans leur oeuvre souvenir du fanzinat et amour de la scène rock). Ce sont des dessinateurs dont l’un des moteurs du rassemblement (autour d’un fanzine, d’une association, d’une maison d’édition, d’une communauté sur le net) est un goût pour le rock qu’ils cherchent en plus à exprimer dans leurs travaux. Ce qui passe le plus souvent non par une uniformisation des styles, mais par des références à des thèmes communs : les concert et la musique, évidemment, mais aussi d’autres aspects périphériques de la culture rock, comme le lien avec le cinéma de série B et les films d’horreur dans le cas du punk qu’affectionne Tanxxx. On passera bien sûr sur le jeune label KSTR de Casterman où la notion revendiquée « d’esprit rock » est plus un concept commercial qu’une réalité, puisqu’il ne s’établit sur aucune communauté de dessinateurs fidèles. Mais au fil de revues, d’albums, d’auteurs particulièrement efficaces, on voit resurgir occasionnellement ce qui pourrait être une « BD rock », réunissant à la fois un public de fan de BD et de fan de rock. La puissance communautaire (rassembler un public de fans fidèles qui se reconnaissent et s’apprécient autour de références communes) de certains courants du rock comme le métal ou le punk joue ici un rôle fédérateur important.

Il est souvent difficile de trouver des artistes qui revendiquent jusqu’au bout le concept de BD rock, c’est-à-dire qui non seulement traitent dans leurs albums ou travaux de thématiques précises, mais en plus s’intègrent au monde du rock, ou cherchent à traduite, dans leurs dessins, les émotions transmises par la musique. Si bien qu’il s’agit le plus souvent d’une mode passagère et que les dessinateurs passionnés de rock prouvent, fort heureusement, qu’ils sont capables de produire autre chose et d’évoluer. Dans le cas de Tanxxx, pourtant, l’idée semble alléchante de tisser un lien solide entre la culture rock et son travail de dessinatrice. Même si, là encore, il ne se réduit pas à cela.
Son travail de graphiste rocken est un bon exemple, où dessin et musique se trouvent concrètement mêlés, puisque l’affiche doit exprimer le contenu du concert, pour attirer un public qui sache s’y reconnaître. Plus, peut-être, que dans d’autres domaines de l’illustration, l’affiche rock s’est affirmée comme un art autonome, avec ses codes et ses maîtres ; parce qu’il réalise les affiches, les pochettes de disques, les flyers, le graphiste est l’un des acteurs incontournable de la culture rock. Le festival Rock en Seine propose d’ailleurs depuis 2009, en marge des concerts, des expositions de dessinateurs. Tanxxx explique à propos de sa collaboration avec le sérigraphe Brazo Negro : « Nous aimions la musique et la sérigraphie, et il n’y avait pas meilleur moyen de combiner les deux. ». Elle s’est aussi formée auprès de Guy Burwell (http://www.guyburwell.com/) et s’est intégrée à la communautés des affichistes rock dont elle cite de nombreux artistes dans une interview donnée sur le blog Crewkoos (pour ceux que le sujet du graphisme rock intéresse, le blog de Crewkoos fourmille d’informations sur le sujet). Elle décrit ainsi la manière dont elle voit les spécificités de l’affiche rock : « Pour le poster rock en particulier, bien évidemment l’inspiration vient du groupe lui même, il peut avoir une identité visuelle forte, ce qui est soit une facilité soit un piège monumental, mais la plupart du temps j’écoute le groupe et j’essaie de retranscrire l’ambiance générale de sa musique. ». Tanxxx réalise les affiches pour les concerts en France du groupe canadien NomeansNo, qu’elle fait apparaître dans son album Rock, Zombie.

Tanxxx et la bande dessinée

Si Tanxxx reste avant tout une illustratrice, plus à l’aise dans les dessins uniques, les amateurs de bande dessinée peuvent également apprécier son travail dans plusieurs ouvrages. Tout d’abord dans des artbooks, mode classique de diffusion des illustrateurs : deux ont parus aux éditions Charrette en 2006-2008 (http://editions.charrette.free.fr/). Elle a d’ailleurs participé, chez ce même éditeur, à un album collectif en hommage à Popeye en 2010. Plus récemment, un autre éditeur, le Potager moderne, a édité un portfolio au tirage limité intitulé Tanxxx girls.
C’est en réalité dès 2005 que Tanxxx se lance dans la bande dessinée en publiant chez les Requins Marteaux Rock, Zombie. Court album, il part d’un principe très simple : Tanxxx se rend à un concert de son groupe préféré dont elle vient de dessiner l’affiche, NomeansNo, lorsque le public du concert se transforme progressivement en une armada de zombies affamés. Sorte d’hommage personnel au cinéma bis, qui regorge de ce type de scénario zombiesque qui n’ont d’autre intérêt que de voir des humains massacrer des morts-vivants, et inversement, Rock, Zombie, pour être le premier album de Tanxxx, multiplie les clins d’oeil à sa double expérience de graphiste et de public rock. On peut lire la suite de cet album, réédité depuis, sur le site de Tanxxx sous le titre Faire danser les morts. (Au passage, je signale aux fans de cinéma bis que Hard rock zombies est aussi le titre d’une comédie musicale de 1984 dont je vous invite à lire la critique sur Nanarland, ou même à le voir pour les plus curieux/téméraires d’entre vous). Il suffit de regarder les pochettes des disques des groupes de hard rock Iron Maiden ou Black Sabatth pour comprendre que rock et film d’horreur ont fait partie d’une culture commune, dont le graphisme était la meilleure expression. Par la suite, Tanxxx continue de nourrir ses albums des mêmes références croisés au rock et aux films d’horreur, comme le montre la couverture Double Trouble sorti en 2007 aux Enfants Rouges, qui reprend en partie des strips retravaillés du blog Des croûtes aux coins des yeux, et d’autres illustrations inédites mettant en scène Tanxxx elle-même et certains de ses personnages récurrents : le chat Burzum, Tom de NomeansNo, ou l’inimitable madame Putois que l’on retrouve dans El Coyote. Enfin, Tanxxx se prête parfois au jeu que lui suggère un scénariste : dans Neuf pieds sous terre, paru fin 2010 aux éditions Six pieds sous terre, elle cosigne avec Loïc Dauvillier un délicieux et malin petit conte macabre qui raconte les mésaventures d’un chat suicidaire qui meurt à la fin de chaque chapitre avant de ressusciter au début du suivant. Plusieurs revues accueillent aussi les histoires de Tanxxx : notamment Le Psikopat, L’Echo des savanes et Sierra Nueva des Requins Marteaux. Elle y développe ce même univers à la fois drôle et macabre, inspiré par un certain cinéma d’horreur.
A entendre évoquer les maisons d’éditions sus-cités, l’amateur averti de bandes dessinées remarque de la part de Tanxxx un certain tropisme vers l’édition alternative : Charrette, le Potager Moderne, les Enfants Rouges, sont de petits éditeurs. Six pieds sous terre et les Requins Marteaux le sont certes un peu moins, mais n’en sont pas pour autant des éditeurs grand public. Les Requins Marteaux, même, représente tout un héritage du fanzinat underground (et se montre finalement assez proche de l’esprit décadent, non-conformiste et ironique du mouvement musical punk par sa ligne éditoriale) dans lequel on ne s’étonne pas de trouver Tanxxx. Plus récemment, elle s’est liée à plusieurs projets d’édition alternative situées bien à l’écart des grandes machines de l’édition de BD, comme la jeune maison d’édition Même pas mal, par laquelle elle édite plusieurs illustrations (http://meme-pas-mal.fr/). Même pas mal accueille dans son catalogue de nombreux autres blogueurs amateurs d’humour noir (Goupil Acnéique, Pixel Vengeur, Abraham Kadabra) ou de rock (Cha). Certains de ces projets se développent d’ailleurs uniquement en ligne. Tanxxx participe ainsi au webzine El Coyote (dans lequel on retrouve ses collègues Cromwell, Rica et d’autres encore) et à la bédénovela de Thomas Cadène Les autres gens dont je vous donne régulièrement des nouvelles sur ce blog. Vous l’aurez compris : les occasions de lire Tanxxx ne manquent pas.

A côté de ses nombreux projets dans l’édition alternative et la diffusion en ligne, Tanxxx s’est fait connaître d’un public plus large lors de la publication d’Esthétiques et filatures, scénarisé par Lisa Mandel, dont je vous parlais dans un ancien Parcours de blogueur. L’album, paru en 2008 dans le label KSTR de Casterman, a fait partie de la sélection officielle d’Angoulême lors du FIBD 2009, sans pour autant recevoir de prix à cette occasion. Cette nomination a pu servir de tremplin à l’album qui reçut, cette même année 2009, le prix Artémisia (pour la promotion des femmes auteurs de bande dessinée).
Tanxxx n’est pas elle-même scénariste au long cours et il me semble que c’est bien dans cet album qu’elle a pu développer au maximum ses compétences de dessinatrice de bande dessinée, tout au long d’une histoire longue et complexe qu’elle n’aurait pas su mener seule (les histoires qu’elle a scénarisé jusque là s’aventurant rarement au-delà de l’anecdote). Lisa Mandel avait depuis longtemps en tête le scénario d’Esthétiques et filatures et a voulu le confier spécialement à Tanxxx, qu’elle voyait comme une des dessinatrices les plus à même de restranscrire l’ambiance voulue pour l’histoire. C’est un récit contemporain qui voit se croiser deux femmes : Marie, une jeune lesbienne caractérielle qui fuit la colère de son père et Adrienne, trentenaire blonde paumée dont le vernis de normalité va peu à peu craquer sous l’influence de la fugitive. On y retrouve des thèmes déjà présents dans d’autres albums de Lisa Mandel : l’homosexualité, la violence des rapports humains, l’impossibilité à devenir adulte… Ils sont traités de manière délicate, à la marge d’un scénario de roman noir aux ressorts surprenants (les amateurs de Lisa Mandel connaissent son art du rebondissement inattendu). Et c’est assez plaisant de se dire que la scénariste a accepté de prendre le risque de confier une de ses histoires à une dessinatrice dont le style est à l’opposé du sien. L’album est réussi, au moins dans cette fusion de deux styles autonomes, l’un narratif, l’autre graphique.
Sans doute est-il temps, justement, de parler du style graphique de Tanxxx, qui reste cohérent des affiches aux albums en passant par le blog (quoique logiquement un peu plus relâché dans ce dernier). Tanxxx est une spécialiste du noir et blanc et ne se risque que très peu vers la couleur. Les effets d’ombre et de lumière qu’elle parvient à donner installent d’emblée une ambiance sombre et lourde. On la rapproche souvent, d’interviews en interviews, de maîtres de l’underground américain contemporain qu’elle admire et chez qui elle semble avoir appris la gestion des noirs et blancs ainsi que le goût des déformations physiques expressives : Charles Burns (Black hole), Daniel Clowes (Ghost world), les frères Hernandez (Love and rockets). Surtout faut-il dire qu’elle s’approprie leur style glauque au sein de son propre univers, plus humoristique et moins désespéré. Loïc Dauvillier, dans Neuf pieds sur terre, exploite malicieusement le goût du noir et blanc et la puissance des ombres chez Tanxxx puisque, au fur et à mesure que le chat meurt et ressuscite, encore et encore, le style graphique change au cours de l’album, le noir envahissant progressivement la ligne claire initiale. Dans Esthétiques et filatures, le style de Tanxxx assure une grande partie de l’ambiance et fait passer sans accrocs certaines ficelles du scénario où le risque de pathos ou de ridicule était parfois grand : dès qu’il est question de violence, de sexe ou de toute autre émotion forte, le dessin de Tanxxx s’impose,plus grave que dans ses autres travaux, mais souvent très posé voire virtuose dans des pleines pages savamment composées qui nous rappellent qu’elle est d’abord une illustratrice au graphisme sans concession.

Pour en savoir plus :

Webographie :
Site internet : http://www.tanxx.com/
Blog Des croûtes au coin des yeux
Webzine El Coyote
Interview sur le blog CrewKoos
Interview au FIBD 2009 avec Lisa Mandel lors de la sortie d’Esthétiques et filatures
Interview à Bodoï lors du prix Artémisia pour Esthétiques et filatures.

Bibliographie :

Rock, Zombie, Les Requins Marteaux, 2005
Tanxxx, Editions Charrette, 2006
Double Trouble, Les Enfants Rouges, 2007
Tanxxx2, Editions Charrette, 2008
Esthétiques et filatures, Casterman, 2008 (scénario de Lisa Mandel)
Neuf pieds sous terre, Six pieds sous terre, 2010 (avec Loïc Dauvillier)