Fort en moto, FLBLB, 2011

La sortie d’un roman photo est un événement suffisamment rare pour être souligné… Récemment, ce sont les éditions FLBLB qui, sous l’impulsion de Grégory Jarry, tentent de redynamiser un genre par trop mésestimé. Mais qu’est-ce qu’au juste que le roman photo, et quels sont ses liens éditoriaux avec la bande dessinée ? Petit passage par les années 1980 et par Jean Teulé, un des plus inventifs représentants du genre, avant d’en arriver à nos jours.

Le roman-photo, histoire et délégitimation
Le roman-photo est un moyen d’expression qui, par les coups du sort de l’histoire, n’a jamais véritablement connu un développement conséquent comme la plupart de ses cousins : la littérature, le cinéma, la bande dessinée. Il est resté en marge du processus du légitimation culturelle qui permit, à partir des années 1950, à des medias comme la bande dessinée ou à des genres comme la science-fiction ou le polar, de se diversifier et d’emprunter des chemins neufs, touchant aussi bien un public populaire que savant. Pire encore, le roman-photo a connu une forme de regression en ne parvenant pas à s’extirper de l’image d’un support pour bluette sentimentale. C’est en effet dans le genre du mélodrame domestique que le roman-photo a connu sa plus grand notoriété au sortir de la seconde guerre mondiale, dans une production sérielle et stéroétypée pour des magazines féminins à faible ambition artistique comme Nous deux. Le problème n’est d’ailleurs pas que ce type de production existe : le problème est qu’elle est bien trop de visibilité et que le public, prenant la partie pour le tout, assimile le roman-photo à un objet culturel nécessairement populaire et sentimentale.
Car pourtant, d’autres roman-photos ont existé, et existent encore, et c’est dans ce dédale que je voudrais vous amener, même si ma connaissance du domaine reste extrêmement partielle et que ls ouvrages qui en traitent sont rares. Je m’arrêterais principalement sur deux titres : un « ancien », Banlieue sud, de Jean Teulé (1981) et un tout récent, Fort en moto, album collectif paru chez FLBLB. Mais d’abord, chers lecteurs, un peu d’histoire…

Ce n’est pas l’histoire du roman-photo que je vais vous retracer mais plutôt celle de sa collusion avec le monde de la bande dessinée : ses auteurs et ses éditeurs. S’il existe des auteurs et des éditeurs de roman-photo, l’une des caractéristiques du medium est d’avoir été en quelque sorte « adopté » par une partie du microcosme de la bande dessinée qui l’interprète comme un champ possible de la création. Je ne vais pas m’étendre ici sur les liens entre roman-photo et bande dessinée, Philippe Sohet, dont je vous recommande la lecture de l’article en ligne, « Les ruses du roman-photo contemporain » l’a bien fait, ainsi que Jan Batens. L’essentiel est de comprendre que, si les deux media ont plusieurs points communs, ils diffèrent suffisamment pour qu’on évite de considérer le roman-photo comme une simple déclinaison de la bande dessinée. En revanche, l’une des passerelles entre les deux est justement le travail de certains auteurs et éditeurs qui, tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, ont considéré roman-photo et bande dessinée comme faisant partie d’un même ensemble éditorial.
C’est autour d’une nouvelle presse que roman-photo et bande dessinée vont se croiser dans les années 1960, au sein de revues composant une forme de contre-culture souvent contestataire pour qui la hiérarchie des moyens d’expression n’existe pas, et le dessin et la photographie méritent de figurer en bonne place, de même que l’érotisme et l’humour peuvent être des registres nobles. Au sein de l’édition de bande dessinée, le roman-photo va pouvoir connaître quelques développements nouveaux. En 1967, Jean-Claude Forest, illustrateur, dessinateur et scénariste de bande dessinée, publie le roman-photo Les magiciennes dans la revue Plexus, croisant l’érotisme ébouriffé et libéré de la décennie avec l’expérimentation visuelle surréaliste (rappelons que le montage photographique vient des expériences avant-gardistes des dadaïstes, puis des surréalistes). Exactement en même temps, la revue Hara-Kiri fondée par le professeur Choron et François Cavanna, fait paraître des romans-photos. Ceux réalisés par Gébé et Lépinay ont d’ailleurs fait l’objet d’une réédition chez FLBLB en novembre 2010 sous le titre Malheur à qui me dessinera des moustaches. Le professeur Choron lui-même s’avérera être un grand auteur de romans-photos humoristiques transgressifs (là encore réédités en 2009 chez Drugstore). La proximité éditoriale entre bande dessinée et roman-photo est manifeste puisque les éditions du Square, qui publient Hara-Kiri, sont aussi à l’origine de Charlie mensuel, revue consacrée à la bande dessinée ; et, bien sûr, le dessin et la bande dessinée ont leur place dans Hara-Kiri sous le crayon de Topor, Gébé, Fred, Siné, Cabu, Wolinski, Reiser… Les années 1960 avaient ainsi tracé une première voie à un roman-photo alternatif, utilisant le cliché détourné à des fins surréaliste et/ou humoristique, et souvent volontairement agressif. C’est une veine provocatrice et iconoclaste qui cherche ici à concevoir une autre forme de roman-photo, peut-être plus artisanale mais nettement plus drôle et inventive.
Le collectif Bazooka, qui rentre en scène au milieu des années 1970, n’est pas si loin de l’esprit hara-kirien : même goût pour la provocation gratuite, même volonté de demeurer dans la contre-culture, même esprit de dérision face à l’absurdité du monde, même inspiration du côté de mouvements philosophico-artistiques tels que le dadaïsme et le situationnisme. Ce sont bien des revues de bande dessinée de la nouvelle presse pour adultes (Hara-Kiri, Charlie mensuel, Actuel, L’Echo des savanes, Métal Hurlant) et des éditeurs comme Futuropolis qui vont permettre au groupe Bazooka de diffuser leurs travaux. Ses membres pratiquent en particulier le montage d’images et la retouche sur photos, et proposent en cela une démarche plus artistique qu’artisanal. Le travail de Bazooka exerce une influence sur de nombreux auteurs de bande dessinée, dont Jean Teulé… Mais patience, je vais en venir à lui.

Jean Teulé incarne bien, pendant les années 1980, les liens entre roman-photo et bande dessinée puisque ses travaux, essentiellement basés sur des clichés photographiques, sont publiés par des éditeurs de bande dessinée. De son côté et à la même époque, Bruno Léandri fait vivre avec verve la tradition potache ouverte par Choron dans Fluide Glacial. Toutefois, il faut souligner la collaboration entre Benoît Peeters et Marie-François Plissart entre 1983 et 1993 : le temps de quelques ouvrages, ils ouvrent une autre voie, très différente, au roman-photo. Dans des « récits photographiques », ils mêlent photos retouchés et textes dans un but qui n’est pas humoristique ou transgressif mais simplement romanesque. Par ce travail, la contre-culture cesse d’être le seul lien entre roman-photo et bande dessinée. Il s’agira toutefois d’une initiative plutôt isolée.
Dans les années 1990-2000, cette ébauche de diversité se poursuit doucement avec une production qui suit les tendances présentées plus haut. Léandri continue inlassablement d’honorer la mémoire de Choron : Fluide Glacial, mais aussi Ferraille, poursuivent la pratique d’un roman-photo satirique qui se diffuse par les revues. C’est aussi la voie que suit Dimitri Planchon avec Blaise, série réalisée en photomontages et publiée dans L’Echo des savanes, sorte de radiographie acide de la gauche bourgeoise de notre temps. En 1996, Jean Lecointre et Pierre La Police poussent encore plus avant le détournement surréaliste et horrifique d’images dans La balançoire de plasma (réédité chez Cornélius en 2006). Enfin, la photographie inspire également un dessinateur comme Emmanuel Guibert qui publie en 2003-2006, avec le photographe Didier Lefèvre, la série justement intitulée Le photographe qui mêle textes, dessins et photographies. Sans parler réellement de roman-photo, Le photographe fait la jonction entre l’émergence d’une bande dessinée dite « de reportage » qui veut s’ancrer dans la réalité et l’apport du photoreportage comme moyen d’expression.

Mais, outre la solide tradition humoristique et satirique qui va d’Hara-Kiri à Fluide Glacial en passant par L’Echo des savanes, l’initiative la plus durable de ces dernières années en matière de roman-photo concerne les éditions FLBLB et la figure de Grégory Jarry qui en est l’un des fondateurs (1996 pour la revue, 2002 pour la maison d’édition). Grégory Jarry est lui-même un auteur de roman-photo : il publie en 2004 chez Ego comme X L’os du gigot, puis poursuit dans cette voie avec Savoir pour qui voter est important chez FLBLB en 2007. Le premier de ces albums a été numérisé par Ego comme X et mis en ligne gratuitement avec accord de son auteur, comme une partie de leurs archives (à lire ici). L’occasion de découvrir le travail de Jarry, qui oscille entre la voie satirique et le travail documentaire : L’os du gigot est une oeuvre sur la notion de témoignage et sur la transmission de la mémoire par l’image photographique qui démontre, s’il en était besoin, que le roman-photo peut aussi servir à livrer des oeuvres profondes, même sans retouches et montages comme chez d’autres auteurs, le style de Jarry étant extrêmement classique et lisible.
Au sein des éditions FLBLB s’opère un véritable travail de réhabilitation du roman-photo. Il s’agit d’abord d’en rééditer des oeuvres importantes (le recueil de Gébé et Lépinay déjà cité). Puis d’en démontrer la diversité d’approches (fiction, documentaire, pour adultes, pour enfants, sous forme de flip-book…). Enfin, de promouvoir la création auprès de jeunes auteurs, ce qu’on verra plus loin avec Fort en moto.

Jean Teulé : roman-photo années 1980

Revenons un peu du côté de Jean Teulé. S’il suit une formation d’illustrateurs, c’est bien par la photographie qu’il aborde la bande dessinée, dans l’idée de s’approprier un outil moderne plutôt que le traditionnel papier/crayon. Pendant la décennie 1980, la carrière de Jean Teulé apporte un renouveau considérable dans la bande dessinée, par l’emploi d’une technique mixte de photos retouchées ; considérable par la radicalité et l’originalité de son approche de l’image, mais bref puisqu’il abandonne la bande dessinée dès 1990 pour se consacrer à l’écriture. Présent dans plusieurs revues pour adultes (L’Echo des savanes, Charlie, (A Suivre), Circus), il publie quelques albums chez les éditeurs de bande dessinée correspondant : aux éditions du Fromage (maison d’édition de L’Echo des savanes avant son rachat par Albin Michel dès 1982), Glénat (Bloody Mary avec Jean Vautrin, prix de la critique de l’ACBD en 1984) et Casterman (Gens de France, prix spécial du jury au FIBD 1989). Teulé oscille entre la fiction et un travail documentaire proche du photoreportage « social ». Même ses fictions restent d’importantes chroniques de son époque, de la banlieue, du monde rural, des « gens de France » qui donneront leur nom à son plus célèbre album.
Banlieue sud correspond plutôt au début de son travail sur le photoreportage et n’est pas aussi abouti, au niveau du propos, que Gens de France, et plus trash dans sa vision de la société. Nous sommes clairement là dans de la fiction, ce qui ne signifie pas que la réalité n’est pas à portée de main. L’album publié en 1981 aux éditions du Fromage réunit cinq histoires de taille variée qui furent toutes publiées dans L’Echo des savanes durant l’année 1980. Leur point commun est de s’intéresser à des paumés, chomeurs, loubards, fous, sur lesquels le destin s’acharne inexorablement. Un soupçon de fantastique vient parfois relever des situations glauques et l’absurde n’est jamais très loin, comme une triste ironie au-dessus de la tête de chacun des protagonistes. L’histoire qui donne son nom au recueil, Banlieue Sud, est le paroxysme de cette vision noire de la société contemporaine. Deux loubards désoeuvrés décident un jour de voler le chien d’une vieille sculptrice un peu folle. Ils le regretteront amèrement car leur victime est loin d’être sans défense. Dans le monde de Banlieue Sud, des paumés s’attaquent à d’autres paumés, et l’emploi de la photographie ne fait qu’accentuer la sordide réalité de cet univers de vieilles maisons abandonnées, de chemins de fer, de terrains vagues, qui pourraient être celles du bas de notre rue (si trente ans n’avait pas passé depuis…).

Le travail de Jean Teulé n’est pas du roman-photo « pur » dans le sens où il retouche la matière première photographique. Ce travail de retouche est ce qui le différencie le plus des deux traditions antagonistes du roman-photo qui le précèdent : celle des bluettes romantiques et celle des farces hara-kiriennes. La photographie n’est pas prise dans son état d’origine, mais elle n’est qu’une première étape. L’image est déformée, parfois jusqu’à l’horreur ou la saturation expressive. C’est toute la saleté de l’âme de ses personnages qui s’imprime sur la pellicule. Par la suite, notamment dans Gens de France, le choix clair de l’approche documentaire l’amènera à se renouveler et à interpréter l’image intacte. En ce début de décennie 1980, la force contestatrice et le goût du baroque « pop » des décennies précédentes, trafiquant et déformant l’image tout azimut, produit encore ses effets.
Banlieue sud retrace aussi l’esprit d’une époque, mais sa noirceur peut s’apprécier à tout moment. D’autant plus que les textes ciselés de Jean Teulé, auxquels il attache une grande importance, nous transporte dans tout un univers d’argot et de poésie de banlieue. Rares sont les bandes dessinées où le texte atteint cette qualité poétique.

Fort en moto ou le retour du roman-photo à l’aube d’un nouveau siècle.

On aurait pu croire le roman-photo éteint à l’exception de quelques albums déjà cités plus haut. Heureusement, Grégory Jarry s’est mis en tête de le ranimer, non seulement lui-même, mais en motivant de jeunes auteurs. Fort en moto est le fruit de cet activisme, comme l’explique délicieusement la quatrième de couverture : « Les éditions FLBLB ont tiré du caniveau onze jeunes auteurs de bande dessinée, on leur a donné des vêtements décents, une miche de pain et pour les aider à se réinsérer, on les a obligé à réaliser des romans-photos. ». Ce choix du collectif, outre qu’il offre à de jeunes auteurs qui, pour la plupart, sortent de l’Ecole de l’Image d’Angoulême, une première occasion de publication professionnelle, permet d’apprécier plusieurs déclinaisons possibles du roman-photo, et d’en explorer les possibilités multiples. Si l’histoire qui ouvre le recueil, Aux chiottes de Cléry Dubourg, Daniel Selig, Léo Louis-Honoré, utilise les ressources classiques des romans-photos humoristiques de Léandri, d’autres réalisations innovent largement. Jon, de Robin Cousin, opère un vrai travail sur la répétition des images et sur l’identité, tandis que Façonnée, de Morgane Parisi, utilise la photographie comme souvenir et persistance d’une adolescence montagnarde.
Le plus étonnant est de voir combien le cinéma peut être une source d’inspiration dans la conception du roman-photo. Un constat que Jean Lecointre et Pierre La Police avaient déjà fait dans La balançoire de plasma en empruntant clichés et mises en scène aux films de série Z. Ici, dans L’écluse, Théo Calmejane et Mickaël s’inspirent du cinéma burlesque muet, de sa gestuelle exagérée et de ses panneaux de dialogue. Zot !, de Morgane Parisi, Erik Driessen, Fanny Grosshans et Robin Cousin est aussi, dans un autre registre, un voyage entre dessins et photos dans la SF absurde.
Car l’utilisation de la photographie n’empêche pas d’employer le crayon : Le manger de Morgane Parisi et Fanny Grosshans le prouve habilement sur fond de récit du quotidien.
Je suis loin d’avoir épuisé la diversité des histoires courtes de Fort en moto, qui réussissent à explorer un continent inconnu dont l’histoire est vraiment à redécouvrir.

Pour en savoir plus :

Fort en moto (collectif), FLBLB, 2011
Grégory Jarry, L’os du gigot, Ego comme X, 2004 (à lire intégralement en ligne)
Gébé et Lépinay, Malheur à qui me dessinera des moustaches, réédition FLBLB2010 (histoires parus dans Hara-Kiri entre 1962 et 1966).
Jean Teulé, Banlieue sud, Editions du Fromage, 1981… Malheureusement pas réédité, comme la majeure partie de l’oeuvre en images de Teulé : je vous conseille donc l’achat de Gens de France, Casterman, 1988 mais réédité en 2006 par Ego comme X… Ouf !
Article de Philippe Sohet : « Les ruses du roman-photo contemporain », analyse intéressante du roman-photo (1997) dans la revue Etudes littéraires, à lire en ligne
Lire aussi l’ouvrage de Jan Baetens, Du roman-photo, Médusa-Médias et les Impressions nouvelles, 1992
Une interview de Jean Teulé par Thierry Groensteen réalisée en 1987 et republiée sur le site d’Ego comme X

Parcours de blogueurs : Jibé

Blogueur régulier depuis maintenant 7 ans, Jibé est l’auteur du webcomics Sans emploi. Discrètement, à sa manière, il participe à la création de bande dessinée en ligne.


Jibé, un dessinateur avec emploi

Notre dessinateur du jour, Jean-Baptiste Pollien, alias Jibé sur son blog, est graphiste web et illustrateur de métier depuis le milieu des années 2000. Son site professionnel (http://www.jbpollien.com/) peut renseigner le curieux sur les diverses activités qu’il a pu exercer jusque là : design de sites web, réalisation de campagne de communication, recherche sur des logos. Avec la bande dessinée numérique s’est créée une sorte de visibilité d’un milieu professionnel des illustrateurs freelance qui ont l’occasion d’exercer en semi-professionnel une activité d’auteur de bande dessinée, de diversifier leur activité et de fédérer un public. Le parcours de Jibé rejoint celui des nombreux autres blogueurs dont la profession principale est illustrateur dans la publicité et l’édition : Pénélope Jolicoeur, Margaux Motin, Gally, NR, Vincent Sorel, etc. Toutefois, lui pratiquait déjà la BD dans des fanzines avant de s’y attaquer sur la toile. Le métier de graphiste est loin d’être sans rapport avec la bande dessinée : les codes graphiques et narratifs de la BD sont désormais courant dans le monde de la communication et de la publicité papier, et notamment dans la communication externe des entreprises et des institutions qui utilisent, pour faire passer leur discours, un langage graphique que, faute de mieux, on peut rapprocher de la bande dessinée « de loisir », la plus visible mais pas forcément la plus courante.
Dans le cas de Jibé, il y a un bon exemple de complémentarité entre la bande dessinée et la communication avec un de ses travaux pour Intermedia, une société rhône-alpine d’édition de presse professionnelle du marketing et des médias, les « brèves de Sydo », strips sur la vie en entreprise dans lesquels on retrouve très largement le style du blog bd dont je ne vais pas tarder à vous parler.
Pour ménager le suspens, avant de vous parler du blog Sans emploi, voici d’autres informations sur Jibé, et notamment ses liens avec ladite « blogosphère » bd, dont l’existence est douteuse mais qui, en gros, désigne la communauté de blogueurs bd français. Jibé fait partie d’un groupe informel de blogueurs que lui-même nomme dans ses liens la « Slip team », composé de Pierrot, Antoine Kirsh, Jean-Paul Pognon, Luchie, Lord Yoyo, Forza Pedro ; un des nombreux micro-groupes d’affinités qui composent cette fameuse blogosphère bd et entretient les échanges et projet commun de dessinateurs.
Il se montre actif dans le domaine de la production et de la diffusion de bande dessinée en ligne par plusieurs biais. D’abord a-t-il participé au projet « Vie de merde illustré » qui a été une fusion entre le succès du fameux site « Vie de merde » et le succès des blogs bd : des blogueurs bd étaient invités à illustrer des anecdotes de « VDM » et un recueil en est sorti aux éditions Michel Lafon et Jungle (Jibé n’est toutefois pas présent dans le recueil). Il est aussi un des fondateurs du groupe « Quenelles graphiques », avec des blogueurs bd déjà cités : Jean-Paul Pognon, Antoine Kirsch (Flacons et ivresse), Pierrot (Yap Yap). De ce regroupement est déjà sorti deux albums qui rassemblent de courtes histoires dessinées par des blogueurs bd : On dit de Lyon (2009) et On dit de l’an 2000 (2010). Ils ont aussi organisé un concours alternatif et parodique à la « Révélation blog » intitulé « La Révulsion blog » (dont le gagnant était ironiquement Wandrille, l’initiateur de Révélation blog !). Différentes manières d’animer et de donner sens à la blogosphère bd, vaste et immatérielle réunion avec ses rites et ses codes qui mériteraient d’être examinés de plus près.

Un des projets les plus importants de Quenelles graphiques concernent plus spécifiquement les blogs bd puisqu’il s’agit de l’agrégateur de blog « Petit Format ».
Il faut revenir un peu aux prémices de la diffusion des webcomics pour comprendre un peu. Pendant de longues années, le nombre de site portail (annuaire ou blogroll peut-on dire aussi) permettant d’accéder à la production de BD en ligne était réduit. Si webcomics.fr et le portail Lapin sont les plus connus pour les webcomics « purs », le domaine des « blogs bd », généralement plus axé sur un contenu en lien avec la vie et les opinions personnels de l’auteur, dans un format « carnet de bord », a été dominé par blogsbd.fr, de Matt. Ce portail, créé en 2006, reste longtemps la principale porte d’accès aux divers blogs bd dispersés un peu partout sur la toile et, de fait, un formidable espace de découverte de la création en ligne (la principale, non la seule). En tant qu’agrégateur de flux, il se fonde sur un principe simple : une liste de blogs sélectionnés qui se déroule au fil des mises à jour progressives de leurs auteurs. Une manière d’informer le public, de plus en plus nombreux, des blogs bd, des mises à jour de leur site favori ; une sorte de flux RSS en ligne, en quelque sorte, dont les auteurs de blogs bd tendent à devenir dépendant pour acquérir un public. Et puis, vers 2008, avec la multiplication des blogs bd, le système mis en place par Matt est l’objet de polémique : l’administrateur est obligé d’opérer des choix qui, naturellement, ne plaisent pas à tout le monde… Une (relative) polémique secoue quelques temps la blogosphère, puis les choses rentrent dans l’ordre quand apparaissent d’autres blogroll qui viennent rééquilibrer le référencement (tandis que, dans le même temps, blogsbd.fr change de formule ; et soulignons que Matt lui-même a encouragé cette pratique en diffusant des méthodes de création de blogroll). Les différences portent notamment sur les catégorisations, l’interaction avec les visiteurs (classement, votes, personnalisation de la blogroll…) et l’existence ou non d’une sélection de la part de l’administrateur. PetitFormat, apparu en 2010, fait partie de ces nouveaux agrégateurs, comme ComicsBlog.org (2009), Actu-blog.net (2009) Chacalprod (2008, qui finit par disparaître à cause de problèmes techniques), ou BD-vox (qui ne se limite pas au blogsbd, mais à toute la blogosphère autour de la BD). (Voir : http://bdrama.fr/blogrolls-concurrentes)
Petit Format est lancé par les Quenelles Graphiques et comporte certaines fonctionnalités pour se démarquer de ses concurrents. Il permet notamment de constituer soi-même sa propre liste de blogs, et de consulter les listes des autres utilisateurs, à la façon de sites de partages vidéos ou musicaux. Une sélection « PF », qui tourne, fait office de « sélection officielle » des blogs bd les plus appréciés des Quenelles Graphiques. Un « Top blog », selon un système de votes, définit les notes de blogs les plus populaires chez les lecteurs. Ajoutons à ça que le design du site est très élégant et lisible pour un simple annuaire de blogs. Il a aussi le grand mérite de ne pas se contenter de copier le fondateur du genre, blogsbd.fr.

Brève histoire de Sans emploi, une série à géométrie variable

Sans emploi est le nom du strip quasi quotidien imaginé par Jibé en février 2004, qui marque ses premiers pas dans la création de bande dessinée en ligne. Cette date, on le notera, le range au côté des plus anciens blogueurs bd, ceux qui firent vivre cette forme un peu à part de bande dessinée numérique avant qu’elle ne devienne une mode (Boulet, Pénélope Jolicoeur, Gally, Poipoipanda, Raphaël B., etc. En réalité, Sans emploi est un peu à mi-chemin entre un « webcomic » et un « blog bd », si tant est qu’on puisse donner des définitions à ces deux objets. C’est un webcomic dans le sens où Jibé ne publie, sur son site, que Sans emploi, en tant qu’oeuvre unique et cohérente, sans y ajouter de notes personnelles ou de contenu exogène. Mais sur plusieurs aspects, Jibé rejoint l’esthétique des blogs bd telle qu’elle se développe spécifiquement au milieu de la décennie 2000 : il y a bien mise en scène d’un « avatar » dessiné dont l’auteur raconte les mésaventures, des anecdotes du quotidien comme thème principal (le héros étant pris entre recherche d’emploi et déception amoureuse), une publication antéchronologique…
Un des aspects les plus intéressants de la série Sans emploi est la capacité d’évolution dont Jibé y a fait preuve, à partir d’un même personnage et d’un format en apparence contraignant. Dans les 2 premières saisons, Jibé opte pour un format profondément minimaliste (un strip en quatre cases), un style relâché, et des gags courts. Les deux premières saisons donne le ton général de la série et installe les personnages principaux. Le héros, dont on apprendra bientôt qu’il s’appelle Constantin, est une sorte de Gaston Lagaffe moderne, un « héros sans emploi » fainéant mais attachant dont on va suivre les péripéties dans le monde du travail (ou plutôt de la recherche de travail) et, accessoirement, dans le monde de l’amour aussi (ou plutôt… etc.). Chaque strip publié est un gag unique, mais Jibé parvient à renouveler suffisamment ses thèmes pour éviter trop de lassitude à ses lecteurs.
A partir de la saison 3, Jibé tente de sortir du strip. Ce sont cette fois des planches entières qu’il publie, tout en gardant le même style. L’intrigue s’étoffe, les gags cessent d’être le seul moteur de l’action. Avec ce changement de rythme, Sans emploi passe à la vitesse supérieure, et à une réalisation plus ambitieuse. Constantin et ses amis prennent un peu plus de consistance, n’étant plus réduit à leur rôle minimaliste de « gagmen ». Et puis, avec les saisons 4 et 5, Jibé revient aux strips tout en changeant légèrement son style : plus propre, aux couleurs plus choisies grâce à une tablette graphique (alors qu’il s’agissait auparavant de simple scans de dessins papier). La rusticité des débuts est un peu perdue et Sans emploi se fait de plus en plus professionnel. Le retour au strip avec gag est un moyen de montrer que, dans le fond, cette forme reste celle privilégiée pour la série. Par bien des aspects, les saisons 4 et 5 sont une modernisation des deux premières saisons.
La saison 6 est de loin la plus étonnante : développant encore davantage l’évolution graphique des saisons précédentes, Jibé imagine une histoire à l’intrigue beaucoup plus complexe : Constantin entreprend un voyage en Chine pour retrouver une de ses ex-copines. Il atterrit par erreur au Japon, terre d’aventures exotique idéale. Finis les cases de dialogues, et place à des décors gigantesques, des plans autre que le traditionnel plan américain du strip, des effets graphiques et des planches vertigineuses, grand format. Le contraste est d’autant plus frappant que les personnages et le style restent très reconnaissables. Le tout est découpé en chapitre, ce qui ne fait que donner davantage d’épaisseur à l’ensemble. Pour réaliser cette saison, Jibé s’inspire de son propre voyage au Japon et agrémente le tout de quelques gags, tout de même, intitulés « Japan facts », comme un retour à l’anecdote personnelle que permet la cohabitation entre plusieurs formats sur Internet. La saison 6, achevée en 2010, forme ainsi un véritable et copieux album, le point d’orgue d’une série commencée en 2004.

Comme le veut la tradition, l’actuelle saison 7, commencée en octobre dernier, revient au format strip/gag des débuts, et à des décors moins grandioses. A chaque fois, la série surprend par sa cohérence qui, avec des méthodes assez simples (personnages récurrents, gags à tiroirs, découpages précis en strips, épisodes, saisons…), trouve un équilibre très réussi entre chacun des strips pris individuellement et l’ensemble de l’histoire. Les anecdotes qui paraissaient dérisoires dans les premières saisons sont adroitement transformées en véritables intrigues. Chaque saison à une logique interne unique. C’est sans doute là que réside la principal force de Sans emploi : sa grande cohérence sur la durée, puisque la série dure depuis 7 ans. Les personnages demeurent et évoluent vraiment, sans acoups, au rythme régulier de la lecture. D’où une fidélisation qui fonctionne pour une série finalement bien addictive malgré sa simplicité.

Les évolutions de Sans emploi dépassent le seul cadre du blog. Ainsi en 2009, Jibé investit les réseaux sociaux pour donner encore plus de vie à son personnage qui est parvenu, lentement mais sûrement, à fidéliser un public : un compte Facebook est créé, ainsi qu’un compte Twitter. Il rend téléchargeable en ligne l’intégrale des archives des saisons 1 à 5 sur cette page, une démarche finalement assez originale dans une pratique de la bande dessinée numérique majoritairement diffusée par un accès Internet, et rarement téléchargeable « proprement ». Jibé avait aussi tenté de transformer sa série dessinée en série d’animation, mais, à ma connaissance, ce projet n’a finalement pas abouti.
Enfin, en septembre dernier est paru un album aux éditions Marabout. Certes, il s’agit d’un énième adaptation de blog chez un éditeur déjà responsable des adaptations des blogs de Margaux Motin, Pacco et Diglee et surfant, un peu tardivement, sur la mode des blogs bd. Mais notons que 1. Jibé aura attendu 7 ans avant de se lancer dans le papier et que 2. il a effectué pour l’album un vrai travail de reprise des strips déjà publiés.

Le renouveau du strip sur Internet
Le webcomics de Jibé est assez symptômatique d’un phénomène concomitant à l’essor de la bande dessinée numérique : le renouveau du format comic strip.
A première vue, le strip comme format semble bien désuet pour une publication en ligne. Ce format est profondément lié aux débuts de la publication de bande dessinée dans les quotidiens, à la fin du XIXe siècle. Le strip, par sa taille réduite et clairement délimité, ainsi que sa capacité à s’insérer discrètement dans les pages des journaux, connaît un vif succès. En France, dans les années 1950, certains quotidiens comme France-Soir peuvent proposer une demi-douzaine de strips différents sur une seule page.(je résume à grands traits l’histoire du strip, j’espère que vous m’en excuserez !) C’est par ce biais que la bande dessinée intègre la culture de masse, lue par des milliers de personnes. Naturellement, une esthétique narrative particulière se développe, qu’elle soit basée sur le gag final (tout le strip n’est alors qu’une longue tension vers la chute) ou sur le suspens dans le cas d’une série d’aventure (à la façon des romans-feuilletons). A première vue, une fois de plus, le strip est bien un format importé, étranger à la bande dessinée numérique et directement imité de la BD papier et même de la BD de presse. Internet n’a-t-il pas été défini par Scott McCloud, premier théoricien de la bande dessinée numérique, comme une « toile infinie » par laquelle une simple bande dessinée peut acquérir des dimensions spectaculaires, que ce soit par le scrolling des pages, ou par les hyperliens ? Dès lors, un simple strip en trois ou quatre cases est un bien maigre format pour les innovations potentielles. On peut ajouter à cela que le strip est une esthétique relativement rare dans la bande dessinée contemporaine qui a vu le triomphe de l’album.
Pourtant, le format strip va se développer dans une quantité assez importante, en particulier pour la bande dessinée numérique humoristique. Dans le domaine français, l’un des comic strips plus connus est sûrement Lapin, de Phiip qui, rappelons-le, dure sans interruption, à un rythme quasi quotidien, depuis avril 2001. D’autres dessinateurs en ligne se sont emparés du strip : Wandrille, Fred Noens, Soph (Chef Magic), Wayne (Foetus et Foetus), Paka ou enfin Navo et sa fameuse Bande pas dessinée qui joue énormément sur les codes graphiques du médium. La liste est très loin d’être exhaustive. On remarque au passage que les webcomics strip ont souvent une durée de vie plus longue et impressionnent par la quantité. Mieux encore, beaucoup de ces strips humoristiques emploient une esthétique minimaliste (bonhomme-patate, trait lâché, noir et blanc) dont on peut pointer une double origine : les évolutions récentes et réussies de ce genre particulier (chez Lewis Trondheim et Ibn Al Rabin, notamment) et le tropisme amateur de la bande dessinée numérique. Le strip a aussi su profiter du fait que la bande dessinée numérique réinjectait dans la lecture de bande dessinée une forme de régularité : on allume à date fixe son ordinateur pour lire les derniers strips parus. Déjà rodé, esthétiquement parlant, aux artifices de la lecture feuilletonnesque qui sait instaurer une connivence avec le lecteur allant jusqu’à l’addiction du rendez-vous régulier, il a trouvé là une niche idéale. Les internautes ont été friands d’une forme brève qui évite de rester des heures devant l’ordinateur mais induit une consommation plus échelonnée, pendant une pause ou dans les transports, par exemple. Enfin, dernière remarque : la présence du format strip dans la bande dessinée numérique a fini par croiser le chemin de la lecture sur smartphone : petit format et d’une lecture rapide, il s’adapte bien à ce mode de consommation. L’entreprise Avecomics l’a très bien compris en lançant en 2010 Bludzee de Lewis Trondheim : des gags courts en trois cases dont le format est spécifiquement étudié pour smartphone.

Ce qu’il faut surtout retenir, c’est que le format strip n’est dès lors plus utilisé pour des contraintes de mise en page, mais pour l’esthétique qui le sous-tend : lecture feuilletonnesque et rapide, gag et suspens… Avec Sans emploi, on comprend aussi ce que les nouveaux modes de la bande dessinée numérique apporte au strip : ils permettent de combiner ce format traditionnel à d’autres formats ou à d’autres actes de lecture. C’est ce que fait Jibé quand il passe du strip à la planche lors des saisons 3 et 6. En ligne, le rythme de lecture du strip, contraint dans un journal papier où la lecture est périodique, est en mesure de s’intégrer à des constructions narratives, à la manière des « Japan facts » de la saison 6, strips au milieu d’un ensemble de planches, où l’emploi spécifique du format devient la marque d’un changement de registre (on passe d’une « aventure » à suspens à des anecdotes exotiques et comiques). D’autre part, l’accès aux archives des strips permet au lecteur qui les lirait tous à la suite de prendre conscience de l’étendue de l’intrigue. Nous revenons bien à l’enrichissement de cette toile infinie qui se nourrit de l’hétérogénéité des formats et des supports.
Cette réflexion sur l’esthétique du strip dans la bande dessinée numérique, menée ici à grands traits et à grands coups d’approximations, mériterait d’être étudiée plus en détail… Enfin, voici lancée une bouteille à la mer !

Pour en savoir plus :
Sans emploi, Editions Marabout, 2010
Le site professionnel de Jibé
Le blog bd de Jibé, Sans emploi
L’agrégateur de blogs bd Petit Format

Parcours de blogueurs : Davy Mourier

C’est incidemment que Davy Mourier, bien connu du monde des geeks (les vrais, pas ceux qui le sont devenus avec la mode), se transforme en dessinateur de bande dessinée. Le temps de quelques webcomics et de quelques albums. Et pourtant, s’il mérite une place dans nos « Parcours de blogueurs », c’est bien que son travail n’est pas si anodin que ça…

Davy Mourier l’homme orchestre du XXIe siècle

Davy Mourier joue Régis-Robert dans Nerdz : le troisième en partant de la gauche


Il était une époque (les années 1970-1980) où la bande dessinée flirtait allègrement avec la musique, et tout particulièrement avec le rock. Et de nombreux spécialistes du rock en devenaient spécialistes de bande dessinée voire scénaristes quand le coeur leur en disait, tels que Jean-Pierre Dionnet ou Philippe Manoeuvre. S’il y a un phénomène clairement parallèle à l’émergence de la bande dessinée numérique, c’est sa collusion avec les univers du jeu vidéo et de l’informatique, qui a amené des spécialistes du jeu vidéo, des amateurs de culture web, des informaticiens, à s’intéresser de près à la bande dessinée, comme auteur, critique ou éditeur (Kek, Julien Falgas…). Cette rencontre a notamment pu se faire par une certaine culture « geek » qui mêle bande dessinée et création numérique. Vous voyez où je veux en venir : Davy Mourier fait partie de ses spécialistes hommes-orchestres, aussi bien passionné de bande dessinée que de jeux vidéo, et également de production vidéo.
C’est d’abord dans ce domaine que Davy Mourier se fait connaître sur la scène culturelle. En 2000 il fonde avec Didier Richard et Rémy Argaud le collectif « Une case en moins » dont les activités se partagent entre la vidéo, la vente de bandes dessinées et l’animation dans des salons de manga. Au milieu des années 2000, lorsque Sébastien Ruchet et Alexandre Pilot décide de créer une chaîne dédiée aux passions variées de la culture « geek », le collectif de Davy Mourier apparaît comme l’interlocuteur idéal. C’est la création de Nolife en 2007, chaîne du cable dont Davy Mourier va devenir un des principaux animateurs, réalisateurs et producteurs, et ce dès son lancement. Il anime en particulier 101%, émission quotidienne, et, dès 2008, il décide de se consacrer entièrement à la chaîne. Le collectif « Une case en moins » est en tremplin idéal : c’est à travers lui qu’il imagine en 2007 pour Nolife une série qui va vite devenir culte : Nerdz. Il y détourne les codes habituels des sitcoms télévisés (la vie quotidienne d’une bande de colocataires) en les transposant dans le monde des geeks, avec des personnages de « nolife » rivés sur leur console de jeu et refusant toute vie sociale. Série habile et hilarante, composée d’épisodes courts d’environ cinq minutes, elle est, à partir de 2008, diffusée en ligne en même temps que sur la chaîne Nolife. Davy Mourier y joue lui-même un personnage de crétin appelé Régis-Robert. Les trois autres personnages principaux sont incarnés par d’autres complices récurrents : Mr Poulpe, Didier Richard et Maelys Ricordeau (http://nerdz.over-blog.net/).
Il conçoit et anime d’autres émissions qui sont, pour la plupart, diffusés à la fois sur son blog et à la télévision, sur Nolife et sur GONG. J’irais loler sur vos tombes est un magazine culturel sur la création en matière de jeu vidéo, de bande dessinée, de culture numérique. Roadstrip est une émission spécialisée dans la bande dessinée, faites d’interviews et de chroniques d’albums. N’oublions pas qu’elle est, avec Un monde de bulles sur PublicSénat une des rares émissions consacrées à la bande dessinée. Toutes ses émissions reprennent en effet les canons de la télévision, mais s’en éloignent par les modes de diffusion.
Enfin, on retrouve Davy Mourier chez le principal représentant de la culture japonaise en France, l’entreprise Ankama, fondée en 2001 à Roubaix, qui mêle services web, jeu vidéo (Dofus en 2004), animation et bande dessinée. Davy Mourier scénarise plusieurs épisodes de la série animée Wakfu, déclinaison de l’univers du célèbre MMORPG Dofus. En matière de bande dessinée, Ankama est l’éditeur du webcomics Maliki du dessinateur Souillon, ainsi que des productions sortis du forum de graphistes CaféSalé. Son lien avec la production de bande dessinée en ligne est dont très fort.

Par ses diverses activités de producteur, animateur et acteur télé, Davy Mourier s’est affirmé comme un des piliers de la culture « geek » qui connaît une traduction en matière de création et une médiatisation de plus en plus en importante à la fin des années 2000. Cette culture, riche par ses thèmes et variée dans ses supports, dont la définition demeure tout de même très fluctuante, met en avant tout un pan de la production artistique, qui croise la bande dessinée, l’animation, la télévision et la vidéo, le jeu vidéo, l’informatique, le jeu de rôle, le cinéma de genre et la culture japonaise. Cette culture à ses codes, ses références, et est portée par toute une génération d’adultes dont l’enfance et l’adolescence se sont déroulées pendant les deux dernières décennies du XXe siècle. La culture japonaise, très marquée par la convergence entre les supports modernes (vidéo, animation, jeu vidéo, bande dessinée), est un des moteurs, mais pas le seul, de la culture geek. Ce dernier point explique le tropisme générationnel : la culture japonaise fait son apparition en France dans les années 1980 et marque profondément des générations de spectateurs. La chaîne Nolife est un des principaux espaces d’expression et de dialogue de la culture geek, mais la libre diffusion en ligne en est également une caractéristique. Le potentiel de création et de distribution d’Internet est parfaitement investi par Davy Mourier qui a conquis un public avec son blog « Badstrip », mais aussi par ses collègues. Ainsi, la série Nerdz possède une extension uniquement disponible sur Internet par un vidéoblog du personnage principal, Darkangel64, qui complète les épisodes principaux.

Strips et dessins d’un « geek dépressif »


Même si on aurait tort de les réduire à cet aspect, les strips dessinés de Davy Mourier sont une des incarnations possibles de la culture geek, dont on retrouve quelques thèmes. Celui que Davy préfère est sans doute la nostalgie de l’enfance, mais j’y reviendrai à propos de son dernier album, 41 euros pour une poignée de psychotropes. Davy commence à publier des dessins sur Badstrip en 2006. Les histoires qu’il réalise déclinent l’usage fréquent des blogs bd : le journal personnel mettant en scène un avatar dessiné. Pour Davy, le blog est une manière de défouloir par lequel il peut exprimer ses névroses personnelles, et ses états d’âmes les plus sombres.
Il est inattendu mais agréable et juste de constater ce que donne la fusion entre l’esprit geek, trop souvent cantonné à son côté bouffon et farcesque, et une émotivité à fleur de peau. Les strips de Davy Mourier, loin des préoccupations superficielles d’autres blogs bd, s’enfoncent profondément dans l’inconscient et la psychologie de leur auteur, l’interaction avec le public, via les commentaires, établissant un rapport spécifique à la mise à nu d’inspiration autobiographique. La culture geek n’est pas abandonnée à cette occasion ; au contraire, l’impossibilité à grandir, la difficulté des relations amoureuses sont des thèmes qui en font tout autant partie.

Trois séries sont développées sur Badstrip par des épisodes réguliers. Il était une fois une fille que j’ai rencontré deux fois est diffusée à partir de 2006. Elle mêle plusieurs techniques graphiques et raconte une histoire d’amitié et d’amour entre l’avatar graphique de Davy Mourier et une fille qu’il a rencontrée sur Internet à l’époque lointaine des premiers chats. Pour son auteur, Il était une fois… exploite, tant par son thème principal (les amitiés nourries par Internet) que par les techniques utilisés (photo numérique, dessin par ordinateur) et bien sûr par sa diffusion, une création entièrement fille de l’ère Internet et des émotions qui peuvent y naître et s’y développer. Il a ainsi déclaré lors d’une interview donnée au Festiblog 2009 : « Cette bande-dessinée est là pour contredire les gens arriérés  qui ont peur du virtuel… ».
Avec Papa, maman, une maladie et moi, Davy Mourier rentre plus précisément dans l’autobiographie (2007). Il s’intéresse cette fois à son rapport aux parents, et plus précisément à la maladie de son père. Enfin, Mouarf, journal intime d’un geek depressif est un étrange objet graphique : sous couvert d’illustrer les mésaventures d’un personnage de bande dessinée minimaliste, Davy Mourier explore plus avant les possibilités de la veine introspective. Il y mène quelques expérimentations graphiques, quelques amusantes mises en abyme qui montre ses progrès en matière d’expression graphique.
Les deux premières séries de strips seront publiées dans un même album aux éditions Adalie en 2009, et la troisième séparement, toujours chez Adalie. Il s’agit des premiers albums publiés par Davy Mourier. On peut lire certaines de ses créations ailleurs : il scénarise des histoires pour la dessinatrice et blogueuse Mélaka dans le célèbre et inusable Psikopat. Quelques unes de ses bandes dessinées sont aussi éditées et lisibles gratuitement sur le site de l’éditeur en ligne Manolosanctis : Préhistogeek, dessiné, justement, par Mélaka, Humour de geek et Histoire(s) de fille(s).

Dans ses vidéos comme dans ses bandes dessinées, Davy Mourier oscille toujours doucement entre et humour franc et une élégante émotion face à la vie. J’aurais même tendance à dire pompeusement qu’il incarne la face névrosée de la culture geek, celle qui revient sur ses défauts, sur son inadaptation au monde et à la vie. Une constante que l’on retrouve dans un chouette dernier album lui aussi venu du blog, 41 euros pour une poignée de psychotropes.

Nostalgie et psychanalyse


41 euros est édité en association entre Adalie, éditeur traditionnel de Davy Mourier, et Ankama, pour qui il travaille par ailleurs. Une fois de plus, l’origine de l’album se trouve par des dessins publiés sur le blog : des strips courts et percutants dans lesquels Davy Mourier se dessine dans des séances de psychanalyse. Si l’humour domine dans la série, il la réutilise dans un aboutissement du travail introspectif commencé en 2007.
Le récit de base qui est à l’origine de l’album pourrait ressembler à n’importe quelle histoire d’amour classiquement narrée sur un blog bd à tendance sentimentale. Après avoir rompu avec « elle » (on ne saura jamais son prénom), Davy Mourier rentre dans une profonde phase de dépression et entreprend de revenir sur « ce qui a merdé » et d’entamer une psychanalyse chez un spécialiste. Histoire banale, certes, mais il n’entreprend pas de nous la raconter selon un fil suivi et chronologique, ce qui serait par trop banal et attendu. Là est le premier effort de Davy Mourier qui, d’emblée, par la forme de son récit, se situe au-delà du simple témoignage autobiographique. 41 euros est principalement constitué de séquences successives tournant toutes autour du même sujet : qu’est-ce qui a merdé dans la tête de Davy Mourier, mais y répondant selon des biais différents et, surtout, selon des formes différentes. L’auto-apitoiement, qui reste un critère dominant de l’album et de sa gestation, s’en trouve en quelque sorte embelli, l’album se définissant d’emblée comme les traces d’une recherche sur « les origines du mal ».
L’une des séquences est la suite de stripŝ qui, publiée sur le blog, donne son titre à l’album. Dans ces strips se retrouvent quelques unes des caractéristiques d’autres travaux de Davy Mourier : le minimalisme graphique (les strips jouent sur une suite de plans identiques), l’emploi de photos retouchées, l’équilibre permanent et indécis entre l’humour et le drame. Ces séquences sont encore très traditionnelles : de simples strips courts comme on en voit tant. Mais autour d’eux, le long des pages de l’album, vont graviter une multitude d’autres séquences : des collages, des polaroïds, du texte illustré, des images qui se suffisent à elles-mêmes. Les collages et photos deviennent l’expression la plus directe des souvenirs, la trace laissée quelque part. Elles expriment le malaise de l’auteur : les difficultés d’une rupture qui transforme l’être aimé en obsession, les questionnements sans fin du dépressif, la remontée vers l’enfance… L’originalité formelle parvient à être généralement autre chose qu’un simple artifice : il faut la considérer comme le travail d’un auteur qui, dans son métier, est déjà un homme-orchestre habitué à passer d’une forme d’expression à une autre. Dans ce dernier album, Davy assume plus qu’ailleurs cet aspect multisupport en produisant un album de bande dessinée d’allure peu ordinaire.
Peut-être parce qu’il utilise des formes directes d’expression plutôt qu’une narration construite et logique, Davy Mourier rend très présent son mal-être psychologique au lecteur de 41 euros. Il touche là où ça fait mal, pour lui et pour le lecteur qui reconnaîtra, au détour de certaines pages, des moments et des pensées qu’il a lui-même vécu et conçu. On retrouve chez lui une manière d’entrer dans les profondeurs de ses pensées et la violence de sa relation à l’autre qui, avec des moyens et des thèmes totalement différents, peut faire penser au travail autobiographique de Fabrice Neaud ou de Mattt Konture dont je parlais récemment. A côté de ça, Davy Mourier maîtrise de mieux en mieux le trait simple mais nerveux qu’il s’est approprié au fil du blog.

L’une des réponses apportées par 41 euros aux questionnements métaphysiques de Davy Mourier est l’impossibilité à atteindre l’âge adulte. Elle nous intéresserait bien peu si l’auteur n’en profitait pas pour déranger un peu quelques codes graphiques et narratifs propre au récit d’enfance dessiné. C’est dans les premières pages qu’il nous présente son enfance et son adolescence : celles d’un gamin somme toute ordinaire des années 1980 : Récré A2, BD, jeu vidéo, Ulysse 31, Goldorak… L’effet de réel est donné par des collages de « vrais objets » de l’enfance, comme des stickers, des cartes scolaires, des emballages de malabars. Davy Mourier s’engage dans une sorte de fouille archéologique de laquelle il ressort ses vieilleries. 41 euros est lui-même pensé dans cette idée d’ancrage dans l’enfance puisqu’il prend l’apparence d’un carnet d’écolier à spirales. Le style graphique de Davy imite même parfois des dessins de marge, entre les cours, par l’emploi du stylo bille et son côté inachevé.
L’obsession de l’enfance n’est pas un élément innocent dans la culture geek qu’incarne Davy Mourier. Il y a bien, à la base, une forme de nostalgie de toute une culture de l’enfance que l’on cherche à redéplacer et réexploiter dans le monde adulte : les jeux vidéos, la télévision. Ainsi Davy se présente-t-il comme un petit garçon qui voulait faire « de la TV et des BD » et qui y est parvenu… mais qui trouve maintenant que « le monde des adultes ne me convient pas ! ».
Là où Davy prend le contrepied des clichés habituellement accolés à la culture geek, c’est dans l’usage qu’il donne de cette nostalgie de l’enfance. Elle n’est pas une simple régression comique, un cliché de « l’adulscent » atteint du « syndrôme de Peter Pan ». Elle se présente à la fois en positif et en négatif. Positif en tant qu’incroyable réservoir à imaginaire : les images de Davy Mourier sont nourries de références très générationnelles qu’il transforme dans le cours du récit. Négatif car la contrepartie de rester un enfant semble être de se laisser poursuivre par de multiples fantômes, et de ne jamais vivre comme tout le monde.

Pour en savoir plus :
Il était une fois une fille que j’ai rencontré deux fois / Maman, Papa, une maladie et moi, Éditions Adalie, 2009
Mouarf – Journal Intime d’un Geek dépressif, Éditions Adalie, 2009
41 euros, pour une poignée de psychotropes, Éditions Adalie, Ankama Éditions, 2011
Le blog de Davy Mourier, Badstrip
Le site de Nerdz, et un vieil article, mais complet, du Culture’s pub sur le sujet.
Sur la culture geek, que je n’ai pas vraiment détaillé ici alors que j’aurais pu, il ne faut pas manquer le blog « Culture de masse, culture de genre, culture geek » de David Peyron, un doctorant en sociologie qui travaille sur la culture geek et qui donne sur le sujet de très enrichissantes réflexions.

Bouquet de bandes dessinées en ligne (2)

Depuis mon dernier article où je proposais à mon lectorat curieux et insatiable quelques trésors glanés ça et là sur la toile, le paysage de la bande dessinée numérique a quelque peu changé. Souvenez-vous, c’était il y a presque un an, en mars 2010. Izneo n’était pas encore arrivé avec ses gros sabots et ses bandes dessinées au kilo, la bédénovela Les autres gens venait tout juste de démarrer et Manolosanctis passait encore pour un petit éditeur.
L’idée d’un petit guide sélectif, tout subjectif soit-il, est on ne peut plus nécessaire dans le foisonnement actuel, certes encore bien maigre face au marché papier. Je vous propose donc un parcours à travers trois sites proposant des webcomics en lecture gratuite, à vous d’y trouver ce que vous cherchez. Et j’en profiterai pour signaler les quelques changements chez certains acteurs du domaine.

Les pionniers de Webcomics.fr toujours en lice (http://www.webcomics.fr/)
Le site Webcomics existe depuis 2007 (ce qui est déjà vieux à l’échelle de la bande dessinée numérique !), mais trouve ses origines dès 2002 avec Abdel-INN, un projet d’annuaires de bandes dessinées numériques lancé par Julien Falgas, qui sera donc à l’origine de Webcomics.fr, rejoint ensuite par Julien Portalier, Marc Lataste et Pierre Matterne. Il s’agit d’un portail d’hébergement de webcomics qui mise sur l’auto-édition. Pas de ligne éditoriale, donc, mais plutôt une liberté donné aux auteurs, aussi amateurs soit-il, puisque n’importe qui est libre d’y publier son travail, dès lors protégé par une licence Creative Commons. Le site sert souvent de plate-forme publique pour diffuser plus largement des webcomics à la diffusion confidentielle, sur blogs et autres supports privés. Il s’est affirmé, à l’instar de GrandPapier, du portail Lapin ou de 30joursdebd, comme l’une des plate-formes d’hébergement les plus dynamiques, incluant un forum et un système de commentaires.
Depuis sa création, quelques changements sont intervenus. Un partenariat a été mis en place avec TheBookEdition pour permettre aux auteurs du site d’auto-éditer, sur une collection dédiée, leur album papier (TheBookEdition étant un organisme d’auto-édition à la demande se chargeant de l’impression, de la vente en ligne et de la gestion des droits d’auteur). De plus, une refonte du site est prévue pour les mois à venir (une opération que je tâcherais de suivre avec attention !) pour lui ajouter des évolutions techniques. Un appel aux dons a été lancé il y a peu pour faciliter cette opération et permettre au site de continuer à aider la création en ligne.
Modèle économique du don, gratuité d’accès, liberté de diffusion, encouragement à l’auto-édition, Webcomics.fr se situe bien loin d’un modèle de diffusion standard et applique à la bande dessinée numérique certain codes éthiques et économiques de l’esprit du logiciel libre qui se développe au moins depuis la fin des années 1990. Système basé sur la libre circulation des idées, l’affranchissement partiel de la loi du marché et une interprétation très souple du droit d’auteur comme contrat de confiance entre le créateur et l’utilisateur, l’idéal du « libre » se distingue nettement des modes traditionnels de consommation de la culture. Webcomics.fr vient reconnaître et favoriser l’existence d’une pratique amateure de bande dessinée en ligne par un outil de publication simple à utiliser, parfois comme un premier pas vers une pratique professionnelle. Il ne se situe pas contre la pratique professionnelle ou l’édition papier, mais « à côté ».

Venons-en au vif du sujet : les bandes dessinées. Une petite sélection personnelle que je soumets à votre temps libre :
– Wayne, créateur très actif de bande dessinée numérique humoristique (ayant publié un album aux Editions Lapin), est l’auteur du strip Cadavre et cadavre. Un dialogue fort drôle entre deux macchabés frères jumeaux, qui fait suite à un autre strip du même auteur, Foetus et foetus. On ne dira jamais assez combien la bande dessinée numérique a encouragé le format du strip régulier. Pour lire encore plus de récits par Wayne, un détour par son blog, « Bière, BD et maladies mentales » est la meilleure des idées.
– Eusèbe est un auteur au trait virtuose, coutumier d’un réalisme du détail et amateur, parfois, d’un registre animalier hyperréaliste qui peut rappeler Blacksad ou De cape et de crocs. Outre la mise en ligne d’extraits de certains de ses albums papier, comme La Rose et l’Aigle, avec Bruno Césard au scénario, on s’arrêtera avec plaisir sur Hot Dog, un récit complet scénarisé par Frédéric Mercier dans un univers d’anticipation où des animaux doués d’intelligences traquent le « dernier homme ».
– Gedaye n’a publié qu’un seul webcomic sur le site, Company Victory, mais celui-ci détonne tant par son style que par son rythme narratif rapide et efficace. Un récit de guerre froide totale, élégamment violent et suffisamment original ; encore en cours de parution.
– Le prolixe Monsieur To, habitué de Webcomics.fr, mais aussi de Manolosanctis (voire plus bas) est l’auteur, entre autre chose, d’Etat des lieux, qui s’inscrit dans la tendance forte de l’autofiction de la dernière décennie, avec plus de nuances et de recherches que d’autres productions identiques que l’on trouve sur Internet (ou ailleurs), et un trait des plus élégants.
Le paradoxe de Fermi de Jean-Baptiste Crocodile vaut surtout par sa technique étonnante : l’auteur utilise un logiciel d’animation en images de synthèse qui lui autorise un hypperéalisme photographique vraiment surprenant, proche de l’esthétique des jeux vidéos. Proche aussi par son thème de certains jeux vidéos de ces dernières années, puisqu’il s’agit d’un récit post-apocalyptique qui réunit quatre femmes (à la plastique inévitablement avantageuse) luttant contre « une théocratie obscurantiste ». Ce n’est pas dénué de clichés et de retournements téléphonés, mais les fans du genre ne manqueront pas. Là aussi, un récit complet.

Agora, le nouveau projet de Manolosanctis

Ce qui passait, il y a un an, pour une petite maison d’édition en ligne à tendance communautaire est en train de prendre une ampleur nouvelle. Mon interprétation personnelle est que Manolosanctis s’écarte progressivement de la voie amateure jusque là largement majoritaire dans la création en ligne pour se donner une image résolument professionnelle et une solidité commerciale. Les albums papier se multiplient, et par conséquent la présence en librairie. Les éditeurs de Manolosanctis ont parfaitement compris la logique marketing qu’il y a à ne jamais cesser de faire des « coups » commerciaux pour entretenir la publicité et accroître sa visibilité. D’où, récemment, la mise en ligne d’une bande dessinée d’après le film True grit des frères Coen, avant même la sortie de ce dernier (et « en association avec Paramount », s’il vous plait) qui est déjà annoncé partout comme un succès en salles. Bon, l’essentiel est qu’on trouve encore sur Manolosanctis d’excellentes bandes dessinées et qu’elle continue de faire découvrir des auteurs de qualité, comme Thomas Gilbert qui en est au second volume de sa série Oklahoma Boy, ou encore Renart, autre habitué du site.
Le dernier grand projet de création lancé par Manolosanctis est Agora. Les éditeurs réitèrent ici le principe des « concours » avec parrainage qu’ils ont déjà expérimentés à deux reprises : à l’hiver 2009 avec Phantasmes, parrainés par Pénélope Jolicoeur et durant l’année 2010 avec 13m28, parrainé par Raphaël B. Signe des temps, ce n’est plus un blogueur bd qui prend le relais pour le troisième concours mais Thomas Cadène, créateur et scénariste de la bédénovela numérique Les autres gens. (Au passage, pour ceux qui ne le sauraient pas : Les autres gens a cédé à l’appel du papier et publie un recueil des premiers épisodes chez Dupuis prochainement.) Paradoxalement, cela signifie que Thomas Cadène a réussi son pari de rendre viable et intéressant financièrement un projet entièrement numérique payant. Bref.
Je rappelle ici le principe du concours Agora, qui est le même que pour 13m28. Thomas Cadène a dessiné seize pages d’une histoire alléchante où il exploite son goût pour le croisement du fantastique et du quotidien. Dans un futur proche, la planète Terre est recouverte à un cinquième de sa surface par une étrange et informe masse rouge qui semble vivante. Elle provoque chez les populations des paniques et change définitivement, quoiqu’imperceptiblement, la vie des êtres humains. 16 pages de Thomas Cadène, dont on connaît l’art d’invention de profils psychologiques de personnages variés, fixent les lignes principales d’une intrigue dont les auteurs de Manolosanctis et autres participants sont invités à s’emparer. La caractéristique de Manolosanctis est d’être un éditeur « communautaire », c’est-à-dire qui utilise les forces vives d’une communauté d’internautes, du dessinateur au lecteur en passant par le scénariste (tant au niveau de la création qu’au niveau de la ligne éditoriale). Le tout étant sous-tendu par un système de forum, d’activation des réseaux sociaux, et de commentaires. Plusieurs épisodes se sont donc mis à naître spontanément à partir de l’intrigue principale de Thomas Cadène, pour l’essentiel par des auteurs débutants. Il n’y a pas de règles fixes tant qu’un rapport est établi avec l’épisode-mère : les épisodes-filles peuvent se dérouler après ou avant, emprunter les personnages existant ou en inventer des nouveaux, et bien sûr, aucune contrainte stylistique n’existe véritablement. D’autre part, les auteurs sont encouragés à faire correspondre leurs épisodes (s’emprunter des personnages, des situations, etc.) pour obtenir, au final, une trame cohérente et un album prévu pour septembre 2011. La proposition de Thomas Cadène appelle toute sorte de scénarios, du contemplatif au plus aventuresque, voire à l’humoristique. Déjà, 13m28, qui utilisait les mêmes principes, avait démontré la variété des idées qui pouvait naître de ce type de projet collaboratif. Les projets individuels d’épisodes sont mis en ligne au fur et à mesure de leur réalisation et le lecteur a parfois accès à de délicieux étapes de croquis préparatoires, ainsi qu’aux discussions sur le scénario via le forum, par exemple.
Pour lire les épisodes du projet Agora : http://www.manolosanctis.com/contests/vivre-dessous
L’intérêt esthétique de ce concours est d’exploiter le potentiel créatif d’une communauté web dans son ensemble, afin d’exploser les possibilités scénaristiques et narratives de la bande dessinée. On en revient à la définition de « toile infinie » qui caractérise la bande dessinée numérique selon Scott McCloud. Internet démultiplierait les possibilités de la bande dessinée. Pas forcément individuellemment : la plupart des épisodes sont bons, mais sans trop d’originalités, mais plutôt sur la longueur. Agora concrétise et amplifie des principes scénaristiques jouant sur la gestion parallèles d’intrigues variées au sein d’une « série » aux ramifications potentiellement infinies, principes mis en oeuvre par exemple dans la série Donjon et ses multiples époques, ses multiples intrigues, ses multiples personnages. Internet devient alors une caisse de résonance très efficace. Le concours Agora, lancé lors du festival d’Angoulême, prend fin à la fin du mois de mars.

8comix, ou le plaisir du feuilleton

L’un des effets les plus généralisés de l’émergence du numérique sur la lecture de bande dessinée a été le grand retour d’un plaisir feuilletonnesque que la perte de vitesse des périodiques de bande dessinée avait quelque peu fait oublier dans les décennies précédentes. Je ne vais pas revenir là-dessus dans le détail, mais les années 1990 avaient été caractérisées par un net retournement de situation éditoriale, où le support de base pour lire de la bande dessinée n’était plus la revue mais l’album, et que, corrolairement, le rythme de lecture dominant n’étant plus la périodicité (avec ses suspens et ses aventures à suivre) mais le récit complet.
Que le numérique ait permis le retour de la lecture feuilletonnesque en bande dessinée est une évidence : tant les dessinateurs de webcomics que ceux de blogs bd ne livrent pas à leurs lecteurs un produit fini et entier, mais des épisodes à suivre, parfois sur le fil de l’improvisation, recréant ce lien particulier du « rendez-vous » de lecture qui avait fait le succès des périodiques de bande dessinée dès les années 1930. Déjà, début 2010, le projet de Thomas Cadène Les autres gens avait repris cette idée que la diffusion de contenus sur Internet fonctionnant selon le principe de la mise à jour (favorisé, entre autre, par la généralisation des flux RSS qui informent l’internaute des parutions au fur et à mesure), l’une des richesses que le numérique pouvait apporter à la bande dessinée était ce fameux retour à une pratique de lecture quelque peu oublié et qui avait pourtant fleuri dans les années 1950-1970 en France et dominait la narration des séries télé : l’épisode quotidien. 8comix se base sur une idée semblable. Contrairement à beaucoup d’expériences de lecture numérique, la proximité avec le papier a été nettement privilégiée par l’utilisation d’un format « blog » : une succession verticale de planches/épisodes sans logiciel de lecture case par case, sans clics de la part du lecteur comme on trouve chez Manolosanctis sus-cité, ou encore Les autres gens.
8comix est avant tout un projet d’auteurs professionnels « papier ». Il s’agit au départ de l’initiative de 8 auteurs (rejoint depuis par trois autres) ayant créé fin janvier une plate-forme de diffusion en ligne gratuitement accessible. Chacun des auteurs l’utilise comme bon lui semble. Certains s’en serve comme d’une plate-forme de pré ou post-publication pour des albums prévus pour le papier, déjà sortis ou encore à sortir. D’autres y menent des expériences de créations inédites.
– C’est le cas de Efix qui profite de 8comix pour livrer une histoire plus personnelle que ses albums papier puisqu’il se lance dans une auto-psychanalyse délirante intitulée Anarchie dans la colle. Si le propos reste relativement classique, parfois un peu trop décousu, on sent bien que le numérique a libéré l’auteur du format de la page et lui a permis de faire exploser quelques codes : enchaînements rapides et très libres, ajouts de photographies, mélange de dessin et de texte typographié… Reste à voir les méandres que va prendre ce récit personnel.
– C’est le cas aussi d’Alfred et Cyril Pedrosa qui travaillent sur un strip hebdomadaire, José, l’histoire d’un petit extraterrestre complétement débile qui a pour mission de diffuser l’amour sur Terre.
– Et donc je vous parlais d’auteurs qui utilisent 8comix pour pré ou post-publier leurs albums papier. Si j’étais d’abord sceptique face à cette idée, je l’ai testée avec L’île au cent milles morts de Fabien Vehlmann, dessiné par Jason (sorti ce mois-ci chez Glénat). Le résultat est tout à fait probant, en réalité. Outre l’argument financier (l’accès gratuit et illimité sur le site), lire cet album en ligne permet de revenir à ce plaisir feuilletonnesque que j’évoquais au début. C’est un nouvel épisode de six pages qui est publié chaque semaine, et le « rendez-vous » fonctionne.bien. Il faut dire qu l’histoire de Vehlmann s’y prête bien. Il nous propose une sorte de remake onirique de L’île au trésor de Stevenson : une jeune fille, Gweny, trouve un jour une bouteille contenant la carte menant à un trésor. Or, il s’agit de la même carte que son père a suivi il y a cinq ans ; il n’est jamais revenu. Gweny décide de faire appel à une bande de pirates pour atteindre l’île. Le scénario est plein de surprises, car on découvre bien vite que cette bouteille à la mer n’est qu’un piège fomenté par une étrange confrérie. Le feuilleton, évidemment, se nourrit très bien de l’aventure façon récit de pirate. Et le style de Jason, posé et méditatif, s’avère finalement être un très bon moteur à suspens, tout en amplifiant les côtés surréalistes du scénario.
– Dernière bonne pioche dans 8comix : Babel de Gess. Une histoire de tueur à gages de la Belle Epoque siècle avec une esthétique de gravure à l’ancienne et une belle densité littéraire. La publication n’est que bimensuelle, mais toutes les semaines est publié un « intermède » amusant aux allures de faits divers fantastique, ou de légende gothique, dans l’esprit de la série. Une façon de ne pas perdre le contact avec le lecteur, et de s’évader un peu hors de l’intrigue principale.
On suivra le blog d’8comix pour rester informé des nouveautés (http://blog.8comix.fr/). 8comix essaye ainsi, par la diffusion en ligne, de créer des rapports de lecture différents. On est plus ici dans une réflexion sur le potentiel de diffusion ouvert par Internet pour la bande dessinée que sur son potentiel de création. Mais, déjà, les mentalités changent, les idées progressent, les expériences se multiplient, et le numérique trouve sa place face, ou en complémentarité avec le papier.

(2) Bande dessinée et figuration narrative : une exposition fondatrice

Après un petit tour du côté des expos de la première moitié du XXe siècle, j’en arrive à une exposition souvent considérée comme fondatrice : « Bande dessinée et figuration narrative » qui s’est tenue en 1967 au musée des Arts Décoratifs. Assez peu d’exposition de bande dessinée oublient de s’y référer en introduction comme la « première » exposition de bande dessinée ou, mieux, à « l’entrée de la bande dessinée au musée ». C’est tout naturellement que la bibliographie la concernant est relativement importante (du moins à l’échelle du sujet qui m’occupe dans cette série). Pour ceux qui ignoreraient tout de l’expo de 1967, ou ceux dont la mémoire a besoin d’être rafraîchie, je vous invite à aller consulter un article de Pierre-Laurent Daures qui en présente les principaux enjeux et qui a interrogé la scénographe de l’époque, Isabelle Coutrot-Chavarot.
De mon côté, le défi consiste donc à écrire quelque chose d’original sur le sujet plutôt que de reprendre ce qui a été écrit (ce qui n’est pas facile après Thierry Groensteen !). D’où mon choix de cet angle d’attaque plus précis : jusqu’à quel point l’expo Bande dessinée et figuration narrative est-elle fondatrice, et surtout, que fonde-t-elle vraiment ?

Le contexte de « Bande dessinée et Figuration narrative »

Lorsqu’un événement culturel est vécu comme fondateur, c’est soit qu’il est un des premiers de sa partie, soit qu’il suppose un changement tel qu’il introduit un nouveau paradigme. Faisons l’essai pour l’exposition « Bande dessinée et Figuration narrative » : qu’elle soit la première exposition de bande dessinée n’est pas complètement vrai ; mon article précédent était là pour démontrer le contraire. En revanche, il est tout à fait juste de dire qu’elle introduit deux modifications essentielles dans la conception des expositions de bande dessinée :
1. Pour la première fois, des oeuvres de bande dessinée sont exposées pendant plus d’une semaine dans l’enceinte d’un musée national. Même s’il ne s’agit pas d’un musée des Beaux-Arts, mais d’un musée des Arts décoratifs (ne s’intéressant justement pas dans ladite catégorie des « beaux-arts », mais s’attachant à des arts plus triviaux dans leur usage), ces oeuvres sont exposées dans le but d’être comparées avec des peintures (celle du mouvement qui s’est appelé « Figurative narrative »), certainement celui des Beaux-Arts le plus respecté à cette époque. Indirectement, cela implique aussi que l’Etat reconnaît une légitimité artistique, encore toute relative, à la bande dessinée.
2. Les expositions de bande dessinée cessent pour un temps d’être le fruit des auteurs eux-mêmes, qui vont être atteints par une méfiance envers l’institution muséale officielle jusqu’aux années 1990. Les années 1960 marquent le départ d’une appropriation de l’organisation d’expositions par une catégorie spécifique d’acteurs : les fans, en d’autres termes des spécialistes érudits amateurs de bande dessinée, en marge du circuit institutionnel du monde des musées, et souvent même en marge du monde de l’art. Pour plusieurs décennies (et encore maintenant, même si la situation s’est largement diversifiée), le montage d’exposition de bande dessinée va être un outil au service du discours fanique.
En effet, à l’initiative de « Bande dessinée et Figuration narrative » se trouve l’une des associations composant le fandom nostalgique de la bande dessinée : la Socerlid (Société civile d’études et de recherches sur les littératures dessinées, 1964). Cette dernière est une scission d’un groupe plus ancien, le CBD (Club des bandes dessinées, 1962, devenu CELEG en 1964), et l’exposition remplit donc deux objectifs à court et à long terme. D’une part, il s’agit de prendre de vitesse le CELEG en devenant l’association la plus active et la plus visible du grand public (de fait, l’organisation de l’exposition, qui marque le triomphe de la SOCERLID, et la fin des activités du CELEG ont simultanément lieu durant le premier semestre 1967) ; d’autre part, il s’agit d’oeuvrer pour la « légitimation » de la bande dessinée, avec comme sous-entendu que la bande dessinée est injustement méprisée. Je verrais plus loin si ces deux objectifs ont pu être remplis.

Quelques remarques sur ces deux évolutions : il faut, comme toujours, les replacer dans leur contexte. Les années 1960 voit l’émergence d’une bédéphilie extrêmement militante dont l’objectif est à la fois de discuter entre soi de son amour pour la bande dessinée, et de le faire partager au reste de la société. La Socerlid est issue d’une branche de la bédéphilie qui s’est organisée en des structures associatives et des revues (et qui possède donc les moyens de monter une exposition et rédiger un catalogue). Elle privilégie une lecture nostalgique du medium, essentiellement tournée vers la bande dessinée américaine des années 1930 (de ce qu’ils appellent « l’âge d’or » et qu’ils situent entre 1934, naissance du Journal de Mickey en France, et 1942, interdiction de l’importation de bandes américaines). Même au niveau de la création contemporaine, les membres de la Socerlid s’intéressent essentiellement à la bande dessinée pour enfants : André Franquin plutôt que Jean-Claude Forest, Tintin plutôt que Hara-Kiri. L’exposition est à l’image de l’association, privilégiant le domaine américain (Thierry Groensteen a abondamment développé au sujet des erreurs d’appréciation de la bédéphilie nostalgique, je vous renvoie donc à la bibliographie en bas de l’article).
Autre chose : l’exposition de 1967 vient en réalité comme le climax d’une série d’expositions plus confidentielles organisées par les associations bédéphiliques comme un point fort de la lutte entre CELEG et Socerlid. En effet, là où le CELEG privilégie une approche assez simple de regroupement entre amateurs éclairés, la Socerlid s’en distingue par sa volonté « propagandiste » active, et l’exposition en est un des nouveaux moyens (à côté des réunions, des publications critiques et des rééditions, modes d’expression déjà introduits par le CELEG dans le champ de la bédéphilie), amplement plus visible et médiatique. Trois expositions seront organisées par la Socerlid : « 10 millions d’images, l’âge d’or » de la BD en 1965, « Burne Hogarth » et « Milton Caniff » en 1966. Les notions d’expositions et de scénographie n’était donc pas totalement inconnues des organisateurs ; Pierre Couperie, historien de formation, sera un des principaux metteurs en oeuvre de ces expositions. La Socerlid n’est pas la seule association à organiser des expositions de ce type : le Club des Amis de la Bande dessinée (branche belge du CELEG, devenue autonome), organise plusieurs expositions, dont une « Introduction à la bande dessinée belge » à la Bibliothèque Albert Ier de Bruxelles. D’autres expositions suivront : en 1974, lors du premier salon d’Angoulême, Pierre Couperie présente Le noir et blanc dans la bande dessinée.

Premier objectif : la médiatisation de la bande dessinée et de la bédéphilie nostalgique
Le résultat le plus évident et le moins contestable est que l’exposition « Bande dessinée et Figuration narrative » a donné une tribune médiatique nouvelle à la bande dessinée. Durant la seconde moitié des années 1960 se produit un mouvement qui fait passer la bande dessinée d’objet peu considéré à phénomène médiatique. L’occasion pour moi de rappeler que ce qu’on appelle généralement « passage à l’âge adulte » de la bande dessinée française (et que l’on situe, vaguement, dans cette décennie) est moins l’arrivée d’une bande dessinée adulte (qui existait déjà avant, et en grande quantité, dans la presse quotidienne) que l’arrivée sur le marché de revues entièrement composées de bandes dessinées (imitant en cela le modèle des revues pour enfants), à destination des adultes (Chouchou, Fluide Glacial, L’Echo des savanes, Métal Hurlant). Autrement dit, un transfert de modèle éditorial, qui s’accompagne naturellement d’une augmentation conséquente du nombre de dessinateurs travaillant pour le public adulte et du début de la fin du préjugé qui, dans l’inconscient collectif, accuse la bande dessinée du « péché d’infantilisme » (pour reprendre une expression de Thierry Groensteen).
L’exposition de 1967 est évidemment indissociable de ce mouvement ; il faut se souvenir qu’un autre événement sert souvent de jalon à la faveur nouvelle dont bénéficie la bande dessinée : la couverture de L’Express sur Astérix en septembre 1966 (même si on y parle davantage du phénomène économique que des qualités graphiques et narratives de la série). De nombreux articles accompagnent l’exposition, et dans une frange très large de la presse, du Figaro littéraire au Canard enchaîné. Toutefois, comme le souligne Groensteen, il faut y apporter une nuance : « A se pencher sur la revue de presse, on constate d’ailleurs que, si le nombre d’articles fut très élevé et dépassa sans doute les espérances des organisateurs (…) la tonalité des articles ne fut pas toujours des plus favorables. » (T. Groensteen, Un objet culturel non identifié, p.160). Plusieurs journalistes ne s’intéressent qu’à la partie « Figuration narrative », par exemple. Le seul critère médiatique, s’il est un indice, ne suffit pas à disqualifier l’ensemble : le retentissement de l’exposition face au grand public semble avoir été important.
La rhétorique du passage à l’âge adulte, fréquemment employée, s’accompagne aussi de celle du passage « art mineur »/ « art majeur ». Il m’intéresse précisément quand je parle d’expositions dans la mesure où la notion « d’exposition » est liée à celle de contemplation artistique, par opposition au livre de bande dessinée qui se feuillette. Les Beaux-Arts servent alors d’étalon et de modèle pour l’exposition de bande dessinée (ce d’autant plus qu’on en conclut, un peu vite, qu’on a affaire à de l’image dans les deux cas), et, dans la logique qui est celle des organisateurs de la Socerlid, exposer annoblit. Or, sur ce point précis, l’exposition « Bande dessinée et Figuration narrative » est extrêmement ambitieuse, puisqu’elle ne propose pas seulement d’exposer de la bande dessinée, elle veut aussi la comparer à des peintures.

Second objectif : la bande dessinée devient un « art majeur »

Bernard Rancillac, Où es-tu ? Que fais-tu ?, 1965 : un exemple d'utilisation de personnages de bande dessinée par les peintres de la Figuration Narrative


Reprenons : les plus savants d’entre vous auront repéré ce qu’est la Figuration narrative, et quel peut être le lien avec la bande dessinée. La Figuration narrative est un mouvement artistique, essentiellement pictural mais qui s’étendit aussi à la sculpture. Il marque, au début des années 1960, un retour au figuratif après une longue période dominée par l’abstraction et partage de nombreuses caractéristiques avec des courants contemporains comme le Pop art américain, ou avec le Nouveau réalisme français, tout en essayant aussi de se démarquer de ces deux grands aînés. La Figuration narrative ne s’affirme jamais à proprement parler comme un mouvement construit ; elle regroupe des artistes comme Bernard Rancillac, Hervé Télémaque, Eduardo Arroyo, Jacques Monory. C’est le critique d’art Gérard Gassiot-Talabot qui définit le terme et lui donne son contenu théorique. C’est aussi lui qui s’occupe de la partie « Figuration narrative » de l’exposition de 1967. La vision idéalisée de « Bande dessinée et Figuration narrative » est celle de la rencontre entre deux militantismes culturels du milieu des années 1960 : la bande dessinée en pleine « légitimation », et la Figuration narrative est en plein épanouissement après deux expositions marquantes en 1964 (« Mythologies quotidiennes » au Musée d’art moderne de la Ville de Paris) et en 1965 (« La figuration narrative dans l’art contemporain », 1965), dont Gassiot-Talabot est le metteur en oeuvre.
Voici pour la partie « Figuration narrative ». Il faut noter que, dans la catalogue de l’exposition, sur 12 chapitres, un seul traite du mouvement artistique (rédigé par Gassiot-Talabot) et ce n’est qu’au sein de ce chapitre que l’on peut lire une analyse intéressante sur les rapports entre bande dessinée et peinture qui s’attache surtout à en pointer les différences et à souligner l’ambiguité des relations qui peuvent s’établir entre les deux. Pourtant, l’objectif des membres de la Socerlid était bien d’ériger la bande dessinée en « art » par une comparaison avec la peinture contemporaine et par la présence au sein d’un musée, dans le sillage de Claude Beylie qui est le premier à avoir proposé l’appellation de « neuvième art » dans une série d’articles pour le journal Lettres et médecins en 1964. Le sous-entendu théorique de cette tentative de rapprochement entre bande dessinée et art « majeur », qui sous-tend tout le catalogue (à l’exemple d’une préface de Burne Hogarth), est que l’annoblissement du medium ne peut passer que par une élévation comme un des Beaux-Arts (idée que je jure pour ma part assez vaine et inutile). D’où la volonté de « mimer » les gestes de l’art, notamment par une exposition au musée (le lieu prend ici tout son sens : rappelons que le musée des arts décoratifs se situe dans les locaux du musée du Louvre).
Si le premier principe de l’annoblissement de la bande dessinée est la juxtaposition avec un mouvement artistique, le second est le choix d’une scénographie spécifique. Je vous renvoie là encore à mes références bibliographiques et webographiques pour plus de détails, mais je m’arrête sur quelques points. La scénographie de « Bande dessinée et Figuration narrative » (en ce qui concerne la partie bande dessinée) est réalisée par Isabelle Coutrot-Chavarot. Son objectif principal (je reprends là une analyse de Pierre-Laurent Daures) est de rompre les habitudes de lecture du public en leur montrant des cases de bande dessinée autrement, en l’occurence sous la forme d’agrandissements photographiques noir et blanc de cases jugées « remarquables ». Cette décision est à la fois liée à des contraintes matérielles (le manque de planches originales) et à une visée théorique (montrer de près la qualité du dessin et la spécificité du trait). L’agrandissement est paradoxalement vécu comme une renaturation de la case, qui serait mutilée par l’impression et la colorisation (un même argument pourra servir, plus tard, à mettre en avant la qualité de la planche originale comme objet d’exposition). Il monumentalise la case de bande dessinée. Enfin, il est aussi un autre moyen de comparer les oeuvres picturales et les oeuvres graphiques, en les mettant à la même échelle.

Je ne serais pas le premier à dire que cet objectif de mise à niveau de la bande dessinée sur la peinture a plutôt été un échec. Il est possible que nous soyons face à un malentendu. C’est ce que peut suggérer une lecture espiègle des premières phrases du chapitre rédigé par Gassiot-Talabot, qui donne l’impression de se dédire de tout lien avec la Socerlid, lui qui s’intéresse au mouvement de la Figuration narrative : « La présence de quelques tableaux dans l’exposition organisée par le Musée des Arts Décoratifs, ce chapitre même, qui termine un ouvrage consacré pour sa plus grande partie à l’histoire, à l’esthétique et à la sociologie de la bande dessinée, pourraient produire quelque confusion et prêter aux auteurs de ce livre des intentions qu’ils n’ont pas. Pour situer les raisons de cette entreprise, et les limites de ma collaboration avec les membres de la Socerlid, il faut rappeler que le problème de la Figuration narrative a fait l’objet de travaux antérieurs qui rendent inutiles un nouvel exposé théorique et une étude analytique des catégories narratives. » (p.229 du catalogue). La juxtaposition entre bande dessinée et figuration narrative apparaît encore davantage comme un mariage forcé lorsqu’on sait qu’en réalité, la partie picturale a été imposée par le conservateur du musée, François Mathey. Pour reprendre les termes de Groensteen : « Les deux parties de l’exposition constituaient deux projets distincts, arbitrairement réunis pour la circonstance. » (p.159, Un objet culturel non identifié). La transformation de la bande dessinée en art majeur est donc en grande partie rendue impure dans la mesure où une condition est mise à son entrée dans un musée, et où il y a juxtaposition plus que dialogue entre les deux parties.

Impureté de la bande dessinée considérée comme un des Beaux-Arts

Pour terminer sur un point de vue un peu plus réflexif, j’aimerais souligner le fait que mettre sur un pied d’égalité la bande dessinée américaine réaliste ou l’Ecole de Bruxelles d’un côté et la Figuration narrative de l’autre, comme le firent, un peu malgré eux, les membres de la Socerlid n’est pas sans amener un triple contresens (les deux premières remarques viennent en grande partie des réflexions de Gassiot-Talabot lui-même dans le catalogue, la troisième m’a été inspirée par les écrits plus récents de Christian Rosset).
1.La première observation est que l’usage de la narration par la Figuration narrative diffère de celle de la bande dessinée. En bande dessinée, la narration est en quelque sorte inévitable et intuitive : elle n’est jamais soulignée, sauf pour créer un effet comique de mise en abyme. Dans la Figuration narrative, la narration est au contraire savamment analysée et le public doit en être conscient pour comprendre la démarche artistique propre à ce mouvement, démarche qui se propose expressément d’interroger le statut de « l’image narrative » dans un art comme la peinture basé sur l’unité du tableau. Thierry Groensteen regrette d’ailleurs que le nom de l’exposition ait entraîné une confusion chez le public qui a pu croire que « Figuration narrative » était une périphrase pour désigner la bande dessinée, erreur qui reste encore courante.
2.L’utilisation de la bande dessinée par la Figuration narrative, comme par le Pop Art ou le Nouveau Réalisme, pose problème car un artiste comme Roy Lichtenstein (mais aussi Rancillac, Erro et Fahlström) utilise la bande dessinée « ainsi qu’un matériau sociologique utilisable au même titre que la réclame publicitaire, le roman photo, le schéma technique, la planche de magazine, l’article de journal, la reproduction d’art, ou tout simplement l’objet préfabriqué qui sert de jalon dans le développement du parcours intérieur. » (Gassiot-Talabot, p.235 du catalogue). L’image de la bande dessinée transmise par les artistes narratifs est donc exactement inverse à celle que défend la Socerlid.
3.Enfin, j’avais souligné que l’exposition était la rencontre de deux militantismes. Or, ils oeuvrent dans des directions diamétralement différentes. La Figuration narrative est un mouvement de contestation face à la peinture établie (aussi bien l’art abstrait que le Pop Art américain) qui se veut contestataire et moderne. La Socerlid, elle, en tant que bédéphilie nostalgique, est tournée vers le passé et nettement moins vers la créations contemporaine, en particulier lorsqu’elle bouleverse les règles classiques qui régissent le medium depuis des décennies. Elle veut au contraire devenir un art établi. Ainsi, Jean-Claude Forest, dont l’esthétique est pourtant plus proche du Pop Art et de sa subversion que celle d’Hergé, est déprécié dans le catalogue. Certains auteurs choisis par la Socerlid pour être exposés (Milton Caniff, Burne Hogarth, Hergé) sont éminemment académiques et leur noir et blanc, ici présenté, semble jurer avec les couleurs vives de la Figuration narrative, de même que leur réalisme et leur exactitude jurent avec la déformation corporelle ou la recherche du détail absurde que l’on peut trouver dans le mouvement pictural.

Au final, le nouveau paradigme de la « BD au musée » qu’a voulu introduire l’exposition « Bande dessinée et Figuration narrative » n’est atteint qu’en partie, et de façon impure.

Ajout au 13 juillet 2011 : suite au commentaire de Maurice Horn, qui a participé à l’exposition et notamment à la traduction du catalogue aux Etats-Unis, il convient de préciser qu’au-delà de l’impact médiatique national, qui est le sujet de cet article, l’exposition a été connue par son catalogue (traduit en anglais sous le titre A History of Comic Strip par Maurice Horn) au niveau international.


Pour en savoir plus :

Un catalogue de l’exposition a été édité par le SERG. Il est malheureusement épuisé, mais on peut à l’occasion le trouver dans quelques bibliothèques avant-gardistes qui s’intéressaient déjà à la BD dans les années 1960 !
Thierry Groensteen consacre plusieurs pages au sujet de l’exposition « Bande dessinée et Figuration narrative » dans son La bande dessinée, un objet culturel non identifié, Editions de l’an 2, 2006 (p.155-160 ; plusieurs réflexions sur le mouvement bédéphilique sont tirées du même ouvrage.)
Enfin, un mémoire existe sur le sujet, soutenu et réalisé par Antoine Sausverd en 1999 à l’Université de Bourgogne (Dijon).
Site de la scénographe, avec quelques photographies de l’exposition : http://www.isastyle.com/bd.htm
Et enfin, une synthèse sur la Figuration narrative par le Centre Pompidou, avec des commentaires d’oeuvres.