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Un panorama historique de la bande dessinée numérique !

Annoncé sur ce blog depuis plusieurs semaines, le premier épisode de « l’histoire de la bande dessinée numérique », par votre serviteur (Mr Petch, aka Julien Baudry) est à présent en ligne dans le webzine Neuvième art 2.0. Cette série sera publiée une fois toutes les deux semaines pour cinq épisodes. Son objectif, sur lequel je reviendrais sur ce blog, est de constituer une première synthèse des connaissances sur l’évolution historique de la bande dessinée numérique. Et en tant que première synthèse, elle est destinée à être corrigée, commentée, critiquée pour être finalement améliorée, polie, savamment lustrée par autant de conseils avisés.

Le tout a été mis en ligne grâce aux bons soins de Gilles Ciment, qui doit être ici remercié pour avoir accepter de publier ce dossier dans la vénérable revue de la Cité de la bande dessinée qui a rejoint le net depuis 2009. C’est un grand honneur pour moi que d’être accueilli dans ses pages, même immaterielles.

Le premier épisode s’intitule « Contexte d’émergence de la bande dessinée numérique en France » et en voici le résumé :

Parler des prémices de la bande dessinée numérique avant les années 2000, c’est vainement essayer de la définir rétrospectivement, de la circonscrire dans des limites souvent incertaines à une époque où on en parle encore peu, et où elle n’existe qu’à l’état de fragments hétérogènes. L’objectif de cette première partie, qui fait office de préambule aux articles qui vont suivre, est justement de délimiter le terrain d’étude à une définition toute subjective de la bande dessinée numérique comme objet culturel de transition entre un champ analogique bien connu à l’histoire presque bicentenaire et un futur « nouveau média » hybride et encore en cours de définition en 2012.
Pour remplir cet objectif, j’examinerai trois contextes qui, à mes yeux, expliquent l’apparition d’une bande dessinée numérique française vers la fin des années 1990 : l’influence des webcomics américains, les évolutions propres à la création artistique numérique et sa rencontre avec la bande dessinée, et enfin la naissance d’une communauté d’intérêt autour de la bande dessinée sur le web.

Bonne lecture ! Tous les retours sont les bienvenus (mrpetch@orange.fr). Et j’en profite pour remercier mes fidèles lecteurs qui m’ont poussé à poursuivre dans la voie du blog, décidément un excellent outil d’expérimentation reflexive et d’échanges !

 

Making-of – histoire de la bd numérique française

Le silence de ces dernières semaines s’explique par le fait que mon esprit soit actuellement fort occupé à la réalisation d’une série de longs articles sur l’histoire de la bande dessinée numérique française, travail dont vous entendrez parler, si tout va bien, dans les semaines qui suivent. Cela ne m’empêche pas, au passage, de pointer quelques observations qui me viennent et que, faute de place, je n’ai pas gardé dans le texte final. Je vais profiter du blog pour les exposer à votre sagacité de lecteur assidu de Phylacterium… Et puis tant que je vous parle de bande dessinée numérique, EspritBd organise à l’ISEG ce jeudi 12 avril une rencontre qui s’annonce passionnante sur le sujet, avec de prestigieux invités tels que Thomas Cadène, Malec, Thomas Mathieu, Pierre-Yves Gabrion, Anthony Rageul, Julien Falgas. Bref, des personnes capables d’évoquer le sujet épineux de la « création » de bande dessinée numérique

Mes reflexions m’ont conduit au niveau de l’histoire de l’art numérique. Pour reprendre l’un des passages de l’appel à communication lancé par Comicalités aujourd’hui même (dans une section dirigée par Julien Falgas et Anthony Rageul (oui, les deux en même temps !)) : « Considérée comme objet esthétique, la bande dessinée numérique invite à observer comment elle s’inscrit dans l’histoire de l’art, comment s’y manifestent ou non les enjeux de l’art contemporain à l’orée du XXIème siècle, comment elle fait ou non écho aux autres arts numériques. ».

De fait, j’ai choisi de ne pas traiter cette question pourtant essentielle dans ma série d’articles à paraître, à la fois pour me concentrer sur le « noyau » de la bande dessinée numérique, et par méconnaissance du domaine de l’histoire des arts numériques. Une lacune qu’il me faudra vite combler, d’ailleurs, car je pense qu’il y a beaucoup à chercher du côté des enrichissements de la bande dessinée par les arts numériques.

Mon attention a d’abord été attirée par une référence trouvée un peu par hasard sur Internet : les oeuvres de François Coulon. J’ai découvert son travail grâce à cet article de Philippe Bootz sur le site de Leonardo/Olats, association scientifique d’étude et de recherche dans le domaine des arts numériques et des technosciences. L’article a le grand mérite de considérer la « littérature numérique » au sens large, et donc d’y inclure des oeuvres proches de la bande dessinée, et enfin de faire ce lien avec le média bande dessinée. Ultérieurement, je me suis rendu compte que les oeuvres de François Coulon ont servi à Jean Clément, spécialiste des littératures numériques, d’exemples d’oeuvres « hypermédiatiques » qu’il appelle « hyperfiction » ou « fiction interactive » (dans Multimédia, les mutations du texte, dirigé par Thierry Lancien, p.27-40, article disponible à cette adresse). Or, dans ce même ouvrage collectif, beaucoup de chercheurs font appel à la bande dessinée pour décrire certains dispositifs multimédia, par exemple Jacques Anis pour décrire des dispositifs de conversation électronique sur les chats (nous ne sommes plus dans le domaine de la fiction). On pourrait d’ailleurs discuter sur la pertinence de ces comparaisons, mais ce qui m’intéresse ici est plutôt le fait que la bande dessinée rentre dans le champ de vision de spécialistes des langages numériques, artistique ou triviaux.

François Coulon, donc… François Coulon est un auteur de fictions numériques et jeux vidéos au moins depuis le début des années 1990. L’article de Philippe Bootz le cite comme un « pionnier » de la fiction hypertextuelle. Au moins quatre de ses oeuvres ont à voir avec la bande dessinée : Egérie (1991 sur Atari avec Laurent Cotton), La Belle Zhora (1992), 20% d’amour en plus (1996, édité en Cd-Rom chez Kaona) et, un peu plus récemment, Pause (2002, édité en CD-Rom chez Kaona). Des deux premières, Philippe Bootz dit « Ces deux hyperfictions sont des bandes dessinées interactives (les zones de textes ne se mélangent pas aux images). ». De fait, on est bien face à une forme de narration en dessin qui emploie, en terme de séquentialité et de rapports texte/image, des dispositifs semblables à ceux de la bande dessinée papier.

La notion de « bandes dessinées interactives » est employée pour décrire des oeuvres numériques empruntant aux codes de la bande dessinée mais dans lesquelles l’intervention du lecteur influe sur le narration (je schématise à fond). C’est le cas de Egérie où le lecteur suit une journée dans la vie d’une jeune parisienne, et fait pour elle des choix qui ont des conséquences irrémédiables sur la suite de l’histoire. La Belle Zhora est plutôt décrit comme un hypertexte « d’exploration » au sens où le lecteur est libre de naviguer dans les différents éléments de l’image pour déclencher des textes. Les dispositifs utilisés dans toutes ces oeuvres, et la notion d’interactivité appliquée à la bande dessinée, vont être introduits au début des années 2000 dans les bandes dessinées numériques que je traite dans ma série d’articles, par Fred Boot, Anthony Rageul et aussi par les auteurs du webzine @Fluidz. D’où la familiarité que j’observe entre mes bandes dessinées numériques et ces oeuvres issues des arts numériques, dont l’auteur n’appartient pas au « champ culturel » de la bande dessinée, ce qui explique pourquoi il m’avait échappé.

La découverte des oeuvres de François Coulon m’inspire deux observations par rapport à l’histoire de la bande dessinée numérique, et à ce que pourrait être une histoire de la bande dessinée numérique :

1. La première observation est simplement de me demander, en terme de logiques historiques, s’il y a un lien entre les oeuvres susdites et les autres oeuvres que j’identifie comme appartenant à la bande dessinée numérique, à la même époque (le site xxeciel.com de Hislaire, John Lecrocheur, Operation Teddy Bear, @Fluidz…). Les auteurs de bande dessinée ont-ils eu connaissance de ce qui se passait du côté des arts numériques ou s’agit-il de deux voies parralèlles, l’une partant de la bande dessinée, l’autre partant de la fiction hypertextuelle, mais les deux parvenant au même endroit ? Une fois de plus, c’est la question des influences et des hybridations entre des médias différents qui se pose. On pourrait interroger de même le dialogue entre l’animation graphique et la bande dessinée dans les récents Turbomedia de Balak et ses collègues, avec d’autant plus d’acuité que ces créateurs sont généralement à la fois des auteurs de bande dessinée et des animateurs, qu’ils « incarnent » en quelque sorte l’hybridation qu’ils mettent en scène dans leurs oeuvres.

2. Et puis, pour mettre un peu en question mon propre travail de recherche historique sur la bande dessinée numérique, je m’interroge sur les dangers d’une histoire « bédécentrée », qui partirait d’une définition de la bande dessinée papier pour étudier son adaptation au contexte numérique. Pour l’instant, c’est en ce sens que j’ai travaillé : voir comment le champ culturel de la bande dessinée (ses auteurs, ses éditeurs, son langage, ses médias, ses critiques) entrait dans la course numérique. Jusque là, j’ai tenté de relier la bande dessinée numérique aux évolutions des vingt dernières années de la bande dessinée papier. Or, il y aurait tout à gagner à aller voir aussi du côté des arts numériques et, en sens inverse, à s’interroger sur la façon dont la bande dessinée (cette fois non en tant que champ culturel, mais en tant « qu’espèce narrative à dominante visuelle », pour reprendre Thierry Groensteen) est employée dans des fictions numériques.

Mes réflexions rejoignent finalement la direction vers laquelle tendent Julien Falgas et Anthony Rageul dans leur appel à communications et, d’une façon plus générale, la vision de la bande dessinée numérique de création qu’ils défendent dans leurs travaux de recherche et leurs interventions. C’est l’idée que la notion de « bande dessinée » est bien trop réductrice pour évoquer ce qui appartient, globalement, à de la « fiction numérique » qu’on pourrait dire « à dominante visuelle », par opposition aux oeuvres numérique purement textuelles. La bande dessinée numérique nous oblige à repenser la définition de la bande dessinée, à en étendre encore les frontières, comme son arrivée dans la presse l’avait recomposé au milieu du XIXe siècle.

Mais finalement, c’est un vrai paradoxe d’historien du culturel que je me pose et qu’il me faudra résoudre. Pour faire l’histoire de la bande dessinée numérique, il me faut quitter l’histoire de la bande dessinée. Comment décrire l’histoire d’un objet culturel dont la principale identification est médiatique, comme un marqueur que l’on appose pour relier telle fiction numérique à un champ culturel prédéfini, pour en faciliter la diffusion ? Comment faire l’histoire de la bande dessinée numérique alors que ses frontières ne sont pas encore délimitées, ou qu’elles le sont de façon très limitatives ? Finalement, comment est-ce qu’un champ s’autonomise, pour reprendre les termes de Luc Boltanski à propos de la bande dessinée dans les années 1960, et est-ce que celui de la bande dessinée numérique s’est rééllement autonomisé de ce qui est son « équivalent » papier ? Est-ce qu’il est pertinent, pour parler de bande dessinée numérique, d’aller du côté de l’art numérique sans garantie qu’il existe entre les deux champs un véritable dialogue ? On constate qu’il reste du pain sur la planche à qui veut s’intéresser à l’histoire de la bande dessinée numérique…

 

 

Le mémoire de Pierre-Laurent Daures : une analyse des expositions de bande dessinée

Cela faisait un petit moment que je voulais en parler, et voilà enfin le temps d’écrire cet article. L’année dernière, Pierre-Laurent Daures (plus connu sur Internet sous le pseudonyme de Pilau Daures et par son site) a soutenu son mémoire de master 2 à l’université de Poitiers. Le mémoire de Pilau Daures est une réflexion théorique sur la notion « d’exposition de bande dessinée » qui passe à la fois par une analyse historique, par des études de cas précis tirés d’exemples récents et par des entretiens avec des auteurs. Une méthodologie bien complète pour un travail d’analyse qui cherche à être juste et à sortir des habituels clivages « pour ou contre les planches originales » et « expo bd vs musée des beaux arts ».

Je ne vous le cache pas non plus, si j’évoque le mémoire de Pilau Daures c’est aussi parce qu’il cite dans son mémoire les quelques articles que j’ai pu produire ici-même sur la question, à une époque où je trouvais le temps de rédiger deux articles par semaine. En particulier, il utilise pour sa partie historique ma série « Exposer la bande dessinée…. à travers les âges » qui mériterait, je le concède volontiers, de faire l’objet d’une étude plus approfondie que ces quelques aperçus ponctuels, mais qui ouvre des pistes sur ce que pourrait être une histoire de l’exposition de bande dessinée (avis aux amateurs !). Une façon pour moi de lui renvoyer la balle et de approfondir certaines de ses réflexions par ma vision personnelle.

Ah, et j’oubliais le plus important ! Vous pouvez retrouver le mémoire de Pilau Daures dans la base des thèses et mémoires universitaires du CIBDI.

Une vision extensive des problèmes posés par l’exposition de bande dessinée

Le principal intérêt de l’étude de Pilau Daures est de faire le tour des problèmes théoriques que posent l’exposition de bande dessinée, autrement dit de multiplier les angles d’analyse. On trouvera donc dans ce travail une courte histoire des expositions de bd, une typologie des différents objets généralement exposés, des interrogations sur l’espace et sur le catalogue, et, naturellement, l’interrogation métaphysique : pourquoi une exposition de bande dessinée ? C’est peut-être cette dernière partie, « les enjeux de l’exposition de la bande dessinée » qui va le plus loin du point de vue théorique en déclinant trois grands objectifs : le didactique, le documentaire et l’esthétique. Le tout est servi, transversalement, par l’analyse de grandes expositions de ces dix dernières années comme Archi et BD, Moebius Transe-forme, Quintett, Maîtres de la bande dessinée européenne, Vraoum, Etienne Davodeau, dessiner le travail

D’un côté, des problèmes récurrents et connus sont traités et Pilau Daures réalise alors des sortes de synthèses ou de mises en contexte des débats. Ainsi, la fameuse question des « originaux » (la planche originale comme objet canonique de l’exposition de bd) est évidemment abordée, avec un rappel sur l’arrivée assez récente des planches sur le marché de l’art. C’est aussi naturel de retrouver les interrogations autour de la « légitimation » de la bande dessinée que procurerait, ou non, l’exposition, ou encore le rappel des fameuses envolées scénographiques des années 1990.

Globalement, Pilau Daures prend assez peu position dans ces différents débats : son propos n’est pas de trancher, mais d’expliciter et d’analyser. Et puis fort heureusement, ces débats et peu anciens et pour certains un peu vains sont dépassés et d’autres pistes sont ouvertes.

J’ai bien aimé, par exemple, l’étude typologique et fonctionnelle des objets exposés : c’est un regard nouveau qui se pose sur l’exposition de bande dessinée, mais aussi très intéressant, car il rappelle à quel point rien n’est figé et qu’une exposition de bande dessinée peut accueillir des objets bien au-delà de la planche originale ou de l’album (peut-être est-ce là sa difficulté par rapport aux expositions traditionnelles). La question que pose Pilau Daures est de connaître « le rapport que l’objet d’exposition entretient avec l’oeuvre publiée », et la fonction de ces objets. Autrement dit, l’objet exposé renseigne-t-il réellement sur l’album de bande dessinée, ou en donne-t-il une image déformée. Même chose avec son analyse des catalogues, qui tranche avec les habituels critiques d’exposition qui cèdent tous à la tentation (moi y compris !) d’évoquer longuement l’exposition mais de ne pas dire un mot du catalogue, alors que parfois ce dernier peut expliquer et compléter certains manques de l’exposition. Il est par exemple opportunément rappelé que « les catalogues d’exposition ont régulièrement servi de support à l’expression d’un savoir et d’une critique qui ne trouvait pas forcément à s’exprimer ailleurs. ». C’est le cas de beaucoup d’expositions du CIBDI qui, à côté des planches exposées, donnent lieu à des catalogues qui peuvent se lire comme des synthèses essentielles sur le sujet (le catalogue de l’exposition Caran d’ache en 1998 est un bon livre d’analyse sur cet auteur). Récemment, le catalogue de Regards croisés sur la bande dessinée belge, d’après l’exposition au musée des Beaux-Arts de Bruxelles, était une intéressante somme sur ce domaine.

Les entretiens : une deuxième vie après le mémoire

D’un point de vue méthodologique, Pilau Daures a aussi fait le choix de la variété. Bien sûr, l’analyse des expositions est l’élément central de son étude. Il a préféré se concentrer sur des analyses directes plutôt que sur la bibliographie, qui du coup se trouve assez peu fournie : on y trouve surtout des classiques (l’article de Boltanski, les ouvrages théoriques de Groensteen et Peeters…) et des articles et ouvrages très récents cantonnés au sujet. Du coup, on en sait assez peu sur la théorie générale des expositions, et cela aurait pu offrir des passerelles d’analyse intéressantes que de quitter le seul domaine de la bande dessinée et d’aller voir du côté de la scénographie et de la muséographie générale.

Mais ce manque éventuel en terme de bibliographie est fort habilement comblé par les entretiens, qui sont sans doute l’une des matières les plus précieuses du mémoire, qui confirme que l’intention de Pilau Daures était d’aller « à la source » plutôt que de se noyer dans la théorie. En effet, pour réaliser son travail, il est allé interroger des auteurs et des commissaires d’expositions sur leur vision de l’exposition de bande dessinée. Onze entretiens avec des spécialistes des expositions (la galeriste Anne Barrault, Jean-Marc Thévenet commissaire de plusieurs expositions, le théoricien de l’art et de la bande dessinée Christian Rosset, le dessinateur et scénographe Marc-Antoine Mathieu et Dominique Mattéi directrice du festival BD à Bastia) et avec des auteurs ayant déjà été exposés (Etienne Davodeau, Jochen Gerner, Benoît Jacques, Loustal, François Schuiten et Lewis Trondheim). Chaque entretien est retranscrit et on y apprend beaucoup : ce sont des témoignages précieux sur un sujet pas toujours très bien traité par la presse spécialisée.

Surtout, Pilau Daures a eu la bonne idée de republier une partie de ces entretiens dans du9.org. Ces républications sont en cours : Loustal (http://www.du9.org/Jacques-de-Loustal-dessinateur), Schuiten (http://www.du9.org/Exposer-la-bande-dessinee,1434), Dominique Matteï (http://www.du9.org/Exposer-la-bande-dessinee,1433), Davodeau (http://www.du9.org/Exposer-la-bande-dessinee,1439), Jochen Gerner (http://www.du9.org/Exposer-la-bande-dessinee,1440), Benoît Jacques (http://www.du9.org/Exposer-la-bande-dessinee,1432), Christian Rosset(http://www.du9.org/Exposer-la-bande-dessinee,1431). Une seconde vie est ainsi donnée à ces entretiens qui peuvent se lire indépendamment du mémoire.

Il faut aussi citer, dans les annexes, des « fiches techniques » pour chacune des expositions analysées qui offrent une grille de lecture intéressante et des analyses plus détaillées, une mine à conserver précieusement si l’on veut se replonger dans ces expositions, qu’on les ait vu ou non !

Un petit aparté : dans l’entretien avec Jean-Marc Thévenet, Pilau Daures lui pose l’inévitable question des originaux. J’avais pointé dans une critique assez virulente à l’égard de Archi et BD sur ce même blog la présence d’une planche de Franquin qui n’avait que peu de rapport avec le thème vu qu’on n’y voyait pas un élément d’architecture (et il me semble que je n’étais pas le seul à avoir souligné ce fait). Pilau Daures va justement l’interroger sur cette fameuses planche et voici sa réponse :

« Sur les planches de Franquin, ça n’a pas été facile et quand j’ai réussi à récupérer cette planche, je me suis dit que je pouvais faire l’impasse sur Franquin, il y a 350 œuvres, 120 auteurs, il y a suffisamment à donner à voir, mais je me suis souvenu d’interviews qui montraient qu’il était obsédé par la ville, par la dimension du parcmètre, de l’embouteillage, cette récurrence qu’on trouve également dans les Idées Noires, et j’ai décidé de prendre cette planche, parce qu’elle montre aussi cette capacité chez un des grands maîtres de la bande dessinée à évoquer la ville sans la montrer. Ce que j’aimais beaucoup, c’est cette idée de hors champs.  ».

Thévenet confirme implicitement que cette planche a été présentée parce qu’elle a pu être prếtée, comme on le voit plus loin quand il poursuit :

« Faut-il faire l’impasse sur certains auteurs ? Ou bien, profiter des suggestions de collectionneurs prêts à confier telle planche ? C’est là qu’il y a une césure fondamentale entre une exposition grand public et une exposition pour un festival de bande dessinée. Pour une exposition grand public, si je n’ai pas l’original, et que j’ai l’autorisation de l’éditeur, je vais travailler à partir d’un fichier numérique. Par respect pour la bande dessinée, pour l’institution et pour une partie du public, je vais essayer d’avoir des originaux. Mais je vais me décomplexer par rapport à ça. En revanche, il faut avoir une rigueur scientifique dans mes cartels.  »

L’obsession de la planche originale est donc bien réelle, comme objet inévitable de l’exposition de bande dessinée. L’honnêteté de Thévenet aura en effet été de choisir l’agrandissement numérique lorsque l’original n’était pas disponible, et cela avec des résultats plutôt bons, et donc finalement de casser en partie l’obsession. Il a voulu ménager la chèvre et le chou, le collectionneur et le grand public.

Le public des expositions de bande dessinée

Il y a quand même un point sur lequel le mémoire de Pilau Daures n’apporte pas de réponse réelle, et qui me semble pourtant central dans la question des expositions de bande dessinée : c’est la question du public.

Jean-Marc Thévenet aborde la question du public, que Pilau Daures ne traite pas avec autant d’importance que les autres, dans l’entretien. Il dit ainsi : « Mon ambition personnelle par rapport à la bande dessinée, c’est de la montrer au plus grand public ; Mon ambition est de la socialiser, de la valoriser, pour qu’un jour elle soit montrée largement au centre Pompidou, dans ce cas avec surtout des originaux, vraisemblablement, mais dans une scénographie suffisamment riche pour être attractive. ». On en revient finalement à l’opposition traditionnelle entre low art et high art, à cette idée que la bande dessinée devrait être confrontée à l’art contemporain, idée mise en scène par l’exposition Vraoum elle-même, mais aussi, rappelons-la, par la vénérable exposition Bande dessinée et figuration narrative considérée comme fondatrice de l’exposition de bande dessinée moderne. Déjà les commissaires de cette exposition souhaitaient faire porter sur la bande dessinée le même regard que le public portait sur les oeuvres d’art. Les entretiens avec Christian Rosset et avec Jochen Gerner permettent d’approfondir cette question sur des bases moins simplistes, et de rappeler qu’il est peut-être plus important d’exposer un auteur et son oeuvre que d’exposer « de la bande dessinée », et que c’est davantage l’auteur qui peut tendre à être légitimé plutôt que « la bande dessinée » dans son ensemble qui reste objet éditorial. A ce titre, l’une des phrases importantes du mémoire de Pilau Daures, à mes yeux, est dite par Lewis Trondheim : « On sait tous que la bande dessinée est un art moderne, basé sur la reproduction de l’œuvre. Et l’œuvre étant le livre, pas ce qui a permis de composer le livre. ». A quand des expositions de livres de bande dessinée ? L’exemple du musée du manga précédemment évoqué par mon comparse Antoine Torrens sur ce blog en offrait un bon exemple.

La question du public est donc finalement peu abordée dans le mémoire de Pilau Daures : quel est le public d’une exposition de bande dessinée ? S’adresse-t-on à des amateurs du genre ou à un « grand public » que je crains toujours fantasmé ? Il est difficile de le percevoir, mais les entretiens donnent un indice intéressant. Anne Barrault et Jean-Marc Thévenet affirment tous deux que leurs expositions ont l’intention de permettre de montrer de la bande dessinée à des personnes qui n’ont pas l’habitude d’en lire : des amateurs dans le cas de la galerie d’Anne Barrault, le « grand public » dans le cas de Archi et BD. Il y a donc cette piste qui voudrait que l’exposition soit un canal qui permettrait à la bande dessinée de sortir de son lectorat habituel, de faire un peu de prosélytisme pro-bd, comme le faisait déjà les organisateurs de Bande dessinée et figuration narrative ! On en revient aux origines de la bédéphilie, et je me demande si cette intention prosélyte est justifiée : pourquoi ne pas faire des expositions de bande dessinée en premier lieu pour les amateurs de bande dessinée ?

A l’inverse, j’ai toujours l’impression, mais peut-être est-elle fausse, que certaines institutions choisissent de faire une exposition de bande dessinée en pensant qu’elles vont pouvoir faire venir plus de monde que, disons, une exposition sur l’art khmer au Xe siècle. Avec derrière cette idée fausse (lire à ce propos l’intervention de Xavier Guilbert dans Vive la crise, aux Impressions Nouvelles en 2009) que la bande dessinée est un « art populaire » et donc facile à aborder et susceptible d’amener du monde. L’exposition de bande dessinée est devenue un « incontournable » des musées, et, en ce moment, le musée de la Franc-Maçonnerie à Paris (rouvert depuis deux ans) présente une exposition sur Corto Maltese et la franc-maçonnerie. Sans doute est-elle intéressante (je ne l’ai pas vu), mais j’ai toujours cette terrible de crainte de l’exposition-pretexte : la Cité de l’architecture expose Archi et Bd, le musée du judaïsme expose Judaïsme et bande dessinée, le musée de la franc-maçonnerie Corto Maltese et la franc-maçonnerie… Jusqu’à quel point s’agit-il d’expositions « sur la bande dessinée » ? Y apprend-on vraiment quelque chose sur la bande dessinée ? C’est une question à laquelle j’ai du mal à répondre et pour laquelle le mémoire de Pilau Daures n’apporte pas vraiment de réponses…

Pour une histoire sociale de l’auteur de bande dessinée (2)

S’il est un domaine de l’histoire de la bande dessinée peu étudié, et dont l’historien n’a qu’une vision micro-historique et non globale, c’est l’histoire sociale de l’auteur de bande dessinée. On parle souvent des oeuvres et des éditeurs, dont les évolutions sont connues pour l’essentiel, mais derrière il y a aussi des auteurs, ou plutôt une communauté d’individus partageant une même profession ; et dans ce domaine les études les plus représentatives ne sont pas celles qui concerneraient les pointures du métier, dont on fait pourtant des biographies.

Alors m’est venu l’idée de cette série d’articles, un peu spécialisée certes, dont l’objectif est d’ouvrir quelques pistes historiques sur un domaine peu étudié. On pourra se reporter, en introduction, à l’article fondateur du sociologue Luc Boltanski « La constitution du champ de la bande dessinée » (disponible en ligne sur Persée) qui analyse avec précision l’évolution du métier entre 1960 et 1970, et la « création » d’une profession aux contours jusque là mal déterminés. On pourra se reporter aussi, en guise de comparaison, à un récent ouvrage intitulé Vivre des arts du dessin en France, XVIe-XVIIIe de Martine Vasselin qui donne, par son chapitrage, une bonne idée de ce que pourrait être un « Vivre de la bande dessinée en France ». Je me limiterais toutefois au XXe siècle, que je connais le mieux, mais les problématiques sont certainement transposables au XIXe siècle.

 

(1) Piste 1 : la transmission des savoirs 2 / 2 : La notion d’héritage et de filiation chez les auteurs

Dans l’article précédent, j’avais tenté de lister les différentes structures de transmission des savoirs que l’on trouve chez les dessinateurs de bande dessinée au XXe siècle. D’un point de vue plus général, pourquoi s’intéresser à ces structures ? Connaître la façon dont sont transmises les techniques liées à la bande dessinée permettrait d’éclairer, d’un point de vue théorique, la notion d’héritage et de filiation, souvent limitée chez les commentateurs et critiques à de simples observations de styles assez peu pertinentes et mal étayées. Je pense à la notion d’héritages non en tant que vagues arrière-plan partagé par n’importe quel auteur de bande dessinée connaissant ses « classiques », mais plutôt les héritages « actifs », ceux qui participent à la construction et, surtout, à l’évolution des styles successifs de la bande dessinée. C’est un pari et un positionnement d’historien que d’affirmer que l’histoire de la bande dessinée se compose d’une succession de passation de techniques et de styles, d’auteur en auteur. Il y aurait beaucoup à nuancer, assurément, mais dans un premier temps, creusons cette piste d’une histoire de la bande dessinée par les auteurs et leurs pratiques.

Pratiquer la bande dessinée suppose parfois de se positionner par rapport à ceux qui vous ont précédé dans cette voie… Or, il n’y a pas là de preuves scientifiquement mesurables, juste des indices qui permettent de savoir les lignées et les filiations d’auteur, souvent très complexes et qui n’ont rien d’une science exacte dans la mesure où la bande dessinée n’est pas un artisanat de pure imitation. On peut en revanche empiriquement distinguer deux types de circulation des pratiques : les apprentissages d’auteur à auteur, dont j’ai commencé à ébaucher les structures qui assurent cette passation « en direct », et l’appropriation a posteriori d’héritages antérieurs pour des auteurs qui agissent pour ainsi dire en historiens et vont chercher leur inspiration au-delà de la génération immédiatement précédente.

Toujours se pose la question de ce qui est réellement transmis. Des techniques d’écriture et de dessin ? Des structures narratives ? De simples motifs empruntés mais déformés ? Des études comparatives entre plusieurs auteurs pourraient permettre de distinguer la nature de transmission d’héritage bien différentes les unes des autres… On en arrive là à des questions d’intertextualité bien connues des spécialistes de la littérature écrite, qui mêlent interrogations d’ordre esthétique et problèmatiques historiques.

Premier mode de transmission : la filiation linéaire

J’emploie ici le terme de « filiation » pour définir une transmission directe d’auteur à auteur, par exemple dans le cas d’une relation maître/élève, qui implique nécessairement que l’élève acquière par l’imitation des techniques graphiques de son maître avant de trouver son propre style. Ce sont des relations souvent évidentes et même repérables. Les relations maîtres/élèves sont particulièrement prégnantes dans le cas de la formation en studio ( Hergé/Bob de Moor, Jijé/André Franquin) mais peuvent aussi se lire dans les écoles (Claude Renard/François Schuiten). On les retrouve aussi dans le cas de reprises directes où le « maître » a eu le temps de former son repreneur (je pense ici au passage de Peyo à son fils, Thierry Culliford, formé dans l’atelier de son père).

L’identification des structures de transmission des savoirs et, à l’intérieur, l’identification des « maîtres » devient alors une étape importante. Certains auteurs ont décidé de consacrer leur carrière à transmettre un héritage à de jeunes dessinateurs, d’autres non. Mais transmettent-ils une pratique personnelle ou des conseils et soutiens plus généraux où l’individualité des élèves s’exprime sans interférer avec le style propre au maître ? Dans les écoles, en particulier, il peut être difficile de distinguer ce qui ressortit à la personnalité du maître et ce qui ressortit à des techniques graphiques plus générales et partagées par tous les dessinateurs. Ainsi, même en sachant que Gotlib fut l’élève de Georges Pichard à l’Ecole des arts appliqués, est-ce que le style de Pichard peut nous éclairer sur la naissance d’un style chez Gotlib ? Cela serait à étudier plus en détail, oeuvres à l’appui.

On associe souvent les phénomènes de filiation avec la notion « d’écoles », dont on distingue des caractéristiques, comme dans les écoles picturales. Ainsi y aurait-il, en Belgique, « l’école de Bruxelles » et « l’école de Charleroi », les uns tenants d’Hergé et les seconds de Jijé. Une étude habile pourrait mettre en lumière les véritables processus de transmission à l’oeuvre en analysant dans le détail la façon dont ces « maîtres » enseignaient à leurs élèves, et en comparant les oeuvres. Car parfois ces catégorisations faciles en « écoles » s’avèrent douteuses, et prennent le risque de confondre le fonctionnement des filiations avec des réalités purement éditoriales (les auteurs de Tintin vs les auteurs de Spirou). Mais la bande dessinée reste assez peu encline à ce type de catégorisation, me semble-t-il, et, depuis plusieurs décennies s’est développé une obsession de la personnalisation des styles chez certains auteurs, justement comme pour se détacher d’écoles pré-conçues.

Second mode de transmission : l’héritage

L’analyse se corse un peu quand la transmission se fait plutôt par des mécanismes de retour sur le passé de la part d’auteurs dont l’oeuvre comprend une logique d’intertextualité, c’est-à-dire de mise en relation avec une autre oeuvre. A titre de comparaison et pour comprendre un peu cette notion d’héritage, on peut penser à ce qui se passe dans la peinture néo-classique à la fin du XIXe siècle. L’un des éléments qui explique l’essor du mouvement néo-classique (dont le chef de file en France est Jacques-Louis David) est la renaissance d’un goût pour l’antique à la suite des fouilles archéologiques de Pompéi, qui permet notamment de redécouvrir des peintures antiques. La connaissance du passé par les artistes eux-mêmes peut être un phénomène déclencheur de nouvelles pratiques.

Dans le cas de la bande dessinée, l’un des meilleurs exemples de retour sur le passé est le cas épineux de la « ligne claire », qui peut servir de point de départ idéal à la réflexion. Le terme de « ligne claire » naît à la fin des années 1970 autour de quelques auteurs français (Ted Benoît), belges (Ever Meulen) ou néèrlandais (Joost Swarte). Ce dernier participe à une exposition à Rotterdam en l’honneur d’Hergé intitulée De klare lijn, en 1977 première occurrence public du terme. De son côté, Ted Benoît publie en 1980 aux Humanoïdes Associés l’album Vers la ligne claire dans lequel il abandonne explicitement son ancien style pour se rapprocher de celui d’Hergé. Progressivement, d’autres auteurs rejoignent le mouvement et décident eux aussi de s’inspirer des auteurs belges des années 1950 (Hergé, Jacobs, Jijé) : Floc’h et son comparse scénariste François Rivière (Le Rendez-vous de Sevenoaks en 1977) ou encore Yves Chaland (Freddy Lombard, 1981).

Pour simplifier, le mouvement de la ligne claire se caractérise, à ses débuts, par l’intérêt porté par plusieurs auteurs vers leurs aînés, non pas de la génération immédiatement précédente, mais de la génération d’avant (pour mémoire, Jijé, Hergé et Jacobs meurent respectivement en 1980, 1983 et 1987). Ils n’ont pas été leurs élèves mais décident de s’en inspirer ouvertement et explicitement en multipliant les citations. Citations stylistiques de la part d’un Ted Benoît qui calque son trait sur celui d’Hergé, mais aussi emprunts thématiques, comme la récurrence des références au Congo belge et aux années 1950 dans Freddy Lombard de Yves Chaland, ou bien l’ambiance très anglaise des albums de Floc’h et Rivière directement inspirée de Jacobs. Progressivement et par abus de langage, la notion de « ligne claire » historiquement identifiée autour de 1980, en vient à désigner le style d’Hergé et Jacobs eux-mêmes, voire tout style graphique « épuré ».

La ligne claire est parfois vue comme une forme de néo-classicisme en bande dessinée pour plusieurs raisons : d’une part à cause de son goût de l’épure (comme dans le néo-classicisme pictural et architectural autour de 1800) et d’autre part (et cela m’intéresse davantage) parce qu’elle professe une régénération de formes passées et se base sur une forme d’érudition, de connaissance approfondie de l’histoire de l’art par les auteurs. En effet, le mouvement de la ligne claire est indissociable des premières études sur Hergé et de l’émergence, dans le courant des années 1970, de la théorie d’une « école de Bruxelles » qui établit justement les filiations entre Hergé, Jacobs et de Moor (voir notamment de Bruno Lecigne Les héritiers d’Hergé, cité par Didier Pasamonik, ou encore les travaux de François Rivière). On redécouvre les auteurs belges de l’après-guerre en les regroupant au sein d’un « âge d’or » qui sert de réservoir de formes pour les auteurs de la ligne claire. D’une certaine manière, c’est un mouvement d’érudit et de nostalgiques, mais qui donne finalement lieu à des styles très différents en fonction des personnalités de chacun.

Le mouvement de la ligne claire est indissociable de l’émergence d’une conscience historique explicite au sein de la profession. Car ce qui compte n’est pas tant de prendre conscience du passé que de choisir de l’exprimer dans ses propres oeuvres et de jouer avec les lecteurs sur les références et sur une nostalgie partagée.

La ligne claire est un mouvement clairement identifié et même revendiqué par ses auteurs d’appropriation et de réinterprétation d’une partie de l’histoire de la bande dessinée. Ponctuellement, on trouve d’autres attitudes qui peuvent nous éclairer sur la vision que les auteurs de bande dessinée ont de leur propre histoire.

Un exemple récent et intéressant est celui de l’Association qui, dans sa ligne éditoriale (principalement dûe au dessinateur Jean-Christophe Menu), développe un volet patrimonial de rééditions. Outre quelques auteurs et oeuvres marquantes ( plusieurs rééditions de Jean-Claude Forest, Sergent Laterreur de Touïs et Frydman), on trouve un corpus issu des auteurs proches des éditions du Square (Charlie Hebdo, Hara-Kiri) dans les années 1970 et 1980 [citer récent beaucoup sur l’asso en biblio]. D’où une réédition de L’An 01 de Gébé (1972, réédité en 2000), de Gaspation de Charlies Schlingo (1979, réédité en 2009), ou encore la parution d’albums de Willem. Par son approche, L’Association se positionne et affirme une vision de l’histoire de la bande dessinée des années 1970 et 1980. Reste à voir si ces oeuvres nous renseignent sur les auteurs de la maison d’édition, et particulièrement sur Jean-Christophe Menu…

On peut aussi rapprocher ces rééditions des processus des phénomènes de reprises, du moins quand elles ne sont pas le fait d’un passage de relais officiel, comme dans le cas des Schroumpfs. Les reprises, autorisées ou non, renseignent aussi sur une filiation. Quand l’éditeur de Blake et Mortimer décide de relancer la série dans les années 1990, il fait appel à des auteurs dont la filiation avec Jacobs est certaine : le scénariste Jean Van Hamme, les dessinateurs Ted Benoît et André Juillard. Le processus de reprise étant assez fréquent en bande dessinée, il pourrait être intéressant de l’étudier plus en détail, à la fois comme stratégie éditoriale mais aussi comme confrontation entre deux auteurs. On pourrait par exemple essayer de distinguer, dans les reprises de Blake et Mortimer, ce qui tient de l’imitation de Jacobs et ce qui tient de la personnalité des auteurs, en mettant dans la balance l’oeuvre de ces auteurs. Les exemples de reprises sont assez nombreux. Récemment, la collection « Le Spirou de… » lancée par Dupuis, où des auteurs contemporains inventent « leur » album de Spirou, a choisi de jouer sur cette question de la filiation entre des auteurs du passé (Jijé, Franquin) et leurs homologues de notre époque (Emile Bravo, Yann et Olivier Schwartz, Lewis Trondheim et Fabrice Parme, Frank Le Gall, etc…). Dans ces Spirou modernes, quelle est la part d’hommage et le décalage apporté ?

Enfin, certains dessinateurs se sont risqués au genre délicat de l’album-hommage, un type d’oeuvre qu’il serait intéressant d’étudier plus en détail. Je pense ici à deux albums de ces dernières années : Les aventures d’Hergé de Stanislas, sur un scénario de Jean-Louis Fromental et José-Louis Bocquet (2001), et au très récent et fort polémique Gringos Locos de Yann et Schwartz dont la sortie, me semble-t-il est toujours bloquée, mais qui a été prépublié ici et là. Dans les deux cas, des auteurs rendent hommage à des « maîtres » en partageant leur vision de l’histoire de la bande dessinée. Et de fait, la dette de Stanislas envers Hergé est visible dans son trait, de même que Yann et Schwartz sont proches des auteurs de Spirou.

Où l’on finit par se dire qu’il y a héritage et héritage

Car finalement, ce qui m’intéresse avec ces histoires d’héritage et de filiation, c’est moins l’établissement d’arbres généalogiques que la compréhension des phénomènes de transmission, en particulier quand il ne sont pas direct mais traversent les décennies. Les phénomènes décrits plus haut (liens maîtres/élèves, reprises, rééditions, emprunts intertextuels) peuvent être interprétés comme des discours historiques qui traduisent la vision que leur auteur défend de l’histoire de la bande dessinée, et la filiation dans laquelle il se place.

En ce sens, on pourrait d’abord croire que les années 1980 apparaissent comme un moment clé, à cause de ce fameux mouvement de la ligne claire qui est par bien des aspects un mouvement érudit, presque maniaque dans son attachement au passé. Il semble que c’est à cette époque que les auteurs « prennent conscience » qu’ils s’inscrivent dans une discipline qui a une histoire. Mais en réalité, il faudrait creuser un peu et se demander si on ne peut pas trouver, chez des auteurs d’avant 1980, des emprunts et des allusions à d’autres dessinateurs de leur passé.

Par exemple, en 1961, le journal Pilote publie une série d’articles par Remo Forlani (nous sommes encore avant la grande vague d’études historiques sur la bande dessinée) intitulé « le roman vrai des bandes dessinées », où l’auteur retrace, pour ses jeunes lecteurs, l’histoire de la bande dessinée. On y retrouve Töpffer, Rabier, Outcault, Pinchon, Walt Disney, etc… De même, le phénomène de reprises existe dès l’immédiat après-guerre, voire les années 1930 : en 1947, Pierre Lacroix reprend Bibi Fricotin de Louis Forton, en 1948, Pellos reprend Les Pieds Nickelés du même Forton (sur des scénarios de Renaud de Montaubert), en 1962, Greg reprend Zig et Puce d’Alain Saint-Ogan… Donc le jeu de l’analyse comparative pourrait tout autant être valable, et il est certain que ces auteurs avaient aussi une conscience des travaux de leurs prédecesseurs.

Et puis si le cas de la ligne claire est si intéressant, c’est que si on regarde l’usage que ces auteurs font des références au passé, on en découvre toutes les ambiguïtés. Yves Chaland, en reprenant tel quel les clichés sur les « nègres » venus de Tintin au Congo propose une lecture fortement ironique du maître belge qui flirte sans cesse avec la parodie, ou du moins avec une double lecture. Son Freddy Lombard prend au second degré des éléments empruntés à une oeuvre dans laquelle ils étaient au premier degré, comme la réactivité du héros « tintinesque ». De la même manière, Yann et Schwartz, dans Le groom vert-de-gris, leur album-hommage à Spirou, introduisent dans la série des éléments (sexualité, politique) qui sont de l’ordre du détournement parodique, de la transposition burlesque, d’une série originellement destinées aux enfants.

En d’autres termes, l’héritage n’est pas un fil net d’un auteur à l’autre : ce n’est pas de l’imitation pure. D’abord parce qu’il saute des générations, ensuite parce qu’il fonctionne sur le mode de l’emprunt et de la référence, et que toute référence est susceptible de subir des modifications. Si on veut interpréter avec justesse la transmission des pratiques, il faut sans cesse se positionner en équilibre entre la révérence au passé (quelle connaissance du passé l’auteur peut-il avoir) et l’intention finale de l’auteur, qui n’est pas toujours la même.

Deux trois références utiles pour compléter ce qui est dit dans cet article :

Sur la ligne claire et l’importance des années 1980, le chapitre consacré à cette décennie dans La bande dessinée son histoire et ses maîtres de Thierry Groensteen, est tout à fait pertinent. On peut habilement le compléter par les deux articles de Didier Pasamonik [http://www.mundo-bd.fr/?p=1167 ] sur l’histoire du mouvement de la ligne claire sur le site mundo bd. Et signalons une récente réédition des oeuvres de Joost Swarte dans Total Swarte aux éditions Denoël Graphic.

Sinon, dans la synthèse réalisée par le groupe ACME sur L’Association, quelques pages de l’article de Bjorn-Olav Dozo sont consacrées au rapport de cette maison d’édition au patrimoine de la bande dessinée.

A bande dessinée numérique, presse numérique

Avant tout, un petit lien vers le compte-rendu de la table ronde sur la bande dessinée numérique organisée par l’association Pilmix lors du festival d’Angoulême. J’aurais dû y être présent mais des problèmes de santé légers mais suffisamment pénibles m’ont empêcher d’être de la partie, ce que je regrette fort… Il faudra que je revienne en temps utile sur l’une des questions du public : celle du rôle des bibliothécaires. Bref… Venons-en au sujet du jour.

Bande dessinée et presse, la conjonction parfaite ? Pendant près d’un siècle de son histoire, entre 1860 et 1960, la bande dessinée a principalement été un contenu de presse, les quelques albums paraissant entre ces deux dates étant généralement des recueils ponctuels de grandes séries de presse. Puis l’essor progressif de l’album et le prestige obtenu, dans les années 1990, par des formats rapprochant la bande dessinée de la diversité des formes du livre-texte, ont mis à mal l’hégémonie de la presse. Certains anciens auteurs ayant connu la période faste où le principe de pré-publication assurait un revenu régulier à des auteurs au statut relativement proche du salariat n’hésitent pas à y voir la cause d’une dégradation du statut de l’auteur de bande dessinée, comme récemment Roland Garel dans les colonnes d’actuabd (http://www.actuabd.com/Roland-Garel-dessinateur-ancien). Tout le contraire des Etats-Unis où le principe de périodicité est encore très présent, que ce soit pour les comic books ou les comic strips. On nuancera en disant que toutes les revues de bande dessinée n’ont pas encore disparu, que ce soit auprès des enfants (Spirou est encore là, Tchô s’est affirmé ces dernières années) ou des adultes (Fluide Glacial est l’honorable survivant de la « nouvelle presse » des années 1970). Et puis on en revient ponctuellement à des parutions de série dans la grande presse, en particulier pendant les périodes de fêtes ou de vacances.

Bref, certaines traditions de lectures ont la vie dure, malgré tout ce que l’on peut dire. Car derrière la « disparition » de la pressse et son pendant, le triomphe de l’album, c’est aussi l’effacement des usages : dans les années 1950, on lisait d’abord des bandes dessinées par la presse, périodiquement, avec un jeu d’attente, là où l’album suppose une lecture immédiatement intégrale et plus dense. Il est difficile de savoir, comme pour la poule et l’oeuf, si l’usage a évolué parce que les suipports ont changé ou si les supports ont changé parce que l’usage a évolué. Mais quoi qu’il en soit, l’appréhension de la bande dessinée au début du XXIe siècle semble bien être d’abord celle d’une lecture intégrale de l’album.

Mais allons… Je ne suis pas ici pour vous parler d’un passé mille fois rabaché de la bande dessinée de presse alors que le titre, puisamment porté vers l’avenir de la bande dessinée (puisqu’il ne doit y en avoir qu’un !) : la bande dessinée numérique. Alors revenons-en.

Lors des premiers frémissements d’un « modèle économique » de la bande dessinée numérique, autour de 2009-2010, plusieurs propositions ont été avancées. Un adossement entre production numérique gratuite et édition papier payante (Manolosanctis), un achat « à la pièce » (Foolstrip), un droit d’accès en ligne pour un temps plus ou moins limité (Izneo), un achat-appli pour support mobile (Ave!Comics, Emedion), un abonnement pour accès régulier (Les autres gens). Vous l’aurez compris, c’est ce dernier modèle qui m’intéresse aujourd’hui : longtemps promis par Izneo mais jamais réalisé, le modèle, finalement assez simple, de l’abonnement, est certainement une des raisons du succès des Autres gens. Les éditeurs américains l’ont vite compris : Marvel a numérisé une partie de son catalogue pour le rendre accessible selon un système d’abonnement mensuel donnant droit à une consultation illimité de la base.

Je ne vais pas prétendre que l’abonnement est le modèle économique absolu de la bande dessinée numérique : nous n’en sommes qu’aux frémissements, et on ne peut sans doute rien affirmer. Simplement en ce début d’année 2012 s’annoncent deux lancements basés non seulement sur un principe d’abonnement, mais surtout sur la réactivation de ce vieil usage de la lecture « périodique » de bande dessinée, et du rapport presse/bande dessinée. Un coup d’oeil du côté de BDNag et de La revue dessinée.

Presse en ligne et bande dessinée

Mais avant cela, un petit rappel. Comme tous les médias, la presse connaît depuis plusieurs années son « passage au numérique », avec le développement à la fois de sites d’information dit pure players, c’est-à-dire uniquement en ligne, et de sites web de grands quotidiens généralistes devenant des rédactions à part entière, avec des articles inédits. Ce qui est intéressant, c’est qu’un certain nombre de ce qui n’est, après tout, que des sites d’information, revendiquent une filiation directe avec le monde de la presse papier et font jeu égal avec leurs confrères en tant que véritables journalistes. Rue89 a été créé en 2007 par le directeur adjoint de Libération et témoigne parfaitement du transfert de la culture journalistique de la presse papier sur Internet. Un syndicat de la presse en ligne, le SPIIL, s’est même monté en 2009 pour défendre les intérêts de ce nouveau type de journalisme qui, tout comme la bande dessinée, s’invente au jour le jour. Le paysage de la presse papier s’est naturellement reconstitué sur Internet, avec ses journaux d’opinion de gauche (Rue89), de droite (Causeur, Atlantico), et ses régionaux (Dijonscope). Ces derniers mois ont d’ailleurs vu quelques évolutions de taille, entre le rachat d’un pionnier, Rue89, par le groupe Perdriel (Le Nouvel Observateur) et l’arrivée en fanfare de la version française du Huffington Post, célèbre pure player américain. Bref, ça bouge aussi de ce côté là.

Côte modèle économique, plusieurs débats ont été lancés, finalement assez proches de ceux que l’ont peut entendre du côté de la bande dessinée numérique : un blogueur est-il un journaliste et doit-on, à ce titre, le rémunérer ? Les premiers sites de presse en ligne se sont partagés entre le modèle Rue89 (revenus de la publicité et gratuité des contenus) et le modèle Médiapart (contenus payants sur abonnement). Le modèle de l’abonnement est directement issu du modèle classique de la presse papier, avec cette nuance que l’abonnement ne permet que l’accès, mais qu’il permet dans le même temps un accès permanent aux archives (là où un journal papier n’est en kiosque que le temps de sa sortie). On comprend que l’abonnement soit un modèle économique idéal pour des parutions périodiques sur l’actualité, puisqu’on ne s’intéresse à lire que ce qui est « frais », et on ne lit généralement un article de presse qu’une seule fois.

On retrouve ici l’idée d’usage évoquée plus haut : du temps de la bande dessinée de presse, on ne lisait les histoires qu’une seule fois, au fur et à mesure de leur parution, là où soit les albums, soit les recueils annuels, permettaient de garder des traces des lectures passées. Les autres gens s’est basé sur un principe proche : les lecteurs reviennent périodiquement lire en ligne les nouveaux épisodes, sans forcément s’en retourner vers les anciens, ce qui rend supportable la seule possibilité de l’accès face à la « possession » des albums papier.

Quelques sites de presse, en particulier chez les sites de journaux papier, ont renoué avec la parution de bande dessinée dans leurs « pages » virtuelles. Le plus actif dans ce domaine est lemonde.fr qui héberge deux blogs bd : celui de Martin Vidberg (L’actu en patates) et celui de Guillaume Long (A boire et à manger). Et comme il l’explique lui-même dans une note récente, Martin Vidberg est bien rémunéré pour ses billets de blog, comme pouvait l’être un dessinateur oeuvrant régulièrement dans un journal papier (http://vidberg.blog.lemonde.fr/2012/01/24/lemploi-du-temps-dun-blogueur-amateur/). Mais les expériences des sites de presse en ligne à destination de la bande dessinée sont encore extrêmement timides. On note un blog de Mathieu Sapin pour Libération par-ci (http://journaldunjournal.blogs.liberation.fr/sapin/), et pour L’Express par là (http://blogs.lexpress.fr/bd/), mais ça ne se bouscule pas beaucoup…

Deux expériences à venir : BDNag et La revue dessinée

Raison de plus pour s’intéresser à deux expériences à venir en matière de presse de bande dessinée en ligne. Elles ne sont pas encore disponibles mais sont annoncées depuis le mois de janvier…

Pierre-Yves Gabrion travaille avec Emedion pour la sortie en cette fin d’hiver d’un webzine pour enfants appelé BDNag. Pierre-Yves Gabrion a déjà expérimenté la publication en ligne en prépubliant entre 2008 et 2010 son album Primal zone sur un site Internet, album finalement sorti chez Delcourt (http://www.bdprimalzone.net/). Cette fois, il se lance dans un projet plus ambitieux, en faisant appel à une entreprise spécialisée dans l’aide aux auteurs à la conception de bandes dessinées numériques. Chez Emedion était sorti en 2010 Le règne animal de Marc Lataste sur le principe du Turbomedia, baptisé chez Emedion « Flip bd » : un diaporama d’images fixes et/ou animées. L’intérêt des Flip bd d’Emedion, principalement conçues pour être lues sur supports mobiles (Appstore, pour iPhone et iPad), est d’être imaginées directement pour une lecture sur écran, et donc d’intégrer des principes d’écriture que j’ai pu évoquer dans mes derniers articles, ces principes largement introduits et théorisés par Balak. Cela tout en gardant en tête le style propre de l’auteur qui imagine lui-même son interface de lecture et de navigation.

BD Nag est prévu pour contenir trois histoires, par Pierre-Yves Gabrion, Louz et Koton : Non-Non, Oto le robot et L’agence 3T qui reprennent les formules classiques de ce qu’on peut trouver dans une revue pour enfants : des « gags complets » d’un côté, une histoire à suivre de l’autre, dans un style animalier et coloré. Pour le coup, l’idée de viser explicitement un public spécifique en fait un « produit » plus lisible que bien d’autres oeuvres sur le marché. Ce d’autant plus que dans la presse de bande dessinée, celle pour enfants s’en sort encore le mieux.

A suivre donc ce BD Nag prometteur par bien des aspects http://www.emedion.com/bd-nag.html. Certes, il s’agit de bande dessinée pour enfants, mais c’est une pierre de plus vers une généralisation de l’écriture de bandes dessinées numériques de création originale, et qui plus est un projet d’auteur. L’interface de lecture imaginée par Pierre-Yves Gabrion est assez simple et intuitive, avec un diaporama lisible pour des effets simples mais efficaces, et parfois surprenant (avant qu’ils ne deviennent banals !). Toujours cette problématique, que j’avais évoquée dans un article sur LAG MAG de Pochep, de la recherche d’un « standard » esthétique de la bande dessinée numérique simple à la fois pour les auteurs et pour les lecteurs. L’originalité, qui peut être discutée, est que les auteurs de BD Nag ont repris leurs Flip bd pour en faire des versions « page » qui reprennent, pour iPad, un format papier classique… A voir si ce choix, typique d’une période de transition où le numérique se vit encore à l’ombre du papier, trouvera un intérêt aux yeux des lecteurs.

Si BD Nag s’inspire de la presse pour enfants, La revue dessinée (http://www.larevuedessinee.fr/) est un projet qui trouve son origine au croisement du reportage et de la bande dessinée, dans cette zone étrange identifiée plusieurs années comme la « bande dessinée de reportage », dont les plus illustres représentants sont Emmanuel Guibert, Joe Sacco, Guy Delisle, Chantal Montellier, Riad Sattouff. Comme beaucoup d’autres courants, il existe depuis bien longtemps (voir les reportages de Cabu dans Charlie Hebdo) mais a trouvé un écho particulièrement favorable ces dernières années.

Et le cas de la bande dessinée de reportage est intéressant, car il mobilise un emploi assez rare de la bande dessinée comme moyen de représenter le réel, là où elle est restée pendant très longtemps un art de la fiction. On en revient en quelque sorte au « reportage littéraire » en vogue dans l’entre-deux-guerres autour d’Albert Londres, Joseph Kessel et Ernest Hemingway, à la limite du journalisme pour le propos et de la littérature par la recherche du style. Alors cette bande dessinée de reportage emprunte plus au langage du journalisme qu’à celui de la littérature, de la même façon qu’on différencie un film de fiction d’un documentaire. On peut saluer la clairvoyance de la récente revue XXI qui traite justement la bande dessinée comme un type d’article journalistique à part entière quand elle publie des pages Jacques Ferrandez, de Stassen d’Hippolyte ou de Cmax qui relève bien du reportage sur le vif.

Avec La revue dessinée, et comme l’explique intelligemment la présentation, c’est finalement deux mouvements émergents qui se rejoignent : la bande dessinée de reportage et la bande dessinée numérique. Le magazine est l’oeuvre de cinq auteurs (Frabck Bourgeron, Kris, Olivier Jouvray, Virginie Ollagnier et Sylvain Ricard ; hé oui, encore une initiative d’auteurs : que font les éditeurs ?). Il est décrit comme principalement composé de bandes dessinées de reportage, avec des contenus supplémentaires du type infos sur les auteurs, des photos ou un making of. Comme dans le cas du format page de BD Nag je me demande si ces ajouts sont bien nécessaires pour des projets déjà forts originaux : ils me donnent l’impression que l’on veut à tout prix tirer une « valeur ajoutée » du numérique sans se rendre compte qu’elle n’est pas forcément utile ou demandée… Mais après tout pourquoi pas, qui peut le plus peut le moins.

La revue dessinée est prévue pour la fin de l’année 2012. Elle sera trimestrielle. Mine de rien, et si on en croit le dossier de présentation finement ficelé, elle est tout aussi originale si on se place du point de vue de la bande dessinée (par son aspect « reportage ») que du point de vue de la presse (parce qu’elle est graphique avant d’être textuelle). Comme BD Nag, elle est appelée à être lue sur des tablettes de type iPad qui confirme ici leur fonction de support pour la presse en ligne. J’espère d’ailleurs que La revue dessinée réussira à se faire une place dans le milieu de la presse en ligne autant que dans celui de la bande dessinée en ligne, car elle hérite des deux modèles jusque là peu communicants. Tout cela a bien l’air d’un retour aux fondamentaux périodiques de la bande dessinée…