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TurboMedia : un nouveau paradigme pour la bande dessinée numérique ?

Nouveau, pas vraiment, en réalité. Mon attention a été alertée par le célèbre blog du Monde.fr de Sébastien Naeco, Le comptoir de la BD, dans un récent article. Je vous renvoie d’emblée à cet article, d’autant plus intéressant que Sébastien Naeco est allé interroger ledit Gilles Gipo sur sa vision de la bande dessinée numérique.
Or, ce qui m’a intéressé dans cet article (et dans la réflexion de Gilles Gipo en général) c’est l’introduction d’un terme différent au sein de la bande dessinée numérique, la notion de « TurboMedia ».

Ça ne vous aura pas échappé : la médiatisation accrue de la bande dessinée numérique a commencé et j’ai la sensation que, entre le début et la fin de l’année 2010, le sujet est devenu un passage obligé pour de nombreux médias. L’évolution serait intéressante à suivre, et j’ignore si quelqu’un l’aura fait quelque part, de la transmission médiatique de la BD numérique et la manière dont, en quelques années, se sont forgés les discours à son propos. Son point de départ naturel s’est trouvé être Internet, via des blogs et sites spécialisés tels que ceux de Julien Falgas, Sébastien Naeco, Yannick Lejeune… Sans que le terme « bande dessinée numérique » ne soit systématiquement employé, c’est bien de cette réalité de la bande dessinée en ligne que l’on parlait. Puis, à partir de l’année 2009, des sites de plus grande ampleur commence à en parler avec plus d’attention : Actuabd (dès 2008), Bodoï (dès 2008 à travers les blogs bd), Actualitté, et plus tardivement Du9.org, à qui revient toutefois le mérite de diffuser des articles plus réflexifs que descriptifs sur le sujet, tel celui de Tony sur la bande dessinée interactive (analyse dressée d’après mes piochages effectués sur le mode recherche desdits sites, donc fondamentalement perfectible). La raison principale de ce lancement médiatique en 2009 est la médiatisation de la grogne des auteurs contre les éditeurs sur la question des droits numériques, ainsi que la multiplication de structures éditoriales tout au long de l’année, et jusqu’au début de 2010 qui vit naître Les autres gens et se développer Manolosanctis, deux projets qui générèrent une médiatisation importante. Enfin, en 2010, on a vu fleurir des articles variés dans des revues papier plus (Télérama) ou moins (Livres Hebdo) généralistes. Dans cette revue de presse, Izneo se taille souvent la part du lion, j’y reviendrai. Cette même année 2010, d’ailleurs, l’université d’été du CIBDI d’Angoulême était consacrée au « trans-media / cross-media » sur les croisements entre la bande dessinée et d’autres medias, le numérique en tête. La bombe médiatique était lancée, et le salon du livre 2011 ne pouvait bien évidemment pas faire abstraction de la bande dessinée numérique : des auteurs de bande dessinée étaient conviés pour parler du livre numérique (Thomas Cadène, Fabien Vehlmann, Jean Léturgie, Fabrice Parme), Benoit Berthou et Sébastien Naeco animaient deux tables rondes sur le thème du manga numérique dans la journée de vendredi, et la matinée de lundi était marquée par une suite de conférences sur le thème de la BD numérique organisée par la CIBDI.
Et, dernier événement récent : une revue est apparue, entièrement consacrée à la bande dessinée numérique : BDZ. Elle présente le double avantage d’être elle-même en ligne et de se vouloir « impertinente », prenant le contre-pied du reste du monde médiatique.

Le TurboMedia et son blog

Revenons au blog de Gilles Gipo. TurboMedia, créé en février 2011, est un agrégateur de liens spécialisé dans un type de contenu, le « TurboMedia ». Le site affiche d’emblée le côté novateur du terme puisque le TurboMedia serait « un nouveau medium ». Je vais m’attarder un peu non sur le contenu de ses TurboMedia (pour cela, je vous laisse flâner vous-mêmes sur le site, qui apporte d’excellents liens : voir en particulier les blogs de Balak et de Malec, ou enfin le dernier opus de l’ingénieux Fred Boot, Cocteau Pussy.
La description qui est donnée du TurboMedia dans le bandeau-titre signale d’emblée le caractère hybride de son contenu, faisant écho au fameux « trans-média / cross-média » du CIBDI : « Des récits-dessinés-diapo, pour web et mobiles, à mi chemin entre : BD, cartoon et diaporama ». L’hybridation concerne deux caractéristiques du TurboMedia : son mode de lecture, et son appartenance à une catégorie médiatique. Concernant le mode de lecture, il se lit en ligne ou sur un support mobile (on pense d’abord au smartphone), l’un n’empêchant pas l’autre, on le devine. L’hybridation devient plus audacieuse quand il s’agit de catégoriser le TurboMedia par rapport à d’autres media puisqu’il est « à mi chemin entre : BD, cartoon et diaporama ». Le plus simple me semble de retenir les premiers termes employés, qui résument les trois aspects du TurboMedia selon Gipo : un récit (quel type de discours), dessiné (quel technique) en diaporama (quelle modalité de lecture). Le TurboMedia se veut donc l’appropriation d’une technique de défilement d’images par des dessinateurs qui vont créer des récits sous la forme du diaporama, avec cette idée que le lecteur doit cliquer pour accéder à l’image suivante. Il génère en quelque sorte lui-même le déroulement de l’histoire. L’idée paraît simple, mais elle permet en réalité une grande diversité d’oeuvres et d’images.

Pour comprendre le TurboMedia, il faut aussi revenir un peu sur son histoire, pas si récente. Gipo le fait dans les premiers posts de son blog, et je me contente ici de reprendre ses mots. L’origine du TurboMedia vient du forum Catsuka.com : il réunit des dessinateurs de films d’animation, et on voit comment le TurboMedia est le fruit de spécialistes de l’animation, non de dessinateurs « d’images fixes ». C’est sur Catsuka que le terme apparaît en 2009, propulsé par Balak qui va d’une part créer les premiers TurboMedia « officiels », et d’autre part recenser d’autres projets semblables. D’autres dessinateurs s’en emparent alors, parmi lesquels Malec qui commence en 2010 la première publication régulière en TurboMedia. Le forum Catsuka reste aussi un lieu d’expérimentation important, de même que le site de partage DeviantArt. A partir des premières créations de Balak, utilisant la technologie Flash, ses collègues expérimentent à tout va en essayant de diversifier l’objet soit sur le plan technique (autre chose que flash), narratif (quels propos ?) ou simplement au niveau de l’inspiration graphique. L’enjeu est de se saisir de cet objet qu’est le TurboMedia, qui se définit d’abord par des caractéristiques techniques, pour le remplir d’images nouvelles et inédites.

L’enjeu terminologique à l’heure d’Izneo
Si j’insiste autant sur des questions de terminologie, c’est que, à mes yeux, elles ont leur importance, et d’autant plus à une période où le terme de « Bande dessinée numérique » tend à se faire coloniser par les gros sabots d’Izneo, la plate-forme de diffusion de bande dessinée en ligne du groupe éditorial Medias Participations. Réfléchir sur le nom, c’est savoir comment on va appeler, interpréter et catégoriser dans l’esprit de tous le nouveau media qui est en train de naître et qui nous permet de lire des récits en images sur Internet. De la même façon, jusqu’aux années 1960, le terme « bande dessinée » se partageait l’affiche avec ceux de « récits en images », de « dessin d’humour » ou de « comics ».
Certes, dans ces pages, j’utilise sans guère de précaution le terme de « bande dessinée numérique », plus par facilité et habitude qu’autre chose. J’avais déjà, au début du blog, tenté de distinguer « webcomics » et « blogs bd » pour éviter que toute publication de bande dessinée en ligne ne soit assimilé à un blog bd dont la vogue semble se dégonfler doucement. Nous sommes toutefois dans un moment d’entre-deux où les termes et les représentations se construisent, s’édifient doucement selon l’activisme des différents acteurs.

Alors quid du TurboMedia ? D’abord, pas question de confondre « bande dessinée numérique » et « TurboMedia » : dans sa définition, le TurboMedia implique un mode de lecture spécifique (le diaporama contrôlé par le lecteur) qu’il est loin de partager avec tout ce qui se fait en terme de BD en ligne. A la limite serait-il une modalité de la BD en ligne, et encore, cette idée ne me plaît pas complètement et, je pense, ne reflète pas la pensée des inventeurs du TurboMedia dont le but est justement de détacher la production de récits en images sur support numérique du tropisme envahissant de la bande dessinée. Il est intéressant de constater que l’initiative de « renommer » le media vienne de professionnels de l’animation comme Balak : c’est une manière de rappeler 1. que la BD n’est pas le seul media qui utilise des dessins pour raconter une histoire 2. que l’apport esthétique de l’animation pourrait être une valeur ajoutée évidente pour les créateurs en ligne. Car le format diaporama n’est pas là juste pour faire joli : il implique une nouvelle manière de dessiner qui est relativement proche des méthodes d’animation graphique où le spectateur ne peut envisager qu’une seule image à la fois (et non toute une page comme dans une bande dessinée). Le constat est simple : face à une technique nouvelle, il faut oser parler d’un media nouveau, ce qui passe sans doute par l’invention d’un nom entièrement nouveau.

Julien Falgas avait publié sur son blog une étude sur les termes employés pour parler de bande dessinée numérique dans la presse (il utilise pour ses relevés la base en ligne d’articles de presse Factiva) : en 2009, il remarquait la bonne santé du terme « bd en ligne », à égalité avec « bd numérique », tandis que « blog bd », surtout utilisé en 2007 tendait à être moins employé. D’autre part, il soulignait combien, pour lui, le terme « bd numérique » est une construction marketing lié au développement des albums numérisés. L’étude 2010, outre une expansion démesurée de la médiatisation, montre à quel point le terme de « bd numérique » gagne du terrain par rapport à « bd en ligne » dont l’emploi, en valeurs absolues, stagne. En d’autres termes, l’hypermédiatisation est corrélée à l’utilisation d’un vocable, celui de « bd numérique », adopté par la presse.
Je relie directement ce phénomène à l’arrivée d’Izneo et à l’emballement médiatique qui a suivi, porté à la fois positivement par un service marketing sans doute conséquent, et négativement augmenté par la grogne des auteurs (voire plus haut). En effet, Julien Falgas n’avait sans doute pas tort de souligner la logique marketing sous-jacente dans le terme « BD numérique ». Dans le cas d’Izneo, l’objectif semble clair : identifier la bd numérique et leurs produits qui sont des bandes dessinées numériques « homothétiques », c’est-à-dire des albums papier mis en ligne et accompagnés d’une interface de navigation spécifique dans la page. Que ce soit clair : ils n’inventent rien mais utilisent l’expérience emmagasinée avant eux par d’autres éditeurs comme AveComics, Digibdi ou Foolstrip, par exemple. La différence tient à la médiatisation qui en est fait (en particulier en dehors de la seule sphère des amateurs de bande dessinée) et au peu d’intérêt porté par Izneo sur la création numérique « native ».
Il n’est donc pas innocent que le terme de TurboMedia rejaillisse maintenant. Dès 2009, Balak avait conçu ce terme comme une réponse à l’apparition de la « BD scannée au parcours scénarisé » d’AveComics (si je ne me trompe pas sur l’éditeur visé par les propos de Balak). La place médiatique prise par Izneo mérite en effet de poser la question terminologique.
Jouons un peu les prophètes. Deux positions se mettent en place au début de la chaîne. D’un côté, pour ce groupe d’éditeurs papier intéressés par le profit qui peut émerger du public en ligne, la bande dessinée numérique est un terme idéal pour désigner une bande dessinée « numérisée », le glissement de l’un à l’autre étant facile. De l’autre côté, des dessinateurs en ligne, complètement affranchis du papier (ne l’ayant même généralement jamais considéré) incluent dans leur démarche expérimentale le fait de réflechir au nom que peut porter le media nouveau qui naît de la rencontre de plusieurs médias (bande dessinée, animation dessinée, outils numériques) : TurboMedia pour Balak et Gipo, bande dessinée interactive pour Tony, webcomics pour Julien Falgas. Dans ce dernier cas, les termes de « BD numérique » ou « BD en ligne » sont vécues comme trop restrictifs et impropres à définir les aspects et les expériences les plus novatrices de ce media, celles qui s’écartent le plus des habitudes de lectures et de consommation de la bande dessinée. On aurait donc d’un côté le terme « BD numérique » qui désignerait prioritairement la bande dessinée papier numérisée, et une diversité de termes, dont TurboMedia, qui désigneraient la création native originale. Les choses ne sont bien sûr pas si claires que ça, et il faudrait aussi considérer les propos intéressants de certains auteurs issus du papier (Fabien Vehlmann, Fabrice Parme, Thomas Cadène, Lewis Trondheim), qui ne sont pas dans ce débat sur la manière d’appeler le media (débat qui semble bien éloigné de considérations économiques et juridiques, tout aussi pertinentes). Tout de même, il me semble que, par rapport aux années précédentes où les enjeux numériques et web intéressaient encore peu le monde de la BD papier, une tension grandit entre deux conceptions de la bande dessinée en ligne, tension dont la question terminologique est un des marqueurs.

Dans le débat TurboMedia contre Bd numérique, je n’arrive pas franchement à me faire un avis : bande dessinée numérique présente l’avantage de s’ancrer dans un univers culturel préexistant qui lui donne un début d’identité. Le terme me semble pouvoir fédérer un ensemble d’oeuvres déjà conséquent. Il appauvrit aussi l’effet de nouveauté qui pourrait donner du souffle au media dans son volet purement créatif et natif. En revanche, j’espère que le terme de TurboMedia pourra être promu à un bel avenir. A suivre, donc, comme toujours quand on parle de bande dessinée numérique.

(3) Festivals de BD et développement des expositions (années 1970)

Avec toutes ces sorties et ces articles sur la bande dessinée numérique, j’en viendrais presque à oublier la série en cours sur ce blog. Mais si rappelez-vous : voilà quelques semaines que je m’interroge sur les différentes manières d’exposer la bande dessinée au fil du temps. Après un bref aperçu des premières tentatives d’exposition par les artistes eux-mêmes dans la première moitié du siècle, après une présentation de la fameuse exposition « Bande dessinée et figuration narrative » de 1967, je vais cette fois évoquer l’apparition des premiers festivals de bande dessinée et le rôle de ces derniers dans la généralisation de la mise en exposition de la bande dessinée.

Du fandom au festival de fans

Le précédent article nous avait permis de voir comment une partie spécifique du petit monde de la bande dessinée s’était emparé de la question de l’exposition : le « fandom », c’est-à-dire la communauté d’amateurs désireux de légitimer cet art « injustement méconnu », pour reprendre une formule à la mode. Plus spécifiquement dans le cas de l’expo 67, les fans en question étaient des nostalgiques dont l’un des buts étaient de présenter leurs lectures enfantines, d’en montrer (et de démontrer) au plus large public la valeur. La domination des « nostalgiques » est toutefois une phénomène davantage présent dans les années 1960 et la décennie suivante voit la diversification du fandom, avec en particulier un véritable intérêt porté à l’égard de la production contemporaine plutôt que passée. Ce tournant se produit autour de 1970 avec la multiplication de revues publiées par des amateurs (non-auteurs, non-éditeurs) : Schroumpf de Jacques Glénat (1969), Haga (1972), pour citer les deux plus connues en France. Ils sont le plus souvent l’oeuvre de structures associatives de lecteurs de bande dessinée, de collectionneurs ou de libraires spécialisés (ainsi la célèbre librairie Futuropolis possède sa propre publication au début des années 1970) qui cherchent moins à publier de la bande dessinée qu’à construire autour d’elle un discours, et la faire mieux connaître. C’est la grande époque des fanzines et revues d’étude et d’information, qui coïncide avec le développement d’une nouvelle presse de bande dessinée pour adultes (Métal Hurlant, Fluide Glacial, L’Echo des savanes). Beaucoup de ces fanzines sont inspirés par de grands ancêtres comme Rantanplan en Belgique et Phénix en France qui, bien que nés pendant la vague nostalgique, ont su s’en détacher en partie.

Dans ce contexte de multiplication des revues d’étude se produit également un renouvellement des moyens d’expression du fandom, tant interne (les fans parlent aux fans) qu’externes (les fans parlent à des non-fans). C’est tout au long des années 1970 et 1980, que le festival va s’imposer en France comme un moyen d’expression privilégié des associations bédéphiliques, à côté des réunions, conférences, revues, rééditions, expositions. Il est souvent le fait d’associations implantés localement et colore pour longtemps des politiques culturelles régionales. Sur le plan chronologique, le modèle européen des festivals de bande dessinée est celui de Bordighera en 1965 (qui se déplace ensuite à Lucca). S’il se déroule en Italie, il n’en est pas moins un produit du fandom français puisque les membres du CELEG font partie du comité d’organisation. Pour la France, il faut attendre les années 1970 pour que les premiers festival apparaissent : tout d’abord en 1973 à Toulouse, sous l’impulsion de l’association des Amis de la bande dessinée, puis en 1974 à Angoulême, grâce aux membres de la SOCERLID. Le troisième festival de la décennie sera celui de Chambéry, fondé en 1977 par l’association Chambéry-BD. Il ne faut pas oublier non plus que dès 1962 se tient à Epinal un festival de l’Image au musée de l’Imagerie, qui existe encore, et qui accueille à l’occasion de la bande dessinée. Il ne s’agit pas dans ce dernier cas d’un festival du fandom bédéphilique, toutefois.
Un mot sur la bédéphilie des années 1970 : même s’il ne faut pas perdre de vue qu’elle est diverse, certaines de ses caractéristiques, ou plutôt des caractéristiques de son discours sur la bande dessinée, ont pu être critiquées a posteriori. Nous reprenons ici une analyse de Charles Ameline pour du9.org. Cette bédéphilie porte d’abord en elle une partie des stigmates laissés par la première génération des « nostalgiques ». Il faut d’abord leur faire crédit d’une érudition qui va de pair avec le goût pour la collection et « l’encyclopédisme », cette manie de compiler, de classer, d’énumérer, de ranger, de s’interesser aux faits plutôt que d’aborder la bande dessinée de façon globale et théorique. Mais le fait le plus durable est sans doute l’héritage du militantisme de la légitimation, qui conduit les fans à adopter un discours volontairement non-critique, laudatif et lissant à l’égard de la bande dessinée. Le « discours fanique » mythifie des périodes (durant les années 1970 se construit la légende d’une toute-puissance de la bande dessinée belge dans l’après-guerre), des auteurs plus que des oeuvres. Dans la mesure où aucun autre discours (universitaire, institutionnel, par les auteurs eux-mêmes), n’émerge, le discours fanique domine largement le paysage critique de la bande dessinée. Il est susceptible d’influencer le contenu des expositions, comme je vais essayer de le montrer.

Le festival comme moyen privilégié du fandom ?
La notion de festival n’est-elle pas pleinement adaptée à cette conception dominante de la bande dessinée ? Il s’agit bien de « célébrer » la bande dessinée, dans une « fête » (pour reprendre l’étymologie du mot) fédératrice. A bien des égards, il me semble que le festival est, pour les fans, l’occasion de rassembler, dans une unité de temps et de lieu, l’ensemble des évènements et expérience jusque là disséminés dans le temps et l’espace pour faire parler de la bande dessinée : espaces de vente (librairies), conférences, expositions, rencontre avec les auteurs, remise de prix (les fans s’étant adjugés un rôle de découvreurs de talents jeunes ou étrangers) ; avec un double objectif ambitieux de rassembler les fans de bande dessinée et d’attirer des non-fans vers la bande dessinée. Peut-être peut-on le voir aussi comme une adaptation d’autres manifestations du même type, bien plus anciennes, comme le Salon de l’automobile (1898) ou le Salon du Bourget pour l’aéronautique (1909) : des évènements qui sont à la fois des espaces de vente géants et des espaces d’information grandeur nature.
En cela, le « festival » est un objet bien plus complexe que les méthodes employées jusqu’ici par le fandom, car multiforme : il demande davantage d’organisation, et souvent le soutien des mairies des villes concernées. L’exposition y est un objet parmi d’autres, et l’influence de la partie commerciale sur l’exposition informative n’est pas négligeable.

Quelles expositions dans ces premiers festivals ?
Pour évaluer la place des expositions dans les premiers festivals, je vais d’abord détailler les contenus des manifestations de Toulouse (1973 et 1974) et Angoulême (1974 et 1975).
A Toulouse, l’évènement organisé du 27 mai au 4 juin par les Amis de la bande dessinée comprend une grande exposition intitulée « Des incunables à Zig et Puce » par André Daussin, qui se tient à la bibliothèque municipale. Outre cet évènement isolé, le festival de Toulouse est conçu comme une « exposition-vente-échange », le terme d’exposition étant ici interprété au sens le plus large possible de présentation de stands d’éditeurs et d’associations bédéphiliques. Enfin, deux plus petites expositions ont lieu parallèlement : un panorama des illustrés français d’après-guerre et une exposition des planches originales des Six voyages de Lone Sloane de Philippe Druillet (Dargaud, 1972). La presse, reprenant sans doute un dossier de presse, nous renseigne sur le contenu de la grande exposition-panorama « Des incunables à Zig et Puce », ainsi, La Dépêche du Midi : « A la bibliothèque nationale [probable erreur pour « municipale »] une exposition ravira les amateurs : des éditions rares de Rodolphe Töpffer, Benjamin Rabier, Christophe, etc, voisineront avec l’oeuvre d’Alain Saint-Ogan. ». Lors de l’édition 1974, les expositions se multiplient, dans divers espaces culturels de la ville : « La bande dessinée dans la presse quotidienne française », « L’aviation dans la bande dessinée », « Les dessinateurs français de western d’après-guerre » et enfin une retrospective de l’oeuvre de Pellos, et une, plus modeste visiblement, sur Jean Ache.
Le premier salon d’Angoulême en 1974, oeuvre du SFBD, associé à d’autres groupements internationaux, est l’occasion de poursuivre la politique d’expositions de cette association dont les membres étaient à l’origine de l’expo 67. Ainsi Pierre Couperie, l’historien du groupe, monte-t-il une exposition intitulée « L’esthétique du noir et blanc dans la bande dessinée », au musée d’Angoulême. Il s’agit, d’après le programme, de la seule exposition. Ce déficit par rapport au festival de Toulouse sera comblée l’année suivante lors de l’édition 1975 puisque, outre « le noir et blanc dans la bande dessinée » qui est reprise dans une variante intitulée « les hachures », on trouve trois autres expositions : au musée, « Histoire de la bande dessinée, classements par courants », de Pierre Pascal et Pierre François, accompagnée d’une projection de diapositives ; au théâtre, une exposition organisée par le spécialiste espagnol du cinéma Luis Gasca sur « Les 100 visages de Frankenstein », et une exposition de bandes dessinées réalisées par les enfants des écoles.

Une grande partie de ces expositions reprennent des partis pris théoriques et des obsessions esthétiques du fandom des années 1960, se basant sur un existant, certes encore limité, en matière d’exposition de bande dessinée. Tout d’abord, il y a de part et d’autre une volonté de dresser des panoramas historiques de la bande dessinée. Deux visions s’affrontent : celle de Toulouse, qui intègre plus largement la bande dessinée à l’histoire de l’imagerie imprimée en utilisant pour cela les collections de la bibliothèque (manuscrit, ouvrages du fonds ancien, incunables, presse illustrée du XIXe) et celle d’Angoulême, qui semble davantage fidèle à la logique de classements propre à l’encyclopédisme de la SOCERLID (qui est en train de travailler à une encyclopédie de la bande dessinée à la mêm date). Dans les deux cas demeure l’idée d’investir des institutions de la culture officielle (bibliothèque et musée), comme cela avait été le cas lors de l’expo « Bande dessinée et Figuration narrative » au musée des arts décoratifs. Ensuite, certaines obsessions des revues d’études des années 1960 sont présentes, comme « l’esthétique du noir et blanc » et « l’aviation » et « le western », approches thématiques maintes fois étudiées. Enfin, les thèmes de ces expositions, à l’exception de celle sur Druillet, sont très axés vers une approche historique du medium qu’il est facile de relier au phénomène de constitution d’un marché de l’édition ancienne et d’un « collectionnisme » souvent nostalgique. Les noms de Saint-Ogan (né en 1895), Pellos (né en 1900), Jean Ache (né en 1923) sont bien ceux d’auteurs qui ont commencé leur carrière dans la première moitié du siècle, et dont la notoriété date d’avant 1970.
En revanche, on va trouver du côté de Toulouse quelques nouveautés dans le choix des thèmes d’exposition. Je remarque d’abord le lien à l’actualité éditoriale, avec l’exposition d’originaux des Six voyages de Lone Sloane de Philippe Druillet dont l’album est paru en 1972 chez Dargaud. Cette idée d’exposer des originaux d’un album (ou d’une réédition) qui fait l’actualité fait partie de celles qui connaîtront un grand succès lors des festivals suivants, car elle mêle l’impact commercial et l’intérêt du collectionneur pour l’objet rare et, à la rigueur, l’analyse scientifique de la génèse de l’oeuvre. C’est aussi à Toulouse que l’on va trouver des expositions consacrées à un auteur en particulier : Saint-Ogan, Pellos et Jean Ache, donc. Enfin, comme l’a démontré l’évocation de ces trois noms, Toulouse se démarque d’Angoulême par son intérêt porté à l’égard du domaine strictement français (dans les expositions : « Les dessinateurs français de western d’après-guerre », « panorama des illustrés français d’après-guerre » et « La bande dessinée dans la presse quotidienne française »), là où la bédéphilie des années 1960, dont la SOCERLID, préférait mettre en avant des auteurs américains. Dans les deux expositions « panorama des illustrés français d’après-guerre » et « La bande dessinée dans la presse quotidienne française », je souligne aussi le choix de traiter du support comme élément thématique, démarche plutôt absente des études critiques précédentes. Il correspond aussi aux attentes du public des collectionneurs de domaines spécialisés.

Bien sûr, il m’est impossible de décrire le détail de ces quelques expositions, dont le contenu m’est connu grâce aux cahiers d’Alain Saint-Ogan numérisés par la CIBDI (cahiers 79 et 80 reprennent les programmes respectifs des deux festivals). Dans cette mesure, je ne m’avancerai évidemment pas sur la qualité des expositions, sur la pertinence des documents exposés et les choix scénographiques. Je vais donc me contenter de quatre conclusions pour achever cet article, en attendant des études plus fouillées :
1.Par l’intermédiaire des festivals, le fandom s’approprie pleinement la notion d’exposition de bande dessinée en les multipliant, mais sur une durée plus réduite et avec la garantie d’un public présent. Par les festivals, on assiste à une forme de généralisation des expositions de bande dessinée. L’ambiguité de la bande dessinée comme objet d’exposition demeure toutefois en partie car elle est circonscrite dans le temps et l’espace, et destinée et organisée par une communauté de fans.
2.L’exposition « Bande dessinée et Figuration narrative » de 1967 semble avoir perdu sa valeur d’étalon dans la mesure où, tout particulièrement à Toulouse où les organisateurs sont différents, d’autres choix sont faits quant aux thèmes (abandon du seul « panorama », du tropisme américain, et des obsessions de la première génération de fans), tout en conservant une ambition historique très marquée, presque « archéologique ». D’autre part, l’original tend à devenir un critère dominant, en même temps que le phénomène de la collection et du marché de l’ancien.
3.La proximité des stands commerciaux commencent à avoir un effet sur la tenue des expositions dont certains, en l’occurence celle du Lone Sloane, acquièrent une valeur promotionnelle.
4.Par la suite, les festivals de bande dessinée vont intégrer des scénographies de plus en plus variées, et les réflexions portées ici valent surtout pour les premières manifestations. J’aurais sûrement l’occasion d’y revenir dans les articles suivants.

Fort en moto, FLBLB, 2011

La sortie d’un roman photo est un événement suffisamment rare pour être souligné… Récemment, ce sont les éditions FLBLB qui, sous l’impulsion de Grégory Jarry, tentent de redynamiser un genre par trop mésestimé. Mais qu’est-ce qu’au juste que le roman photo, et quels sont ses liens éditoriaux avec la bande dessinée ? Petit passage par les années 1980 et par Jean Teulé, un des plus inventifs représentants du genre, avant d’en arriver à nos jours.

Le roman-photo, histoire et délégitimation
Le roman-photo est un moyen d’expression qui, par les coups du sort de l’histoire, n’a jamais véritablement connu un développement conséquent comme la plupart de ses cousins : la littérature, le cinéma, la bande dessinée. Il est resté en marge du processus du légitimation culturelle qui permit, à partir des années 1950, à des medias comme la bande dessinée ou à des genres comme la science-fiction ou le polar, de se diversifier et d’emprunter des chemins neufs, touchant aussi bien un public populaire que savant. Pire encore, le roman-photo a connu une forme de regression en ne parvenant pas à s’extirper de l’image d’un support pour bluette sentimentale. C’est en effet dans le genre du mélodrame domestique que le roman-photo a connu sa plus grand notoriété au sortir de la seconde guerre mondiale, dans une production sérielle et stéroétypée pour des magazines féminins à faible ambition artistique comme Nous deux. Le problème n’est d’ailleurs pas que ce type de production existe : le problème est qu’elle est bien trop de visibilité et que le public, prenant la partie pour le tout, assimile le roman-photo à un objet culturel nécessairement populaire et sentimentale.
Car pourtant, d’autres roman-photos ont existé, et existent encore, et c’est dans ce dédale que je voudrais vous amener, même si ma connaissance du domaine reste extrêmement partielle et que ls ouvrages qui en traitent sont rares. Je m’arrêterais principalement sur deux titres : un « ancien », Banlieue sud, de Jean Teulé (1981) et un tout récent, Fort en moto, album collectif paru chez FLBLB. Mais d’abord, chers lecteurs, un peu d’histoire…

Ce n’est pas l’histoire du roman-photo que je vais vous retracer mais plutôt celle de sa collusion avec le monde de la bande dessinée : ses auteurs et ses éditeurs. S’il existe des auteurs et des éditeurs de roman-photo, l’une des caractéristiques du medium est d’avoir été en quelque sorte « adopté » par une partie du microcosme de la bande dessinée qui l’interprète comme un champ possible de la création. Je ne vais pas m’étendre ici sur les liens entre roman-photo et bande dessinée, Philippe Sohet, dont je vous recommande la lecture de l’article en ligne, « Les ruses du roman-photo contemporain » l’a bien fait, ainsi que Jan Batens. L’essentiel est de comprendre que, si les deux media ont plusieurs points communs, ils diffèrent suffisamment pour qu’on évite de considérer le roman-photo comme une simple déclinaison de la bande dessinée. En revanche, l’une des passerelles entre les deux est justement le travail de certains auteurs et éditeurs qui, tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, ont considéré roman-photo et bande dessinée comme faisant partie d’un même ensemble éditorial.
C’est autour d’une nouvelle presse que roman-photo et bande dessinée vont se croiser dans les années 1960, au sein de revues composant une forme de contre-culture souvent contestataire pour qui la hiérarchie des moyens d’expression n’existe pas, et le dessin et la photographie méritent de figurer en bonne place, de même que l’érotisme et l’humour peuvent être des registres nobles. Au sein de l’édition de bande dessinée, le roman-photo va pouvoir connaître quelques développements nouveaux. En 1967, Jean-Claude Forest, illustrateur, dessinateur et scénariste de bande dessinée, publie le roman-photo Les magiciennes dans la revue Plexus, croisant l’érotisme ébouriffé et libéré de la décennie avec l’expérimentation visuelle surréaliste (rappelons que le montage photographique vient des expériences avant-gardistes des dadaïstes, puis des surréalistes). Exactement en même temps, la revue Hara-Kiri fondée par le professeur Choron et François Cavanna, fait paraître des romans-photos. Ceux réalisés par Gébé et Lépinay ont d’ailleurs fait l’objet d’une réédition chez FLBLB en novembre 2010 sous le titre Malheur à qui me dessinera des moustaches. Le professeur Choron lui-même s’avérera être un grand auteur de romans-photos humoristiques transgressifs (là encore réédités en 2009 chez Drugstore). La proximité éditoriale entre bande dessinée et roman-photo est manifeste puisque les éditions du Square, qui publient Hara-Kiri, sont aussi à l’origine de Charlie mensuel, revue consacrée à la bande dessinée ; et, bien sûr, le dessin et la bande dessinée ont leur place dans Hara-Kiri sous le crayon de Topor, Gébé, Fred, Siné, Cabu, Wolinski, Reiser… Les années 1960 avaient ainsi tracé une première voie à un roman-photo alternatif, utilisant le cliché détourné à des fins surréaliste et/ou humoristique, et souvent volontairement agressif. C’est une veine provocatrice et iconoclaste qui cherche ici à concevoir une autre forme de roman-photo, peut-être plus artisanale mais nettement plus drôle et inventive.
Le collectif Bazooka, qui rentre en scène au milieu des années 1970, n’est pas si loin de l’esprit hara-kirien : même goût pour la provocation gratuite, même volonté de demeurer dans la contre-culture, même esprit de dérision face à l’absurdité du monde, même inspiration du côté de mouvements philosophico-artistiques tels que le dadaïsme et le situationnisme. Ce sont bien des revues de bande dessinée de la nouvelle presse pour adultes (Hara-Kiri, Charlie mensuel, Actuel, L’Echo des savanes, Métal Hurlant) et des éditeurs comme Futuropolis qui vont permettre au groupe Bazooka de diffuser leurs travaux. Ses membres pratiquent en particulier le montage d’images et la retouche sur photos, et proposent en cela une démarche plus artistique qu’artisanal. Le travail de Bazooka exerce une influence sur de nombreux auteurs de bande dessinée, dont Jean Teulé… Mais patience, je vais en venir à lui.

Jean Teulé incarne bien, pendant les années 1980, les liens entre roman-photo et bande dessinée puisque ses travaux, essentiellement basés sur des clichés photographiques, sont publiés par des éditeurs de bande dessinée. De son côté et à la même époque, Bruno Léandri fait vivre avec verve la tradition potache ouverte par Choron dans Fluide Glacial. Toutefois, il faut souligner la collaboration entre Benoît Peeters et Marie-François Plissart entre 1983 et 1993 : le temps de quelques ouvrages, ils ouvrent une autre voie, très différente, au roman-photo. Dans des « récits photographiques », ils mêlent photos retouchés et textes dans un but qui n’est pas humoristique ou transgressif mais simplement romanesque. Par ce travail, la contre-culture cesse d’être le seul lien entre roman-photo et bande dessinée. Il s’agira toutefois d’une initiative plutôt isolée.
Dans les années 1990-2000, cette ébauche de diversité se poursuit doucement avec une production qui suit les tendances présentées plus haut. Léandri continue inlassablement d’honorer la mémoire de Choron : Fluide Glacial, mais aussi Ferraille, poursuivent la pratique d’un roman-photo satirique qui se diffuse par les revues. C’est aussi la voie que suit Dimitri Planchon avec Blaise, série réalisée en photomontages et publiée dans L’Echo des savanes, sorte de radiographie acide de la gauche bourgeoise de notre temps. En 1996, Jean Lecointre et Pierre La Police poussent encore plus avant le détournement surréaliste et horrifique d’images dans La balançoire de plasma (réédité chez Cornélius en 2006). Enfin, la photographie inspire également un dessinateur comme Emmanuel Guibert qui publie en 2003-2006, avec le photographe Didier Lefèvre, la série justement intitulée Le photographe qui mêle textes, dessins et photographies. Sans parler réellement de roman-photo, Le photographe fait la jonction entre l’émergence d’une bande dessinée dite « de reportage » qui veut s’ancrer dans la réalité et l’apport du photoreportage comme moyen d’expression.

Mais, outre la solide tradition humoristique et satirique qui va d’Hara-Kiri à Fluide Glacial en passant par L’Echo des savanes, l’initiative la plus durable de ces dernières années en matière de roman-photo concerne les éditions FLBLB et la figure de Grégory Jarry qui en est l’un des fondateurs (1996 pour la revue, 2002 pour la maison d’édition). Grégory Jarry est lui-même un auteur de roman-photo : il publie en 2004 chez Ego comme X L’os du gigot, puis poursuit dans cette voie avec Savoir pour qui voter est important chez FLBLB en 2007. Le premier de ces albums a été numérisé par Ego comme X et mis en ligne gratuitement avec accord de son auteur, comme une partie de leurs archives (à lire ici). L’occasion de découvrir le travail de Jarry, qui oscille entre la voie satirique et le travail documentaire : L’os du gigot est une oeuvre sur la notion de témoignage et sur la transmission de la mémoire par l’image photographique qui démontre, s’il en était besoin, que le roman-photo peut aussi servir à livrer des oeuvres profondes, même sans retouches et montages comme chez d’autres auteurs, le style de Jarry étant extrêmement classique et lisible.
Au sein des éditions FLBLB s’opère un véritable travail de réhabilitation du roman-photo. Il s’agit d’abord d’en rééditer des oeuvres importantes (le recueil de Gébé et Lépinay déjà cité). Puis d’en démontrer la diversité d’approches (fiction, documentaire, pour adultes, pour enfants, sous forme de flip-book…). Enfin, de promouvoir la création auprès de jeunes auteurs, ce qu’on verra plus loin avec Fort en moto.

Jean Teulé : roman-photo années 1980

Revenons un peu du côté de Jean Teulé. S’il suit une formation d’illustrateurs, c’est bien par la photographie qu’il aborde la bande dessinée, dans l’idée de s’approprier un outil moderne plutôt que le traditionnel papier/crayon. Pendant la décennie 1980, la carrière de Jean Teulé apporte un renouveau considérable dans la bande dessinée, par l’emploi d’une technique mixte de photos retouchées ; considérable par la radicalité et l’originalité de son approche de l’image, mais bref puisqu’il abandonne la bande dessinée dès 1990 pour se consacrer à l’écriture. Présent dans plusieurs revues pour adultes (L’Echo des savanes, Charlie, (A Suivre), Circus), il publie quelques albums chez les éditeurs de bande dessinée correspondant : aux éditions du Fromage (maison d’édition de L’Echo des savanes avant son rachat par Albin Michel dès 1982), Glénat (Bloody Mary avec Jean Vautrin, prix de la critique de l’ACBD en 1984) et Casterman (Gens de France, prix spécial du jury au FIBD 1989). Teulé oscille entre la fiction et un travail documentaire proche du photoreportage « social ». Même ses fictions restent d’importantes chroniques de son époque, de la banlieue, du monde rural, des « gens de France » qui donneront leur nom à son plus célèbre album.
Banlieue sud correspond plutôt au début de son travail sur le photoreportage et n’est pas aussi abouti, au niveau du propos, que Gens de France, et plus trash dans sa vision de la société. Nous sommes clairement là dans de la fiction, ce qui ne signifie pas que la réalité n’est pas à portée de main. L’album publié en 1981 aux éditions du Fromage réunit cinq histoires de taille variée qui furent toutes publiées dans L’Echo des savanes durant l’année 1980. Leur point commun est de s’intéresser à des paumés, chomeurs, loubards, fous, sur lesquels le destin s’acharne inexorablement. Un soupçon de fantastique vient parfois relever des situations glauques et l’absurde n’est jamais très loin, comme une triste ironie au-dessus de la tête de chacun des protagonistes. L’histoire qui donne son nom au recueil, Banlieue Sud, est le paroxysme de cette vision noire de la société contemporaine. Deux loubards désoeuvrés décident un jour de voler le chien d’une vieille sculptrice un peu folle. Ils le regretteront amèrement car leur victime est loin d’être sans défense. Dans le monde de Banlieue Sud, des paumés s’attaquent à d’autres paumés, et l’emploi de la photographie ne fait qu’accentuer la sordide réalité de cet univers de vieilles maisons abandonnées, de chemins de fer, de terrains vagues, qui pourraient être celles du bas de notre rue (si trente ans n’avait pas passé depuis…).

Le travail de Jean Teulé n’est pas du roman-photo « pur » dans le sens où il retouche la matière première photographique. Ce travail de retouche est ce qui le différencie le plus des deux traditions antagonistes du roman-photo qui le précèdent : celle des bluettes romantiques et celle des farces hara-kiriennes. La photographie n’est pas prise dans son état d’origine, mais elle n’est qu’une première étape. L’image est déformée, parfois jusqu’à l’horreur ou la saturation expressive. C’est toute la saleté de l’âme de ses personnages qui s’imprime sur la pellicule. Par la suite, notamment dans Gens de France, le choix clair de l’approche documentaire l’amènera à se renouveler et à interpréter l’image intacte. En ce début de décennie 1980, la force contestatrice et le goût du baroque « pop » des décennies précédentes, trafiquant et déformant l’image tout azimut, produit encore ses effets.
Banlieue sud retrace aussi l’esprit d’une époque, mais sa noirceur peut s’apprécier à tout moment. D’autant plus que les textes ciselés de Jean Teulé, auxquels il attache une grande importance, nous transporte dans tout un univers d’argot et de poésie de banlieue. Rares sont les bandes dessinées où le texte atteint cette qualité poétique.

Fort en moto ou le retour du roman-photo à l’aube d’un nouveau siècle.

On aurait pu croire le roman-photo éteint à l’exception de quelques albums déjà cités plus haut. Heureusement, Grégory Jarry s’est mis en tête de le ranimer, non seulement lui-même, mais en motivant de jeunes auteurs. Fort en moto est le fruit de cet activisme, comme l’explique délicieusement la quatrième de couverture : « Les éditions FLBLB ont tiré du caniveau onze jeunes auteurs de bande dessinée, on leur a donné des vêtements décents, une miche de pain et pour les aider à se réinsérer, on les a obligé à réaliser des romans-photos. ». Ce choix du collectif, outre qu’il offre à de jeunes auteurs qui, pour la plupart, sortent de l’Ecole de l’Image d’Angoulême, une première occasion de publication professionnelle, permet d’apprécier plusieurs déclinaisons possibles du roman-photo, et d’en explorer les possibilités multiples. Si l’histoire qui ouvre le recueil, Aux chiottes de Cléry Dubourg, Daniel Selig, Léo Louis-Honoré, utilise les ressources classiques des romans-photos humoristiques de Léandri, d’autres réalisations innovent largement. Jon, de Robin Cousin, opère un vrai travail sur la répétition des images et sur l’identité, tandis que Façonnée, de Morgane Parisi, utilise la photographie comme souvenir et persistance d’une adolescence montagnarde.
Le plus étonnant est de voir combien le cinéma peut être une source d’inspiration dans la conception du roman-photo. Un constat que Jean Lecointre et Pierre La Police avaient déjà fait dans La balançoire de plasma en empruntant clichés et mises en scène aux films de série Z. Ici, dans L’écluse, Théo Calmejane et Mickaël s’inspirent du cinéma burlesque muet, de sa gestuelle exagérée et de ses panneaux de dialogue. Zot !, de Morgane Parisi, Erik Driessen, Fanny Grosshans et Robin Cousin est aussi, dans un autre registre, un voyage entre dessins et photos dans la SF absurde.
Car l’utilisation de la photographie n’empêche pas d’employer le crayon : Le manger de Morgane Parisi et Fanny Grosshans le prouve habilement sur fond de récit du quotidien.
Je suis loin d’avoir épuisé la diversité des histoires courtes de Fort en moto, qui réussissent à explorer un continent inconnu dont l’histoire est vraiment à redécouvrir.

Pour en savoir plus :

Fort en moto (collectif), FLBLB, 2011
Grégory Jarry, L’os du gigot, Ego comme X, 2004 (à lire intégralement en ligne)
Gébé et Lépinay, Malheur à qui me dessinera des moustaches, réédition FLBLB2010 (histoires parus dans Hara-Kiri entre 1962 et 1966).
Jean Teulé, Banlieue sud, Editions du Fromage, 1981… Malheureusement pas réédité, comme la majeure partie de l’oeuvre en images de Teulé : je vous conseille donc l’achat de Gens de France, Casterman, 1988 mais réédité en 2006 par Ego comme X… Ouf !
Article de Philippe Sohet : « Les ruses du roman-photo contemporain », analyse intéressante du roman-photo (1997) dans la revue Etudes littéraires, à lire en ligne
Lire aussi l’ouvrage de Jan Baetens, Du roman-photo, Médusa-Médias et les Impressions nouvelles, 1992
Une interview de Jean Teulé par Thierry Groensteen réalisée en 1987 et republiée sur le site d’Ego comme X

Parcours de blogueurs : Jibé

Blogueur régulier depuis maintenant 7 ans, Jibé est l’auteur du webcomics Sans emploi. Discrètement, à sa manière, il participe à la création de bande dessinée en ligne.


Jibé, un dessinateur avec emploi

Notre dessinateur du jour, Jean-Baptiste Pollien, alias Jibé sur son blog, est graphiste web et illustrateur de métier depuis le milieu des années 2000. Son site professionnel (http://www.jbpollien.com/) peut renseigner le curieux sur les diverses activités qu’il a pu exercer jusque là : design de sites web, réalisation de campagne de communication, recherche sur des logos. Avec la bande dessinée numérique s’est créée une sorte de visibilité d’un milieu professionnel des illustrateurs freelance qui ont l’occasion d’exercer en semi-professionnel une activité d’auteur de bande dessinée, de diversifier leur activité et de fédérer un public. Le parcours de Jibé rejoint celui des nombreux autres blogueurs dont la profession principale est illustrateur dans la publicité et l’édition : Pénélope Jolicoeur, Margaux Motin, Gally, NR, Vincent Sorel, etc. Toutefois, lui pratiquait déjà la BD dans des fanzines avant de s’y attaquer sur la toile. Le métier de graphiste est loin d’être sans rapport avec la bande dessinée : les codes graphiques et narratifs de la BD sont désormais courant dans le monde de la communication et de la publicité papier, et notamment dans la communication externe des entreprises et des institutions qui utilisent, pour faire passer leur discours, un langage graphique que, faute de mieux, on peut rapprocher de la bande dessinée « de loisir », la plus visible mais pas forcément la plus courante.
Dans le cas de Jibé, il y a un bon exemple de complémentarité entre la bande dessinée et la communication avec un de ses travaux pour Intermedia, une société rhône-alpine d’édition de presse professionnelle du marketing et des médias, les « brèves de Sydo », strips sur la vie en entreprise dans lesquels on retrouve très largement le style du blog bd dont je ne vais pas tarder à vous parler.
Pour ménager le suspens, avant de vous parler du blog Sans emploi, voici d’autres informations sur Jibé, et notamment ses liens avec ladite « blogosphère » bd, dont l’existence est douteuse mais qui, en gros, désigne la communauté de blogueurs bd français. Jibé fait partie d’un groupe informel de blogueurs que lui-même nomme dans ses liens la « Slip team », composé de Pierrot, Antoine Kirsh, Jean-Paul Pognon, Luchie, Lord Yoyo, Forza Pedro ; un des nombreux micro-groupes d’affinités qui composent cette fameuse blogosphère bd et entretient les échanges et projet commun de dessinateurs.
Il se montre actif dans le domaine de la production et de la diffusion de bande dessinée en ligne par plusieurs biais. D’abord a-t-il participé au projet « Vie de merde illustré » qui a été une fusion entre le succès du fameux site « Vie de merde » et le succès des blogs bd : des blogueurs bd étaient invités à illustrer des anecdotes de « VDM » et un recueil en est sorti aux éditions Michel Lafon et Jungle (Jibé n’est toutefois pas présent dans le recueil). Il est aussi un des fondateurs du groupe « Quenelles graphiques », avec des blogueurs bd déjà cités : Jean-Paul Pognon, Antoine Kirsch (Flacons et ivresse), Pierrot (Yap Yap). De ce regroupement est déjà sorti deux albums qui rassemblent de courtes histoires dessinées par des blogueurs bd : On dit de Lyon (2009) et On dit de l’an 2000 (2010). Ils ont aussi organisé un concours alternatif et parodique à la « Révélation blog » intitulé « La Révulsion blog » (dont le gagnant était ironiquement Wandrille, l’initiateur de Révélation blog !). Différentes manières d’animer et de donner sens à la blogosphère bd, vaste et immatérielle réunion avec ses rites et ses codes qui mériteraient d’être examinés de plus près.

Un des projets les plus importants de Quenelles graphiques concernent plus spécifiquement les blogs bd puisqu’il s’agit de l’agrégateur de blog « Petit Format ».
Il faut revenir un peu aux prémices de la diffusion des webcomics pour comprendre un peu. Pendant de longues années, le nombre de site portail (annuaire ou blogroll peut-on dire aussi) permettant d’accéder à la production de BD en ligne était réduit. Si webcomics.fr et le portail Lapin sont les plus connus pour les webcomics « purs », le domaine des « blogs bd », généralement plus axé sur un contenu en lien avec la vie et les opinions personnels de l’auteur, dans un format « carnet de bord », a été dominé par blogsbd.fr, de Matt. Ce portail, créé en 2006, reste longtemps la principale porte d’accès aux divers blogs bd dispersés un peu partout sur la toile et, de fait, un formidable espace de découverte de la création en ligne (la principale, non la seule). En tant qu’agrégateur de flux, il se fonde sur un principe simple : une liste de blogs sélectionnés qui se déroule au fil des mises à jour progressives de leurs auteurs. Une manière d’informer le public, de plus en plus nombreux, des blogs bd, des mises à jour de leur site favori ; une sorte de flux RSS en ligne, en quelque sorte, dont les auteurs de blogs bd tendent à devenir dépendant pour acquérir un public. Et puis, vers 2008, avec la multiplication des blogs bd, le système mis en place par Matt est l’objet de polémique : l’administrateur est obligé d’opérer des choix qui, naturellement, ne plaisent pas à tout le monde… Une (relative) polémique secoue quelques temps la blogosphère, puis les choses rentrent dans l’ordre quand apparaissent d’autres blogroll qui viennent rééquilibrer le référencement (tandis que, dans le même temps, blogsbd.fr change de formule ; et soulignons que Matt lui-même a encouragé cette pratique en diffusant des méthodes de création de blogroll). Les différences portent notamment sur les catégorisations, l’interaction avec les visiteurs (classement, votes, personnalisation de la blogroll…) et l’existence ou non d’une sélection de la part de l’administrateur. PetitFormat, apparu en 2010, fait partie de ces nouveaux agrégateurs, comme ComicsBlog.org (2009), Actu-blog.net (2009) Chacalprod (2008, qui finit par disparaître à cause de problèmes techniques), ou BD-vox (qui ne se limite pas au blogsbd, mais à toute la blogosphère autour de la BD). (Voir : http://bdrama.fr/blogrolls-concurrentes)
Petit Format est lancé par les Quenelles Graphiques et comporte certaines fonctionnalités pour se démarquer de ses concurrents. Il permet notamment de constituer soi-même sa propre liste de blogs, et de consulter les listes des autres utilisateurs, à la façon de sites de partages vidéos ou musicaux. Une sélection « PF », qui tourne, fait office de « sélection officielle » des blogs bd les plus appréciés des Quenelles Graphiques. Un « Top blog », selon un système de votes, définit les notes de blogs les plus populaires chez les lecteurs. Ajoutons à ça que le design du site est très élégant et lisible pour un simple annuaire de blogs. Il a aussi le grand mérite de ne pas se contenter de copier le fondateur du genre, blogsbd.fr.

Brève histoire de Sans emploi, une série à géométrie variable

Sans emploi est le nom du strip quasi quotidien imaginé par Jibé en février 2004, qui marque ses premiers pas dans la création de bande dessinée en ligne. Cette date, on le notera, le range au côté des plus anciens blogueurs bd, ceux qui firent vivre cette forme un peu à part de bande dessinée numérique avant qu’elle ne devienne une mode (Boulet, Pénélope Jolicoeur, Gally, Poipoipanda, Raphaël B., etc. En réalité, Sans emploi est un peu à mi-chemin entre un « webcomic » et un « blog bd », si tant est qu’on puisse donner des définitions à ces deux objets. C’est un webcomic dans le sens où Jibé ne publie, sur son site, que Sans emploi, en tant qu’oeuvre unique et cohérente, sans y ajouter de notes personnelles ou de contenu exogène. Mais sur plusieurs aspects, Jibé rejoint l’esthétique des blogs bd telle qu’elle se développe spécifiquement au milieu de la décennie 2000 : il y a bien mise en scène d’un « avatar » dessiné dont l’auteur raconte les mésaventures, des anecdotes du quotidien comme thème principal (le héros étant pris entre recherche d’emploi et déception amoureuse), une publication antéchronologique…
Un des aspects les plus intéressants de la série Sans emploi est la capacité d’évolution dont Jibé y a fait preuve, à partir d’un même personnage et d’un format en apparence contraignant. Dans les 2 premières saisons, Jibé opte pour un format profondément minimaliste (un strip en quatre cases), un style relâché, et des gags courts. Les deux premières saisons donne le ton général de la série et installe les personnages principaux. Le héros, dont on apprendra bientôt qu’il s’appelle Constantin, est une sorte de Gaston Lagaffe moderne, un « héros sans emploi » fainéant mais attachant dont on va suivre les péripéties dans le monde du travail (ou plutôt de la recherche de travail) et, accessoirement, dans le monde de l’amour aussi (ou plutôt… etc.). Chaque strip publié est un gag unique, mais Jibé parvient à renouveler suffisamment ses thèmes pour éviter trop de lassitude à ses lecteurs.
A partir de la saison 3, Jibé tente de sortir du strip. Ce sont cette fois des planches entières qu’il publie, tout en gardant le même style. L’intrigue s’étoffe, les gags cessent d’être le seul moteur de l’action. Avec ce changement de rythme, Sans emploi passe à la vitesse supérieure, et à une réalisation plus ambitieuse. Constantin et ses amis prennent un peu plus de consistance, n’étant plus réduit à leur rôle minimaliste de « gagmen ». Et puis, avec les saisons 4 et 5, Jibé revient aux strips tout en changeant légèrement son style : plus propre, aux couleurs plus choisies grâce à une tablette graphique (alors qu’il s’agissait auparavant de simple scans de dessins papier). La rusticité des débuts est un peu perdue et Sans emploi se fait de plus en plus professionnel. Le retour au strip avec gag est un moyen de montrer que, dans le fond, cette forme reste celle privilégiée pour la série. Par bien des aspects, les saisons 4 et 5 sont une modernisation des deux premières saisons.
La saison 6 est de loin la plus étonnante : développant encore davantage l’évolution graphique des saisons précédentes, Jibé imagine une histoire à l’intrigue beaucoup plus complexe : Constantin entreprend un voyage en Chine pour retrouver une de ses ex-copines. Il atterrit par erreur au Japon, terre d’aventures exotique idéale. Finis les cases de dialogues, et place à des décors gigantesques, des plans autre que le traditionnel plan américain du strip, des effets graphiques et des planches vertigineuses, grand format. Le contraste est d’autant plus frappant que les personnages et le style restent très reconnaissables. Le tout est découpé en chapitre, ce qui ne fait que donner davantage d’épaisseur à l’ensemble. Pour réaliser cette saison, Jibé s’inspire de son propre voyage au Japon et agrémente le tout de quelques gags, tout de même, intitulés « Japan facts », comme un retour à l’anecdote personnelle que permet la cohabitation entre plusieurs formats sur Internet. La saison 6, achevée en 2010, forme ainsi un véritable et copieux album, le point d’orgue d’une série commencée en 2004.

Comme le veut la tradition, l’actuelle saison 7, commencée en octobre dernier, revient au format strip/gag des débuts, et à des décors moins grandioses. A chaque fois, la série surprend par sa cohérence qui, avec des méthodes assez simples (personnages récurrents, gags à tiroirs, découpages précis en strips, épisodes, saisons…), trouve un équilibre très réussi entre chacun des strips pris individuellement et l’ensemble de l’histoire. Les anecdotes qui paraissaient dérisoires dans les premières saisons sont adroitement transformées en véritables intrigues. Chaque saison à une logique interne unique. C’est sans doute là que réside la principal force de Sans emploi : sa grande cohérence sur la durée, puisque la série dure depuis 7 ans. Les personnages demeurent et évoluent vraiment, sans acoups, au rythme régulier de la lecture. D’où une fidélisation qui fonctionne pour une série finalement bien addictive malgré sa simplicité.

Les évolutions de Sans emploi dépassent le seul cadre du blog. Ainsi en 2009, Jibé investit les réseaux sociaux pour donner encore plus de vie à son personnage qui est parvenu, lentement mais sûrement, à fidéliser un public : un compte Facebook est créé, ainsi qu’un compte Twitter. Il rend téléchargeable en ligne l’intégrale des archives des saisons 1 à 5 sur cette page, une démarche finalement assez originale dans une pratique de la bande dessinée numérique majoritairement diffusée par un accès Internet, et rarement téléchargeable « proprement ». Jibé avait aussi tenté de transformer sa série dessinée en série d’animation, mais, à ma connaissance, ce projet n’a finalement pas abouti.
Enfin, en septembre dernier est paru un album aux éditions Marabout. Certes, il s’agit d’un énième adaptation de blog chez un éditeur déjà responsable des adaptations des blogs de Margaux Motin, Pacco et Diglee et surfant, un peu tardivement, sur la mode des blogs bd. Mais notons que 1. Jibé aura attendu 7 ans avant de se lancer dans le papier et que 2. il a effectué pour l’album un vrai travail de reprise des strips déjà publiés.

Le renouveau du strip sur Internet
Le webcomics de Jibé est assez symptômatique d’un phénomène concomitant à l’essor de la bande dessinée numérique : le renouveau du format comic strip.
A première vue, le strip comme format semble bien désuet pour une publication en ligne. Ce format est profondément lié aux débuts de la publication de bande dessinée dans les quotidiens, à la fin du XIXe siècle. Le strip, par sa taille réduite et clairement délimité, ainsi que sa capacité à s’insérer discrètement dans les pages des journaux, connaît un vif succès. En France, dans les années 1950, certains quotidiens comme France-Soir peuvent proposer une demi-douzaine de strips différents sur une seule page.(je résume à grands traits l’histoire du strip, j’espère que vous m’en excuserez !) C’est par ce biais que la bande dessinée intègre la culture de masse, lue par des milliers de personnes. Naturellement, une esthétique narrative particulière se développe, qu’elle soit basée sur le gag final (tout le strip n’est alors qu’une longue tension vers la chute) ou sur le suspens dans le cas d’une série d’aventure (à la façon des romans-feuilletons). A première vue, une fois de plus, le strip est bien un format importé, étranger à la bande dessinée numérique et directement imité de la BD papier et même de la BD de presse. Internet n’a-t-il pas été défini par Scott McCloud, premier théoricien de la bande dessinée numérique, comme une « toile infinie » par laquelle une simple bande dessinée peut acquérir des dimensions spectaculaires, que ce soit par le scrolling des pages, ou par les hyperliens ? Dès lors, un simple strip en trois ou quatre cases est un bien maigre format pour les innovations potentielles. On peut ajouter à cela que le strip est une esthétique relativement rare dans la bande dessinée contemporaine qui a vu le triomphe de l’album.
Pourtant, le format strip va se développer dans une quantité assez importante, en particulier pour la bande dessinée numérique humoristique. Dans le domaine français, l’un des comic strips plus connus est sûrement Lapin, de Phiip qui, rappelons-le, dure sans interruption, à un rythme quasi quotidien, depuis avril 2001. D’autres dessinateurs en ligne se sont emparés du strip : Wandrille, Fred Noens, Soph (Chef Magic), Wayne (Foetus et Foetus), Paka ou enfin Navo et sa fameuse Bande pas dessinée qui joue énormément sur les codes graphiques du médium. La liste est très loin d’être exhaustive. On remarque au passage que les webcomics strip ont souvent une durée de vie plus longue et impressionnent par la quantité. Mieux encore, beaucoup de ces strips humoristiques emploient une esthétique minimaliste (bonhomme-patate, trait lâché, noir et blanc) dont on peut pointer une double origine : les évolutions récentes et réussies de ce genre particulier (chez Lewis Trondheim et Ibn Al Rabin, notamment) et le tropisme amateur de la bande dessinée numérique. Le strip a aussi su profiter du fait que la bande dessinée numérique réinjectait dans la lecture de bande dessinée une forme de régularité : on allume à date fixe son ordinateur pour lire les derniers strips parus. Déjà rodé, esthétiquement parlant, aux artifices de la lecture feuilletonnesque qui sait instaurer une connivence avec le lecteur allant jusqu’à l’addiction du rendez-vous régulier, il a trouvé là une niche idéale. Les internautes ont été friands d’une forme brève qui évite de rester des heures devant l’ordinateur mais induit une consommation plus échelonnée, pendant une pause ou dans les transports, par exemple. Enfin, dernière remarque : la présence du format strip dans la bande dessinée numérique a fini par croiser le chemin de la lecture sur smartphone : petit format et d’une lecture rapide, il s’adapte bien à ce mode de consommation. L’entreprise Avecomics l’a très bien compris en lançant en 2010 Bludzee de Lewis Trondheim : des gags courts en trois cases dont le format est spécifiquement étudié pour smartphone.

Ce qu’il faut surtout retenir, c’est que le format strip n’est dès lors plus utilisé pour des contraintes de mise en page, mais pour l’esthétique qui le sous-tend : lecture feuilletonnesque et rapide, gag et suspens… Avec Sans emploi, on comprend aussi ce que les nouveaux modes de la bande dessinée numérique apporte au strip : ils permettent de combiner ce format traditionnel à d’autres formats ou à d’autres actes de lecture. C’est ce que fait Jibé quand il passe du strip à la planche lors des saisons 3 et 6. En ligne, le rythme de lecture du strip, contraint dans un journal papier où la lecture est périodique, est en mesure de s’intégrer à des constructions narratives, à la manière des « Japan facts » de la saison 6, strips au milieu d’un ensemble de planches, où l’emploi spécifique du format devient la marque d’un changement de registre (on passe d’une « aventure » à suspens à des anecdotes exotiques et comiques). D’autre part, l’accès aux archives des strips permet au lecteur qui les lirait tous à la suite de prendre conscience de l’étendue de l’intrigue. Nous revenons bien à l’enrichissement de cette toile infinie qui se nourrit de l’hétérogénéité des formats et des supports.
Cette réflexion sur l’esthétique du strip dans la bande dessinée numérique, menée ici à grands traits et à grands coups d’approximations, mériterait d’être étudiée plus en détail… Enfin, voici lancée une bouteille à la mer !

Pour en savoir plus :
Sans emploi, Editions Marabout, 2010
Le site professionnel de Jibé
Le blog bd de Jibé, Sans emploi
L’agrégateur de blogs bd Petit Format

Parcours de blogueurs : Davy Mourier

C’est incidemment que Davy Mourier, bien connu du monde des geeks (les vrais, pas ceux qui le sont devenus avec la mode), se transforme en dessinateur de bande dessinée. Le temps de quelques webcomics et de quelques albums. Et pourtant, s’il mérite une place dans nos « Parcours de blogueurs », c’est bien que son travail n’est pas si anodin que ça…

Davy Mourier l’homme orchestre du XXIe siècle

Davy Mourier joue Régis-Robert dans Nerdz : le troisième en partant de la gauche


Il était une époque (les années 1970-1980) où la bande dessinée flirtait allègrement avec la musique, et tout particulièrement avec le rock. Et de nombreux spécialistes du rock en devenaient spécialistes de bande dessinée voire scénaristes quand le coeur leur en disait, tels que Jean-Pierre Dionnet ou Philippe Manoeuvre. S’il y a un phénomène clairement parallèle à l’émergence de la bande dessinée numérique, c’est sa collusion avec les univers du jeu vidéo et de l’informatique, qui a amené des spécialistes du jeu vidéo, des amateurs de culture web, des informaticiens, à s’intéresser de près à la bande dessinée, comme auteur, critique ou éditeur (Kek, Julien Falgas…). Cette rencontre a notamment pu se faire par une certaine culture « geek » qui mêle bande dessinée et création numérique. Vous voyez où je veux en venir : Davy Mourier fait partie de ses spécialistes hommes-orchestres, aussi bien passionné de bande dessinée que de jeux vidéo, et également de production vidéo.
C’est d’abord dans ce domaine que Davy Mourier se fait connaître sur la scène culturelle. En 2000 il fonde avec Didier Richard et Rémy Argaud le collectif « Une case en moins » dont les activités se partagent entre la vidéo, la vente de bandes dessinées et l’animation dans des salons de manga. Au milieu des années 2000, lorsque Sébastien Ruchet et Alexandre Pilot décide de créer une chaîne dédiée aux passions variées de la culture « geek », le collectif de Davy Mourier apparaît comme l’interlocuteur idéal. C’est la création de Nolife en 2007, chaîne du cable dont Davy Mourier va devenir un des principaux animateurs, réalisateurs et producteurs, et ce dès son lancement. Il anime en particulier 101%, émission quotidienne, et, dès 2008, il décide de se consacrer entièrement à la chaîne. Le collectif « Une case en moins » est en tremplin idéal : c’est à travers lui qu’il imagine en 2007 pour Nolife une série qui va vite devenir culte : Nerdz. Il y détourne les codes habituels des sitcoms télévisés (la vie quotidienne d’une bande de colocataires) en les transposant dans le monde des geeks, avec des personnages de « nolife » rivés sur leur console de jeu et refusant toute vie sociale. Série habile et hilarante, composée d’épisodes courts d’environ cinq minutes, elle est, à partir de 2008, diffusée en ligne en même temps que sur la chaîne Nolife. Davy Mourier y joue lui-même un personnage de crétin appelé Régis-Robert. Les trois autres personnages principaux sont incarnés par d’autres complices récurrents : Mr Poulpe, Didier Richard et Maelys Ricordeau (http://nerdz.over-blog.net/).
Il conçoit et anime d’autres émissions qui sont, pour la plupart, diffusés à la fois sur son blog et à la télévision, sur Nolife et sur GONG. J’irais loler sur vos tombes est un magazine culturel sur la création en matière de jeu vidéo, de bande dessinée, de culture numérique. Roadstrip est une émission spécialisée dans la bande dessinée, faites d’interviews et de chroniques d’albums. N’oublions pas qu’elle est, avec Un monde de bulles sur PublicSénat une des rares émissions consacrées à la bande dessinée. Toutes ses émissions reprennent en effet les canons de la télévision, mais s’en éloignent par les modes de diffusion.
Enfin, on retrouve Davy Mourier chez le principal représentant de la culture japonaise en France, l’entreprise Ankama, fondée en 2001 à Roubaix, qui mêle services web, jeu vidéo (Dofus en 2004), animation et bande dessinée. Davy Mourier scénarise plusieurs épisodes de la série animée Wakfu, déclinaison de l’univers du célèbre MMORPG Dofus. En matière de bande dessinée, Ankama est l’éditeur du webcomics Maliki du dessinateur Souillon, ainsi que des productions sortis du forum de graphistes CaféSalé. Son lien avec la production de bande dessinée en ligne est dont très fort.

Par ses diverses activités de producteur, animateur et acteur télé, Davy Mourier s’est affirmé comme un des piliers de la culture « geek » qui connaît une traduction en matière de création et une médiatisation de plus en plus en importante à la fin des années 2000. Cette culture, riche par ses thèmes et variée dans ses supports, dont la définition demeure tout de même très fluctuante, met en avant tout un pan de la production artistique, qui croise la bande dessinée, l’animation, la télévision et la vidéo, le jeu vidéo, l’informatique, le jeu de rôle, le cinéma de genre et la culture japonaise. Cette culture à ses codes, ses références, et est portée par toute une génération d’adultes dont l’enfance et l’adolescence se sont déroulées pendant les deux dernières décennies du XXe siècle. La culture japonaise, très marquée par la convergence entre les supports modernes (vidéo, animation, jeu vidéo, bande dessinée), est un des moteurs, mais pas le seul, de la culture geek. Ce dernier point explique le tropisme générationnel : la culture japonaise fait son apparition en France dans les années 1980 et marque profondément des générations de spectateurs. La chaîne Nolife est un des principaux espaces d’expression et de dialogue de la culture geek, mais la libre diffusion en ligne en est également une caractéristique. Le potentiel de création et de distribution d’Internet est parfaitement investi par Davy Mourier qui a conquis un public avec son blog « Badstrip », mais aussi par ses collègues. Ainsi, la série Nerdz possède une extension uniquement disponible sur Internet par un vidéoblog du personnage principal, Darkangel64, qui complète les épisodes principaux.

Strips et dessins d’un « geek dépressif »


Même si on aurait tort de les réduire à cet aspect, les strips dessinés de Davy Mourier sont une des incarnations possibles de la culture geek, dont on retrouve quelques thèmes. Celui que Davy préfère est sans doute la nostalgie de l’enfance, mais j’y reviendrai à propos de son dernier album, 41 euros pour une poignée de psychotropes. Davy commence à publier des dessins sur Badstrip en 2006. Les histoires qu’il réalise déclinent l’usage fréquent des blogs bd : le journal personnel mettant en scène un avatar dessiné. Pour Davy, le blog est une manière de défouloir par lequel il peut exprimer ses névroses personnelles, et ses états d’âmes les plus sombres.
Il est inattendu mais agréable et juste de constater ce que donne la fusion entre l’esprit geek, trop souvent cantonné à son côté bouffon et farcesque, et une émotivité à fleur de peau. Les strips de Davy Mourier, loin des préoccupations superficielles d’autres blogs bd, s’enfoncent profondément dans l’inconscient et la psychologie de leur auteur, l’interaction avec le public, via les commentaires, établissant un rapport spécifique à la mise à nu d’inspiration autobiographique. La culture geek n’est pas abandonnée à cette occasion ; au contraire, l’impossibilité à grandir, la difficulté des relations amoureuses sont des thèmes qui en font tout autant partie.

Trois séries sont développées sur Badstrip par des épisodes réguliers. Il était une fois une fille que j’ai rencontré deux fois est diffusée à partir de 2006. Elle mêle plusieurs techniques graphiques et raconte une histoire d’amitié et d’amour entre l’avatar graphique de Davy Mourier et une fille qu’il a rencontrée sur Internet à l’époque lointaine des premiers chats. Pour son auteur, Il était une fois… exploite, tant par son thème principal (les amitiés nourries par Internet) que par les techniques utilisés (photo numérique, dessin par ordinateur) et bien sûr par sa diffusion, une création entièrement fille de l’ère Internet et des émotions qui peuvent y naître et s’y développer. Il a ainsi déclaré lors d’une interview donnée au Festiblog 2009 : « Cette bande-dessinée est là pour contredire les gens arriérés  qui ont peur du virtuel… ».
Avec Papa, maman, une maladie et moi, Davy Mourier rentre plus précisément dans l’autobiographie (2007). Il s’intéresse cette fois à son rapport aux parents, et plus précisément à la maladie de son père. Enfin, Mouarf, journal intime d’un geek depressif est un étrange objet graphique : sous couvert d’illustrer les mésaventures d’un personnage de bande dessinée minimaliste, Davy Mourier explore plus avant les possibilités de la veine introspective. Il y mène quelques expérimentations graphiques, quelques amusantes mises en abyme qui montre ses progrès en matière d’expression graphique.
Les deux premières séries de strips seront publiées dans un même album aux éditions Adalie en 2009, et la troisième séparement, toujours chez Adalie. Il s’agit des premiers albums publiés par Davy Mourier. On peut lire certaines de ses créations ailleurs : il scénarise des histoires pour la dessinatrice et blogueuse Mélaka dans le célèbre et inusable Psikopat. Quelques unes de ses bandes dessinées sont aussi éditées et lisibles gratuitement sur le site de l’éditeur en ligne Manolosanctis : Préhistogeek, dessiné, justement, par Mélaka, Humour de geek et Histoire(s) de fille(s).

Dans ses vidéos comme dans ses bandes dessinées, Davy Mourier oscille toujours doucement entre et humour franc et une élégante émotion face à la vie. J’aurais même tendance à dire pompeusement qu’il incarne la face névrosée de la culture geek, celle qui revient sur ses défauts, sur son inadaptation au monde et à la vie. Une constante que l’on retrouve dans un chouette dernier album lui aussi venu du blog, 41 euros pour une poignée de psychotropes.

Nostalgie et psychanalyse


41 euros est édité en association entre Adalie, éditeur traditionnel de Davy Mourier, et Ankama, pour qui il travaille par ailleurs. Une fois de plus, l’origine de l’album se trouve par des dessins publiés sur le blog : des strips courts et percutants dans lesquels Davy Mourier se dessine dans des séances de psychanalyse. Si l’humour domine dans la série, il la réutilise dans un aboutissement du travail introspectif commencé en 2007.
Le récit de base qui est à l’origine de l’album pourrait ressembler à n’importe quelle histoire d’amour classiquement narrée sur un blog bd à tendance sentimentale. Après avoir rompu avec « elle » (on ne saura jamais son prénom), Davy Mourier rentre dans une profonde phase de dépression et entreprend de revenir sur « ce qui a merdé » et d’entamer une psychanalyse chez un spécialiste. Histoire banale, certes, mais il n’entreprend pas de nous la raconter selon un fil suivi et chronologique, ce qui serait par trop banal et attendu. Là est le premier effort de Davy Mourier qui, d’emblée, par la forme de son récit, se situe au-delà du simple témoignage autobiographique. 41 euros est principalement constitué de séquences successives tournant toutes autour du même sujet : qu’est-ce qui a merdé dans la tête de Davy Mourier, mais y répondant selon des biais différents et, surtout, selon des formes différentes. L’auto-apitoiement, qui reste un critère dominant de l’album et de sa gestation, s’en trouve en quelque sorte embelli, l’album se définissant d’emblée comme les traces d’une recherche sur « les origines du mal ».
L’une des séquences est la suite de stripŝ qui, publiée sur le blog, donne son titre à l’album. Dans ces strips se retrouvent quelques unes des caractéristiques d’autres travaux de Davy Mourier : le minimalisme graphique (les strips jouent sur une suite de plans identiques), l’emploi de photos retouchées, l’équilibre permanent et indécis entre l’humour et le drame. Ces séquences sont encore très traditionnelles : de simples strips courts comme on en voit tant. Mais autour d’eux, le long des pages de l’album, vont graviter une multitude d’autres séquences : des collages, des polaroïds, du texte illustré, des images qui se suffisent à elles-mêmes. Les collages et photos deviennent l’expression la plus directe des souvenirs, la trace laissée quelque part. Elles expriment le malaise de l’auteur : les difficultés d’une rupture qui transforme l’être aimé en obsession, les questionnements sans fin du dépressif, la remontée vers l’enfance… L’originalité formelle parvient à être généralement autre chose qu’un simple artifice : il faut la considérer comme le travail d’un auteur qui, dans son métier, est déjà un homme-orchestre habitué à passer d’une forme d’expression à une autre. Dans ce dernier album, Davy assume plus qu’ailleurs cet aspect multisupport en produisant un album de bande dessinée d’allure peu ordinaire.
Peut-être parce qu’il utilise des formes directes d’expression plutôt qu’une narration construite et logique, Davy Mourier rend très présent son mal-être psychologique au lecteur de 41 euros. Il touche là où ça fait mal, pour lui et pour le lecteur qui reconnaîtra, au détour de certaines pages, des moments et des pensées qu’il a lui-même vécu et conçu. On retrouve chez lui une manière d’entrer dans les profondeurs de ses pensées et la violence de sa relation à l’autre qui, avec des moyens et des thèmes totalement différents, peut faire penser au travail autobiographique de Fabrice Neaud ou de Mattt Konture dont je parlais récemment. A côté de ça, Davy Mourier maîtrise de mieux en mieux le trait simple mais nerveux qu’il s’est approprié au fil du blog.

L’une des réponses apportées par 41 euros aux questionnements métaphysiques de Davy Mourier est l’impossibilité à atteindre l’âge adulte. Elle nous intéresserait bien peu si l’auteur n’en profitait pas pour déranger un peu quelques codes graphiques et narratifs propre au récit d’enfance dessiné. C’est dans les premières pages qu’il nous présente son enfance et son adolescence : celles d’un gamin somme toute ordinaire des années 1980 : Récré A2, BD, jeu vidéo, Ulysse 31, Goldorak… L’effet de réel est donné par des collages de « vrais objets » de l’enfance, comme des stickers, des cartes scolaires, des emballages de malabars. Davy Mourier s’engage dans une sorte de fouille archéologique de laquelle il ressort ses vieilleries. 41 euros est lui-même pensé dans cette idée d’ancrage dans l’enfance puisqu’il prend l’apparence d’un carnet d’écolier à spirales. Le style graphique de Davy imite même parfois des dessins de marge, entre les cours, par l’emploi du stylo bille et son côté inachevé.
L’obsession de l’enfance n’est pas un élément innocent dans la culture geek qu’incarne Davy Mourier. Il y a bien, à la base, une forme de nostalgie de toute une culture de l’enfance que l’on cherche à redéplacer et réexploiter dans le monde adulte : les jeux vidéos, la télévision. Ainsi Davy se présente-t-il comme un petit garçon qui voulait faire « de la TV et des BD » et qui y est parvenu… mais qui trouve maintenant que « le monde des adultes ne me convient pas ! ».
Là où Davy prend le contrepied des clichés habituellement accolés à la culture geek, c’est dans l’usage qu’il donne de cette nostalgie de l’enfance. Elle n’est pas une simple régression comique, un cliché de « l’adulscent » atteint du « syndrôme de Peter Pan ». Elle se présente à la fois en positif et en négatif. Positif en tant qu’incroyable réservoir à imaginaire : les images de Davy Mourier sont nourries de références très générationnelles qu’il transforme dans le cours du récit. Négatif car la contrepartie de rester un enfant semble être de se laisser poursuivre par de multiples fantômes, et de ne jamais vivre comme tout le monde.

Pour en savoir plus :
Il était une fois une fille que j’ai rencontré deux fois / Maman, Papa, une maladie et moi, Éditions Adalie, 2009
Mouarf – Journal Intime d’un Geek dépressif, Éditions Adalie, 2009
41 euros, pour une poignée de psychotropes, Éditions Adalie, Ankama Éditions, 2011
Le blog de Davy Mourier, Badstrip
Le site de Nerdz, et un vieil article, mais complet, du Culture’s pub sur le sujet.
Sur la culture geek, que je n’ai pas vraiment détaillé ici alors que j’aurais pu, il ne faut pas manquer le blog « Culture de masse, culture de genre, culture geek » de David Peyron, un doctorant en sociologie qui travaille sur la culture geek et qui donne sur le sujet de très enrichissantes réflexions.