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Lewis Trondheim et Fabrice Parme, Panique dans l’Atlantique, Dupuis, 2010

Il y a peu est sorti Panique en Atlantique, le sixième album de la série « Une aventure de Spirou et Fantasio par… », dessiné par Fabrice Parme et scénarisé par Lewis Trondheim. Un album fort attendu pour moi, pour plusieurs raisons. D’abord parce que l’innénarable Lewis Trondheim est sans doute l’un de mes auteurs préférés et que je guette ses albums avec une certaine impatience. Mais il y a une toute autre raison : l’un de mes premiers billets sur ce blog était consacré au précédent album de la même collection, Le groom vert-de-gris, qui avait beaucoup fait parler de lui à sa sortie pour d’obscures polémiques que je vous laisse relire dans l’article du 29 août 2009.
Trèves de polémiques cette fois avec Panique en Atlantique, un délicieux album au charme rétro qui va me permettre d’évoquer une autre de mes lubies : l’évolution du principe de série dans les vingt dernières années.

(ça n’a strictement rien à voir, mais pour ceux qui suivent l’actualité de la BD numérique via ce site, je vous invite à lire l’article de Tony sur l’interactivité, article passionnant et impressionant : Des clics et du sens)

Spirou dans le rétroviseur


Etrange cette manie qu’ont les différents auteurs de « Une aventure de Spirou et Fantasio par… » d’ancrer leurs albums dans une époque précise qui est aussi celle des premiers succès de la série : déjà Emile Bravo et Yann, les scénaristes des deux précédents albums déroulaient leur histoire dans un Bruxelles occupé par les Allemands dans les années 1940. Cette fois, Trondheim est allé voir du côté des années soixante où les croisières sur l’Atlantique sont encore à la mode.
Mais peut-être devrais-je avant tout rappeler ce qu’est la série lancée en 2006 par Dupuis avec « Une aventure de Spirou et Fantasio par… ». Le principe de base est de considérer que Spirou est devenue une série suffisamment mythique pour mériter une réinterprétation par des auteurs qui ne sont pas des habitués de Dupuis et à qui l’on propose ainsi une forme d’hommage. Chaque album constitue donc un one shot dans lequel les auteurs sont libres (du moins c’est ce qu’on suppose) de mener le scénario et le dessin comme il souhaite à partir des deux principaux protagonistes. Didier Pasamonik relate dans un article, par ailleurs bien inutilement et injustement méchant à l’égard du nouvel opus, le contexte des éditions Dupuis depuis la fin des années 1990 et leur tentative de relancer et moderniser la série principale. On se souvient par exemple du marquant Machine qui rêve de Tome et Janry qui, en 1998, modifia en profondeur les habitudes des lecteurs et reçu d’ailleurs un accueil mitigé. Morvan et Munuera, en reprenant la série de 2004 à 2008, essayèrent de trouver un juste milieu entre le dernier essai détonnant de Tome et Janry et « l’esprit » de la série, si tant est que cette expression puisse dire quelque chose.
Le premier album de la série « Spirou et Fantasio par… », Les géants pétrifiés, avec Yoann au dessin et Fabien Vehlmann au scénario sort donc dans ce contexte en 2006 et expose bien les principes de la nouvelle série : proposer des albums « inattendus », qui n’auraient pas forcément leur place dans la série principale que ce soit par leur dessin ou par leur scénario. L’écart par rapport à la série-mère peut ici s’épanouir librement puisqu’il ne dure que le temps d’un album : ceux qui l’aime s’en réjouissent, ceux qui ne l’apprécie pas se consolent de savoir que cette abonimation ne durera pas. Suivent en 2007 Les marais du temps de Frank Le Gall, Le tombeau des Champignac de Yann et Tarrin. Et puis les deux albums suivants font parler d’eux, quoique pour des raisons toutes différentes : Le Journal d’un ingénu d’Emile Bravo surprend à la fois par son scénario (relater la jeunesse de Spirou et sa rencontre avec Fantasio en une sorte de fable fondatrice de la série) et par le grand succès qu’il rencontre ; Le groom vert-de-gris de Yann et Olivier Schwartz est l’objet d’une polémique. Les trois albums de Le Gall, Bravo et Yann et Schwartz diffèrent par leur scénario de la série principale en faisant le choix de s’ancrer dans une époque précise (le XIXe siècle pour le premier, la seconde guerre mondiale pour les deux suivants.).

Lewis Trondheim n’en est pas à son coup d’essai dans le registre « spiroutien » : il avait déjà réalisé en 2003 au sein de sa série principale, Lapinot, un album intitulé L’accélérateur atomique qui se voulait un hommage direct à Spirou et Fantasio : Lapinot, le héros de Trondheim, y jouait un Spirou bondissant à qui se joignait un Fantasio-volatile et un Spip-lapin. On apprend sur le site de Trondheim qu’il avait proposé à Dupuis cet album de Spirou dans son habituel registre animalier, mais que l’éditeur n’avait pas suivi, d’où L’accélérateur atomique dans la série Lapinot.
Rien de surprenant non plus de retrouver à ses côtés Fabrice Parme. Parmi les innombrables dessinateurs que Trondheim a scénarisé, Parme est un des plus fidèles. Ils ont réalisés ensemble les séries Venezia (2001-2002) ainsi que la série pour enfants Le Roi catastrophe (2001-2005) et l’album OVNI (2006).

Lisons maintenant l’album sous l’angle de l’exercice de style propre à la série « Spirou et Fantasio par… » : trouver le juste milieu entre l’originalité et le style propre des auteurs momentanés et les bonnes vieilles formules de la série sexagénaire. Ce n’est pas la seule approche, mais c’est celle qui m’intéresse.
Dans l’échelle entre humour et aventure, qui sous-tend la série Spirou et Fantasio, Trondheim et Parme choisissent clairement le registre de l’humour. L’intrigue peut se résumer en quelques lignes. Spirou, Spip, Fantasio et le comte de Champignac se retrouvent sur un paquebot de luxe coincé dans l’Atlantique (je dis bien « dans » l’Atlantique) suite à une invention malencontreuse du comte. Le groom fera tout pour sauver les passagers d’une terrible agonie. Autour de cette trame, Trondheim brode une suite de péripéties burlesques qui font intervenir les passagers du bâteau : une célèbre actrice pourchassée par Fantasio en quête d’un scoop, la propriétaire acariâtre d’un chien qui n’aime guère le pauvre Spip, un agent d’assurances pragmatique et un capitaine jogger et courageux, entre autres personnages que l’on retrouvent d’ailleurs tous sur la couverture. De la série initiale, il reprend le goût pour les inventions loufoques et je ne peux m’empêcher de voir une allusion aux premiers albums de la série dans la structure narrative faite d’une suite de gags qui n’ont rien à voir avec l’intrigue mais donne un rythle endiablé. De lui-même, Trondheim reprend certains obsessions, dont l’agent d’assurances Lenoir, paranoïaque et calculateur de risques qui semble être sorti des carnets de l’auteur qui se représente souvent avec ce même tic. Le duo Spirou/Fantasio paraît parfois traité sur le même mode que le duo Lapinot/Richard de la série Lapinot : le premier aventurier et honnête, le second froussard et menteur. Je cesse là mes divagations trondheimesques.
Car les références principales de Panique en Atlantique sont plutôt à chercher du côté du cinéma et du film d’animation, et c’est là ce qui fait son intérêt et son originalité. Le trait de Fabrice Parme est inspiré de l’animation américaine des années 1960, avec ce style tout en courbes, ces femmes à la taille de guèpe et l’expressivité cartoonesque des personnages. On pense à La Panthère Rose et aux dessins animés du studio Hanna-Barbera. Fabrice Parme est aussi dessinateur dans l’animation : il a notamment crée les personnages de la série La Famille Pirate à la fin des années 1990. Il déploie ici un style très élégant qui s’accorde avec l’ambiance sixties-croisière frivole du scénario. Mais à côté de l’animation, je ne peux m’empêcher de trouver des rapprochements avec la tradition burlesque de la comédie américaine. L’idée d’une histoire se passant sur un paquebot me fait penser au Monnaie de singe des Marx Brothers ; le rapport au burlesque américain est dans les incessantes scènes de poursuites, tandis qu’on retrouve aussi des éléments du slapstick, en particulier le recours à une violence comique exagérée. Trondheim emprunte enfin à la comédie américaine le mouvement perpétuel d’un gag à l’autre, sans répit et sans transition, et l’arrivée de « l’aventure » (après une vingtaine de pages de gags) est d’ailleurs un peu étrange tant l’idée même d’une intrigue semble exclue de l’histoire.

La loi des séries


On observera à quel point le principe de la série « Une aventure de Spirou et Fantasio par… » est à l’opposé des questionnements incessants sur la continuité des séries à succès nées en Belgique et en France dans les années 1940-1960. Faut-il laisser la série à un nouvel auteur ou au contraire la figer dans son mythe ? Les réponses ont été très diverses à cette question sur laquelle il n’y a pas, en réalité de consensus. Des arguments tant esthétiques que financiers (car ces séries franco-belges sont bien souvent des « rentes » pour l’éditeur ou les auteurs et leurs ayant-droit) sont invoqués selon le cas. La série Tintin a connu cette cryogénisation mythificatrice, « selon les souhaits de Hergé », dit-on, et ce malgré le désir de Bob de Moor, bras droit du dessinateur. D’autres séries ont opté pour une continuité « dans l’esprit de la série originale », avec des repreneurs formés à l’école de l’auteur initial (Les Schroupmpfs, repris par le fils de Peyo ; Alix repris par des dessinateurs et scénaristes formés par Jacques Martin). D’autres encore connaissent eux aussi une reprise, mais par des auteurs sans cesse différents (Blake et Mortimer). J’ai la ferme impression que Spirou est la série de cette époque (la grande époque de Tintin, Spirou, Pilote, c’est-à-dire d’il y a plus de cinquante ans) qui s’en sort le mieux en parvenant à assurer son adaptation aux temps modernes de la bande dessinée par un changement constant d’auteurs et une forte perméabilité aux évolutions esthétiques.
La raison tient à son histoire même : dès le départ, Spirou n’est pas la série d’un homme, comme a pu l’être Tintin, mais celle d’un éditeur, Dupuis. Les auteurs se succèdent à la tête de la série, depuis les origines jusqu’à nos jours. Le personnage crée par le français Rob-Vel pour être la mascotte du journal du même nom est racheté par l’éditeur Dupuis en 1943. Il est ensuite repris par Jijé alors que Rob-Vel se lance dans une carrière dans la presse quotidienne française. Jijé imagine le personnage de Fantasio et laisse très vite les rênes de la série à un de ses élèves, André Franquin qui la dessine de 1945 à 1969. La série entre alors dans l’ère du succès grâce au trait imaginatif de Franquin : des albums commencent à paraître et le dessinateur s’adjoint parfois l’aide de collaborateurs, comme Jidéhem pour le dessin et Greg pour le scénario. Mais, à la fin des années 1960, Franquin préfère se consacrer à plein temps à son autre série plus personnelle, Gaston Lagaffe, et il faut lui trouver un remplaçant. C’est d’abord un jeune auteur breton, Jean-Claude Fournier, qui reprend la série jusqu’en 1980, mais c’est cette fois Dupuis qui souhaite changer d’auteur à la question de la reprise se pose à nouveau au début des années 1980. La situation est alors assez confuse. Yann et Conrad proposent un projet refusé ; Yves Chaland dessine dans le journal un épisode, Coeurs d’acier, qui sera inachevé jusqu’en 1990 et ne paraîtra pas en album chez Dupuis. Puis, Nic Broca au dessin et Raoul Cauvin au scénario dessinent trois épisodes en 1982-1984 qui ne rencontrent pas suffisamment de succès. Finalement, c’est le duo Tome (scénario) et Janry (dessin) qui est jugé le plus apte à reprendre la série de 1982 à 1998. Partant du recueil La Jeunesse de Spirou paru en 1987, ils créent un spin-off, Le Petit Spirou cette même année. Occasion leur est donnée dans cette série parallèle d’adopter un ton plus délirant et transgressif qui renouvelle le statut de la série principale sur le mode parodique, en même temps que les codes humoristiques de la bande dessinée pour enfants. Dans le même temps, ils essaient de moderniser Spirou et Fantasio mais, en 1998, préfèrent se consacrer entièrement au Petit Spirou. Le problème de la succession se pose à nouveau et la série s’interrompt pendant six ans. Il faut attendre 2004 pour voir une reprise par Jean-David Morvan et José-Luis Munuera. Mais comme précédemment avec Broca et Cauvin, l’éditeur ne juge pas le succès suffisant pour continuer cette collaboration. Au même moment, Les géants pétrifiés de Yoann et Fabien Vehlmann rencontre un bon accueil dans le public et ils reprennent officiellement la série principale en janvier 2009, pour un album à sortir en septembre prochain (ce résumé improvisé est sans doute plein d’approximations, je m’en excuse…).

Le principe de série, qui marque le succès commercial et médiatique de la bande dessinée des années 1950-1960 (elle permet la continuité du héros et donc la fidélisation du public, et donc une manne financière presque assurée et continue) a été en partie interrogée lors de la décennie 1990. Les critiques les plus virulentes viennent de l’édition indépendante qui émerge en s’opposant justement au principe de la série et en privilégiant le one shot. C’est aussi à cette époque que se pose la question de la reprise de nombreuses séries dont les auteurs vieillissent ou meurent. Certains éditeurs et auteurs tentent de trouver de nouvelles formules pour renouveler l’intérêt du principe de série. Dans les années 2000, l’un des axes choisis par certains, qui souhaitent malgé tout garder l’assurance de succès populaire que permet ce principe, est de changer de dessinateur tout en gardant un seul scénariste. La variation des styles permettant ainsi un renouvellement, au moins de façade. Glénat utilise ce principe pour Le Décalogue, scénarisé par Frank Giroud (2001-2003) et pour Le triangle secret (2000-2003), scénarisé par Didier Convard. Ces deux séries font aussi l’objet de l’application d’une autre stratégie éditoriale : lancer des séries parallèles à la série principale, toujours en gardant le même scénariste. Soleil opte franchement pour cette stratégie en enrichissant l’univers de Lanfeust de Troy de nombreuses séries parallèles scénarisées par Scotch Arleston (Trolls de troy, Les conquérants de Troy, Les légendes de Troy…).

Trondheim et les séries
J’en reviens alors à Lewis Trondheim qui n’est pas en reste dans ces réflexions, et ce d’autant plus qu’il est justement issu de l’édition indépendante. Il s’est attaché, dans deux cas, à bousculer le principe de la série et à trouver de nouvelles voies : dans Lapinot et dans Donjon.
Commençons par Lapinot, sa série principale. Après deux albums à l’Association mettant en scène son lapin anthropomorphe (Lapinot et Les carottes de Patagonie en 1992 et Slaloms en 1993, à quoi il faut ajouter Mildiou au Seuil en 1994), Trondheim commence en 1995 une série chez Dargaud, sobrement intitulée Les formidables aventures de Lapinot. Il se base alors sur un principe simple : la série alterne entre des albums se passant dans le monde contemporain et mettant en scène Lapinot et ses amis (Richard, Pierrot, Titi, Nadia…), dans la suite de Slaloms (qui est d’ailleurs redessiné en réédité en 1997 en tant que numéro 0), et des albums « à thèmes » dans des univers alternatifs ou lesdits personnages « jouent » un rôle (western, polar…). Puis, en 1997, Trondheim commence chez Dargaud une nouvelle série. Plutot que lui trouver un nom différent, il l’appelle Les formidables aventures sans Lapinot. Comme leur nom l’indique, les quatre albums parus sous ce titre se passe dans l’univers contemporain et anthropomorphisé de Lapinot, l’humour étant d’ailleurs le même, mais le personnage principal n’y est pas présent, même si d’autres personnages secondaires de la série principale occupent alors le devant de la scène (le quatrième étant sorti en mars dernier pour les dix ans de Poisson Pilote sous le sobre titre Top Ouf ). La série Lapinot est donc étrangement schizophrène, entre une série principale où les univers varie et une série parallèle dont le rattachement à la série principale tient justement à l’absence du héros. On l’aura compris, Trondheim, dans sa logique d’exploration du genre, joue sur le principe de série sur un mode qui se rapproche de la parodie. Ajoutons à cela que, dans le dernier opus de Lapinot paru en 2003, il met un terme quasi-définitif à la série par un procédé que peu d’auteurs avaient expérimenté jusque là. Dans Désoeuvré, paru à l’Association en 2005, il évoque l’arrêt de sa série et réfléchit à la question du renouvellement chez les auteurs de bande dessinée, qui semble le hanter.
L’aventure Donjon porte en elle d’autres interrogations sur le renouvellement du principe de série à l’aube du XXIe siècle et se base justement sur une rupture constante des habitudes d’un album à l’autre. Joann Sfar et Lewis Trondheim débutent en 1998 une série intitulée Donjon chez Delcourt avec l’album Coeur de canard. En apparence, il s’agit d’une amusante parodie des univers d’heroïc-fantasy et des jeux de rôle, le titre étant une référence explicite à Donjons et Dragons. Et puis, en 1999 paraissent deux albums qui annoncent au public l’ambition démésurée de la série : Le cimetière des dragons et La chemise de la nuit. Le premier se passe chronologiquement longtemps après Coeur de canard, dans un univers apocalyptique crepusculaire, et le second longtemps avant, dans un univers médiéval sombre. Les trois temporalités de la série Donjon sont installées, avec chacun son dessinateur et son registre : Donjon Zénith, dessiné par Trondheim, Donjon crépuscule, dessiné par Sfar, et Donjon Potron-minet, dessiné par Christophe Blain. Viennent s’ajouter au début des années 2000 deux nouvelles séries parallèles : Donjon Parade, dessiné par Larcenet et sur une tonalité comique, et Donjon Monsters, dont le principe est symptomatique de la volonté de perturber le principe de série : une suite de one-shot se passant à l’une des trois époques et dessinés chacun par un dessinateur différent. Enfin, dernière étape, les trois séries principales voient leur dessinateur principal changer en 2006-2008, accueillant une nouvelle génération d’auteurs : Boulet reprend Zénith, les Kerascoët reprennent Crépuscule et Christophe Gaultier reprend Potron-Minet. Les scénaristes, cependant, restent Sfar et Trondheim.
Donjon fait appel à deux procédés que j’ai pointé précédemment avec Le triangle secret : le changement des dessinateurs et les séries parallèles. Mais ce principe est systématisé et complexifié dans la trame même qui devient comme un immense champ de possibles, puisque la série est faite pour accueillir potentiellement 300 albums, sur 300 « niveaux », le « niveau » étant ici l’unité de mesure temporelle. Le tout forme un ensemble gigantesque, permettant potentiellement tous les genres et tous les registres, et faisant se croiser une galerie de personnages en constante évolution. Mieux encore, grâce à son succès, Donjon voit apparaître son auto-génération avec le site Donjon Pirate lancé par le blogueur Wandrille en 2006. De jeunes dessinateurs amateurs et anonymes, souvent issus de la création sur internet, dessinent des planches uniques, indépendantes, tirées d’albums imaginaires se rattachant à la série Donjon. L’un des « pirates », Obion, est d’ailleurs sollicité en 2007 pour reprendre la série Crépuscule à la suite des Kerascoët.
Donjon est à bien des égards une amplification maximum du principe de série qui en arrive à sa propre dissolution : il en ressort qu’un album de Donjon peut tout à fait sembler dénué de liens avec un autre album (pas les mêmes personnages, pas le même univers, pas le même style graphique). Elle vient ainsi confirmer la rupture du principe de série dans les années 2000. Malheureusement, depuis 2008, la série semble arriver, après dix ans de succès, à un certain épuisement. Non pas tant, comme beaucoup d’autres séries, pour un défaut de qualité : les « règles » de surprises constantes induites dès l’origine empêchent justement à la série de s’enfoncer dans la routine. Mais Trondheim et Sfar, les deux scénaristes, ont de nombreux projets en parallèle et semblent délaisser leur enfant : deux albums seulement en 2008, un seul en 2009… Le rythme de production baisse. Sur le site des « murmures du Donjon », site non-officiel de la série qui recense les albums, les personnages, les auteurs, et informent les lecteurs des nouveautés, il n’y a pas de sorties prévues pour 2010.Via le forum, Trondheim et Sfar previennent que le rythme baisse en raison des projets autres des deux auteurs, mais qu’ils sont en train de s’y remettre… En attente, donc, et en espérant qu’il ne s’agisse que d’un ralentissement temporaire, car le projet Donjon reste l’un des plus originaux des années 2000.

Pour en savoir plus :
Le site des murmures du Donjon
Le site Donjon Pirate saison 1
Le site officiel de Lewis Trondheim
L’article fort critique de Didier Pasamonik

Parcours de blogueur : Sophie Guerrive

Parce qu’il n’y a pas que Les autres gens dans le monde de la BD en ligne et qu’il parfois bon de revenir dans de chaleureux endroits comme le portail Lapin pour dénicher de jeunes auteurs apparus sur Internet ces dernières années. Aujourd’hui, petite présentation du travail de Sophie Guerrive aux multiples pseudonymes (vous la trouverez sous le nom de Zof ou simplement de Guerrive), qui a déjà fait paraître en librairie trois astucieux albums…

Du côté des éditeurs : passerelles


Passons sur le fait que Sophie Guerrive a étudié l’illustration à l’Ecole des Arts Décoratifs de Strasbourg, j’ai déjà fait suffisamment de publicité dans mes parcours de blogueur à cette école qui a vu passer Boulet, Lisa Mandel, Nicolas Wild et Vincent Sorel, pour ne citer que ceux que vous pouvez retrouvez sur ce blog (liens). Elle en sort tout récemment, en 2009.

Heureusement pour elle et pour nous, Guerrive n’a pas attendu la fin de ses études pour publier des albums de bande dessinée. On la retrouve chez deux éditeurs : Warum et Delcourt. C’est avec un livre petit mais dense, Girafes, publié chez Warum en 2007, qu’elle débute dans la bande dessinée. Album minimaliste, dans son style et dans son format de poche, pas si courant dans la bande dessinée (même si les « pattes de mouche » de l’Association avaient déjà lancé le concept). On y suit trois girafes dans leurs aventures archéologiques et amoureuses. Elle reste fidèle à Warum pour publier les deux tomes de sa série en ligne, Chef Magik (un premier tome en 2008 et le second vient de sortir en mars dernier). Même format, même style, même humour absurde : ceux qui ont aimé Girafes aimeront Chef Magik, et inversement. Le héros est, comme vous vous en doutez, « Chef Magik », un être étrange, chef d’une tribu tout aussi stupide et incohérente que lui. Ces trois albums sont les bienvenus dans la collection « Décadence » de Warum, dédiée à « l’humour absurde et la dérision contemporaine » ; dans cette même collection se trouvent d’autres albums cultivant le minimalisme du trait, qu’il s’agisse de la série Seul comme les pierres de Wandrille, ou les deux Moi je d’Aude Picault.
Le quatrième album de Guerrive est Crépin et Janvier, paru en mars dernier chez Delcourt, album que vous trouve surement encore en tête de gondole dans les librairies. Il trouve sa place dans la fameuse collection Shampooing, dirigée par Lewis Trondheim et dont la dévise est explicitement « une collection où Lewis Trondheim met tout ce qui lui plait ». Crépin et Janvier est un ancien projet de Guerrive, dont on peut encore trouver la trace sur son blog sous le titre Alice . Elle l’a amplement retravaillé pour l’occasion.

La présence de ces deux éditeurs n’étonnera pas vraiment ceux qui suivent le parcours de jeunes auteurs s’étant fait connaître sur la toile : Warum et la collection Schampooing de Delcourt ont la curiosité d’aller voir sur Internet pour trouver des auteurs, soit en adaptant leur blog (Chicou-Chicou chez Delcourt, Un crayon dans le coeur de Laurel chez Warum), soit en éditant des projets inédits sur Internet (Abigaild’Aseyn chez Warum, Transat d’Aude Picault chez Delcourt). Chef Magik, Crépin et Janvier, sont autant de projets nés sur Internet et qui trouvent leur résolution dans des collections attentives aux évolutions récentes du monde de la bande dessinée. Editer des auteurs connus sur Internet est à double bénéfice : pour l’auteur, qui met un pied dans l’édition de bande dessinée, et pour l’éditeur qui s’assure un public minimal (parfois déjà suffisamment important!) de lecteurs déjà conquis. Edition numérique et édition papier commencent à fonctionner de concert, même si le support papier reste la voie dominante.
Enfin, je signale au passage et pour être complet que Sophie Guerrive a publié quelques dessins dans le magazine de bande dessinée Comic strip magazine, une expérience de gratuit de bande dessinée ayant donné lieu à trois numéros en 2009 et qui regardait lui aussi du côté des dessinateurs publiés et autopubliés sur Internet. (http://www.comicstripmag.fr/)

Du blog au portail Lapin


Ce qui me conduit à parler des dessins de Guerrive que l’on peut trouver, en cherchant bien, sur Internet. Sophie Guerrive possède un blog, Antenne Nocturne, désormais fermé depuis 2009 au profit d’un site plus complet où l’on peut voir ses travaux (http://poste99.over-blog.com/). Il y a d’abord les dessins qui ont donné naissance aux deux Chef Magik. Commencés dès 2007, ils se poursuivent à partir de 2008 sur le portail Lapin (http://lapin.org/). Pour ceux qui ne le sauraient pas, je rappelle que le portail Lapin est parmi les plus anciens projets d’édition numérique. Fondé en 2001 à partir du webcomic Lapin de Phiip, le portail Lapin est devenu à la fois une communauté d’auteurs et de lecteurs avec une trentaine de bande dessinée disponible gratuitement, et une maison d’édition papier qui publie régulièrement des dessinateurs généralement issus du webcomic. Sur ce portail s’épanouit Chef Magik, sur le mode du strip vertical régulier jusqu’à la fin de l’année 2008, forme de publication courante pour les webcomics. Les aventures du chef-magicien s’étoffent de semaine en semaine de nouveaux personnages, jusqu’à leur consécration dans un album.

Internet permet de voir que les dessins de Guerrive ne se limitent pas à des strips minimalistes et absurdes en noir et blanc. Sur ses blogs se retrouvent d’autres personnages, comme l’ours Tulipe, mais aussi des dessins plus complexes. A voir par exemple, ses nombreux dessins en noir et blanc foisonnant de détails, inspirés de gravures anciennes ; ses monstres des profondeurs aux formes incroyables. Elle est également l’auteur d’un récit en cours de réalisation, La Très singulière expédition du capitaine Vermulet, qui reprend certains thèmes des dessins en question, avec une ambiance d’expédition médiévale vers des mondes inconnus.

Les délicieux dédales absurdes de l’humour graphique

L’humour est aux origines de la bande dessinée et, en près de deux siècles, les auteurs qui se sont succédés dans cette discipline difficile qu’est l’humour graphique ont eu le temps de raffiner leur savoir-faire et de tester tous les humours possibles, au gré des modes et des écoles. Guerrive se plait dans un humour poético-absurde.
Le point commun aux premières réalisations de Sophie Guerrive, Girafes et Chef Magik, est donc l’humour. Un humour absurde qui a ses règles, la première et la principale étant que tout est susceptible d’advenir, et en particulier ce qui est le moins logique. Guerrive trace des mondes qu’elle fait ensuite dévier au gré de son imagination. Les girafes peuvent ainsi devenir archéologues et porter des chapeaux. Le chef Magik est surement l’incarnation la plus pure de ce grand n’importe quoi, ses pouvoirs ne faisant qu’amplifier l’étendue des gags. Mais l’humour n’est jamais seul et s’accompagne toujours d’une tonalité poétique, surtout quand il va voir du côté du nonsense, à la manière du Concombre masqué de Mandryka, quoiqu’en plus épuré, mais non moins déluré, la sexualité des personnages de Guerrive étant elle aussi contaminée par l’humour et la poésie.
C’est aussi le minimalisme que cultive Guerrive. Les personnages sont composés d’une simple ligne, de façon suffisamment schématique, et toujours en noir et blanc. N’oublions pas que, dans le fond, chef Magik n’est qu’un bonhomme patate sous un chapeau de magicien et qu’il n’a même pas de nez. Le dessin permet ensuite tout, y compris transformer une de ses jambes en écureuil et l’autre en poisson. Les dessins semblent flotter en liberté dans la page blanche. Dans ce type de strips, l’humour passe beaucoup par les dialogues et les mots, et parfois aux jeux de mots, mais Guerrive sait naviguer du dessin aux dialogues. C’est du coup l’exploration d’une gamme très riche de comiques qui se concentre dans les pages de ses albums.

L’album Crépin et Janvier présente déjà une tentative d’évolution et d’approfondissement. Certes, l’humour absurde n’en est pas absent. Crépin, le héros, ne cherche-t-il pas une aimée qui ressemblerait à ses poèmes plutôt que de trouver d’abord une aimée et ensuite lui écrire des poèmes ? Le trait est reste schématique et épuré, en noir et blanc et sans modelé. Mais vient s’y ajouter en arrière-plan un décor du XVIIIe siècle et ses obsessions : le romantisme marivaudant, le mythe du bon sauvage, le libertinage, le retour à la nature. L’histoire prend ainsi une dimension nouvelle, plus littéraire et presque savante. Et le scénario, plus complexe, abandonne le minimalisme narratif des strips à suivre pour une intrigue entre parodie romanesque et comédie théâtrale aux multiples retournements de situation, selon les mêmes principes absurde que dans Girafes. Les deux héros sont deux cousins, Crépin et Janvier, l’un romantique et l’autre pragmatique, qui vont de rebondissements en rebondissements en cherchant l’amour, et croisent sur leur chemin une évadée du couvent, un noble autoritaire, une sauvage venue d’Amérique et une bonne libertine (entre autres personnages). Guerrive complète également son style en entrecoupant son histoire de scènes de paysages où elle déploie un style plus fouillé, précis jusqu’au moindre détail. Un album qui laisse bien augurer de ses futurs travaux…

Pour en savoir plus :

Girafes, Warum, 2007
Chef Magik, Warum, 2008
Crépin et Janvier, Delcourt, 2010
Chef Magik 2, nouvelle formule, Warum, 2010
Le site de Sophie Guerrive
Lire Chef Magik sur le portail Lapin

Evolution et crispation dans le monde du dessin de presse

Mes recherches actuelles me portent vers l’étude du dessin de presse, et notamment dans ses rapprochements avec la bande dessinée. Peut-être une série d’articles sur ce sujet d’ailleurs… Mais en attendant, un article récent du dessinateur Gaël relayé sur le site http://www.caricaturesetcaricature.com/ m’a suffisamment interpellé pour que je rédige un article sur la situation actuelle du dessin de presse face à deux problématiques : la crispation de certains face à l’humour, et internet la diffusion numérique.

Parcours de blogueurs : Gaël
L’idée de cet article m’est donc venu d’un article de Gaël Denhart, dessinateur de son état, paru d’abord sur son blog lié au site Rue89, Un crayon dans la tête, puis repris sur le site scientifique spécialisés en histoire et analyse du dessin de presse, caricaturesetcaricatures, dans un article intitulé Menaces sur la profession de caricaturiste, pourquoi l’indifférence.
Gaël Denhart aurait très bien pu faire l’objet d’un parcours de blogueur puisque son blog (plus un site qu’un blog, d’ailleurs), L’appartelier, fut un des premiers blogs que je consultais régulièrement, il y a de ça quatre ou cinq ans, quand le phénomène des blogsbd n’en était encore qu’à ses débuts. C’est donc avec une pointe de nostalgie que ce blog me transporte quelques années en arrière : un site en flash crée par Kek, des liens vers les blogs de Cha, de Lovely Goretta, de Boulet, de Melaka, de Tanxxx, et même de Frantico, c’est vous dire. Les archives sont facilement accessibles sur le site et bien rangées, vous y trouverez même des dessins de 2003, du temps où Gaël, qui n’avait pas encore de blog à lui, squattait les quelques premiers blogs des autres, chez Cali, AK, Kek, Capu et Libon et Mr Moyen. Allez papillonner de rubriques en rubriques pour savourez l’humour de Gaël Denhart, dit aussi Gä sur la blogosphère.
Gaël, en même temps que de tenir son blog, publie plusieurs albums. En 1997 paraît son premier album, Robert le skin. Puis, à partir de 2000, il dessine de nombreux albums du type « Guide illustré du… » d’abord chez La Sirène et plus récemment chez Wygo. A noter également, pour être complet, la série Les Blattes qu’il crée avec Mo/CdM au Lombard et un album plus autobiographique directement tiré de son travail sur Internet, Le divorce, au Seuil en 2007. Gaël mène durant les années 2000 une carrière entre l’illustration « papier » et la bande dessinée sur Internet, puisqu’il participe à la mise en place et l’animation du site Fluide Glacial, avec Kek puis du site de Spirou. Depuis 2008, on le retrouve sur Internet pour créer un blog sur le site d’informations en ligne Rue89. Il y livre plusieurs dessins par mois sur l’actualité, se faisant ainsi dessinateur de presse (bénévole !) pour l’occasion.

Dans le dernier article publié sur son blog et repris sur caricaturesetcaricatures, Gaël expose, avec mesure, ses craintes quant à l’évolution de l’art du dessin de presse et plus particulièrement de la caricature (que j’oppose là au dessin d’humour non-critique et non-politique, à la Sempé, pour ne donner qu’un exemple). Selon lui, malgré la multiplication des espaces de publications pour les dessinateurs, sur Internet ou dans la presse traditionnelle, il se produit parfois un formatage qui édulcore une pratique qui, par essence, se veut sinon violent, du moins impertinent. Et, ajoute-t-il, la même presse qui se sert des dessins de presse comme « produit d’appel » face à un public demandeur ne relaie que trop peu les menaces, critiques, voire procès, qu’ils peuvent subir dans l’exercice de leur métier.

Les mésaventures du dessin de presse en France, 2007-2010
L’article de Gaël me donne une occasion idéale pour évoquer deux sujets différents, et d’abord la question de la liberté d’expression dans la dessin de presse.
Gaël cite plusieurs affaires récentes qui ont vu des caricaturistes être menacés et violemment critiqués par des communautés politiques et confessionnelles. Je ne fais que citer deux affaires plus médiatisées de ces dernières années, celle des caricatures de Mahomet et le procès de Charlie Hebdo d’une part (procès qui eut lieu en 2007), et l’affaire Siné d’autre part (procès en 2008). Dans les deux cas étaient mis en cause les propos de caricaturistes jugés racistes et antisémites, d’un côté par l’Union des organisations islamiques de France et de l’autre côté par la Licra. Petite précision : dans le premier cas, Philippe Val, directeur de Charlie Hebdo a soutenu les dessinateurs mis en cause, dans le second, il s’est désolidarisé du vétéran du dessin politique, Siné, qui est parti créer son propre hebdo satirique, Siné Hebdo (j’avais déjà développé cette dernière affaire dans un premier article sur le dessin de presse). Siné Hebdo fait d’ailleurs paraître ce mois-ci son dernier numéro !
Mais ces deux affaires, néanmoins symptomatiques d’un climat bien-pensant, avaient été suffisamment médiatisées et celles que nous cite Gaël l’ont été nettement moins. D’autant plus que j’ai encore d’autres exemples du même type à citer…


Gaël évoque plusieurs de ses collègues qui ont subi des pressions, anonymes ou organisées, après avoir publié des dessins : il cite Large, un de ses collègues de Rue89 critiqué par des membres de l’UMP, Babouse par des militants du NPA et surtout Berth, attaqué par des catholiques. Ce dernier cas est d’ailleurs particulièrement parlant. Le dessinateur Berth, qui tient un blog personnel (http://berth.canalblog.com/) est dessinateur satirique dans L’Humanité et Siné-Hebdo. Or, il est aussi, et ce depuis treize ans, dessinateur pour Mon Quotidien, un quotidien d’informations pour enfants édités par Play Bac. Un portail web catholique, Riposte-Catholique, a déclenché une cabale contre lui à la suite d’un de ses dessins (reproduit ci-contre). Berth est défini par les catholiques mécontents comme un « dessinateur anticlérical et d’extrême-gauche » et sa présence dans un journal pour enfants est dès lors jugée indésirable. Chacun jugera sur ce dessin où j’ai bien du mal à voir l’offense… (un « vite-dit » d’arretsurimages résume sur la question)
Cela semble à la mode de dénoncer les prétendues « dérives » de la liberté d’expression, et le dessin de presse est une cible particulièrement facile (même si les humoristes radio Guillon et Porte ont eu eux aussi leurs affaires, le premier face à Eric Besson et le second face à l’animateur Arthur). D’autres exemples pour ajouter de l’eau au moulin de Gaël. Il y a quelques semaines, c’est un dessin de Willem paru dans Libération qui suscite la colère des syndicats de police. Le prolifique Plantu, dessinateur au Monde a subit plusieurs plaintes suite à des dessins ces dernières années ; en 2008 par la CGT et en mars 2009 par des catholiques suite à un dessin mettant en cause l’attitude du pape face à la question du préservatif en Afrique (reproduit ci-contre). La chose s’est répété avec un dessin sur la pédophilie en une du Monde du 28 avril. Certains catholiques sont, ces derniers temps, particulièrement remontés contre Plantu et contre la « cathophobie » de la presse et des dessinateurs.

A chaque fois, le processus est le même : des organisations se plaignent aux journaux concernés au nom d’un communauté. Cela va rarement jusqu’au procès et se limite à des accusations et des pressions non-officielles. Le problème dans tout ça est d’éviter l’amalgame, d’un côté comme de l’autre : l’opinion de quelques extremistes sourcilleux ne réflète pas celui de toute une communauté. De même, un dessin de presse est un objet souvent difficile à déchiffrer, et qui prend des sens tout à fait différents selon le lecteur, en particulier lorsqu’il tente, courageusement, de manier l’ironie et le second degré.
On peut se demander si ces plaintes ne sont que des symptômes exceptionnels qui montrent au contraire que le dessin de presse fonctionne puisqu’il agace, ou s’il s’agit de signes avant-coureurs d’une réduction du champ d’action des satiristes et des créateurs en général. Le deuxième point de vue me paraît assez peu probable, mais sait-on jamais, il y en a bien qui en appelle au « devoir de réserve »… Ce que l’Histoire nous apprend (si on admet que l’Histoire peut nous apprendre quelque chose…), c’est que par le passé, les dessins satiriques étaient beaucoup plus violents, jusqu’à l’outrance, et suscitaient pourtant moins de plaintes pour eux-mêmes. En lisant récemment la thèse que l’historien Christian Delporte a consacré au dessin politique sous l’entre-deux-guerres, j’y ai notamment appris que les dessins, souvent très violents dans les années 1930, étaient admis par le personnel politique comme faisant partie du débat et du jeu politique, particulièrement virulent à cette époque.

Le problème, et Gaël le précise bien, n’est pas tant que des dessins suscitent des réactions de la part de ceux qui sont visés. Après tout, c’est leur but, et le débat est complexe et sans doute insoluble sur jusqu’où peut-on aller par l’humour. Les procès intentés à ces occasions sont généralement gagnés par les caricaturistes au nom de la liberté d’expression et du décalage que permet l’humour dans la compréhension de l’énoncé. Soyons honnêtes : la France bénéficie d’une liberté d’expression suffisamment large et on ne peut que s’en rejouir. Mais il est vrai que les affaires mettant en cause des caricaturistes ont été bien peu évoquées par les médias, comme si prendre position dans ces affaires revenait à se voir taxer, à son tour, de racisme, d’antisémitisme et d’intolérance. Cela alors qu’elles ont été, ces dernières années, particulièrement nombreuses. Il est vrai aussi que, dans le climat de bien-pensance généralisée, des « petits riens » conduisent parfois à l’absurde : je pense à la pipe gommée de Jacques Tati sur les arrêts de bus lors de l’exposition et à la cigarette de Gainsbourg supprimée sur les affiches du métro pour le film de Sfar. Ce n’est pas grand chose, juste l’apparition de nouvelles crispations dans la société et sans doute des questionnements sur les limites de la liberté d’expression (si ces derniers mots ont le moindre sens…). Mais le dessin de presse a aussi et surtout comme rôle de mettre à mal, sous couvert de l’humour (qui d’après moi permet tout dans la mesure où il implique l’intelligence du lecteur) les tabous et les non-dits d’une société.

Dessin de presse et BD sur Internet, enjeux communs ?


Passons à autre chose. Je termine en évoquant rapidement la question du dessin de presse et d’Internet, tout aussi intéressante que celle de la BD et d’Internet qui occupe en grande partie ce blog. Gaël parle en effet du grand nombre de « blogs persos » qui permettent aux dessinateurs de s’exprimer plus librement qu’ils ne le peuvent dans la presse. Lui-même participe à l’émergence d’un dessin de presse publié sur le net qui peut être défini, de façon élémentaire par le support, comme la publication de dessins d’humour, souvent sur l’actualité, par des sites de presse en ligne. Rue89 en est un bon exemple, puisque le site d’informations communautaire accueille les blogs dessinés de Gaël, Large, Chimulus, Coco, entre autres dessinateurs. On pourrait aussi citer le célèbre blog de Martin Vidberg, « L’actu en patates » hebergé par le site du Monde.fr. Lui aussi fut, au début des années 2000, un pionnier de la blogosphère et de la publication de BD en ligne. Il poursuit sur ce blog une activité qui en fait un vrai dessinateur de presse : dessins réguliers, commentaire sur l’actualité, lien avec un organisme de presse. Même si ces dessins se rapprochent plus de la veine du dessin d’humour non-polémique que du dessin satirique.
Et le sujet de l’avenir du dessin de presse intéresse des chercheurs et des spécialistes. Guillaume Doizy, historien de la caricature, a très récemment publié un ouvrage intitulé Dessin de presse et Internet qui se penche justement sur l’avenir d’une pratique que l’on pourrait croire menacée avec la désaffection du public pour la presse traditionnelle. Ne l’ayant pas lu, je ne m’avancerais pas à commenter ce livre. Mais si on en croit la critique qu’en livre Mira Falardeau sur le site caricaturesetcaricatures, Doizy a mené plusieurs interviews de dessinateurs en ligne internationaux pour cibler cette pratique. Il est encore méfiant vis à vis des avantages du Web pour le dessin de presse, notamment pour les questions de rémunération et de propriété.
Bon. L’important ici est que la question soit soulevée. Il est intéressant de voir que des historiens commencent à se pencher sur la question qui rejoint à la fois les problèmatiques de l’avenir de la presse en ligne et celles de l’essor de la BD en ligne.

Et puisque nous sommes dans des questions de polémiques et de publication sur Internet, je signale enfin que la lutte des auteurs de bande dessinée du SNAC-BD pour la défense de leurs droits sur les publications en ligne continue. Il semble qu’à la suite de l’Appel du numérique le 20 mars dernier, aucun accord n’a encore été trouvé pour clarifier la situation des droits sur les albums publiés en ligne. Des écrivains et illustrateurs de livre se sont joints en lançant leur propre « Appel du numérique » et poser eux aussi la question de la place de l’auteur dans la diffusion en ligne par les éditeurs. Une rencontre a eu lieu le 29 avril avec le ministère de la Culture pour organiser un groupe de travail auteurs/éditeurs. Des questions encore en suspens, donc.(Cette ultime précision fait suite à l’article Edition numérique : la balle dans le camp des auteurs).

Parcours de blogueur : Vincent Sorel

Ayant découvert Vincent Sorel par sa participation au feuilleton-bd Les autres gens, j’ai voulu en savoir un peu plus sur ce jeune dessinateur. Il tient un blog depuis 2007 et a publié l’année dernière son premier album, L’ours, aux éditions de l’an 2. Courte présentation pour faire d’un auteur élégant et débutant, découvert grâce aux méandres de l’édition numérique.

Parcours d’illustrateur

Vincent Sorel se forme au graphisme et à l’illustration dans l’atelier d’illustration des Arts Déco de Strasbourg d’où sont sortis tant de dessinateurs de bande dessinée (Joseph Béhé, Marjane Satrapi, Mathieu Sapin, Lisa Mandel, Pierre Duba, Blutch, Boulet…). Il en sort en 2008 et commence alors une carrière d’illustrateur, entre premiers boulots et permières expositions. Ce qui ne l’empêche pas de s’intéresser au volet narratif du dessin et de se consacrer à la bande dessinée. Ses premières réalisations se font dans l’univers du fanzinat : il participe à plusieurs reprises au fanzine Ecarquillettes à partir de 2008 (http://www.troglodyte.eu/ecarquillettes/).
Dans le même temps, il parvient à faire éditer l’un de ses projets, L’ours, aux éditions Actes Sud-l’an 2, qui sort en 2009. Un bon premier album qui commence comme une fable absurde. Un ours tue un bucheron et prend pendant cinq jours sa place dans le petit village dans la vallée. Par un étrange tour de passe-passe, l’ours devient alors le révélateur du reste des habitants, de leurs problèmes, de leurs secrets et de leurs désirs.

Webzine et bédénovela

Mais comme on pourrait s’y attendre, Vincent Sorel utilise également Internet et l’édition numérique naissante pour se faire connaître. Assez peu, finalement, à travers son blog (le blog actuel, « Oisiveté mon amie », a été ouvert en 2007) qui remplit ses fonctions premières : carnet de croquis et d’essais, présentation des projets en cours, coups de coeur… On ne trouvera donc pas de webcomic, de publications en ligne ou « d’anecdotes du quotidien ».
En revanche, Vincent Sorel se lie avec deux projets numériques. Il participe d’abord, et ce dès 2007, au webzine numo.fr : un webzine réalisé par le collectif d’illustrateurs Troglodyte, les mêmes qui sont à l’origine d’Ecarquillettes. Numo.fr est un webzine en général trimestriel où l’on peut retrouver, autour d’un thème et par une interface en flash plutôt originale, les travaux de plusieurs jeunes auteurs (http://www.numo.fr/lamort/). Surtout, il fait activement partie de l’aventure des Autres gens, la BD-feuilleton lancée en mars dernier et qui a fait beaucoup parlé d’elle sur Internet et ailleurs (et ici aussi, dans cet article). Là aussi, il s’agit d’une oeuvre collective. Sorel en a déjà dessiné 6 épisodes en deux mois, dont le second. Il y expérimente une technique aux crayons de couleurs assez saisissante qui rappelle quelques uns de ses travaux d’illustration réalisés en Espagne (http://parenthese.espagnole.over-blog.com/).

Trait et couleurs


Quoique débutant dans l’illustration, Vincent Sorel possède un style. On voit grâce à son blog qu’il aime encore expérimenter et livrer de petits essais graphiques en noir et blanc et en couleurs. Mais Sorel s’est déjà trouvé un goût pour la sobriété du trait qui dirige le dessin et que je ne peux pas m’empêcher de rapprocher de certains dessinateurs de presse américains des années 1950. La référence à l’école du New Yorker faite sur le site des éditions de l’an 2 me paraît assez juste, pas forcément sur L’ours, mais sur certaines de ses illustrations. Un trait précis et élégant avec très peu de modelés qui stylise les silhouettes et se base sur la clarté formelle. Il se concentre beaucoup sur le traitement et la singularisation des visages, et fait parfois preuve d’un certain humour absurde qui, là aussi trouve des échos dans le dessin de presse. Dans L’ours, la beauté visuelle de ce style n’est pas encore pleinement exploitée, mais je trouve que l’alliance du trait et de la couleur dans ses épisodes pour Les autres gens est une vraie réussite. Voir par exemple sur son blog ces variations sur le film Adèle Blanc-sec, comme des impressions sortant directement de l’écran ou encore quelques études pour des silhouettes colorées à la lumière d’une fête.

Revenons à L’ours quelques instants, puisque c’est son premier album et sa première grande oeuvre « solo » que vous êtes susceptible de trouver en librairie. On est davantage dans l’exercice de style que dans l’oeuvre complexe et intense mais tout cela reste intéressant. L’intrigue, vous la connaissez : Sorel prend le pretexte de l’irruption d’un ours grimée en humaine dans un petit village pour développer une comédie humaine où différents portraits se croisent, se heurtent, s’insultent, s’aiment. Tout converge vers la sobriété et le refus des effets spectaculaires : la narration, essentiellement composée de dialogues et de courtes saynètes avec un net découpage chronologique en cinq chapitres/jours, et le traitement graphique, comme décrit plus haut avec quelques ombres aquarellées en noir et blanc. L’ambiance se veut vaguement médiévale mais au fond, ce n’est qu’un décor, les réactions des personnages étant au contraire assez actuelles. On devine une tentative de pointer du doigt les petites et grandes hypocrises de la société humaine. Mais bien plus croustillant, à mes yeux, est l’humour absurde jusque dans l’idée même de ce ours mutique qui se fait passer pour un homme et honore une à une les femmes du village avec une innocence toute animale.

Pour en savoir plus :

Le blog de Vincent Sorel : http://oisivete-mon-amie.over-blog.com/
Le book de Vincent Sorel : http://vincentsorel.ultra-book.com/
L’ours, Editions de l’an 2, 2009 et un article d’actuabd : http://www.actuabd.com/L-Ours-Par-Vincent-Sorel-Actes-Sud
Le fanzine Ecarquillettes : http://www.troglodyte.eu/ecarquillettes/
Le site du collectif Troglodyte : http://troglodyte.eu/

Relisons le Sapeur Camember !

Pourquoi cette injonction me direz-vous ? Pour vous montrer ce que peuvent nous apprendre les « vieilles » bandes dessinées, celles que l’on juge dépassées, que l’on hisse au rang de « chef-d’oeuvre » du patrimoine pour mieux les oublier et ne plus les traiter comme des oeuvres vivantes. Bien au contraire, démonstration vous sera faite, par une petite plongée dans les dernières années du XIXe siècle, que les albums du brave Christophe (Le sapeur Camember, La Famille Fenouillard, Le savant Cosinus)ont encore de subtiles résonances avec notre bande dessinée contemporaine et ouvrent des perspectives nouvelles en matière de création…

Christophe et sa fortune critique
Christophe fait partie de ces auteurs du temps jadis révérés par les connaisseurs de bande dessinée en tant que « grand ancêtre ». Français, qui plus est, ce qui n’enlève rien. Pour ceux qui, à ce stade de la lecture commenceraient à avoir honte de ne rien savoir sur Christophe, un bref rappel de sa carrière de dessinateur d’histoires en images.
A l’origine, Christophe, de son vrai nom Georges Colomb (1856-1945) ne se destine en rien au dessin. Normalien, il poursuit sa vie durant une carrière de professeur de sciences naturelles et finit maître de conférences à la Sorbonne. Quel rapport avec les histoires en images, alors ? Le lien entre sa carrière d’enseignant et celle de dessinateur, qu’il poursuit principalement de 1887 à 1904, est l’éditeur Armand Colin. Cet éditeur publie l’illustré pour enfants dans lequel Christophe dessine (Le Petit Français illustré) mais est tout à la fois un grand éditeur de manuels scolaires, dont certains sont d’ailleurs écrits et dessinés par Georges Colomb. Ne pas oublier que, jusqu’au début du XXe siècle, la culture enfantine est encore très liée à l’univers scolaire.
A partir de 1887, Christophe commence à dessiner des histoires pour enfants. En 1889, il crée l’une de ses séries les plus populaires, La Famille Fenouillard. D’autres séries suivent alors : Le Sapeur Camember, L’idée fixe du Savant Cosinus, Les malices de Plick et Plock. Christophe les dessine de façon simultanée sur le mode du feuilleton : chaque nouveau numéro du Petit Français illustré permet au jeune lecteur de connaître la suite de l’une ou l’autre histoire. Puis, face au succès des séries, Armand Colin les édite en album dans les années 1893-1900. A cette occasion, d’ailleurs, Christophe les retravaille pour leur donner une véritable cohérence. Ses albums sont constamment réédités pour les enfants des décennies suivantes, au moins jusqu’aux années 1920.

C’est d’ailleurs peut-être cette présence de l’album, par nature moins éphémère que la parution dans la presse, qui sauve Christophe de l’oubli et assure sa survie jusqu’à nous, tout en lui permettant d’acquérir très vite une place dans la généalogie de la bande dessinée. François Caradec, spécialiste de l’humour à la Belle Epoque, membre de l’Oulipo et du collège de pataphysique, lui consacre d’abord une biographie en 1956, parue chez Grasset. Il le replace dans l’époque d’un comique fin-de-siècle où s’épanouissait l’humour littéraire, savant et absurde d’Alphonse Allais, Alfred Jarry, Tristan Bernard et l’équipe des dessinateurs du Chat Noir (une époque, songez-y, où les normaliens et les professeurs à la Sorbonne pouvaient être en même temps de brillants humoristes !). Sa biographie est d’ailleurs préfacée par Raymond Queneau, signe qu’une certaine frange du monde littéraire (certes, pas la plus tristement sérieuse) reconnaît la qualité de l’oeuvre de Christophe. Les années 1950 et 1960 accélèrent sa redécouverte (principalement de ses trois séries les plus connues : Fenouillard, Camember, Cosinus), soit au Club du meilleur livre, soit chez Armand Colin qui réédite justement les albums en questions à partir de 1959, au rythme d’une ou deux rééditions par décennie. A noter également de curieuses éditions au Livre de Poche en 1965. En 1979 est érigée dans la ville natale de Christophe, Lure, une statue du sapeur Camember.
Enfin, c’est l’éditeur Horay, spécialisé dans l’édition d’art et dans la réédition d’anciennes histoires en images, qui se lance dans la course, non sans davantage de recul critique que ses prédécesseurs. Il réédite la biographie par François Caradec en 1981 et fait paraître la même année un recueil d’inédits pour un public que l’on peut qualifier « d’amateurs érudits ». Entre temps, Christophe a pénétré les histoires et dictionnaires de la bande dessinée française, soit au titre de « précurseur », soit à celui de « père », soit à celui, sans doute plus humble et plus juste, de passeur du modèle de l’histoire en images comique « adulte » à l’élaboration d’un modèle pour enfants.

Dans l’ensemble, Christophe semble avoir été quelque peu mis de côté depuis quelques décennies, ce qui est assez dommage dans la mesure où la critique qui lui est consacrée est celle d’une génération d’amateurs plus intéressés par son travail d’humoriste. Le musée d’Angoulême conserve quant à lui de nombreux originaux, dont quelques uns annotés. Il n’y a plus eu de plus récentes rééditions des albums de Christophe depuis les années 1980. Toutefois, une version quelque peu remaniée en a été mise en ligne par Pierre Aulas sur son site internet d’après les cases parues dans la presse. Elles sont consultables à cette adresse : http://aulas.pierre.free.fr/div.html. La lecture en scrolling vertical, bien qu’assez peu orthodoxe pour une bande qui se lisait à l’origine en « gauffrier », convient plutôt bien au mode de lecture sur écran.

Un regard sur les rapports texte et image


Tout cela ne vous aide toujours pas à comprendre pourquoi je vous invite à relire Christophe non pas comme une oeuvre du passé, mais comme une lecture ouvrant sur l’avenir… C’est qu’il m’est venu, à la relecture d’extraits de La famille Fenouillard, une petite réflexion sur l’un des éléments majeurs du comique de Christophe : le rapport texte narratif/image ; et, me penchant plus en détail sur ce rapport, j’y ai trouvé des traces chez d’autres auteurs qui nous sont contemporains.
D’abord il me faut clarifier un peu ce dont je parle à propos du rapport texte narratif/image. L’un des critères qui pourrait être évoqué pour lire Christophe comme une oeuvre datée est le système narratif qu’il utilise : celui du gauffrier simple avec texte sous l’image (un petit clic sur l’image issue du site coinbd.com). De fait, ce système est bien ancré dans son temps : il consiste en une fusion entre la forme de l’imagerie dite d’Epinal, qui domine la production de récits en images pour enfants depuis le milieu du siècle, et celle des histoires drôles en images mis au point par Töpffer dans les années 1830 (Christophe ayant affirmé que le genevois était son principal modèle). Christophe emprunte à Töpffer l’humour basé sur les rapports texte/image ainsi que les « types » comiques et à l’imagerie d’Epinal le gauffrier et une familiarité du public enfantin pour ce type de mise en forme de la page. Car tout de même, Christophe s’adresse avant tout aux enfants (il publie dans un journal pour enfants), même si rien n’indique que les adultes ne lisaient pas, eux aussi, La Famille Fenouillard (après tout, les types d’humour pratiqués par Christophe sont en grande partie emprunté aux modes de l’humour pour adulte, à l’exception de la grivoiserie). Par la suite, l’arrivée de la bulle comme procédé narratif « moderne » dans les années 1920, et plus encore son caractère offensif dans les années 1930 fait vite apparaître la forme spinalienne comme un archaïsme qui vient rompre la lecture rapide de la case. Les années 1950 consacrent le succès de la bulle « à l’américaine » en domaine francophone, en faisant même le critère premier de la « bande dessinée » et les lecteurs, jeunes et moins jeunes, s’habituent progressivement à ce type de narration. Ce qui ne fait qu’aggraver encore la réputation de la forme spinalienne, devenue bien peu pratique.
Je ne m’y trompe pas : la bulle est incontestablement un outil formidable pour permettre la lecture efficace d’une histoire en images, alors que le texte sous l’image suppose une lecture moins rapide, plus réfléchie car se reportant sans cesse de l’un à l’autre des éléments. C’était d’ailleurs ce qui intéressait tant les partisans de ce système dans les années 1890-1930 et les opposants à la bulle : il permettait à l’enfant d’apprendre à lire tout en s’amusant, et de mieux comprendre le texte au moyen des images. Certains pédagogues avaient alors un mépris à l’égard de l’image, forcément inférieure au niveau de la signification au texte, plus noble et symbole du progrès humain et intellectuel.

Paradoxalement, c’est justement ce caractère plus lent et plus réflexif qui m’intéresse toujours dans la forme spinalienne et me la fait interpréter comme une forme moderne. Elle suppose une lecture lente et une interprétation double : non pas d’un côté le texte, de l’autre l’image, mais d’un côté le texte en fonction de l’image et de l’autre l’image en fonction du texte. Mal utilisée, comme c’était le cas dans la majorité des histoires en images du début du XXe siècle, elle est en effet assez poussive. Mais bien utilisée, c’est-à-dire avec un vrai talent littéraire, elle devient tout à fait intéressante. Voyez, en suivant l’exemple du dessin qui accompagne cet article, comme Christophe maîtrise un second degré comique. Par le texte indépendant de l’image, il introduit un narrateur ironique qui transforme ce que nous devinons être de l’eau-de-vie d’après le dessin en un remède salvateur ; et par là se moque à la fois des soeurs Artémise et Cunégonde et les deux marins abrutis dont on notera au passage le langage, là aussi marque d’une qualité d’observation comique : « rien de tel pour vous ravigoter un homme, et subséquemment des jeunesses comme duquel vous resplendissez. ». Ce qui provoque le rire chez Christophe est le plaisir du lecteur qui compare la situation ridicule donnée par le dessin et le style ampoulé et euphémistique du narrateur complice.

Résonances actuelles

Depuis maintenant près de trente ans, la bande dessinée française est revenue de la bulle et des formes traditionnelles héritées des années 1940-1960. Tant et si bien que le moment est un des meilleurs pour s’interroger sur un possible retour en force de cette voix narrative que la bulle avait en partie fait disparaître. Des auteurs contemporains réinvestissent, évidemment sans forcément y penser, la richesse narrative qui peut surgir des relations entre le texte et l’image chez Christophe, que ce soit à des fins comiques, ou pour d’autres buts. Quelques exemples issus de lectures récentes, dont certaines ont fait l’objet d’un article sur ce blog.
Dans le registre comique et dès les années 1960, il y aurait bien sûr les Dingodossiers et autres oeuvres de Gotlib (avec ou sans Goscinny), où le dessin est introduit par un faux exposé scientifique qui interpelle le lecteur. Comme dans le cas de Christophe, c’est du décalage entre texte et image que naît le comique.
Mais prenons Baru, par exemple, notre Grand Prix pour l’année 2010. La présence de la voix narrative est un des ses tics d’écriture, même s’il ne l’utilise pas systématiquement. Elle est alors la voix de celui qui raconte et commente sa propre histoire, à la première personne, comme dansQuéquette blues. L’émergence de l’autobiographie en bande dessinée a d’ailleurs pu contribuer à réhabiliter le « je » narratif dans la bande dessinée, puisque le dessin seul ne permet pas d’introduire l’auteur. A sa manière, l’autobiographie oblige les dessinateurs à donner une place conséquente au texte-commentaire. Chez Baru, le commentaire du narrateur sur ses histoires d’enfance n’est d’ailleurs pas dénué d’une certaine forme d’auto-dérision. Et puis il réfléchit véritablement à son texte : il utilise sciemment une sorte d’argot, de langage familier, qui caractérise aussi bien que l’image son héros.
L’art de Loustal est souvent basé sur la juxtaposition d’un texte très travaillé littérairement et d’images qui font plutôt appel à des clichés cinématographique ou picturaux ; il utilise assez peu la bulle. Pour certains de ses albums, il fait appel à l’écrivain Philippe Paringaux. Il renoue ainsi avec une forme nouvelle de roman illustré où textes et images seraient dans un rapport d’égalité parfaite, portant l’une après l’autre soit l’atmosphère, soit la narration. Loustal aboutit à des albums où l’image, en partie débarrassée de sa seule fonction narrative, en devient poétique et méditative.
Et je terminerais cette évocation avec un auteur de bande dessinée numérique, Fred Boot. Dans son album Gordo scénarisé par Fabrice Colin, le texte narratif, occasionnellement présent comme commentaire du héros-narrateur, tenait déjà un rôle important et témoignait déjà d’une recherche littéraire. Il rappelait alors la « voix intérieure » du héros dans certaines films. Avec son oeuvre réalisée directement pour une lecture sur internet, The Shakers, le texte occupe une place beaucoup plus importante, puisqu’il s’agit de paragraphes entiers. L’histoire avance aussi bien en fonction du texte que de l’image et Fred Boot crée là une forme hybride, entre le roman et la bande dessinée. Les éléments graphiques et textuels se mêlent les uns avec les autres et occupent chacun des fonctions complètement différentes (narration, dialogue, ornement) qui enrichissent l’oeuvre. Surtout, Fred Boot a un vrai style d’écriture : le texte n’est pas simplement un ajout, il a sa propre saveur.
De là à dire que le format numérique permet ce type d’hybridation mieux que les autres car il s’affranchit du format de la page, il n’y a qu’un pas que je franchis… Et je vois là une autre voie pour les auteurs de bande dessinée en ligne qui ont aussi un talent littéraire.

Pour en savoir plus :
Sur Christophe :
Maîtres de la bande dessinée européenne, catalogue de l’exposition à la BnF en 2000
François Caradec, Christophe, Horay, 1981
Christophe, Le Baron de Cramoisy, La Famille Fenouillard (inédits) (rassemblés par François Caradec), Horay, 1981
Le site de Pierre Aulas où l’on peut lire des oeuvres de Christophe : http://aulas.pierre.free.fr/div.html
Sur les autres oeuvres citées :
Le site non-officiel sur Loustal, pour avoir un aperçu de son travail : http://www.loustal.net
Le site de The Shakers de Fred Boot : http://www.the-shakers.net/