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Interview de Yannick Lejeune, deuxième partie

Et sans plus attendre, la suite de l’interview de Yannick Lejeune qui commence à cet endroit. Il parle cette fois de l’avenir du festiblog et de la blogosphère, enfin, il explique mieux que je ne saurais le faire c’est qu’est réellement la bd numérique et ce qu’elle pourrait être…

Est-ce que vous avez envie d’étendre le festiblog à d’autres activités ?
Oui et non. Cette année, on a invité 200 personnes, et c’est une logistique extrêmement lourde. On essaye d’organiser les plans de table pour que les auteurs soient à côté de gens qu’ils aiment bien ou des gens avec qui ils peuvent créer une relation. Le fait d’organiser autre chose, ça risquerait de dépouiller les blogueurs pas très connus des lecteurs venus pour les dédicaces : après avoir attendu longtemps pour Maliki, ils vont voir l’auteur qui est à côté s’il a moins de monde, ça permet à l’un de profiter de l’attractivité de l’autre. Et puis, dans l’espace public on ne peut pas tout faire.
Cette année, vous aviez quand même quelques animations…
Oui, notamment la table ronde de la veille, mais là-dessus nous nous posons pas mal de question. Je ne veux pas des tables rondes trop professionnelles, d’auteurs de bd qui parlent de bd entre eux. J’aurais peur qu’il y en ait un ou deux qui se prennent au sérieux. Cette année, elle avait lieu dans E-art sup, l’école partenaire du festiblog, pour nourrir la réflexion des élèves. On avait la fresque, le festifight club qui fonctionne très bien. On a toujours une expo qu’on affiche… Ensuite, il y a l’aspect communautaire qui prend le relais : les auteurs se retrouvent pour pique-niquer, un auteur emmène ses lecteurs dans le parc pour discuter… Je préfère que ça reste des initiatives d’auteurs. Mon but est de créer des rencontres entre des auteurs et des auteurs, des auteurs et des lecteurs, des lecteurs et des lecteurs pour passer une bonne après-midi. Dans une dédicace, il y a la magie de se voir faire un dessin devant soi. On essaye de reproduire le lien désargenté et interactif entre l’auteur et le lecteur. Certaines filles, pardon mesdemoiselles, qui lisent Pénélope gloussent autant sur son blog que quand elles la voient en vrai ! On aime bien montrer qu’internet, ce n’est pas quelque chose qui déshumanisent les relations, mais qui les multiplient.

En 2013, si le festiblog continue jusque-là, on devrait pouvoir investir dans le 3e le marché du Carreau de Temple, une espèce d’immense bâtisse qui est en train d’être refaite. On aura moins de problème et on réfléchira à des animations. Mais je veux que ça reste des animations participatives. On a quelques idées pour qu’il se passe quelque chose en plus tous les ans. Déjà, le renouvellement des auteurs est une bonne chose.

Tu parlais de 2013… Ça veut dire que tu n’as pas fixé de date limite.

Tous les ans, juste après, je me disais « plus jamais! » pour des raisons d’épuisement. Cette année, ça c’est vraiment bien passé, on a eu une vague d’amour en retour du public et des auteurs, du coup on est bien partis pour l’année prochaine. Après, on verra… On se dit que, si un jour la bd numérique devient un truc majeur, que le format blog s’épuise, on arrêtera. Si on arrête, on vérifiera que si c’est repris par quelqu’un, ce sera quelqu’un dans le même état d’esprit de nous : des gens qui ne s’en serviront pas pour en faire une plate-forme égotiste de promotion de leur être. Par exemple, des gens comme Matt de blogsbd.fr. Ce mec fournit du trafic aux blogueurs, cela ne lui rapporte rien, et il se fait insulter par les auteurs qui se plaignent quand ils n’y sont pas. Il fait ça, parce qu’il veut montrer des choses qui lui plaisent. Je ne lui en ai jamais parlé, mais si on arrête, ce serait un très bon repreneur du festiblog. Dans tous les cas, on en est pas là !

Comment vois-tu l’avenir des blogs bd ?
Un blog, c’est un moyen de diffusion et de communication, comme le téléphone. Petit à petit, ça sera moins original d’être blogueur. On voit d’ailleurs des auteurs de BD plus classiques se diriger vers le blog. Ce qui m’intéresse, c’est les blogs dans lesquels on utilise le media pour créer.
Sur l’avenir des blogs, il y a une discussion de fonds par rapport à leur disparition au profit des réseaux sociaux. C’est non négligeable. Avant, sur certains blogs, on se contentait de transmettre des liens. J’avais moi-même un linkblog : un blog où je disais juste : « Vous devriez aller voir ça ». Maintenant, je fais ça sur Facebook. Demain, pour certains auteurs, publier les planches sur Facebook rapportera plus de commentaires que sur un blog. On est dans une réflexion qui dit : « Comment je peux être à un maximum d’endroits en même temps tout en conservant un endroit sur internet où je suis chez moi ? ». Chez Facebook, on est pas chez soi, on est chez Facebook. Et puis on sait exactement à qui on parle alors que sur son blog, on peut être découvert par des inconnus.

Et pour ce qui est de la BD numérique ?
La question de la bd numérique serait un sujet à elle toute seule. Qu’est-ce que c’est la bd numérique ? Est-ce tout ce qui est lié à la BD et encodé avec des zéros et des uns ? Si demain on publie une planche de bd maquettée sur un blog, est-ce qu’on fait de la bd numérique ? Oui, parce que c’est du jpeg. Est-ce qu’on apporte quelque chose à l’utilisation du numérique ? Pas sûr. Il y a plein de formes de bd numérique. Je pense à Jean-Michel Ponzio qui fait des modèles 3D de ses décors pour placer ses personnages, il fait aussi de la bd numérique.
Les gens ont tendance à mélanger l’outil, la bd faite avec des outils numériques qui aujourd’hui a de moins en moins de sens puisque tout le monde y vient ; la plate-forme de diffusion, diffuser par des canaux numériques et le support de lecture, avec les bd sur téléphone qui sont de la bd numérique.
Une BD sur téléphone ne serait donc pas forcément une BD numérique ?
La plupart des bd sur support numérique ne sont pas des bd prévues pour le numérique mais des BD diffusées par voie numérique. Le dernier Achille Talon sur iPhone, c’est Achille Talon qui a été charcuté pour rentrer sur un petit écran. Il faut se poser la question : qu’est-ce que le numérique peut apporter à la BD ? Par exemple, Raphael B fait un truc intéressant : des pages verticales qui coulent bien plus loin que celles auxquelles nous sommes habituées en papier. Il s’abstrait du support papier et utilise quelque chose que seul un écran peut permettre. Options, c’est la même chose, c’est un webcomics qui utilise le défilement de l’écran pour ajouter à la narration. Il y a ensuite la question de la bd numérique en tant que bd interactive qui va utiliser le lecteur ; là, il n’y a pas de grands efforts visibles mais je pense qu’on y viendra. Il y a la bd multimédia où on ajoute des sons. Je pense qu’aujourd’hui, ça ne peut venir que des auteurs. Je travaille sur des projets d’auteurs qui ne peuvent se faire qu’en utilisant des moyens numériques. On est vraiment dans la BD : des séquences qui prennent du sens, mais pas dans le dessin animé mal fait. La bd numérique, c’est beaucoup de gens qui en parlent et pas assez qui en font. Elle doit naître d’une envie des auteurs et la maison d’édition est là pour être le facilitateur. On ne peut pas demander à un auteur d’être développeur, marketeur, mettre en place un contrat… J’attends de voir des auteurs qui ont envie de se lancer, heureusement il y en a plein qui ont juste besoin d’une petite impulsion.
Qu’est-ce qui bloque ?
Il faut être honnête, il n’y a pas de business model éprouvé. Par exemple, pour les bd sur iPhone, il y a 30% qui part à Apple. Ensuite, 35% part à la personne qui a fait le développement de la bd. Ensuite, il y a la part de l’auteur et de l’éditeur qui doit payer le marketing, éventuellement qui a investi dans la partie technique… Personne ne gagne d’argent à part Apple. Ce n’est pas vraiment intéressant, sauf pour quelqu’un qui veut faire une expérimentation. On est dans cette problématique-là : des auteurs qui veulent bien apporter quelque chose mais être payé, et des éditeurs qui ne vont rien gagner et ne veulent pas faire le projet. Comme le marché n’existe pas, à moins de trouver des mécènes, c’est compliqué à financer. Heureusement, il y a des moyens de financement liés à ce qui est multimédia. C’est comme ça que s’est fait Bludzee, par des aides à la recherche multimédia. Comme ça, Trondheim touche un peu d’argent, et Aquafadas peut financer. On manque d’auteurs comme Lewis. Oui, il vit bien, mais on manque d’auteur qui disent : je vais défricher, prendre des risques, peut-être me planter mais j’aurai avancé d’un pas. Il s’est fait beaucoup secouer, mais lui, au moins, il l’a fait.

Quelle est la situation aux Etats-Unis et au Japon, par exemple ?
C’est très différent. Au Japon, la bd est souvent vue comme jetable, cette notion est plus applicable au numérique qui a un coté immatériel. Cependant, aux dires des éditeurs locaux, ce n’est pas non plus la ruée vers le numérique.
Aux Etats-Unis, on est dans une approche différente. Le comics a vécu une période de crise assez forte. Il s’était centré sur des réseaux liés à des boutiques spécialisées. Or, on le voit bien, Zep vend beaucoup plus à Carrefour que chez Album parce qu’il y a plus de gens qui passe par les grandes surfaces. Aux Etats-Unis, il faut être chez Barnes & Nobbles. Parallèlement l’arrivée du manga supporté par le dessin animé, Dragon Ball, Naruto, Pokemon a obligé les éditeurs à repenser leur rapport aux écrans notamment en lançant leurs propres dessins animés Batman ou X-Men. Du coup, ils ne pensent pas la BD comme nous.
En plus de cela, leur grosse différence, c’est que les comics, c’est un épisode tous les mois. Si je prends X-Men, on a fêté le 500e exemplaire de la série principale. Il y a X-men, X-Factor, Génération X, et, finalement, ça fait près de 3000 numéros. C’est ingérable en fond, donc ils ont compris qu’il vaut mieux faire des recueils, avec une couverture cartonnée. Puis ils ont tous numérisés et tout mis en ligne, par exemple chez Marvel, avec un abonnement « all you can eat » pour dix dollars, rentable parce qu’il y a un important volume. C’est plus simple aussi parce que les personnages n’appartiennent pas aux auteurs et qu’il n’y a pas de droits à gêrer. C’est plus simple de vendre un catalogue « à la louche » quand on a rien à verser aux auteurs et qu’on a plusieurs dizaines de milliers de numéros à offrir.
Et pourtant les Américains ont beau être 5 fois plus que nous, les ventes de nos best-sellers BD les feraient rêver.
Existe-t-il l’équivalent du Festiblog aux US ?
Aux Etats-Unis, le Webcomics week-end s’est créé l’année dernière et je suis super jaloux de leur nom. Pour l’instant, c’est plus petit, mais ils vont grandir. Je pense qu’on va les contacter pour faire des échanges d’auteurs. On va essayer l’année prochaine, mais avec le billet d’avion d’un auteur américain, on peut faire venir dix auteurs français. Mais on y songe, on aimerait bien faire venir Zach Weiner, Scott McCloud, pourquoi pas !

Interview de Yannick Lejeune, organisateur du Festiblog

Yannick Lejeune a fort sympathiquement accepté d’être interviewé pour Phylacterium afin de parler du festiblog (festival des blogs bd et du webcomics qui a lieu depuis 2005 fin septembre et permet aux dessinateurs de blogs de rencontrer leur lectorat) et de sa vision de l’univers des blogs bd et de la bd numérique. L’occasion de nourrir la réflexion que je mène ici sur ces sujets à travers un des acteurs de l’animation de la blogosphère bd.
Je posterais cette longue interview, réalisée le 6 novembre 2009, en deux parties. Dans cette première partie, Yannick évoque son parcours personnel et la rude organisation du festiblog. Il donne sa vision d’une communauté des blogueurs marquée par la diversité.

Quelques liens utiles :
Mon article sur la communauté des blogueurs
Site du festiblog
Blog de Yannick Lejeune
Une autre interview de Yannick Lejeune sur le comptoir de la bd, où il donne son avis sur la bd numérique

Pour commencer, peux-tu présenter rapidement ton parcours avant le Festiblog ?
Rapidement, ça va être difficile parce que je n’y suis pas venu de manière très directe. A la base, j’ai une formation d’ingénieur en informatique avec une spécialisation en Sciences Cognitives. Après quelques expériences de consulting, j’ai dirigé un laboratoire de Recherche et Développement qui regroupait une armée de petits génies. J’ai fait ça 6 ans avant d’avoir envie de changement, j’ai obtenu un Master de Recherche en Sciences de Gestion et j’ai changé de métier. Je suis aujourd’hui Directeur Internet pour le groupe IONIS ce qui me permet de mêler informatique et marketing, c’est dans ce cadre que j’ai repéré le phénomène des blogs.
Comment en es-tu venu à la Bande Dessinée ?
D’abord par le journalisme. J’avais commencé à écrire des bouquins d’informatique ce qui m’a valu d’être contacté par le groupe Posse Presse pour écrire dans des magazines comme PC Team ou Linux Mag. Cela ne s’est pas fait mais j’ai fini par devenir le « monsieur comics » de leur magazine de BD qui s’appelait Bédéka, [paru de 2004 à 2005].
A cette époque, en BD, je ne connaissais que les grands classiques, Les Schroumpfs, Astérix, Franquin… A 12 ans un ami de mes parents m’avait fait connaître Gotlib, Reiser et quelques auteurs Metal Hurlant. Par la suite, j’étais tombé dans le comics et j’avais arrêté la BD franco-belge. Je suis un gros collectionneur des X-men, j’ai à peu près lu tout ce qui s’est fait en X-Men depuis 1963. En travaillant à Bédéka, le rédacteur en chef m’a refait une culture de BD. J’ai pu découvrir des choses qui, aujourd’hui, me paraissent évidentes, Trondheim, Sfar, Larcenet, Les Stryges, Lanfeust… Je me suis mis à écrire dans ce magazine et, par la suite, j’ai pu passer quelques moment privilégiés à interviewer mes idoles, notamment Gotlib et Alan Moore.
C’est en mêlant mon amour des nouvelles technologies et des blogs qu’est né le Festiblog.
Depuis juillet, je suis directeur de collection chez Delcourt. Je travaille sur des projets papier, mais ma grande mission est surtout le développement de la Bd numérique.
Comment en es-tu arrivé à ce poste de directeur de collection chez Delcourt ?
Il y a deux choses.
Je pense que le festiblog a joué. Dans Bédéka et d’autres magazines dans lesquels j’ai pu écrire comme DBD et Bulldozer, j’avais tendance à dire « Hé, il se passe un truc sur internet. Internet permet de s’abstraire des formats, de viser un lectorat qui n’est pas le lectorat classique et de jouer sur l’interactivité entre le lecteur et l’auteur. ». A l’époque, en 2004, il y avait déjà un grand nom qui avait dit ça mieux que moi, Scott McCloud, quand il avait sorti Reinventing comics. Moi quand je le disais, tout le monde s’en foutait jusqu’à ce que j’organise le festiblog. 7000 personnes qui viennent pour voir des auteurs non publiés, ça a interpellé un certain nombre d’éditeurs.
L’autre point, c’est Angoulême. On m’a demandé d’intervenir dans une conférence professionnelle sur la BD numérique. Là, ça m’a permis de dévoiler à l’univers de la BD un autre pendant de ce que je savais faire : la partie technique et business que je pratique dans mon activité principale. Discuter des API, du développement sur Facebook, de la mise en ligne sur une console de jeu, c’est des problématiques techniques que je connais. Dans la salle, il y avait un certain nombre d’éditeurs et plusieurs se sont mis en contact avec moi.

Delcourt était une maison d’édition que je connaissais bien. Les attachées de presse de chez Delcourt sont efficaces et c’est un endroit où j’avais des amis comme Thierry Mornet qui s’occupe de la branche comics. Quand Guy Delcourt et François Capuron m’ont contacté, ils l’ont fait de manière très cadrée : ils ne m’ont pas dit comme certains « On y comprend rien à la bd numérique, fais ce que tu veux. », ce qui aurait été pour moi très stressant, ils m’ont dit « Voilà ce qu’est la maison d’édition Delcourt, on sait qu’il y a un truc qui se passe, on a commencé à y réfléchir, est-ce que tu veux partager avec nous cette réflexion ? ». Il y a eu un vrai échange qui m’a amené à leur faire un certain nombre de propositions. On a mis du temps à tomber d’accord, pas parce qu’il y avait divergences ou négociation mais parce qu’on essayait d’avoir une vision commune, solide et réaliste. J’ai signé en juillet mon contrat.

Par ton intérêt pour les comics, est-ce que tu lisais les webcomics américains avant les blogsbd français ?
J’ai découvert les webcomics assez tard, encore aujourd’hui je n’en lis pas beaucoup. Je vais lire Saturday morning breakfast, Ctrl-Alt-Del, un truc bien geek, ou PHD Comics. Il y en a une dizaine dans ma liste de flux parce que beaucoup m’ont déçu sur le long terme.

Comment avais-tu pris connaissance du travail de Scott McCloud ?

Par mon boulot dans les nouvelles technologies. On s’intéressait à ce qui concernait les nouveaux modes de diffusion. Le travail de Scott McCloud, c’est comme ça que je l’ai abordé, par Reiventing Comics. Il parlait d’internet et ça connectait plusieurs de mes passions. C’est par la suite que j’ai lu L’art invisible et Making Comics.

Comment te définirais-tu comme lecteur de blogbd ?

J’ai 700 blogs dans mon lecteur de flux. Blogs High-tech, blogs marketing, blogs bd et le reste. Je dois avoir 250 blogs bd et blogs d’illustrations, je ne les lis pas, je les scanne : je fais défiler ça rapidement et je m’arrête sur les trucs qui m’interpellent. Il y a très peu de blogs que je suis de manière quotidienne. Ce sont les blogs de mes potes : Pénélope, Wandrille, Turalo, Nancy Peña, Boulet, les gens avec qui j’ai des rapports réguliers, pour savoir ce qu’ils racontent.
Heureusement, en parrallèle, il y a mon acolyte du festiblog qui lit beaucoup d’autre chose. On n’a pas forcément les mêmes goûts donc on se refile les bonnes adresses.

Comment as-tu commencé à lire les blogs BD ?

J’ai commencé les blogs bd par les blogs de Cha et de Laurel, assez classiques. C’était l’époque où les fans de Cha et Laurel s’entretuaient par commentaires interposés pour défendre leur égérie. Je me suis dit : « Il y a des centaines de personnes en train de s’insulter alors que dans les blogs les plus connus comme le blog de Loïc Le Meur, il n’y a jamais autant de monde. Il se passe quelque chose dans la bd, le côté proximité est intéressant. » C’est de là qu’est née l’idée du festiblog : « ces gens qui se parlent sur internet, si on les faisait se rencontrer une bonne fois ? ». A la base, c’était une rencontre très simple, on a mis dessus le mot « festival » pour que les gens comprennent ce que c’était parce que les notions de blogs et d’IRl étaient inconnues à l’époque. Je ne voulais pas réserver l’évènement à quelques experts…

On en vient justement au festiblog. Quel était le but exact du projet ?
Le but était de se faire rencontrer les lecteurs et les blogueurs tout en promouvant la création en ligne. C’était destiné aux fans inconditionnels et aux gens qui ne savaient pas ce que c’était. Je me suis dit, il faut trouver un lieu où il y a des lecteurs de BD papier : on a démarré à Album Bercy. On va mettre cinq blogueurs autour d’une table qui vont faire ce qu’ils font sur un blog : dessiner gratuitement et offrir ce dessin. En échange, il y aura des gens qui vont venir voir leurs dessins et ils vont avoir des commentaires en vrai. Je suis allé voir quelques « stars », par exemple, Boulet, qui m’a présenté Libon, Capucine, Goretta, Ak… Par le bouche à oreille, petit à petit, ça s’est enrichi.
Le 1er aout, j’ai annoncé « on va faire un festiblog » et je suis parti en vacances. Quand je suis revenu, j’avais 240 mails de gens qui m’écrivaient pour postuler ! Je n’avais pas d’argent, de sponsor, je voulais faire une rencontre avec cinq potes et des blogueurs. J’ai dit aux blogueurs : si vous êtes capables de venir par vos propres moyens, je vous mets des tables et des chaises. 40 auteurs sont venus !
Le festiblog est un cas d’école qui m’hallucine toujours : annoncé le premier août 2005 avec une première édition le 11 septembre, soit un mois et demi après, on a eu presque 1500 personnes. Et ça, pour avoir organisé d’autres trucs dans ma vie, c’est un miracle, le miracle du bouche-à-oreille sur le web.

Les autres années, on a voulu trouver des sponsors pour nourrir les auteurs, leur payer des billets de train, acheter des tentes. Et, tous les ans, trouve des sponsors. On organise ça à deux tout au long de l’année avec Mike (http://www.pastroplesboules.com/). On essaye que ce soit à la bonne franquette, mais carré. On veut que les auteurs soient dans un truc bien organisé, sérieux mais pas trop et que les gens soient heureux.

Ce qui n’était pas prévu c’est que les blogueurs investissent autant le festiblog et organisent des choses en parrallèle…
Non. Je suis d’Avignon et je sais que dans tout grand festival, il y a un festival off. J’essaye d’y voir ce qui est flatteur. On essaye de canaliser ça, parce qu’on est sur l’espace public et on ne peut pas faire une grande beuverie, un feu d’artifice… Tous les ans, on demande aux gens qui organisent d’autres trucs de nous prévenir, pour les conditions de sécurité. Cette année, il y avait 800 personnes dans le parc qui faisaient des dédicaces et discutaient. Ce qu’on ne pourrait pas faire dans un festival payant, dans un lieu fermé. C’est l’avantage quand il fait beau, le jour où il y aura un déluge, les gens trouveront ça moins sympa.

C’était clair pour toi que le festiblog se démarquait des autres festivals de BD ?

Non mais on essaye de ne pas être comme les autres, pas par « prétention » mais parce que des festivals de BD plus classiques, il y en a déjà plein des biens, ne serait-ce qu’à Paris. Au festiblog, les gens viennent probablement plus pour la rencontre que dans une démarche collectionneuse. Je n’ai pas vu de dessin du festiblog revendu sur ebay jusqu’à présent. La moitié des auteurs invités n’ont jamais été publié et on ne paye pas pour avoir un dessin. Pas de ticket ou de tirage au sort non plus, ça a été imposé par Boulet mais c’est ce qu’on voulait.
C’est Boulet qui a imposé cette idée ?
Je me voyais mal, moi, imposer quoi que ce soit aux auteurs publiés. Il y a toujours la crainte du chasseur de dédicaces. On en a alors discuté avec les auteurs. Boulet, qui faisait alors office de chef de file dans la blogosphère bd, a dit : « J’ai horreur des tickets, de l’obligation d’achat. Quand c’est pour mon éditeur, ça me paraît normal. Là, c’est pour le blog, c’est pour mes lecteurs. Donc, on n’impose aucune règle dans la dédicace et on fait des dessins jusqu’à ce qu’on en ait marre. ». C’est la règle du premier parrain du festiblog et cette règle est incontournable. Si un auteur dit qu’il ne veut dessiner que ses albums, il ne vient pas au festiblog !

Economiquement c’est intéressant ?

On fait ça sur notre temps libre, avec comme ambition d’apporter de la joie dans ce monde triste. Ça fait niais de dire ça, mais ce qui nous préoccupe c’est de savoir si les gens vont être bien. On ne se rémunère pas sur le festiblog : à la fin du festiblog, on n’est pas loin de zéro et quand on est au-dessus, c’est réinvesti l’année d’après. Le festival est organisé à la hauteur des moyens dont on dispose. Du coup, la vente d’albums ne m’importe que pour la part qui va aux auteurs.
Si j’étais un festival classique, que je louais une salle, je serais obligé de faire payer l’entrée d’augmenter les coûts, de rentrer dans un truc très lourd, j’aimerais que ce ne soit jamais le cas !

Comment as-tu fédéré la communauté des blogueurs ?
La communauté des blogueurs, c’est une vaste blague. Il y a plein de blogosphères. Il y a quelques années, j’avais donné un coup de main à Loïc Le Meur pour une conférence qui s’appelle « Le Web » qui est la conférence des blogueurs. Il y avait des blogueurs du monde du business, du marketing, eux aussi avaient l’impression de représenter la blogosphère alors les lecteurs de blogs bd ne les connaissent pas.
Dans la blogosphère bd, en 2005, quand on a commencé, il y avait un groupe homogène, avec Cha, Laurel, Mélaka, Boulet, Libon, princesse Capiton, Poipoipanda… Des gens qui se connaissaient tous. Aujourd’hui, il y a tellement de blogs qu’il n’y a plus d’idée de blogosphère bd. Il y a des groupes qui se forment : le duo démoniaque Margaux Motin/Pacco, Boulet et ses potes, 30joursdebd, qui est une communauté à part entière…
Donc pas d’unité au Festiblog ?
Le Festiblog, ce n’est surtout pas une unité ! Le mot-clef c’est diversité ! Le but, c’est d’avoir un échantillon représentatif de tous les styles qu’on peut trouver sur le net. On va avoir Maliki et d’autres influencés par l’animation japonaise, des gens comme Cha dans la bd punk, comme Turalo dans la bd franco-belge à gros nez, comme Manu xyz qui a un dessin retro qui rappelle le Fluide Glacial des années 1980… Ma grande fierté, c’est la différence de dessins entre Pénélope et VonKrissen, entre Lucile Gomez et Paka. Ce qui m’intéresse aussi c’est de montrer qu’il n’y a pas que des blogs bd d’autofiction ironique, des gens qui racontent la vie en finissant par un gag sur « les petits travers de chacun ». C’est très français, on ne le retrouve pas dans le webcomics qui est plutôt dans la fiction. Chez nous, dans la mouvance webcomic, il y a des gens comme Chanouga et ses histoires de sirènes ou alors Chicou-Chicou qui est plus dans l’exploration créatrice. On essaye vraiment de ne pas donner l’impression d’unité. Je ne voudrais pas que ça devienne le festiblog des blogsbd que Yannick aime bien, parce que ce serait vraiment chiant !
Alors, comment se fait le choix ?
Cette année, on a invité environ 200 auteurs. D’abord, on invite les 40 qui nous paraissent incontournables pour des raisons d’envies des lecteurs et de représentativité. Difficile d’imaginer un festiblog sans Maliki, Pénélope, Boulet, Laurel, Everland, Cha… On essaye d’avoir tous ceux que nos visiteurs ont envie de voir. Ce n’est pas la chasse au nombre de lecteurs, c’est la liste des talents incontestés.
Dans ceux-là, il y a des gens qui ont su rencontrer leur public en ligne sans pour autant être les meilleurs dessinateurs de la blogosphère, par exemple Paka ou Davy. Je pense qu’ils ne m’en voudront si je les cite en exemple. L’un comme l’autre sont des bons exemples d’auteurs dont on apprécie l’humour, la personnalité et l’humilité, trouvez-moi des mecs aussi sympathiques et aussi légitimes pour être au festiblog ! Etre capable de dessiner une calèche et 4 chevaux en plongée avec réalisme ne permet pas forcément de trouver son public, eux ont su le faire et leurs files d’attente en a fait rêver plus d’un.
Ensuite, on invite les gens qu’on a envie d’inviter parce qu’on les lit. C’est hyper subjectif. La chance qu’on a, c’est que Mike et moi avons des goûts totalement différents du coup, on peut avoir Christophe « Kawaï » Achard et Laetitia « Trash » Koryn dans la même liste.
Ensuite, comme on a peur de rater des gens très bien, on invite les gens à postuler. Cette année, on a reçu les adresses de plus de 500 postulants ayant des blogs et des webcomics. On a été les voir un par un, à trois. On a invité ceux qui plaisaient à l’un d’entre nous. Ca donne une belle diversité de style. Par exemple, il y a 3 ans, on a invité Vincent Caut qui avait 15 ans. Cette année, il est venu en tant que vainqueur du prix Révélation blog !
On essaye d’être en accord avec ce que le public a envie de voir et en accord avec nous-mêmes. Il y a des gens qu’on a envie de faire découvrir, même s’ils ont 4 visiteurs sur leur blog. Dans les 500, on a récupéré une soixantaine d’invités.

Les éditeurs ont-ils leur importance ?
On se fout de qui est pote avec qui et on se fout de qui est publié chez qui. Nous invitons les gens pour ce qu’ils font sur leur blog. Nous invitons aussi des gens parce qu’ils sont sympas. Tout ça ne passe pas par l’éditeur, et les éditeurs ne sont pas trop sollicités festiblog même si nous avons de bons contacts avec eux. Certains nous ont demandé de prendre des stands, mais on a dit non parce que le festival est indépendant. Par contre, on était ravis de voir qu’Ankama, Paquet, Drugstore, Lapin, Diantre !, Delcourt, Makaka et Warum étaient sur place. Depuis 3 ans, pas mal d’auteurs nous disent avoir été contactés pendant le Festiblog et nous sommes toujours ravis de créer des contacts pour faciliter les rencontres.

Martha Jane Cannary, Matthieu Blanchin et Christian Perrissin, Futuropolis, 2008-2009

La réécriture des grands mythes en Bd et la tentation documentaire

Les deux séries que je souhaite vous faire découvrir aujourd’hui sont plutôt récentes, et donc facilement trouvables dans le commerce ou en médiathèque. Il s’agit de la série Martha Jane Cannary de Christian Perrissin (scénario) et Matthieu Blanchin (dessin), dont le second opus est sorti en octobre dernier chez Futuropolis, et Arthur, une épopée celtique de Jérôme Lereculey (dessin), David Chauvel (scénario) et Jean-Luc Simon (couleurs), que Delcourt a édité de 1999 à 2006. Cet article fait en quelque sorte suite au précédent article sur Jules Verne dans la BD, puisqu’il s’agit là aussi de deux adaptations littéraires, mais dont la particularité est de tenter de revenir aux sources de deux grands mythes, la légende arthurienne et Calamity Jane, une des nombreuses figures de l’épopée du grand Ouest américain. Pour cela, les auteurs ont eu recours à de la documentation, procédé certes courant chez les auteurs de BD, et en particulier de BD historique, mais à une documentation rare et peu connue. Une manière pour eux de relire à la fois le mythe dont ils traitent, mais aussi les codes graphiques et littéraires des deux genres dans lesquels ils se sont engouffrés : le western d’un côté et l’heroic-fantasy de l’autre.

La face cachée de l’Ouest américain


Le beau projet de Christian Perrissin et Matthieu Blanchin chez Futuropolis a connu une bonne reconnaissance critique qui lui a assuré une certaine publicité et a très vite affirmé Martha Jane Cannary comme un album marquant. Christian Perrissin, le scénariste, a depuis plusieurs années un projet d’adaptation de Lettres de Calamity Jane à sa fille, un ouvrage publié et traduit en français par Payot et Rivages en 1997. C’est avec le dessinateur Matthieu Blanchin qu’il va le mettre sur pied. En janvier 2008 paraît le premier tome de la série et le projet est alors dévoilé dans toute son ambition : trois tomes d’environ 120 pages chacun, au catalogue de Futuropolis. Ce premier tome, Les années 1852-1869, reçoit le prix Ouest-France – Quai des Bulles au festival de Saint-Malo à l’octobre 2008. En 2009, il est dans la sélection officielle du Festival d’Angoulême et est recompensé d’un « prix Essentiel ». Le parcours idéal de la série ne s’arrête pas là, puisque, au festival de Saint-Malo 2009, une exposition entière lui est consacrée pour présenter le travail des deux auteurs, au moment même où une autre exposition a lieu dans une librairie parisienne… D’où un deuxième tome évidemment très attendu.
On comprend la démarche des auteurs : imaginer la vie de Calamity Jane, de son vrai nom Martha Jane Cannary, en s’appuyant sur des sources précises, et en particulier les Lettres qu’elle aurait écrites à sa fille. Rappelons rapidement que Calamity Jane, née en 1852 et morte en 1903, fait partie des légendes de l’Ouest américain, ces personnages héroïques dont la vie est à la lisière de la fiction et la réalité et dont, finalement, on sait très peu de choses. Elle aurait laissé deux écrits autobiographiques (dont les Lettres connues aux Etats-Unis depuis 1941), mais leur authenticité est contesté par certains historiens, notamment à cause de la dimension mythomane du personnage qui enjolivait elle-même sa vie. Le temps a renforcé l’aura du personnage et sa vie a été surtout pris une allure de légende, diffusée par colportage dans des brochures bon marché, puis au XXe siècle dans des films, romans, séries…
L’album de Perrissin et Blanchin est donc un objet peu courant dans la BD contemporaine, à mi-chemin entre la reconstitution historico-légendaire (les auteurs disent bien « imaginer » et non reconstruire la vie de Calamity Jane) et la fiction d’aventure. Quand au scénario, il s’écarte volontairement d’une vision héroïque et cherche tout au contraire à se rapprocher de la réalité de la vie d’une femme américaine à la fin du XIXe siècle. Nous sommes bien loin de la vision traditionnelle de l’Ouest diffusé par les westerns…

Aux origines du mythe arthurien


Il y a loin, me direz-vous, de Calamity Jane au roi Arthur… Pas tant que ça, vous répondrai-je, car Arthur fait également partie de ces figures héroïques dont l’historicité est douteuse mais dont la légende a connu une importante diffusion. Certes, l’historicité de Calamity Jane n’est pas contesté mais, comme chez Arthur, la fiction prend une place considérable dans sa vie, et on peut parler de personnages légendaires dont la vie est devenu un roman. J’en profite d’ailleurs pour conseiller aux Parisiens de se rendre l’exposition La légende du roi Arthur qui se tient actuellement à la Bibliothèque nationale de France, sur le site François Mitterrand. Elle est consacrée à la diffusion de la légende arthurienne depuis le Moyen Age et en raconte l’origine, les grands héros et les évolutions au moyen de la très belle collection de manuscrits de la BnF. Ne soyez pas effrayés par les vieux papiers, vous en apprendrez beaucoup sur un des mythes les plus importants du monde occidental. Et le site internet de l’exposition est très bien fait ( http://expositions.bnf.fr/arthur/ ).
Mais je m’égare, car c’est de la série Arthur de Jérôme Lereculey et David Chauvel que je souhaitais vous parler. Série commencée en 1999 chez Delcourt (dont je saluais dans cet article l’ambition de renouveler la fantasy), elle s’est achevée en 2007. Les deux auteurs, tous deux bretons, avaient déjà travaillés ensemble sur une série policière intitulée Nuit noire parue chez Delcourt de 1996 à 1997. Avec Arthur, ils changent de registre pour se plonger dans le récit d’aventure épique fait de batailles, d’amours impossibles, et de magie. En neuf albums, chacun consacré à un héros et à ses aventures, ils tissent ainsi un aspect peu connu de la légende arthurienne : sa dimension païenne et primitive telle qu’elle apparaît dans des legendes galloises avant la réécriture du mythe arthurien au XIIe siècle par Chrétien de Troyes. La série commence avec la naissance du curieux Myrddin (Merlin) et s’achève avec la trahison de Medrawt (Mordred).

Vers les nouvelles sources du mythe
Dans Arthur comme dans Martha Jane, l’enjeu est de s’attaquer à un mythe connu et de le renouveler en cherchant d’autres sources que celles traditionnellement utilisées et connues. Ces deux grands mythes occidentaux, la légende arthurienne et la conquête de l’Ouest américain se sont retrouvés durant tout le XXe siècle, au gré de romans, de films, de BD, figées dans des images et des récits qui, parce qu’ils sont connus de tous, ont valeur de mythe. Les auteurs des deux albums ont cherché à créer de nouvelles images à plaquer sur ces mêmes noms. De fait, on ne reconnaîtra pas la légende arthurienne classique dans la série éditée par Delcourt. A l’exception d’Arthur, qui a gardé son nom, les autres héros ont leurs noms gallois ; pas de table ronde, de quête du Graal ni d’épée dans le rocher dans cette légende païenne. Si les structures de base des récits tels qu’on les connaît sont là, ce ne sont pas les mêmes héros, et ils n’ont pas la familiarité que peuvent avoir les Lancelot, Guenièvre, Perceval et Galaad d’oeuvres contemporaines comme les films Excalibur, Sacré graal ou la série Kaamelott. Notre perception de ce mythe est en fait conditionnée par la compilation qu’en a fait Thomas Malory au Xve siècle, principale source pour les relectures ultérieures jusqu’à nos jours (http://expositions.bnf.fr/arthur/expo/salle3/08.htm ). Quant à Calamity Jane, notre vision est forcément orientée sur la grande époque du western qui, dès les années 1930 et jusqu’aux années 1960 a figé une vision du grand Ouest américain fait de cow-boys, d’indiens, de duels d’honneur et de fusillades incessantes. Ce n’est pas du tout ce que les auteurs de Martha ont voulu dépeindre ; ils se sont concentrés sur les aspects plus quotidiens de la vie dans l’Ouest : les travaux de la ferme, les parcours longs et périlleux des convois, la condition des femmes. Il n’y a pas de beau cow-boy ténébreux, de princesses de saloon, de gangsters impénitents. Calamity Jane elle-même est une jeune femme débrouillarde mais néanmoins fragile, bien loin de l’image que les fans de Lucky Luke peuvent en avoir.
On l’aura compris, c’est en allant chercher d’autres sources que nos auteurs ont pu proposer cette vision alternative de grands mythes. Ce qui est d’autant plus intéressant, c’est qu’ils assument parfaitement cette démarche documentariste et ne la cachent pas derrière le récit. Dans les deux cas, une voix narrative s’élevant au-dessus des cases vient rappeler qu’il s’agit d’un conte. Employer un narrateur tantôt pour raconter les trous de l’histoire, tantôt pour expliciter une scène ou une situation n’est pas très courant dans la BD contemporaine (exception faite de l’autobiographie). Cela témoigne de la mise en avant de la pratique de l’auteur, comme s’il désossait sont récit et en montrait la structure. La figure du conteur est d’ailleurs présente dans les deux séries, soit par les nombreuses légendes parallèles racontées par Merlin dans Arthur, soit par les exploits que s’invente Martha Jane Cannary elle-même. La sincérité de l’auteur-documentariste est poussée jusqu’au bout puisque les deux séries commencent par un avertissement des auteurs quant à leur démarche : « Cet album est le premier d’une série ayant pour ambition de retranscrire le cycle arthurien dit primitif (…) il s’appuie en grande partie sur des textes et légendes galloises (…) Les auteurs ayant pour souci de ne pas se faire passer pour les créateurs originaux de ces histoires… » et « Pour imaginer ce qu’a pu être la vie de Martha Jane Cannary en essayant d’inventer le moins possible… ». Dans cette optique, l’auteur est un passeur dont le but est de revenir à une authenticité des faits ou de la légende. Une bibliographie (assez longue et spécialisée dans le cas d’Arthur) annonce au public les sources utilisées pour le travail de reconstitution. Le fait de travailler à partir de la documentation n’est pas rare chez les auteurs de BD. En revanche, il n’est pas courant de présenter son oeuvre comme directement issue de cette étude préalable. C’est en cela que, à mon sens, la démarche des auteurs d’Arthur et de Martha Jane sont tout aussi proches de celle d’un documentariste et historien que de celle d’un auteur de BD.

Relire des mythes masque un autre enjeu : se mesurer au poids de la tradition graphique de trois grands genres très codifiés du neuvième art, le western, l’heroic-fantasy et la BD historique. Les deux albums témoignent de deux attitudes opposées : là où les auteurs d’Arthur se confrontent directement aux codes de la fantasy et de la BD historique, ceux de Martha Jane affirment par un graphisme et une narration originales leur spécificité face au western graphique. On sait que Jérôme Lereculey a appris la BD auprès de Patrice Pellerin, auteur des 7 vies de l’épervier, un classique de la BD historique. Son empreinte se ressent derrière le traitement réaliste des personnages d’Arthur qui, au fil des albums, va vers un dessin velouté, propre et très bien maîtrisé. Cette maîtrise qui se ressent par exemple dans les scènes de combat qui deviennent de grandioses illustrations ; il y a asurément chez Lereculey un fort classicisme, un goût du Beau, qui plait ou non, mais qui, pour ma part m’attire l’oeil. J’y trouve encore d’autres traces d’une beauté classique : une gestion dynamique des cadrages, un rythme permettant d’équilibrer scènes de paysage, combats, portraits rapprochés, des couleurs contrastées posées au bon endroit… Et bien sûr, le goût pour la reconstitution historique des armes, armures, habitats, avec, par moment (voir les couvertures, mais pas seulement), une tentative de faire allusion à l’art ornemental et figuratif celtique, ou du moins à ce qu’on en connaît. Arthur sublime ainsi la BD historique et emprunte à l’heroic-fantasy le rythme épique.
Tout au contraire, Blanchin et Perrissin ont voulu s’éloigner des codes traditionnels du western graphique tel qu’il s’exprime dans des séries sérieuses (Jerry Spring, Blueberry, Buddy Longway) ou comiques (Lucky Luke, Les tuniques bleues, Chick Bill). Il y a d’abord cette voix narrative revenant au début de chaque chapitre, s’écartant parfois face à l’action, revenant à l’improviste pour faire progresser l’histoire, qui fait de Martha Jane un album au rythme plus littéraire où le texte prend parfois le pas sur l’image. Mais surtout il y a le dessin si particulier de Matthieu Blanchin qui ne ressemble à rien de connu jusque là dans le western graphique : ni réalisme forcé, ni style humoristique franco-belge. Le dessin varie en fonction des plans, se faisant tantôt plus soigné, tantôt plus synthétique. L’emploi du lavis renforce encore la singularité de ce dessin, et, pour reprendre les termes de Loleck sur le site Du9 : « Dans ses lavis et ses clair-obscurs, il parvient même à évoquer le sépia des vieilles photos de l’Ouest. Une sorte de brume flotte autour de ses dessins, comme si chaque planche émergeait du passé, comme si chaque dessin nous laissait jeter un regard sur la jeunesse de l’Amérique. » . Je pense alors à une autre série relisant le western, Gus de Christophe Blain. Mais dans Gus, il s’agit davantage d’une parodie sur les codes traditionnels, alors qu’ici, ces codes sont complètement ignorés. L’aventure de Calamity Jane se fait alors moins romanesque mais plus intime, et tout aussi captivante.

Pour en savoir plus :
Sur Martha Jane Cannary et la légende Calamity Jane

http://www.matthieublanchin.net/
Un article intéressant sur les Lettres de Calamity Jane : http://clio.revues.org/index269.html
Et quelques critiques sur la série : http://du9.org/Martha-Jane-Cannary-les-annees et http://www.actuabd.com/Martha-Jane-Cannary-Les-annees
Sur Arthur, une épopée celtique et la légende arthurienne :
Une interview de Jérôme Lereculey : http://www.auracan.com/Interviews/Lereculey/Lereculey.html
Le site de l’exposition de la BnF : http://expositions.bnf.fr/arthur/

L’affaire du blog de Franquin et la gestion de l’héritage franco-belge, partie 2

Pour compléter ma réflexion précédente sur le blog de Franquin et les polémiques liées à la gestion des droits sur les héros de l’âge d’or franco-belges, voici un aperçu des différentes séries qui, dans les années 1950 et 1960, firent le succès des revues Spirou, Tintin et Pilote.
Cette question est importante dans la mesure où la bande dessinée franco-belge a acquis, de fait, un statut de patrimoine culturel incontournable. Or, la plupart des auteurs qui l’ont animé (Hergé, E.P. Jacobs, Franquin, Morris, Roba, Peyo, Goscinny…) sont décédés sans pour autant que le temps ait fait tomber leur oeuvre dans le domaine public (il faut pour cela en France attendre 70 ans après la mort de l’auteur). Les séries orphelines se situent donc dans une étape intermédiaire de leur vie, où elles restent des produits culturels mais avec un statut presque iconique de valeur sûres de la bd. Elles oscillent donc entre la poursuite d’une exploitation commerciale et quelques tentatives de relecture audacieuses par des repreneurs.
C’est dans les années 1980 et 1990 que le sort de ces héros de papier se jouent et que des forces d’inertie se mettent en place pour les figer au rang d’icônes d’une BD de qualité au service de l’enfance (et des grands enfants nostalgiques !).

On peut repérer des constantes dans la gestion des droits relatifs aux héros franco-belges. Les morts de Goscinny en 1977 et de Hergé en 1983 commencent à alerter, dès les années 1980, les auteurs vivants sur l’avenir de leur héros, avec deux modèles : celui de la poursuite d’Astérix par Uderzo et celui de la seule exploitation commerciale pour Tintin. Ce sont là les deux principales problématiques qui se posent aux auteurs : Comment préparer la poursuite d’une série après la mort de son créateur ? Comment exploiter les droits relatifs à un héros dans toute sa déclinaison de produits dérivés, et perpétuer ainsi son potentiel commercial ? Une solution souvent choisie, et pour laquelle Albert Uderzo ouvre la voie dès 1979, est la création d’une maison d’édition indépendante, pour se détacher de l’influence des grandes maisons d’édition franco-belges de l’époque, Casterman, Dupuis (journal Spirou), Le Lombard (journal Tintin), Dargaud (journal Pilote à partir de 1960). Ce modèle de l’éditeur autonome fondé autour d’un héros permet aussi, selon une tradition belge déjà mise en place par Jijé et Hergé, de créer des studios de dessinateurs où un maître reconnu forme des apprentis à la BD. La formule offre la possibilité aux créateurs des années 1950 d’assurer la sauvegarde de leur héritage et la poursuite de leur travail. Elle se fonde sur la force de l’idée de « paternité » d’un héros de BD et forge, sans doute pour longtemps, la préséance du droit d’exploitation du créateur et de ses ayants droit face aux maisons d’édition et à la communauté de fans.
C’est la qu’intervient la notion « d’esprit » d’une série. Cette notion, qui n’a aucun caractère officiel, pousse les éventuels repreneurs à suivre l’exemple du créateur et de ne pas martyriser la série par une déformation trop profonde de son état originel. D’où l’avantage du studio et de l’édition autonome qui permet de surveiller la production générée autour d’un héros. C’est là une des raisons d’être du droits d’exploitation : empêcher l’infidélité à cet « esprit » d’origine. Les Blake et Mortimer de Van Hamme et Ted Benoît furent ainsi salués par leur fidélité à l’esprit de Jacobs. Le héros devient une marque de fabrique assurant l’authenticité.
L’autre facette des droits d’exploitation tient à l’exploitation commerciale par des produits dérivés de la série. La plupart des auteurs n’ont pas attendu les années 1980 : des dessins animés Tintin, Astérix et Schroumpfs, existent très tôt, dans une version tv ou cinéma. Mais les années 1980 voient un approfondissement de l’exploitation commerciale avec de nouveaux types de produits (films, parcs à thèmes, jeux vidéos). L’autre nouveauté est de se fonder sur les nostalgiques, la génération ayant lu toutes ces séries dans son enfance et à présent en âge de dépenser de l’argent. La sincérité des hommages (perpétuer un souvenir) et les questions commerciales se mélangent ici. Outre la réédition d’inédits, de vieux albums, de tirages limités, la société Leblon-Delienne est créée en 1983. Elle devient vite une référence en matière de création de figurines de collection issues des séries de l’âge d’or franco-belge, à commencer par Tintin, puis Spirou, les Schroumpfs, Blake et Mortimer, Boule et Bill, Astérix, Michel Vaillant… Cette mode dynamise l’exploitation commerciale au service des ayants droits.
Remarquons enfin que se joue durant les années 1980 une redistribution éditoriale des séries. Fini le temps où un héros s’identifiait à un éditeur : les cartes sont redistribuées entre Dupuis, le Lombard et Dargaud au moment où ces fameuses petites structures autonomes sont finalement rachetées par les grandes ou transformées en filiale. Lucky Luke et Blake et Mortimer reviennent à Dargaud, les Schroumpfs au Lombard, Astérix à Hachette… Un curieux jeu de chaises musicales qui a pour principal effet de piller Dupuis qui, paradoxalement, se voit contraint de renouveler ses séries pour enfants pour poursuivre le magazine Spirou qui, l’air de rien, a fêté l’année dernière ses 70 ans d’existence.

Spirou : Je commence volontairement par le contre-exemple, puisque Spirou n’appartient pas à ses créateurs. Son créateur officiel est Rob Vel en 1938 qui le cède aux éditions Dupuis en 1943. Pas de contrainte d’auteur réclamant son dû, l’éditeur est libre de faire ce qu’il souhaite du personnage dont le sort est scellé : Spirou connaîtra un renouvellement constant de ses dessinateur et scénariste. Les reprises par Jijé, Franquin, Fournier, Cauvin et Broca, Tome et Janry, Morvan et Munuera, ont comme avantage de moderniser la série en fonction des évolutions du monde de la BD. Cela permet notamment à Tome et Janry de créer Le Petit Spirou et de proposer des albums plus novateurs dans leur thème et leur ambiance comme Machine qui rêve en 1998, dont l’accueil a d’ailleurs été plutôt froid par les fans surpris. Spirou est donc une exception dans ce monde de la BD franco-belge, puisque le personnage connaît à la fois une stabilité éditoriale et une forte évolution graphique et scénaristique qui, à mon sens, le sauve de la rigidité de ses congénères.

Blake et Mortimer
: Jacobs meurt en 1987 en laissant son dernier album, Les 3 formules du professeur Sato inachevé, mais en ayant fondé un studio, les éditions Blake et Mortimer, qui se veut indépendant du Lombard, l’éditeur d’origine. Bob de Moor, élève d’Hergé et de Jacobs, s’attache à le terminer en 1990 en suivant à la lettre le style originel (il meurt malheureusement en 1992). La série s’arrête là et, de la même manière que Tintin, se fige dans sa gloire passée. Puis elle devient une filiale de Dargaud qui réactive la parution de nouveaux albums en 1996, avec l’idée de choisir des « héritiers » de Jacobs, le dessinateur au style proche, Ted Benoît, et le scénariste Jean Van Hamme. C’est le début du retour en force de la série qui voit se succéder deux équipes, Van Hamme/Benoît et Yves Sente/André Juillard. Le dessin dit « ligne claire » qui caractérise Jacobs est conservé, de même que le goût pour l’aventure musclée et les longues explications scientifiques. Blake et Mortimer est l’exemple type de la série continuant « dans l’esprit de », dans le respect d’une solide tradition qui a fait école. Les références aux vieux albums de Jacobs sont souvent très présents. A mon sens, la série n’est pas à l’abri d’un certain essoufflement, en particulier pour le duo Sente/Juillard. Il n’est innocent de noter que la prépublication de la nouvelle série se fait dans la presse adulte, Télérama et Le Figaro magazine en France, Le Temps en Suisse, preuve que le public visé est bien un public de nostalgique, et qu’il ne s’agit pas de retrouver un public dans la jeunesse.

Astérix : La vie de la série Astérix le gaulois se résume en deux temps : avant et après la mort de René Goscinny en 1977. Astérix chez les belges est le dernier album scénarisé par Goscinny et édité par Dargaud en 1979. Cette même année, Albert Uderzo, en conflit avec Dargaud, crée les éditions Albert René pour gérer seul les droits de la série et la poursuivre, seul aussi. Les albums sortis dans les années 1980 ont été assez peu épargné par la critique, en particulier depuis les années 2000. En 2009, le groupe Hachette devient majoritaire dans cette maison d’édition et il semblerait que la série continue à la mort d’Uderzo.
Comme beaucoup d’autres succès franco-belge des années 1950-1960, Astérix a connu très tôt une exploitation de ses droits en produits dérivés. Des dessins animés, d’abord sous le contrôle des deux créateurs (Astérix le Gaulois en 1967 est le premier et les studios Idéfix sont crées en 1974) puis moins à partir des années 1980. Trois films plutôt inégaux, seul celui d’Alain Chabat, Astérix Mission Cléopatre ayant reçu un bon accueil critique (en 1999, 2002 et 2008). A noter aussi un parc à thème crée en 1989 dans l’Oise. La survie de la série est beaucoup assurée par des livres d’or, des inédits, des jeux vidéos. 50 ans après sa création, le petit gaulois est la principale valeur sûre de l’âge d’or franco-belge avec Tintin, d’un point de vue commercial, s’entend.

Lucky Luke : Pendant longtemps série de Morris et Goscinny, éditée par Dupuis puis Dargaud à partir de 1968, le premier remou qu’elle connaît est la mort de Goscinny en 1974. La série continue alors avec plusieurs scénaristes, dont le duo Xavier Fauche/Jean Léturgie, tandis que Morris reste au dessin. Variations autour de nouveaux thèmes et approfondissement de l’aspect « archéologique » et documentaire de la série. Un studio Morris se met en place pour assurer la formation de dessinateurs sur son modèle. Soudain, Morris décide de quitter Dargaud et fonde Lucky Productions en 1991. Mais cet éloignement est de courte durée puisque dès 2000, Dargaud se lie avec Lucky Productions pour fonder Lucky Comics ; et Morris meurt en 2001. Parallèlement, la série a connu des développements au cinéma, sur le modèle d’Astérix, et ce dès 1970.
Etrangement, c’est un moment de rupture pour la série qui connaît alors un étrange dédoublement de personnalité qui suivent les deux grands axes de la série : les albums BD et le dessin animé. D’un côté le respect de la tradition, de l’autre une tentative de renouvellement. Pour la série, le duo Achdé/Laurent Gerra prend le relais (et non les dessinateurs et scénaristes formés par Morris). L’idée est de garder « l’esprit » de la série en conservant un dessin proche de Morris et en donnant le scénario à un humoriste célèbre susceptible de faire venir un nouveau public (et sans se soucier du fait que scénariser un album de BD n’est pas un métier qui s’improvise), avec l’alibi de l’hommage. A côté de ça, un producteur de dessin animé, Marc du Pontavice, rachète en 1999 les droits d’animation de la série et livre en 2001 pour la télévision Les Nouvelles aventures de Lucky Luke, série d’animation qui modernise véritablement Lucky Luke par un graphisme original et très dynamique où la couleur et les cadrages explosent.

Les Schroumpfs : Heureusement pour les petits lutins bleus, leur père de papier, Peyo, avait pris soin d’eux. Il crée très tôt ses propres studios où il forme toute une génération de dessinateurs qui travailleront plus tard dans Spirou. Puis, dans les années 1980, il met au point, soutenu par sa famille, une solide organisation commerciale (la société IMPS) chargée de gérer les dessins animés diffusés aux Etats-Unis, les figurines en plastique, le mensuel Schroumpf, le parc à thème en Lorraine… Il existe également de 1990 à 1992 les éditions Cartoon Création pour l’édition des nouveaux albums et la gestion des droits, mais le Lombard en prend finalement le contrôle.
Depuis sa mort en 1992, c’est son fils, Thierry Culliford, qui a repris le scénario de la série, éditée, donc, par Le Lombard, tandis que le dessin est assuré par différents dessinateurs des studios Peyo. Là aussi, la continuité se fait sans heurts : même esprit gentil, dessin parfaitement identique. La série s’ancre définitivement auprès d’un public enfantin. Les scénarios sont un peu plus complexes que ceux de Peyo, mettant en jeu plus frontalement des questions actuelles de morale, de Bien et de Mal, de vie en société (la finance, le journalisme, les jeux d’argent, les OGM…). Le monde des Schroumpfs s’ouvre davantage à celui des humains, changement de taille par rapport à la série d’origine. Surtout, les très nombreux produits dérivés, existant presque dès l’origine de la série, rencontrent toujours beaucoup de succès.
Deux autres séries appartiennent à la même catégorie des séries perpetuées dans la tradition par des épigones du créateur : Boule et Bill de Jean Roba, poursuivi à sa mort depuis 2003 par Laurent Verron et Alix que Jacques Martin confie progressivement depuis 1998 à ses nombreux assistants pour assurer l’avenir de la série après sa mort. Des cas qui s’accordent bien avec le fonctionnement en studios indépendants de dessinateurs qui est celui de la tradition franco-belge depuis les années 1940.

Gaston Lagaffe
et Le Marsupilami : La série Spirou et Fantasio fait, dans les années 1950-1960 le succès d’André Franquin mais ne lui appartient pas, contrairement aux nombreux autres héros franco-belges. Il l’arrête en 1970 pour se consacrer pleinement à Gaston, toujours au sein de Dupuis. Puis, pour se détacher de l’influence de Dupuis, Franquin, convaincu par Jean-François Moyersoen, crée Marsu Productions en 1986, en se basant sur ses droits sur le Marsupilami, personnage qu’il a crée au sein de Spirou et Fantasio (on remarquera la complexité de la juridiction en matière de création de personnages). Ainsi naît la série Le Marsupilami en 1987, sur un scénario de Franquin et avec un dessin de Batem. En 1992 viennent s’ajouter les droits de la série Gaston que Marsu Productions rachète à Franquin, mais celui-ci meurt en 1997 et seul un album paraît. Dès lors, Marsu Production se préoccupe surtout de rééditer de vieux albums de Gaston, de poursuivre Le Marsupilami par Batem. Cette maison édite également d’autres séries d’anciens dessinateurs de Spirou : Natacha et Le P’tit bout de chique de Walthéry, Chaminou de Raymond Macherot.
La structure Marsu Productions, originellement crée autour de l’univers d’André Franquin s’affirme finalement comme la gardienne d’un certain « esprit Dupuis » en republiant des séries plus ou moins connues mais symboliques du journal Spirou. Elle se charge aussi d’éditer des albums-souvenirs autour de Franquin, comme Les monstres de Franquin dans les années 2000, regroupant des créations inédites du dessinateur. Si Gaston s’est arrêté avec la mort de Franquin, les auteurs présents au catalogue de Marsu Productions sont soit des auteurs de l’âge d’or franco-belge (André Franquin, Raymon Macherot, lui-même mort en 2008) soit des élèves de ces grands auteurs qui en poursuivent l’héritage (Walthéry, Gos, Wasterlain, Batem…). Noter que pour toutes ses séries, les droits ne doivent pas être très clairs puisque Dupuis et Marsu Productions publient tour à tour leur propre rééditions.

J’ai tendance à penser que la meilleure chose qui puissent arriver à toute ses séries et d’être réinterprétées par des créateurs talentueux, et non d’être repris à l’identique. Et encore moins d’être figé dans une posture commerciale. L’exemple d’Astérix est celui d’une reprise dans le même esprit qu’avant, profondément sincère mais complètement inadaptée au renouvellement de la BD française (souvenons nous de la polémique sur Le ciel lui tombe sur la tête rendant hommage à Walt Disney en fustigeant les mangas à une époque où le manga n’est plus aussi critiqué et où Disney prend l’eau). Pour cette raison, le blog de Franquin me semblait une heureuse initiative gachée par une malheureuse maladresse…

L’affaire du blog de Franquin et la gestion de l’héritage franco-belge, partie 1

Depuis quelques semaines, un micro-évènement secoue la blogosphère bd et fait parler sur internet : l’affaire du blog de Franquin. Blog lancé il y a plus d’un an par Turalo et Piak, les deux blogueurs y mettaient en scène le célèbre dessinateur belge André Franquin, sous la forme d’un squelette, évidemment, imaginant la vie d’un auteur de bd mort au paradis des auteurs de bd, en compagnie de Roba, Yvan Delporte, Morris, et bien sûr son rival Hergé. Un blog drôle et inattendu mêlant réinterprétation du format blog et hommage au mythique dessinateur de Spirou, Gaston et des Idées noires. L’idée de départ de Turalo était que si Franquin était toujours vivant, il aurait sûrement ouvert un blog ! Or, alors que le blog de Franquin vient d’être édité à la fois par Foolstrip sur internet et par Glénat en format papier, les éditions Marsu Productions demande le retrait de l’album, et l’obtient, pour utilisation non autorisée du nom de Franquin.
Si cette affaire, grâce à la bonne volonté des deux parties, se tasse doucement, elle est symptomatique de quelques problèmes récents de la gestion de l’héritage franco-belge. Les grands auteurs des années 1950-1960, âge d’or de Spirou, Tintin et du premier Pilote, s’éteignent doucement et leurs oeuvres qui ont acquis en cinquante ans le rang de symbole et de mythe culturel, connaissent des sorts partagés, voire même parfois rencontrent la justice. D’un côté une communauté de fans s’appropriant ces mythes, de l’autre des ayants droits voulant contrôler l’exploitation commerciale dont ils sont les héritiers… Les situations sont diverses selon les titres, mais la problématique inédite pour un monde de la bande dessinée jusque là habitué à plus de calme et de consensus.

Vie et mort du blog de Franquin

Commençons par cette affaire, la plus récente, pour rappeler les faits et lui redonner toute sa mesure. Elle a déjà été commentée de nombreuses fois, notamment au comptoir de la bd : http://lecomptoirdelabd.blog.lemonde.fr/2009/11/04/le-blog-de-franquin-bientot-retire-de-la-vente/ et sur le site de Livres hebdo : http://www.livreshebdo.fr/edition/actualites/%E2%80%9Cle-blog-de-franquin%E2%80%9D-va-etre-retire-de-la-vente/3673.aspx . Je vais donc reprendre ici ce que mes confrères ont déjà dit sur le sujet. Au vu du succès du blog de Franquin qu’ils ont lancé, les deux auteurs, Turalo et Piak, entreprennent de le publier, comme cela se fait parfois sur la blogosphère bd. Foolstrip prend en charge l’édition via internet et Glénat accepte d’insérer l’album dans sa collection Drugstore, spécialisée dans l’humour décalée. Les choses ne se passent pas comme prévu puisque Marsu Productions, maison d’édition gérant les droits d’André Franquin, demande le retrait de la vente des ouvrages, avec comme motif officiel « l’utilisation non autorisée de la marque Franquin » (et moi d’apprendre que Franquin est une marque déposée). Jean-François Moyersoen, directeur de Marsu Productions, ne cache pas sur le site de Livres hebdo que ce qui le gêne le plus, est que la publication d’un tel blog n’est pas en accord avec la pudeur de l’auteur qui ne parlait jamais de sa vie privée. Turalo annonce donc le retrait de l’album des librairies, ce qui suscite de nombreuses réactions, mais les commentateurs se mettent d’accord sur un point : les torts sont tout à fait partagés et l’affaire n’oppose pas la liberté d’expression d’un auteur au protectionnisme des ayants droits, mais met en jeu des questions bien plus complexes.
Il est souvent relevé, par exemple, que ni les auteurs, ni Foolstrip, ni l’éditeur, ne sont allés demander l’autorisation à Marsu Productions pour l’utilisation du nom de Franquin. Une maladresse certaine, car, comme le rappelle Sébastien Naeco du comptoir de la bd, « c’est aux éditeurs de s’enquérir des modalités légales d’utilisation d’un nom ou d’une marque, de faire en somme le premier pas, et non au propriétaire de ladite marque qui à juste titre a le droit de réagir si précisément il n’a pas été sollicité auparavant. ». Les deux parties ne souhaitent pas attiser la polémique et, pour calmer le jeu, Turalo publie sur le site du festiblog un appel au calme (http://www.festival-blogs-bd.com/2009/11/appel-au-calme-des-auteurs-dans-laffaire-du-blog-de-franquin.html ) dans lequel il explique les raisons de cette maladresse : « On savait que l’on flirtait avec le risque de réactions de la part des ayant-droits d’André Franquin, mais nous comptions sur le contenu de notre travail pour jouer en notre faveur et nous affranchir de tout soupçon sur nos intentions avant la moindre sanction. ». L’affaire semble se terminer dans le calme, même si le constat est amer pour les auteurs qui espéraient mettre en valeur leur travail sur la durée, et pour le jeune éditeur Foolstrip qui a retiré lui aussi de son catalogue le blog. (http://www.foolstrip.com/index.php?id=16&serie=10 )

Deux choses me semblent à retenir de ce malentendu. Un premier cas d’école se trouve posé sur la différence entre la liberté dont un créateur peut disposer sur internet et les réalités, judiciaires et économiques, de l’édition papier, où les notions de droits d’auteur sont beaucoup moins floues. C’est bel et bien le passage du blog à l’album qui fait problème pour Marsu Productions. Mais ce qui m’intéresse plus particulièrement ici est la confrontation entre l’appropriation d’un héritage par les fans et les réalités du droit d’auteur et du dépôt de marque dans le secteur de l’industrie culturelle.

La bande dessinée et ses démêlés judiciaires

En prenant connaissance de cette affaire, je me suis souvenu de deux autres affaires judiciaires, d’ampleur tout à fait différentes, touchant à l’héritage de la bd franco-belge. Avec le blog de Franquin, les choses se sont calmées assez vite grâce à la bonne volonté des deux parties ne voulant pas lancer une polémique. Mais ce n’est pas toujours le cas…
La première affaire concerne le sort de la série Astérix, representée par les éditions Albert-René. En décembre 2008, Albert Uderzo (dessinateur de la série, âgé de 81 ans) et Anne Goscinny (fille de René Goscinny, le scénariste de la série), ont vendu leur part au groupe Hachette qui détient ainsi 60% de la maison, soit la majorité qui autorise le groupe à prendre des décisions. Les 40% restant sont detenus par Sylvie Uderzo, la fille d’Albert Uderzo qui s’était plainte de la trahison de son père qui cédait, selon elle, la série aux « envahisseurs », les grandes maisons d’édition. La polémique enfle et le père et la fille se brouillent en cette année anniversaire où se fêtent les 50 ans de la série. Difficile, dans cette affaire rendue publique sur le net, de faire la part des choses entre les enjeux personnels et les ambitions commerciales. La question cruciale étant bien sûr : que va-t-il advenir de la série à la mort d’Uderzo, puisque ce dernier a accepté qu’Astérix lui survive ?
(http://eco.rue89.com/2009/01/28/guerre-pour-le-controle-dasterix-ils-sont-fous-ces-uderzo )
L’autre affaire est plus connue, puisqu’il s’agit d’un énième rebondissement opposant les tintinophiles à Nick Rodwell, époux de la veuve d’Hergé qui s’est donné pour mission de gérer l’héritage d’Hergé. Nombreux sont les amateurs de Tintin qui se sont heurtés à l’incompréhension de Moulinsart S.A. (un livre résume les enjeux de l’héritage d’Hergé : Tintin et les héritiers de Hugues Dayez, http://www.bdparadisio.com/dossiers/heritier/ ). La volonté de Nick Rodwell est de protéger au maximum l’utilisation de l’image de Tintin en contrôlant tout usage public issu de la série, sous la forme de reproduction illicite de cases, ou de pastiches d’albums. Les critiques à l’égard de Nick Rodwell sont souvent très médiatisées et il se montre lui-même généralement assez agressif envers les journalistes. Son arme favorite est le procès et dernièrement, un nouveau tintinophile en fait les frais, Bob Garcia. Ce dernier, auteur de polar, a publié cinq ouvrages documentaires sur Tintin dont les couvertures s’inspirent en partie de certains albums. Suite au procès en septembre dernier, Bob Garcia a été accusé de contrefaçon et condamné à 40 000 euros de dommages et intérêts à verser à Moulinsart SA et à Fanny Rodwell. Comme le souligne Didier Pasamonik dans cet article, http://www.actuabd.com/Bob-Garcia-perd-la-bataille-face-a « Il est vrai que cette affaire ouvre la possibilité aux ayants droit, quels qu’ils soient –auteurs ou héritiers « abusifs »- d’interdire l’usage d’une image à tout commentateur de l’œuvre qui ne recevrait pas leur imprimatur. ».
La question de Nick Rodwell et de sa gestion de l’héritage de Tintin est une sorte de cas d’école où les enjeux seraient poussés à l’extrême : d’un côté la communauté de fans et de spécialistes de Tintin qui se voient bridés dans leur passion et de l’autre un homme d’affaires très soucieux du respect à la lettre du droit d’auteur et des droits dérivés (exploitation commerciale de l’image de Tintin). Car c’est bien là ce que dénonce Pierre Assouline sur son blog, en publiant la tribune de Bob Garcia (http://passouline.blog.lemonde.fr/2009/10/27/moulinsart-la-tue-presque/ ): le problème n’est pas tant que Moulinsart SA contrôle l’image de Tintin (c’est sa mission, en tant que propriétaire des droits d’auteurs de la série). Ce que critiquent les tintinophiles, c’est que Nick Rodwell abuse de son pouvoir et profite d’un droit sur les produits dérivés pour transformer Tintin en un produit commercial au détriment de sa valeur culturelle et patrimoniale. L’ouverture d’un musée Hergé à Louvain en mai 2009 a sûrement pour but d’atténuer les polémiques en montrant une ouverture davantage culturelle (même si, là encore, l’interdiction faite aux journalistes de prendre des photos lors de l’inauguration, au nom de ce même droit à l’image, a encore fait polémique).

Un héritage franco-belge problématique

Avec Tintin et Moulinsart SA, nous sommes dans une situation extrême. Steven Spielberg, qui détient depuis près de trente ans les droits d’exploitation au cinéma de l’oeuvre d’Hergé, tourne actuellement avec Peter Jackson sa version du Secret de la licorne, qui sortira en 2011. La sortie du film dira si le choix des ayants droits a été judicieux ou non : ils avaient refusés en 2002 de céder les droits à Jean-Pierre Jeunet, lui préférant le célèbre réalisateur nord-américain.
Les trois affaires citées précédemment montrent la complexité des enjeux autour de la gestion de l’héritage de l’âge d’or franco-belge. Le problème, on l’aura compris, est que toutes les séries qui en sont issues (et en particulier les mythes que sont Tintin et Astérix) ont l’avantage d’être extrêmement populaire et, à cet égard, de bénéficier de l’indulgence de leur public. Ce sont les valeurs sûres de la BD francophone, des titres et des marques qui feront toujours vendre. Pour cette raison, le dernier album d’Astérix, Le ciel lui est tombé sur la tête, s’est vendu dans les deux mois suivants sa sortie à plus de 2 millions d’exemplaires. Dit plus crument, un homme d’affaires habile peut sans peine se faire beaucoup d’argent autour du seul nom d’Astérix et de Tintin (ce qui n’est toutefois pas le cas d’Uderzo qui, selon moi, reste tout à fait sincère). Juridiquement, les personnages sont devenus des marques déposées, de même que le nom de Franquin. Ils ont définitivement quitté le domaine culturel pour le domaine commercial. Or, je suis toujours attristé de voir des héros de papier transformés en produits vendus comme symbole de la culture française ou belges. Ce n’est pas parce qu’ils sont devenus des symboles que l’on ne peut pas opposer un regard critique à l’égard des produits dérivés. A contrario, l’exemple de Spirou, qui n’a jamais appartenu à ses créateurs mais à la maison d’édition Dupuis, montre que lorsque l’héritage est pris en charge non par des individus mais par une structure éditoriale, il n’y a pas de problèmes juridiques. C’est là le choix d’Uderzo qui, en remettant le destin d’Astérix entre les mains d’Hachette, espère que la série pourra continuer sans trop de problèmes. Mais est-il seulement possible qu’une des séries franco-belges à succès ait droit à un sort digne en étant reprise et interprétées par de véritables créateurs et non par des commerciaux ?
Une dure réalité a donc rattrapé la BD franco-belge des années 1950 : la BD est avant tout une industrie, régie par des questions plus commerciales qu’artistiques. Ce qui ne serait pas trop grave si la popularité des toutes ces séries n’avaient pas générée une cohorte de fans qui, de leur côté, s’approprient l’héritage du mieux qu’ils peuvent, en essayant de passer entre les gouttes judiciaires. Tintin et Astérix sont les séries ayant derrière elles la plus grande littérature, des commentateurs de toute sorte s’étant attaqué à ces mythes. Il y a forcément conflit entre les ayants droits et la communauté de fans estimant que les héros lui appartiennent en partie, car, juridiquement, un personnage de BD appartient à son créateur et à ses héritiers. Dans certains cas, comme celui du blog de Franquin, l’affaire s’arrange entre des parties de bonne foi. Dans d’autres cas, comme celui de Bob Garcia, la justice se montre moins indulgente.

Dans un article à venir, je détaillerai comment a été géré l’héritage franco-belge à partir des années 1980…